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Dans ce charmant vallon où Loëte
et sa soeur
Unissent deux ruisseaux d’inégale grosseur,
S’élève un bâtiment d’architecture antique,
De tout temps habité par l’Ordre Séraphique. |
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Un verger le couronne et des arbres épais
Y donnent à qui veut le couvert et le frais.
Par mille autres endroits ce séjour est aimable,
Mais un Barbet surtout le rend considérable.
Issu d’illustre race, il porte dans ses yeux |
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Le beau feu qu’y jetta le sang de ses ayeux.
Des flots de ses longs poils l’élégante frisure
Imite du lion la vaste chevelure. |
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La nature, il est vrai, par une heureuse erreur,
Le revêtit d’un corps bien moindre que son cœur. |
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Aussi n’étant pas né pour la chasse ordinaire,
Inutile talent dans un bon Monastère,
Il se borna d’abord à garder la maison,
Aboyant le passant, quelquefois sans raison,
Lorsqu’il le voit surtout vêtu de telle sorte |
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Qu’il vient en demander plutôt qu’il n’en apporte.
Aux Pères, comme il doit, toujours il rend honneur,
Aux Frères fait sa cour, et surtout au quêteur.
De plus loin qu’il revoit ce moissonneur habile
Courbé sous le doux faix des présents de la ville, |
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Par l’odeur attiré comme par un aimant,
Il court, en sa façon lui fait son compliment.
Mais aussi lorsqu’il sent le temps du souper proche,
Il craint plus que le feu le maudit tourne-broche.
Quel supplice en effet! toujours en action, |
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Pour le plaisir d’autrui tourner comme Ixion!
Le Frère cependant que la chose intéresse,
Par ses cris redoublés incessamment le presse;
Même si quelquefois le rôt étoit grillé,
Le pauvre rôtisseur étoit bien étrillé. |
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Du moins si de sa peine il tiroit avantage!
Mais quoi? des os rongés! quel injuste partage!
Réduit pour l’ordinaire à nétoyer le plat,
Tel étoit de Barbet le malheureux état.
Il le sentoit assez, mais enfin quel remède? |
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Et que peut un grand cœur, Fortune, sans ton aide?
Enfin il arriva ce moment souhaité
Qui tira le talent de son obscurité.
C’étoit ce jour heureux où la Nymphe captive,
Pour quelque temps retourne à son aimable rive, |
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Rive qu’elle forma, qu’elle chérit toujours,
Où malgré tous nos vœux l’entraîneroit son
cours,
Si de nos citoyens l’audacieuse ligue
N’opposoit à ses flots une puissante digue. |
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Vanne dite des des Portereaux ©
Mairie d’Etampes
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Après combien d’efforts! que de rudes combats! |
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Mortels, de ce succès ne vous élevez pas.
Vous sentirez le poids de toute sa vengeance:
Elle entrera chez vous malgré sa répugnance;
Mais si vous profitez du fruit de son séjour,
Vous ne pourrez jamais mériter son amour. |
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Le don qu’elle vous fait vous déclare la guerre.
L’Écrevice est terrible et sur l’onde et sur terre;
Quoique cet ennemi recule quelquefois,
Ne vous y fiez pas, prenez garde à vos doigts.
Il n’est en tout son air rien qui ne vous menace; |
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Il a le casque en tête, il porte la cuirasse,
Et comme Gérion, par six bras défendu,
Il perce jusqu’au sang le pêcheur éperdu.
On voit l’onde rougir, et la Nymphe outragée
S’applaudit en secret d’être si bien vengée. |
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Astacus astacus Linnaei
(écrevisse à pieds rouges)
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Elle boit à longs traits la sanglante liqueur,
Et pour comble de rage en nourrit le vainqueur.
Pour lui, par un bienfait à nul autre semblable,
Comme un nouvel Achille, il est invulnérable.
Ainsi lors quelquefois, dans ses affreux combats, |
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Que pour sauver le corps il abandonne un bras,
Un autre bras succède et bientôt le remplace.
De là cette valeur, de là vient cette audace
Qui lui fait prodiguer ces membres étonnants,
Mille fois emportés, mille fois renaissants. |
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Bien plus, son corps entier souvent se renouvelle,
Il quitte son écaille, en prend une plus belle,
Et tel que le Phénix, reproduit tout nouveau,
Dans son sépulchre même il trouve son berceau.
Tel étoit le présent de la Nymphe hautaine, |
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Si l’on en profitoit, ce n’étoit pas sans peine.
Et la peine toujours surpassoit le profit.
L’Hydre trouva l’Hercule enfin qui le défit.
Trois hyvers écoulés, on lève la barrière,
Qui dans un lit forcé captive la rivière. |
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Le fleuve impétueux s’échappe en un moment,
Et laisse les poissons hors de leur élément.
Comme un autre Tantale on y voit sur les rives
L’Écrevice cherchant les ondes fugitives.
Alors chacun s’empresse à prendre part au gain, |
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Et les poissons, ce jour, se pêchent à la main.
Tous profitent du temps, il n’est pas jusqu’au Frère
Qui, les bras retroussés, en tunique légère,
Ne cherche l’Écrevice en ses antres profonds.
Barbet le suit aussi, Barbet fait mille bonds; |
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Et sans crainte foulant le bourbeux marécage,
Va flairant dans les trous qui sont sous le rivage,
L’Écrevice aussi-tôt le prend pour un appas,
Et de sa double serre entr’ouvrant le compas
Par ses crins le saisit; un autre vient ensuite. |
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Sculpture attribuée à Alfred Gerente, vers 1860.
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Le Barbet vers son maître à l’instant prend la fuite.
Que vois-je, juste Ciel, s’écria celui-ci,
Barbets en ce pays pêchent-ils donc aussi?
De la pourpre autrefois ils montrèrent l’usage,
L’Écrevice est pour nous un plus grand avantage. |
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Il dit, et sans délai, d’un signe de la main
Il lui marque sa route en lui jettant du pain.
La fortune à l’envi, Barbet, te favorise;
Tu retournes chargé d’une nouvelle prise.
Qui pourroit exprimer le plaisir, le transport |
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Dont le Frère est ravi le revoyant
à bord?
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Dessiné par Émile
Bayard et gravé par Ettling en 1868. |
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Dans ses bras il le prend, le baise, le caresse;
Barbet en sa façon, répond à sa tendresse,
Et par reconnaissance autant que par honneur,
Se porte à son devoir avec plus de vigueur.
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Lorsque dans son canal la Nymphe est revenue,
Toujours avec succès la pêche continue.
On le voit enhardi, méprisant le danger,
Se jetter dans les eaux, sous les flots se plonger.
Le Frère plus prudent prend une gibecière, |
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En fait à son plongeur comme une muselière.
Le nouvel amphibie étant ainsi masqué,
Contre un double ennemi ne sera plus risqué.
Mais pour mieux amorcer l’imprudente Écrevice,
Le Frère ajoute encore un nouvel artifice. |
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De certain composé de sympathique odeur
Il parfume le poil de l’athlète pêcheur.
L’ennemi le croit mort, saisit son appanage.
Le Barbet ressuscite et revient à la nage.
Tel qu’on voit quelquefois du milieu d’un buisson |
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Le dos armé de traits sortir un hérisson,
Tel on voit le Barbet reparoître avec gloire
Chargé de toutes parts du fruit de sa victoire.
Le Frère en souriant le décharge aussi-tôt,
Au fond d’un vaste sac met la pêche en dépôt, |
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Puis vers un autre endroit à l’instant le renvoie
Se charger, s’il se peut, d’une nouvelle proie.
Il ne l’en quitte point qu’après la quantité
Qu’il juge suffisante à la Communauté.
Même si quelquefois, par trop de promptitude |
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Il s’en revient à vuide, alors d’une voix rude,
Il lui frappe les flancs des nœuds de son cordon,
Par ses cris le Barbet lui demande pardon.
Mais lorsqu’il a fini sa pénible carrière,
Et secoué trois fois son humide crinière, |
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Dont un léger brouillard jusqu’au Frère jaillit,
D’une langue légère enfin il se polit.
Alors tel qu’un César montant au Capitole,
Glorieux et content vers le logis il vole.
C’est là que le vainqueur pour comble de plaisir, |
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Sur un ardent brasier voit l’ennemi rougir.
Il en tressaille d’aise, en repaît sa colère,
(Leçon qu’apparemment il ne prit pas du Frère,)
Et contemple étonné le caprice du sort
Qui lui donne la pourpre en lui donnant la mort. |
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Ainsi notre Barbet devint considérable,
Joignant par ce moyen l’utile à l’agréable.
Avant lui quelquefois et toujours trop souvent
Le simple potager nourissoit le couvent.
Par ce nouveau secours, du sein de l’indigence, |
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On vit avec surprise éclore l’abondance.
L’Étranger qu’attiroit ce fait prodigieux,
Goûtoit avec plaisir ce mets délicieux. |
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Abraham Hendricksz van Beyeren (1620-1690),
Zürich, Kunsthaus
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Sur la fin du repas cette viande ambiguë
De son brillant éclat réjouissoit la vuë. |
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Le vinaigre aiguisant l’appétit émoussé,
A manger de nouveau chacun se sent pressé.
La chair en est salubre, agréable et légère,
Enfin à peu de frais on faisoit bonne chère.
Le voyageur content de l’hospitalité, |
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En partant signaloit sa libéralité.
Barbet avoit aussi sa part de ses largesses,
Quantité de reliefs et beaucoup de caresses.
Ainsi n’étoit-ce plus ce rôtisseur chétif,
Il exerçoit un art beaucoup plus lucratif, |
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(Un autre tourne-broche avoit rempli sa place,)
Il n’étoit occupé qu’à sa paisible chasse.
Comme en un fleuve d’or ce pactole pêcheur
Faisoit de sa maison la richesse et l’honneur.
Que la fortune, hélas! par un seul tour de roue, |
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Des plus nobles projets insolemment se joue!
Qui jamais l’eût pensé, que dans ces mêmes
lieux
Qui furent les témoins de ses faits glorieux,
Le vainqueur succombant sous les traits de l’envie,
Pour toute récompense, y dût perdre la vie? |
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Son audace, il est vrai, lui procura la mort.
(Le Frère étoit absent,) il veut prendre l’essort,
Sans ce guide fidèle et sans sa muselière,
Téméraire il se lance au fond de la rivière.
La Nymphe cette fois saisit l’occasion, |
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Et satisfait enfin sa longue aversion.
Elle anime ses flots, excite une tempête.
En vain le Barbet nage, en vain lève la tête,
Il fallut succomber. O ciel! il ne vit plus!
Pour le chercher, hélas! que de soins superflus! |
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Chacun est attentif si le Barbet abboye.
L’Écrevice à son tour en avoit fait sa proye.
Tous et sur-tout le Frère en pleure amèrement;
Et pour l’éterniser par quelque monument,
Sur ce bord on élève un riche cénotaphe |
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Où l’on grave ces vers en forme d’épitaphe. |
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Saint
François, peint par Zurbaran
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Tel étoit ce Barbet de qui l’habileté
Suppléa si long-temps à notre pauvreté.
Hélas! il ne vit plus. Nous sommes sans ressource,
La Parque en nous l’ôtant, nous a coupé la bourse. |
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Qui peut nous consoler dans un si grand malheur?
Qui peut nous secourir? Ta charité, Lecteur. |