CORPUS ARTISTIQUE ETAMPOIS
 
Bernard Gineste
Une nouvelle étude sur le Tympan de Saint-Basile (2007)
recension d’un article récent de Mme Nicole Thierry (2007)
 
Portail de Saint-BAsile d'Etampes: la Résurrection finale
Tympan préroman de Saint-Basile d’Étampes (Xe ou XIe siècle)
 
     J’ai publié il y a maintenant quelque trois ans, dans une revue locale de qualité, un article qui voulait attirer l’attention sur le tympan de Saint-Basile, vestige capital et unique au monde d’une période où l’art chrétien ne s’est pas encore scindé en deux univers distincts, roman d’une part et byzantin de l’autre. Je rends compte ici d’une nouvelle étude publiée en mars 2007 par la même revue. Je ne résiste pas au plaisir de mettre cette rencension en ligne le jour même où j’ai lu cette étude. Je publierai du reste prochainement une nouvelle étude de ce tympan qui fera le point sur l’état de la question.
B.G., le 18 mars 2007
revu le 25 mars 2007
     Remarque (2012): Cette page est désormais dépassée. Pour connaître les dernières avancées de la recherche, consultez l’article suivant: Bernard GINESTE, «Les jugements derniers jumeaux de Saint-Basile d’Étampes et de Sainte-Croix d’Orléans», in Art Sacré. 29. L’Architecte, les Anges et les Vieillards, Orléans, Rencontre avec le Patrimoine Religieux, 2011, pp. 56-73 [30 illustrations].
B. G., décembre 2012.
     
Bernard Gineste
Une nouvelle étude sur le Tympan de Saint-Basile
recension d’un article récent de Mme Nicole Thierry
Cahier d’Étampes-Histoire 8 (2006/2007), pp. 61-76.


     SOMMAIRE: 1. Qualités de ce travail.— 2. Une présentation de l’état de la question erronée.— 3. Une thèse d’ensemble arbitraire et mal argumentée.— 4. Deux erreurs de lecture: la Bête à sept têtes en perd trois.— 5. Une solution intéressante imprudemment généralisée: le griffon disparaît.— 6. Une de mes prudentes hypothèses reprise sans discernement: l’Antéchrist.— 7. Des recherches trop peu approfondies: les menottes du Géant.—  8. Des recherches trop peu approfondies: le fleuve de feu. Conclusion. Pour se procurer ces articles.


     Madame Nicole Thierry, professeur à l’École Pratique des Hautes-Études, spécialiste bien connue de l’iconographie byzantine, qui a aussi étudié quelques œuvres du haut Moyen Âge occidental, comme elle le rappelle — et qui fait état également de liens d’amitié et de collaboration avec M. Yves Christe, professeur d’archéologie médiévale non moins connu —, vient de publier dans le Cahier d’Étampes-Histoire n°8, paru en mars 2007, une importante contribution à l’étude du portail pré-roman de Saint-Basile d’Étampes.

     On ne peut donc que se réjouir de ce que l’appel que j’avais lancé en 2004 dans la même revue, ait enfin été entendu: “La parole est maintenant aux spécialistes de l’art byzantin et de l’art pré-roman”.


1. Qualités de ce travail

     Cette nouvelle étude a quatre mérites principaux. Tout d’abord, la description technique des cinq voussures du portail, et spécialement de ses parties purement décoratives, est techniquement plus précise que celle que j’en avais donnée. On n’en attendait pas moins d’une spécialiste de l’iconographie.
     Cependant il ne faut pas se leurrer: la surabondance de termes techniques, dans ces matières arides, masque souvent le vide des conclusions qui en découlent, comme dans cette phrase à cet égard remarquable: “le boudin au double entrelacs (…) rappelle certains bandeaux décoratifs dispersés dans le temps et dans l’espace”.


       Le deuxième mérite de cette étude est de proposer des corrections à certaines des interprétations que j’avais suggérées, ce qui est très précieux concernant certains éléments abîmés (et pour certains aujourd’hui disparus) qui n’avait jamais été décrits jusqu’alors, ni donc discutés, sur lesquels j’avais attiré lattention et ouvert le débat.
Cahier d'Etampes-Histoire n°8 contenant l'article en question
     Ainsi, dans la scène à laquelle elle donne le n°4a, où j’avais suggéré à tort, par analogie avec le tympan dOrléans, qu’on pouvait reconnaître deux morts en train de ressusciter, à quatre pattes, la tête entre les mains, elle ne veut voir pour sa part que des “palmettes pieuvres”. Lauteur a raison, et c’est là une heureuse correction de mon premier travail (quoique malheureusement étendue ensuite à la scène voisine, de lecture difficile, d’une manière qui ne s’impose pas avec tant de force).

     Voilà le genre de trouvaille que j’aime: personne ne l’avait nettement distingué; mais, une fois que cela a été observé par quelqu’un, qui le montre aux autres, cela s’impose à tous et l’on se demande alors comment l’on avait pu y voir autre chose. Voyez ci-contre. On aurait aimé que le reste de cet article fût de la même veine.

     J’ajouterai que cette interprétation est également valable pour le secteur le plus à droite, qui était aussi le plus abîmé (il est actuellement entièrement détruit, d’ailleurs): il est clair que je me suis là aussi fourvoyé il y a trois ans, en surinterprétant de simples rinceaux, faciles à reconnaître une fois que l
auteur en a donné la clé de lecture, assez ingénieuse, en rapprochant non sans justesse ces éléments végétaux de ceux de notre fameux boudin.

     Ce qui est moins agréable à signaler est que Mme Thierry s’était vu confier pour avis cet article avant sa publication par l’Association Étampes-Histoire, et qu’elle s’était bien bien gardée alors de m’avertir de cette erreur manifeste, se réservant le plaisir de la signaler par le biais d’une publication, qui autrement manquerait quelque peu de matière
.

     Le troisième mérite de cette étude, et non le moindre, est de verser au débat une nouvelle source littéraire qui nous fait connaître de manière indirecte un monument disparu du début du XIe siècle dont l’iconographie présentait, apparemment du moins, d’intéressants parallèles avec celle du portail de Saint-Basile d’Étampes.

     Il s’agit d’une peinture murale réalisée “sur le mur ouest de l’église Saint-Pierre de l’abbaye de Fleury, peu après 1026” par un certain moine de Saint-Julien de Tours appellé Oury (Odolricus), peinture dont nous avons conservé les légendes rédigées par l’abbé Gauzlin, en 64 vers latins.
     Le principal intérêt de cette source est de confirmer de manière radicale et définitive l’interprétation tout à fait nouvelle que j’avais proposé pour trois des scènes les plus importantes du tympan de Saint-Basile. A gauche de la Pesée des âmes, la Bête à sept têtes recrache des morts jusqu’alors conservés dans l’Enfer provisoire qui précède le Jugement (c’est la scène à laquelle elle donne le n°2). A droite, il s’agit bien également de la Mer qui rend ses morts, bien que les parallèles byzantins de cette scène, notamment et surtout sur la mosaïque de Torcello, aient réinterprété cet élément comme une scène de châtiment infernal (c’est la scène à laquelle elle donne le n°3). Enfin, plus loin également à droite, il s’agit bien à nouveau de la Terre rend ses morts en vue du Jugement dernier
(scène n°4), symbolisée par la Pesée centrale.

    Enfin le principal mérite de cette étude est d’exister, et de poursuivre un débat qui paraît enfin s’ouvrir, et qui va désormais, il faut l’espérer, se poursuivre et s’élargir en dehors
d’Étampes, d’une manière plus constructive qu’il n’a commencé.

     Venons-en maintenant en effet aux critiques. La première concerne la mauvaise foi, disons-le nettement, avec laquelle est traité ce qu’il est convenu d’appeler l’état de la question.
Une des palmettes-pieuvres reconnues par Mme Thierry

2. Une présentation erronée de l’état de la question

     L
auteur commence par prétendre que le tympan de Saint-Basile serait connu depuis longtemps. Cependant il est bien en peine de donner la moindre référence bibliographique à l’appui de cette affirmation, sinon l’étude méritoire mais somme toute bien sommaire de Lefèvre-Pontalis, puisque aussi bien notre tympan n’était pas le sujet de l’auteur. C’est une étude qui date de 1904, et que je lui ai fait connaître.

     Mme Thierry cite ensuite mon travail auquel en ne lui reconnaissant qu’un seul mérite, celui d’avoir fait connaître ce portail “au public”, comme si le monde des spécialistes, et elle-même en particulier, lui avait jamais montré le moindre intérêt, avant que je ne lui signale au tout début de 2003
mes recherches, dont elle avait eu vent dès 2002, ni avant que je ne publie mon travail en 2004.

       Pour le reste mon travail ne serait caractérisé que par des erreurs. L’auteur ne signale ensuite de fait que celles de mes interprétations de détail qu’il considère comme erronées, et auxquelles il résume mon travail, sans jamais faire remarquer qu’il reprend à son compte un grand nombre des autres, qui sont en définitive de très loin les plus importantes.

     C’est à savoir, comme il a déjà été rappelé, d’une part que nous sommes en présence de scènes où la Terre, la Mer et l’Enfer rendent leurs morts en vue du Jugement; et d’autre part que le Géant enchaîné en Enfer, à gauche, a peut-être devant lui, comme dans l’iconographie byzantine traditionnelle, l’Antéchrist. Cette dernière hypothèse est reprise encore une fois à mon travail sans qu’il soit cité, et sans que soient conservées les prudentes réserves avec lesquelles je l’avais émise, avec une témérité qui étonne un peu de la part d’une telle spécialiste.

     Toutes ces interprétations (“nos identifications”, lit-on p. 67)
, absolument nouvelles, sont présentées comme allant de soi, sans que me soit attribué le mérite de ces découvertes dont l’importance est pourtant soulignée, alors que depuis trente ans que l’auteur réside à Étampes, comme il le rappelle, il n’avait jamais su voir ce qu’il avait pourtant sous les yeux, comme il n’a pas la modestie de le rappeler, et comme je suis bien forcé de le faire.
   
     Ainsi en va-t-il par exemple pour la scène représentant la Mer qui rend ses morts, pour laquelle lauteur est bien en peine de citer le moindre parallèle iconographique précis et certain de cette scène ailleurs que dans ceux que j’ai allégués, le parallèle connu le plus net s’en trouvant sur la mosaïque bien connue de Torcello près Venise (étant entendu que le motif est réinterprété à Torcello, comme je l’avais démontré et comme il sera redit plus loin, mais que dans les deux cas le fleuve de feu est conservé au dessus de la scène). Rappelons que le comte de Saint-Périer, insigne bienfaiteur de la Sorbonne, qui lui a légué son château, et seul auteur à avoir jamais décrit cette scène, y voyait encore en 1948 une scène de banquet, sans que personne lait jamais depuis contredit.

     Par ailleurs et surtout, mon étude n’a jamais prétendu que l’iconographie du portail de Saint-Basile soit typiquement et entièrement “byzantine”, mais a bien dû relever que certains de ses éléments étaient surtout représentés ou conservés par ailleurs dans le mode byzantin, dont il paraissent originaires, à une époque où le monde chrétien n’est pas encore coupé en deux. Et j’avais au contraire insisté sur le fait que, mis à part ces éléments iconographiques, évidemment filtrés par toute une série de réinterprétations occidentales (dont je donnais une liste précise), la partie gauche du tympan était pour sa part à mon sens plutôt typiquement occidentale.

     Seulement l
auteur est tellement persuadé n’avoir affaire, en dehors du brillant cercle de relations quil étale en bas de page, qu’à des minus habentes, qu’il n’a d’évidence pas jugé nécessaire de me lire avec attention.
Le Griffon: cas litigieux d'interprétation
Le griffon régurgitant une jambe

Mosaïque de Torcello (XIe siècle)
Mosaïque de Torcello

La Mer rend ses morts à Etampes
Tympan d’Étampes
     Enfin il est prétendu et répété que l’œuvre n’a jamais été mise en lien avec son contexte régional (p. 61, p. 62), alors que bien au contraire, c’est déjà dans ce cadre que Lefèvre-Pontalis en parle en 1904. Pour ma part, j’ai relevé et décrit plus que personne, et en tout cas plus que ce nouvel article, plusieurs des étroits parallèles que ce tympan en voie de disparition de Saint-Basile présente avec le tympan disparu de Sainte-Croix d’Orléans, que de son côté il néglige, en privilégiant arbitrairement un parallèle nettement moins assuré et beaucoup plus mal documenté, celui de Fleury (Javais aussi signalé dans le secteur le tympan à voussures multiples de Ruan, que l’auteur semble ignorer).


3. Une thèse d’ensemble arbitraire, mal argumentée,
et en définitive inpirée par la mauvaise foi


       Ce dernier point nous amène à la thèse choisie comme fil directeur de larticle: notre tympan serait un des exemples du rayonnement artistique de l’abbaye de Fleury. Cette hypothèse est suggérée à lauteur par l’existence d’une peinture, réalisée après 1026, à Fleury, qu’il a pour principal mérite d’avoir versée au dossier, et dont certains éléments étaient apparemment analogues à certaines scènes de notre tympan.

    Toutes les hypothèses sont permises. Cependant il faut prendre garde, en la matière, à une tendance qui est presque systématique chez les érudits qui découvrent une nouvelle source, à savoir d’en exagérer l’importance et de vouloir tout y ramener.
 
     En l’occurrence il ne faudrait pas oublier tout d’abord que nous n’avons de cette peinture disparue que des légendes versifiées.

     Ainsi par exemple, comment interpréter cette légende: “Les ondes aussi abandonnent avec résignation ces foules rongées par elles, qui de nouveau sont ramenées à l’air libre”? Tout ce qu’on peut en tirer avec certitude, c’est que j’avais raison de reconnaître audacieusement cette scène de la Mer qui rend ses morts sur le tympan d’Étampes, malgré les réticences de Madame Thierry, qui ont bien des témoins.

     Mais s’ensuit-il que la scène était représentée à Fleury comme elle l’est à Étampes, sous la forme de deux orants émergeant de l’eau? Ou bien émergeant de divers poissons comme par exemple sur une icône romaine du XIe siècle conservée au Vatican (ci-dessus à droite), ou sur un manuscrit grec de même époque conservé à la BNF (ci-contre à gauche), et comme surtout semble le suggérer l’idée contenue dans le verbe ronger?
Nous ne le saurons jamais avec certitude, quoique cette deuxième hypothèse soit la plus probable. Et cela d’autant qu’à Oléans, comme le rappelait mon étude, la Mer était réprésentée encore autrement (d’une façon somme toute assez proche de celle de Torcello), avec une gueule (ci-contre).
Mosaïque de Torcello (XIe siècle)
 
       Lauteur voudrait faire croire à son lecteur qu’il est arrivé à l’identification de la Mer qui rend ses morts (comme du reste de la Terre qui rend ses morts et de l’Enfer qui rend ses morts) (“nos identifications”) par sa découverte des vers de l’abbé Gauzlin (p.67). Mais comment la croire? La source de cette identification est en réalité mon travail de fond, si imparfait qu’il soit, qui, outre la comparaison avec le tympan disparu d’Orléans, a mis en lumière l’existence dans une tradition iconographique ancienne de compartiments de ressuscités léchés par le fleuve de feu. Ces compartiments ont ultérieurement été réinterprétés, comme déjà à Torcello, comme des zones de l’enfer définitif:
La Mer qui rend ses morts (BNF, ms gr. 74, folio 51 verso)
La Mer qui rend ses morts (BNF, ms gr. 74, folio 51 verso)

La Mer rend ses morts sur le tympan disparu de Sainte-Croix d'Orléans
La Mer rend ses morts sur le tympan disparu de Sainte-Croix d’Orléans

La Mer rend ses morts (icone du Vatican, n°526, XIe siècle)
La Mer rend ses morts (icone du Vatican, n°526, XIe siècle)

La Mer rend ses morts à Etampes
Tympan d’Étampes. Dans les deux, le Fleuve de feu surmonte la scène.
     De même pour une autre légende de Gauzlin: “Ces troupes toujours persécutées par mille géhennes, L’Enfer les vomit de sa gueule et il renvoie les corps qui lui sont réclamés”. Cette légende à nouveau ne permet qu’une chose, de vérifier que l’interprétation que j’avais proposée le premier d’une régurgitation des morts par notre dragon infernal étampois, est non seulement possible mais encore certaine. Rappelons que toutes les descriptions antérieures y voyaient un dragon avalant et piétinant des damnés.

     Seulement il n’est pas du tout certain que cette croyance du temps était évoquée par la même tradition iconographique à Fleury qu’à Étampes. D’autant qu’il n’est question à Fleury que d’une seule gueule, on ne sait de quel monstre, qui n’était probablement même qu’une gueule sans corps, comme on le voit ailleurs, par exemple à Conques, ci-contre, XIIe siècle, où la gueule sans corps de l
Enfer nest quune sorte de porte ouvrant sur les régions infernales, elles-mêmes compartimentées en plusieurs scènes de supplices: absolument rien à voir avec notre Bête à sept têtes, si on lit bien Gauzlin.

      Et ainsi de suite. En résumé, plus de rigueur et de courtoisie aurait conduit lauteur non pas à conclure que le tympan de Saint-Basile trouve son explication finale dans la nouvelle et intéressante source complémentaire qu’il a versée au dossier, mais seulement que cette nouvelle source corrobore les interprétations que j’avais données aux scènes dont il est question.

     Par ailleurs, vouloir faire de Fleury la source de tout, avec une telle certitude que l’auteur n’hésite pas à commencer par là son exposé, constitue une pétition de principe irrecevable en bonne méthode. Suffit-il qu’une peinture, parmi des centaines et des centaines d’autres peintures et de sculptures disparues, ait été décrite, et que cette description nous ait été par chance conservée, pour cette peinture-là ait été la source de toutes les autres, ou pour que le peintre qui l’a produite ait nécessairement appartenu à un foyer dont tout dériverait aux environs?

     En étudiant le contexte local plus précisément qu’il ne l’a fait, lauteur se serait gardé de dire que le prieuré de Saint-Pierre se trouvait à Étampes même au XIe siècle (p. 65). Il n’existe en réalité aucun lien entre Fleury et Saint-Basile d’Étampes, qui relevait de la collégiale de Notre-Dame. A Notre-Dame s’étaient bien plutôt infiltrés, sous le règne de Philippe Ier (1060-1108), des moines originaires de Saint-Germer de Fly, comme on le voit par la charte de 1082 que je m’apprête à rééditer en ligne. Ces moines, peu après installés à Morigny, rafflèrent de plus en 1106 la paroisse de Saint-Martin d’Étampes, également convoitée par les moines de Fleury, qui contestèrent en vain cette donation sous labbatiat de Boson (Chronique de Morigny, f°88). Ainsi donc, Saint-Basile était bien au contraire tenue en partie, à l’époque dont lauteur veut dater notre tympan, par des rivaux très déterminés des moines de Fleury, originaires du diocèse de Beauvais.
Gueule de l'Enfer: exemple de Conques (XIIe siècle)


Cahier d'Etampes-Histoire n°6 (2004)
     Enfin cette étude manque de rigueur sur un autre point. Elle admet sans examen ce que j’admettais encore moi-même en 2003, à savoir que l’église dont nous parlons aurait été fondée par le roi Robert le Pieux (996-1031), sans prendre garde que la question a été largement renouvelée ces dernières années, et notamment par mon édition en ligne de la charte de 1046, à laquelle elle fait allusion de seconde ou de troisième main: www.corpusetampois.com/cls-11-henri1notredame1046.html. Il est désormais probable, sinon presque certain que Saint-Basile est une fondation carolingienne du Xe siècle. Elle affirme ensuite tranquillement que notre portail serait d’un type postérieur au règne de Robert le Pieux, parce que les portails à voussures multiples n’auraient pas existé avant la seconde moitié du XIe siècle: comme si le peu qui nous reste de cette époque reculée était suffisant pour être catégorique en la matière, et comme si un seul exemple, sinon deux, ne suffisait pas à contredire ce genre de généralisations si souvent démenties en matière d’histoire de l’art.

     On ne peut reprocher à l
auteur de ne pas s’être aventuré dans les méandres d’une datation précise pour laquelle les arguments sérieux font pour l’heure défaut: mais dans ce cas là il fallait s’abstenir de conclure, ou plutôt de présupposer, d’une manière encore plus aventureuse, que le foyer artistique dont dérivait notre tympan étampois était nécessairement celui de Fleury. En effet la date de notre tympan n’est pas fixée, et surtout, il n’existe aucun lien établi entre l’église de Saint-Basile et le monastère de Saint-Benoît-sur-Loire, qui ne possédait dans le secteur que Saint-Pierre d’Étampes, le Petit-Saint-Mars et le Plessis-Saint-Benoît. Et qu’en est-il des liens hypothétiques qu’il importerait également d’établir entre l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire et l’église orléanaise de Sainte-Croix? Lauteur ne paraît pas s’en être soucié.



4. Deux erreurs de lecture: la Bête à sept têtes en perd trois

     L
auteur a découvert en Cappadoce — c’est l’un de ses nombreux mérites — un jugement denier difficile à dater mettant en scène, à côté d’une Pesée des âmes, un dragon à trois têtes chevauché par un démon et avalant des morts. Son article en donne un croquis que je ne reproduis pas ici par respect du droit d’auteur et aussi par qu’il est complètement hors sujet. On se contentera donc ici de la Bête d’Étampes, qui nous suffit bien.


La Bête à sept têtes du Portail de Saint-Basile d'Etampes

     Lorsque j’ai rencontré cette éminente spécialiste en mars 2003 pour lui signaler ce que j’avais trouvé, et essayer de susciter son intérêt après avoir feuilleté ce qu’elle avait déjà publié sans rien y trouver sur Étampes, je lui ai parlé de cette œuvre cappadocienne, dont elle avait déjà publié un croquis. Elle m’avait alors indiqué avoir précisément sous presse une publication où elle évoquait déjà en note qu’il existait à Étampes une créature du même genre.

     Elle nous reparle ici de ce Jugement d’Yilanki Kilise (p.70), alléguant par ailleurs l’épopée byzantine de Digénis Akritas dont le héros tue un dragon à trois têtes crachant le feu. On est malheureusement un peu loin du sujet et on ne voit pas nettement ce que vient faire ici le folklore byzantin.
Quelle est la raison de ce détour, qui étonne chez une personne aussi qualifiée, qui précisément me reproche, et combien injustement, de voir trop de prétendu byzantin dans les zones abîmées, et de tout tirer vers Byzance? C’est apparemment l’occasion de signaler au passage aux Étampois (en note de bas de page) qu’il existe une autre édition de Digénis Akritas que celle qu’en a donnée notre éminent compatriote, également byzantiniste, M. Paolo Odorico. J’en profite pour leur signaler que celle de Paolo Odorico est plus abordable au commun des mortels, tandis que les éditions Brépols ne publient guère que des ouvrages que leur coût exorbitant réserve à jamais aux gens fortunés et à l’heureuse caste des sorbonnagres.

     Mais passons: il aurait été plus judicieux d’approfondir la recherche du côté occidental, comme je l’avais suggéré en publiant notamment un parallèle particulièrement net de cette scène qui se trouve dans le Beatus de Saint-Sever.


Les traces de la cinquième gueule de la Bête
Les traces de la cinquième gueule de la Bête dont sortent les jambes du corps de gauche. En haut le point d’attache de cette gueule.

     Il est surtout bien regrettable que quatre ans de réflexion et d’observation n’aient pas encore permis à lauteur, de remarquer que notre Bête étampoise n’a pas quatre têtes dont une “tête caudale”, mais au moins cinq de manière absolument certaine, sinon, beaucoup plus probablement, sept. La cinquième, qui a d’abord été remarquée par Philippe Legendre-Kvater, artiste étampois bien connu, a été cassée à date ancienne, mais les points d’attache de sa gueule sont encore nettement visibles, même sur la photographie donnée page 69, entre les deux morts allongés sous la bête. On la voit parfaitement sur la photo ci-dessus (en bas au centre); encore une fois lauteur n’a pas daigné me lire sérieusement, ni observer la restitution ingénieuse de Philippe, qui s’impose pourtant absolument. Ou bien s’agit-il d’un poisson rouge?


Les sixième et septième gueules, tronçonnées
Les sixième et septième gueules, jadis proéminentes et tronçonnées à la fin du Moyen Age (en haut à droite)

     La sixième et la septième étaient traitées différemment (probablement pour la raison que j’ai suggérée, tirée de l’Apocalypse de saint Jean, où le sort de deux têtes est réservé pour l’avenir), au dessus de la Bête. Elles étaient proéminentes, et ont été tronçonnées pour cette raison à une date ancienne, probablement lorsqu’on a décidé, vers la fin du Moyen Age, de recouvrir toute cette voussure d’une gangue de plâtre qui l’a préservée jusqu’au milieu du XIXe siècle.

       Cette double erreur de lecture a empêché l
auteur de chercher les bons parallèles où il le fallait, à savoir dans la direction que nous avions indiquée, celle des Beatus. Il s’agit d’une tradition iconographique inaugurée au Xe siècle par différentes copies d’un commentaire de l’Apocalypse par Beatus de Liébana. On retrouve dans plusieurs copies de ce commentaire notre bête à sept têtes au-dessus de la prison éternelle du géant enchaîné comme nous le verrons un peu plus loin.

    
5. Une solution intéressante imprudemment généralisée:
le griffon disparaît


       J’ai commencé par reconnaître une de mes erreurs corrigée par lauteur, qui a identifié, sous les ressuscités qui sont à droite de ceux que rend la Mer, des palmettes-pieuvres (scène 4a), ainsi quà lextrême droite. Je ne suis pas sûr qu’il ait pourtant raison d’en voir ensuite partout dans la partie droite du portail, la plus abîmée, dont il n’a pris apparemment des photographies que trop tard, sans avoir jugé nécessaire de consulter les miennes, prises alors que le Portail était moins abîmé.
       
     Au lecteur de juger si là où j’ai proposé de reconnaître un griffon (ci-contre), il est possible de reconnaître les fougères singulièrement contournées qu’elle suggère de son côté (scène 4b). L
auteur de plus n’explique pas la position singulière du personnage incliné à quarante-cinq degrés. Il jaillit ainsi selon moi de la gueule d’un lion qui est à gauche, méconnaissable du fait d’une cassure ancienne. On ne voit plus guère que sa silhouette générale et trois de ses pattes, dont les deux avant assez nettement, avec le pli de sa cuisse avant droit encore assez bien dessiné. Il est probable quil était assez proéminent et que lessentiel de sa masse a dû se détacher sous leffet du gel à une date ancienne, sans doute même antérieure à la mise sous plâtre de toute cette voussure (elle-même antérieure à 1562). Il recrache un tronc humain incliné, comme dans les scènes parallèles du temps (dont j’ai donné une liste précise).
Le Griffon ou prétendu griffon
     A côté de lui le griffon, mieux conservé (du moins en 2002) régurgite sa jambe gauche. Rappelons que le lion, roi des animaux terrestres, symbolise la Terre elle-même, et que le griffon, seigneur des animaux célestes, et lui-même considéré comme un oiseau, représente le Ciel. Avec la Mer et l’Enfer, ce sont ainsi tous les quatre secteurs du cosmos qui sont sommés par Dieu de collaborer à la Résurrection de la Chair, à l’appel de la trompette céleste.

     Le personnage en question, comme je viens de le rappeler, est dans une position inclinée singulière, à quarante-cinq degrés, difficile voire impossible à concilier avec celle de quelqu’un qui se dresse  au milieu de fougères. Pour tenter de rendre compte de cette difficulté, et me répondre sans me citer, lauteur publie la photographie  d’une enluminure carolingienne où treize personnes se dressent hors de leurs tombeaux à l’appel de la trompette céleste, certaines en position d’orant. Il a beau nous dire que ces ressuscités s’y redressent hors de leurs tombeaux, nous n’en voyons pas un seul dont la colonne vertébrale ne soit en position verticale, de sorte qu’on ne voit pas l’intérêt pour notre propos de ce prétendu parallèle, qui tombe à plat.

     Il est de plus fort dommage qu’il ne soit présenté au lecteur, pour cette scène du personnage incliné, qu’une photo prise alors que la scène est déjà partiellement détruite par l’explosion des croûtes formée par la pollution automobile (p.71). J’en avais donné en 2004 une photo bien meilleure (n°6, p. 59). Pourquoi lauteur ne m’en a-t-il pas demandé une meilleure photographie, que je lui aurais volontiers communiquée, et qui lui aurait permis d’améliorer son croquis, c’est ce que je ne puis comprendre. Jen donne donc une autre ci-dessous, qu’il me paraît bien difficile de concilier avec le schéma proposé p. 67.

     Voici cette photographie: à chacun de juger si on doit y reconnaître des fougères, ou ce que j’ai cru y voir.

Le Griffon contesté par mme Thierry

Le lin et le griffon affrontés de Saint-Basile d'Etampes
Lion et griffon affrontés, ou bien fougères?

     Examinez soigneusement cette photographie. Le tronc du ressuscité incliné se prolonge, en bas à gauche par une sorte de pointe qui lui est presque perpendiculaire et s’enfonce dans la masse confuse qui était la tête du lion. C’est apparemment la jambe droite de notre homme. A la place de l’autre jambe il y a clairement une dépression qui marque vraisemblablement l’absence de la jambe gauche. Et pour cause: le griffon vient juste de la régurgiter de son côté, et la résurrection n’est pas terminée. En fait il est loin d’être certain qu’il faille interpréter la position des bras de cet homme peut-être encore inconscient comme celle d’un orant; peut-être faut-il comprendre qu’il pend (comme sur les parallèles que nous verrons plus bas), voire qu’il est étendu derrière nos animaux. Il n’est pas sûr en effet que ses yeux soient ouverts.


Restitution très approximative du lion
Restitution très approximative du lion. On voit nettement que le tronc se prolonge en pointe à gauche,
pour indiquer qu’une de ses jambes est encore engagée dans  la gueule qui le recrache.

     Voyons maintenant le schéma de lauteur, comparé à la restitution du griffon et du griffon que je propose. On notera que son schéma supprime entre autres, ou raccourcit considérablement la  patte allongée du griffon qui le gêne; divise arbitrairement en deux parties notre genou recraché (pourtant nettement dessiné et bien conservé); supprime purement et simplement la patte avant gauche du lion; arrondit le pli de sa cuisse avant droit droit pour en faire une crosse de fougère; lit un creux évident comme un prétendu relief pour terminer articiellement cette crosse imaginaire; efface le début de la jambe droite du tronc recraché; supprime la dépression en bas du tronc; et aménage enfin entre les deux fougères supposées de droite, en bas, un espace favorable à son interprétation mais qui nexiste pas en réalité (hormis une faille entre les deux dalles, que des siècles de corrosion ont un peu élargi, sans pourtant masquer le fait que l’intention du sculpteur était en bas de les faire se rejoindre par un décrochement très bien conservé en 2003).

     A titre de parallèle, voici par exemple, à gauche ci-dessous, un couple de lion et griffon sur un manuscrit grec du XIe siècle conservé à la BNF, où comme d’habitude le lion recrache un tronc incliné, et le griffon un pied. Je donne plus bas le griffon et le lion de Torcello, déjà reproduits dans mon article de 2004.

Lion et Griffon sur une icône du Sinaï du XIe siècle
Lion et griffon régurgitant tronc et pied (BNF, manuscrit grec n°74, XIe s.)

Lion et griffon affrontés anthropophages (Italie, XIIe siècle)
Scène traditionnelle de Griffon et Lion anthropophages affrontés
Extrait du croquis de Mme Thierry
Extrait du croquis de Mme Thierry

Le Griffon contesté par mme Thierry
Le Griffon que je suggère



Griffon du Duomo
Griffon de Cleveland
Griffons italiens monumentaux (XIe siècle)


Le Griffon régurgitant une jambe
Saint-Basile d’Étampes

Lion de Torcello (XIe siècle)
Lion de Torcello recrachant un tronc incliné (XIe siècle)
Griffon de Torcello
Griffon barbichu de Torcello
recrachant un pied
Griffon du ms grec 74 de la BNF
BNF ms gr. 74
 
    Enfin et surtout peut-être, sur le tympan jumeau disparu de Sainte-Croix d’Orléans, on pouvait bien voir dans le même secteur un griffon régurgitant un mort, non plus cette fois affronté à un lion, mais adossé à un serpent, comme le montre, ci-contre, la gravure de 1660. Lauteur se garde bien de mentionner ce fait défavorable à sa théorie des fougères. Il s’est du reste préventivement débarrassé du tympan d’Orléans en relevant d’une part que “le graveur ne semble pas avoir identifié tous les sujets” (p.61), et en affirmant par ailleurs que “les vocabulaires (...) iconographiques” de ces deux portails “ne sont pas superposables” (ibid.), ce qui doit constituer une locution technique, que je n’ai pas comprise.

     L
auteur a bien de la chance de mieux savoir que notre graveur ce que représentait le tympan disparu d’Orléans. Ce graveur a représenté un griffon adossé à un serpent, là où il aurait dû selon notre auteur reconnaître un dragon cappadocien augmenté de la prétendue tête caudale étampoise.

      Il est bien regrettable d’une manière générale qu’une étude dont le propos affiché est d’étudier “le contexte local” de notre tympan ait fait l’impasse d’une manière aussi totale sur la comparaison des programmes du tympan d’Étampes et de celui d’Orléans.

     Le roi Robert le Pieux, dont Étampes était l’une des résidences favorites, détenait précisément, d’après son biographe Helgaud, un authentique œuf de griffon. Il le conservait dans un vase d’argent, sur lequel il faisait prêter serment de fidélité aux gens moins puissants, et à ceux des campagnes. Il faut donc croire que bien des Étampois ont prêté serment sur cet œuf de griffon, et que je ne suis pas le premier dentre eux à voir des griffons partout, ni  non plus notre graveur de 1660.
Le Griffon d'Orléans
Griffon et serpent adossés d’Orléans



 
6. Une de mes prudentes hypothèses reprise sans discernement: l’Antéchrist

       J’avais suggéré que le petit personnage présent devant le géant enchaîné pouvait représenter l’Antéchrist, comme dans une certaine tradition iconographique byzantine représentée déjà au Xe siècle sur l’icône d’ivoire de Londres.

    
Lauteur reprend cette hypothèse à son compte (naturellement sans me citer, on l’aura deviné, en alléguant pourtant à ma suite un texte de peu antérieur, la Vie de l’Antéchrist), mais sans les nuances que j’y avais mises, en alléguant de plus (p.76)  un parallèle que j’avais pour ma part écarté comme trop tardif, celui du Hortus deliciarum, ou Jardin des Délices qui ne date que du milieu du XIIIe siècle, deux siècles après notre œuvre, et où on relève des influences diverses, dont très certainement des carnets de croquis d’origine byzantine (on sait qu’une princesse byzantine se trouvait dans le monastère où fut composé cet admirable manuscrit malheureusement détruit lors de la dernière guerre).

     Le problème est que cette scène apparaît en Alsace tardivement dans un contexte qui n’a absolument rien à voir avec le Jugement dernier, et où l’on ne voit ni Pesée des âmes ni dragon, ni rien qui rappelle la thématique de notre tympan de près ou de loin.

     De fait, dans le cas du Jardin des Délices, on a évidemment la contamination, attestée seulement tardivement, deux siècles au moins après notre tympan, de deux scènes originellement distinctes, l’une étant celle du Géant enchaîné dans un espace clos et oblong, l’autre étant celle de l’Enfer sur son trône, trône dont les têtes décoratives sont autant de montres avaleurs de damnés.

     Rien n’indique que ces deux scènes, jamais confondues ailleurs, aient jamais été censées représenter la même chose à date ancienne: autant il est clair que le Géant enchaîné représente une scène postérieure au Jugement dernier, autant est-il probable que l’Enfer sur son trône représentait originellement l’Enfer provisoire, celui d’avant le Christ et le Jugement, qui doit rendre ses morts à la fin des temps et dont ont déjà été tirés certains saints de l’Ancien Testament par le Christ ressuscité. Au reste il n’est pas si certain que ce soit l’Antéchrist qui soit figuré sur les genoux des Hadès les plus anciens. Aussi bien, dans une tradition alternative attestée tardivement s’agit-il de Judas.

     Quoi qu’il en soit, là encore le mérite d’avoir dégagé cette problématique à partir d’une scène difficile que personne n’avait jamais étudiée, ni encore moins comprise, m’est encore une fois indélicatement dénié par notre éminente contributrice. Mais le plus regrettable est la mauvaise utilisation qu’elle fait de cette trouvaille.

     Et en effet, c
est le seul parallèle peu convaincant et beaucoup trop tardif de l’Hortus deliciarum qui est allégué pour appuyer cette hypothèse, tandis que celui des Beatus est passé sous silence, alors qu’il est beaucoup plus convaincant, mais moins favorable à l’hypothèse de l’Antéchrist, comme nous allons maintenant le voir.
Hortus Deliciarum
Géant enchaîné de l’Hortus Deliciarum


Le Géant enchaîné du portail de saint-Basile d'Etampes
Géant enchaîné de Saint-Basile

7. Des recherches trop peu approfondies: les menottes du Géant

     On aurait été en droit d’attendre de l
auteur plus de soin dans l’examen de scènes qu’il nous dit avoir photographiées et fait photographier par un nombre apparemment considérable de gens très qualifiés (lénumération impressionnante de toutes les personnalités quil remercie aurait gagné par endroit à être remplacée par celles de ses emprunts à mon travail).

     Au lieu de cela il a négligé de relever quelque chose chez notre géant qui renouvelle la question et confirme nettement la piste que j’avais proposée, à savoir celle des Beatus.


 
La dépression laissée par la disparition des menottes
Dépression rectangulaire laissée par la disparition des menottes du Géant d’Étampes

     Notre géant n’a plus de bras. Ils sont cassés. Les moignons qui subsistent donnent à penser que les coudes étaient pliés et que les bras étaient proéminents. Il subsiste par ailleurs à cet endroit une dépression de forme rectangulaire et horizontale, la tête conservé de l’Antéchrist (ou du simple damné) étant par ailleurs très aplatie. Comment cela se fait-il?

     Les Beatus, et spécialement celui dont j’ai publié une image en 2004, le Beatus de Saint Sever (milieu du XIe siècle) et surtout celui de Morgan (milieu du Xe siècle), nous donnent la réponse: le géant qu’on trouve à côté de la bête à sept têtes était menotté. On notera que le Beatus de Saint Sever, comparé à celui de Fernand Ier, présente deux signes d’ancienneté simultanés qui le rapproche du Tympan d’Étampes: la présence des menottes d’une part, et de l’autre le dessin très caractéristique de l’enceinte à laquelle est liée le Géant.


     On remarquera ci-dessus, en bas à droite, un géant noir menotté au milieu d’autres damnés de plus petites tailles. Comme cette image n’est pas très lisible, je donne ci-dessous deux autres versions du siècle suivant de la même scène, où l’on remarquera surtout à gauche le Géant bleu menotté du Beatus de Saint-Sever, dans un espace clos circonscrit exactement comme sur notre tympan étampois.
Beatus de Morgan (New York, Piermont Morgan Library, ms 644, folios 152v° et 153)
Beatus de Morgan (vers 940-945): Geant menotté

Le Géant enchaîné du Beatus de Saint-Sever (BNF, ms lat. 8878)
Beatus de Saint-Sever (vers 1060): Géant menotté
Le Géant enchaîné du portail de saint-Basile d'Etampes
Étampes
Le Géant enchaîné du Beatus de Fernand Ier (Madrid, Biblioteca Nacional, ms Vit. 14-2, vers 1047)
Beatus de Fernand Ier (vers 1047): Le Géant est autrement entravé
mais l’intégralité de la Bête à sept têtes est conservée
 
     Les deux poignets du Géant d’Étampes, comme celui du Beatus de saint-Sever, étaient donc bien apparemment pris dans une planche ou barre rectangulaire, type de fers ou menottes bien attesté dans l’iconographie du XIe siècle, notamment dans des scènes de martyres, comme ci-dessous, sur l’autel portatif d’Agbinghop, de la fin du XIe siècle.

 
Décoration en cuivre doré de l'autel portatif d'Agbinghop (vers 1100)
Décoration en cuivre doré de l’autel portatif d’Agbinghop (vers 1100)

     Les deux poignets du Géant d’Étampes, comme celui du Beatus de saint-Sever, étaient donc bien apparemment pris dans une planche ou barre rectangulaire, type de fers ou menottes bien attesté dans l’iconographie du XIe siècle, notamment dans des scènes de martyres, comme ci-dessous, sur l’autel portatif d’Agbinghop, de la fin du XIe siècle.

       Voilà qui nous éloigne encore davantage de notre Jardin des Délices, de son trône infernal et de son Antéchrist, et confirme à quel point était fondée la prudence avec laquelle j’avais avancé l’hypothèse suivant laquelle le petit bonhomme qu’on voit devant le géant pourrait bien être l’Antéchrist. Ce n’est qu’une possibilité, même si elle est bien séduisante.

       A mon sens la présence de l’Antéchrit n’est ici que possible, comme d’ailleurs plus haut, où lauteur ne veut voir que des damnés quelconques (de par sa théorie de la bipartition entre élus à la gauche de Dieu et damnés à sa droite, et donc d’une prétendue erreur du maître d’œuvre). L’un est le seul à se relever après avoir été recraché par la bête, et l’autre apparaît juste à côté entre les mains du démon qui le manipule. Or l’Antéchrist réapparaît bien ainsi figuré à l’extrême fin du Moyen Age, manipulé par le Démon qui lui donne un semblant de vie pour favoriser son culte blasphématoire, dans une iconographie dont il faudrait rechercher les chaînons intermédiaires, où il n’a pas été forcément reconnu. La recherche reste ouverte, et il faut encore se garder des affirmations trop péremptoires.

       Aussi bien notre petit personnage représente-t-il peut-être seulement, dans lesprit du sculpteur, un damné quelconque, et n’est-il ici présent que pour mettre en valeur la taille du géant: car dans les Beatus où il apparaît il est entouré d’un grand nombre de damnés, dont il se distingue non seulement par sa taille et ses mettotes, mais aussi par la couleur. Il faut donc bien conserver la prudence avec laquelle j’avais proposé cette identification, et dont lauteur s’est écarté à ses risques et périls.

       En revanche la légende donnée par Gauzlin à la scène correspondante qui apparaissait sur la peinture de Fleury est d’un grand intérêt, puisqu’elle nous permet de savoir qu’à Fleury au moins on identifiait apparemment notre Géant au Tartare (encore qu’il ne faille pas presser le sens de ce mot, choisi en partie pour des raisons de métrique).

     On identifiait également à Fleury l’enceinte où est confiné notre géant à une caverne: le Tartare, enchaîné à la caverne de sa prison qui vomit des flammes. Cette description converge merveilleusement avec ce que nous voyons dans le Beatus de Saint-Sever (ci-contre à gauche), où l’enceinte en question, configurée comme celle d’Étampes (ci-contre à droite), est évidemment une cavité souterraine.

     L
auteur n’a pas jugé bon de creuser de ce côté-là, qui n’allait pas vers Fleury. Au moins a-t-il eu le bon sens de s’approprier ici encore mon interprétation de la scène, et de renvoyer ici encore à ma suite aux trois premiers versets du chapitre XX de l’Apocalypse.

     Quoi qu’il en soit, encore une fois, on voit mal sur quelle base sérieuse notre Tympan pourrait être rattaché à un foyer situé spécialement à Fleury: il utilise une iconographie diffusée dans toute l’Europe dès le Xe siècle au moins, date du Beatus de Morgan où le Géant menotté côtoie déjà la Bête à sept têtes, placée au-dessus du secteur où il est enchaîné. L’abbaye de Saint-Sever était pour sa part d’obédience clunisienne.

Le Démon manipulant peut-être l'Antéchrist
L'Antéchrist manipulé par le Démon (Luca Sognorelli, fin XVe siècle, Orvieto)


     [Nota Bene: Cette identification de l’Antéchrist est maintenant établie, grâce à un nouveau parallèle, à savoir une peinture du début du XIIe siècle, voyez notre nouvelle page: http://www.corpusetampois.com/cae-10-stbasile04antechrist.html (avril 2007)]



Le Géant enchaîné du Beatus de Saint-Sever (BNF, ms lat. 8878)
Saint-Sever
Le Géant enchaîné du portail de saint-Basile d'Etampes
Saint-Basile


8. Des recherches trop peu approfondies: le fleuve de feu

     Par ailleurs, l’auteur ne s’est pas intéressé aux
parallèles à ce Jugement étampois dont j’avais signalé lexistence, et notamment celui de l’icône byzantine d’ivoire qui est actuellement conservée au Albert and Victoria Museum de Londres. On y retrouve le même fleuve de feu à droite, traité d’une manière étonnamment analogue, et venant lécher comme à Étampes les compartiments où se trouvent les différents ressuscités en attente de leur jugement. L’examen de ce parallèle l’aurait probablement détourné de l’hypothèse très mal documentée qu’il nous propose de son côté: on aurait là un fleuve de vie, voire un arc-en-ciel, hypothèses assez gratuites, sans parallèle iconographique aussi ancien.

     Elle repose aussi sur l’idée a priori qu’on aurait à gauche les damnés et à droite les élus, ce qui constitue une aberration iconographique qui place les élus à la gauche de Dieu. L’auteur l
explique par une hypothèse qu’il reprend, naturellement sans le dire, au comte de Saint-Périer, celle d’une inversion maladroite des cartons (p. 68). Voilà qui me rassure: il n’est pas que moi qui n’ait pas compris le tympan de Saint-Basile d’Étampes: déjà le maître d’œuvre qui l’a réalisé le comprenait moins bien que ne le fait Mme Thierry: il a tout fait à l’envers, le diable! Et le parlons pas de la maladresse du sculpteur (p.69). Encore un mauvais point pour les Étampois.

 
Icone d'ivoire byzantine du Xe siècle conservée à l'Albert and Victoria Museum (Londres)
Icône byzantine de Londres (Xe siècle), olù le fleuve de feu vient lécher trois compartiments, comme à Étampes (le 2e dédoublé)

     Ces hypothèses sont d’autant plus invraisemblables que le même fleuve se retrouve sur la mosaïque de Torcello au même endroit qu’à Étampes et à Londres, à cette seule différence près qu’à Torcello les scènes sous-jacentes sont traitées clairement, comme dans la tradition postérieure byzantine postérieure, non plus comme des scènes de résurrection, mais des scènes de châtiments infernaux (avec cette trace évidente de détournement: le scène de rassemblement des membres épars, attestée depuis le IIIe siècle à Doura-Europos, est désormais incompréhensible dans ce nouveau contexte). Qu’on en juge, ci-dessous et ci-dessus:


Mosaïque de Torcello (XIe siècle)
Mosaïque de Torcello où on a aussi trois compartiments (répartis en deux registres)

     Sur le Tympan d’Étampes notre fleuve lèche une série de scènes de résurrection. Dans la tradition byzantine postérieure, après avoir parcouru tout le cosmos où se déroulent notamment des scènes de résurrection, il continuera à se déverser en bas à droite, où seront confinées des scènes de l’Enfer définitif, vis à vis des scènes du paradis, en bas à gauche. Certaines de ces scènes de supplices sont évidemment des scènes originelles de résurrection réinterprétées, comme les amas de membres ou de crânes, et les personnages émergeant de l’eau.

Une partie du Fleuve de feu étampois
Segment gauche du fleuve de feu. Je donne ici une photo qui montre l’état de dégradation vers 2004. Aujourd’hui, c’est bien pire encore


     Nouvel argument en faveur d’une datation haute pour Étampes, probablement fin du Xe siècle. A Orléans du reste on n’a clairement que des scènes de résurrection de part et d’autre de la Pesée.


Conclusions

     Il est temps de conclure: nous ne pouvons ici tout dire, et je réserve pour une prochaine publication un nouveau dossier sur ce monument remarquable de l’art du la fin du Xe siècle, comme je le crois, ou bien, si lauteur a raison, de la deuxième moitié du XIe.

     Outre les réserves que nous avons exprimées, on a passé sur quelques autres menues erreurs (la carte de la page 63 ne manifeste pas l’importance croissante d’Étampes dans l’administration des premiers capétiens, mais au contraire son déclin relatif), affirmations aventurées (la figure à l’extrême gauche, ci-contre à droite, serait une figure féminine
avec une ceinture perlée tenant un fruit), voire complètement hors-sujet (ainsi l’idée théologique de prédestination). Il faut regretter enfin dans cet article les nombreuses redites auxquelles a conduit l’auteur son parti pris de mépriser tout ce qui avait déjà été écrit sur le sujet.

     On retiendra néanmoins de cette contribution, outre les corrections qu’elle a si élégamment données à deux de mes lectures clairement erronées, outre surtout la nouvelle pièce qu’elle a apportée au dossier (dont il ne faut minimiser l’importance après qu’elle l’a exagérée), l’intérêt que mérite décidément cette pièce unique que plus rien ne paraît désormais devoir sauver de la disparition totale.

     Au reste, il faut espérer que le débat qui s’ouvre se poursuivra désormais avec plus de fair-play.

Bernard Gineste, 18-25 mars 2007
Le prétendue figure féminine à l'extrême gauche
 
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

     Bernard GINESTE, «Le Jugement dernier de l’église Saint-Basile d’Étampes», in Jacques GÉLIS (professeur émérite d’histoire à Paris-Sorbonne) [dir.], Peintres d’Étampes, Étampes, Association Étampes-Histoire [«Les Cahiers d’Étampes-Histoire» 6], 2004, pp. 54-66 [18 illustrations].

     Nicole THIERRY, «Le Jugement dernier du portail de l’église Saint-Basile d’Étampes», in Jacques GÉLIS [dir.], Être maire à Étampes, etc., Étampes, Association Étampes-Histoire [«Les Cahiers d’Étampes-Histoire» 8], 2007, pp. 61-76 [18 photographies et schémas].

 
     Bernard GINESTE, «Une nouvelle étude sur le Tympan de Saint-Basile d’Étampes (recension d’un article récent de Mme Nicole Thierry)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/che-21-gineste2007recension01.html, mars 2007.

     Bernard GINESTE, «Maître de Saint-Basile: L’Antéchrist manipulé par le Démon (sculpture étampoise du Xe ou XIe siècle)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-10-stbasile04antechrist.html, avril 2007.

     François JOUSSET, «Histoire de...» [page de fond sans complaisance, sur la vanité notamment de cette controverse, quand les énergies devraient se concentrer entre autres, sur le sauvetage de ces sculptures], in Stampae, http://www.stampae.org/, 2007.
  
     Yves CHRISTE,
in Bulletin monumental 167 (2009), pp. 75-76.

     Bernard GINESTE, «Rien de nouveau sur le tympan de Saint-Basile d’Étampes (sur une publication d’Yves Christe)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/che-21-gineste2010recension02.html, mars 2010.

     Bernard GINESTE, «Les jugements derniers jumeaux de Saint-Basile d’Étampes et de Sainte-Croix d’Orléans», in Art Sacré. 29. L’Architecte, les Anges et les Vieillards [21 cm sur 30; 232 p.], Orléans, Rencontre avec le Patrimoine Religieux [«Cahier» 29], 2011, pp. 56-73 [30 illustrations].

  

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