Bernard
Gineste
Une nouvelle étude sur le Tympan de Saint-Basile
recension d’un article récent de
Mme Nicole Thierry
Cahier
d’Étampes-Histoire 8 (2006/2007), pp. 61-76.
Madame Nicole Thierry, professeur à l’École Pratique
des Hautes-Études, spécialiste bien connue de l’iconographie
byzantine, qui a aussi étudié quelques œuvres du
haut Moyen Âge occidental, comme elle le rappelle — et qui
fait état également de liens d’amitié et de
collaboration avec M. Yves Christe, professeur d’archéologie
médiévale non moins connu —, vient de publier dans
le Cahier d’Étampes-Histoire n°8, paru en
mars 2007, une importante contribution à l’étude du portail
pré-roman de Saint-Basile d’Étampes.
On ne peut donc que se
réjouir de ce que l’appel que j’avais lancé en 2004
dans la même revue, ait enfin été entendu:
“La parole est maintenant aux spécialistes de l’art byzantin
et de l’art pré-roman”.
1. Qualités de ce travail
Cette nouvelle étude
a quatre mérites principaux. Tout d’abord, la description
technique des cinq voussures du portail, et spécialement
de ses parties purement décoratives, est techniquement
plus précise que celle que j’en avais donnée. On
n’en attendait pas moins d’une spécialiste de l’iconographie.
Cependant il ne faut pas
se leurrer: la surabondance de termes techniques, dans ces matières
arides, masque souvent le vide des conclusions qui en découlent,
comme dans cette phrase à cet égard remarquable:
“le boudin au double entrelacs (…) rappelle certains bandeaux décoratifs
dispersés dans le temps et dans l’espace”.
Le deuxième mérite de cette étude est de
proposer des corrections à certaines des interprétations
que j’avais suggérées, ce qui est très
précieux concernant certains éléments abîmés
(et pour certains aujourd’hui disparus) qui n’avait jamais été
décrits jusqu’alors, ni donc discutés, sur lesquels j’avais
attiré l’attention
et ouvert le débat.
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Ainsi, dans la scène à laquelle elle donne le n°4a,
où j’avais suggéré à tort, par analogie
avec le tympan d’Orléans,
qu’on pouvait reconnaître deux morts en train de ressusciter, à
quatre pattes, la tête entre les mains, elle ne veut voir pour sa
part que des “palmettes pieuvres”. L’auteur a raison, et c’est là une heureuse correction de
mon premier travail (quoique malheureusement étendue ensuite
à la scène voisine, de lecture difficile, d’une manière
qui ne s’impose pas avec tant de force).
Voilà le genre de trouvaille
que j’aime: personne ne l’avait nettement distingué; mais,
une fois que cela a été observé par quelqu’un,
qui le montre aux autres, cela s’impose à tous et l’on se demande
alors comment l’on avait pu y voir autre chose. Voyez ci-contre.
On aurait aimé que le reste de cet article fût de la même
veine.
J’ajouterai que cette interprétation
est également valable pour le secteur le plus à droite,
qui était aussi le plus abîmé (il est actuellement
entièrement détruit, d’ailleurs): il est clair que je me
suis là aussi fourvoyé il y a trois ans, en surinterprétant
de simples rinceaux, faciles à reconnaître une fois que l’auteur en a donné la clé
de lecture, assez ingénieuse, en rapprochant non sans justesse ces
éléments végétaux de ceux de notre fameux
boudin.
Ce qui est moins agréable à signaler
est que Mme Thierry s’était vu confier pour avis cet article avant
sa publication par l’Association Étampes-Histoire, et qu’elle s’était
bien bien gardée alors de m’avertir de cette erreur manifeste, se
réservant le plaisir de la signaler par le biais d’une publication,
qui autrement manquerait quelque peu de matière.
Le troisième mérite
de cette étude, et non le moindre, est de verser au débat
une nouvelle source littéraire qui nous fait
connaître de manière indirecte un monument disparu du
début du XIe siècle dont l’iconographie présentait,
apparemment du moins, d’intéressants parallèles avec
celle du portail de Saint-Basile d’Étampes.
Il s’agit d’une peinture
murale réalisée “sur le mur ouest de l’église
Saint-Pierre de l’abbaye de Fleury, peu après 1026” par
un certain moine de Saint-Julien de Tours appellé Oury (Odolricus),
peinture dont nous avons conservé les légendes rédigées
par l’abbé Gauzlin, en 64 vers latins.
Le principal intérêt
de cette source est de confirmer de manière radicale et
définitive l’interprétation tout à fait nouvelle
que j’avais proposé pour trois des scènes les plus importantes
du tympan de Saint-Basile. A gauche de la Pesée des
âmes, la Bête à sept têtes
recrache des morts jusqu’alors conservés dans
l’Enfer provisoire qui précède le Jugement (c’est la
scène à laquelle elle donne le n°2). A droite, il
s’agit bien également de la Mer qui rend ses
morts, bien que les parallèles byzantins de cette scène,
notamment et surtout sur la mosaïque de Torcello, aient réinterprété
cet élément comme une scène de châtiment
infernal (c’est la scène à laquelle elle donne le n°3).
Enfin, plus loin également à droite, il s’agit bien à
nouveau de la Terre rend ses morts en vue du Jugement
dernier (scène n°4), symbolisée par la Pesée centrale.
Enfin le principal mérite
de cette étude est d’exister, et de poursuivre
un débat qui paraît enfin s’ouvrir, et qui va désormais,
il faut l’espérer, se poursuivre et s’élargir en dehors
d’Étampes, d’une
manière plus constructive qu’il n’a commencé.
Venons-en maintenant en
effet aux critiques. La première concerne la mauvaise
foi, disons-le nettement, avec laquelle est traité ce qu’il
est convenu d’appeler l’état de la question. |
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2. Une présentation erronée de
l’état de la question
L’auteur commence par prétendre que le tympan de
Saint-Basile serait connu depuis longtemps. Cependant il est bien
en peine de donner la moindre référence bibliographique
à l’appui de cette affirmation, sinon l’étude méritoire
mais somme toute bien sommaire de Lefèvre-Pontalis, puisque
aussi bien notre tympan n’était pas le sujet de l’auteur. C’est
une étude qui date de 1904, et que je lui ai fait connaître.
Mme Thierry cite ensuite
mon travail auquel en ne lui reconnaissant qu’un seul mérite,
celui d’avoir fait connaître ce portail “au public”, comme
si le monde des spécialistes, et elle-même en particulier,
lui avait jamais montré le moindre intérêt, avant
que je ne lui signale au tout début de 2003 mes recherches, dont elle avait eu vent
dès 2002, ni avant que je ne publie mon travail en 2004.
Pour le reste mon
travail ne serait caractérisé que par des erreurs. L’auteur
ne signale ensuite de fait que celles de mes interprétations
de détail qu’il considère comme erronées, et
auxquelles il résume mon travail, sans jamais faire remarquer
qu’il reprend à son compte un grand nombre des autres, qui sont
en définitive de très loin les plus importantes.
C’est à savoir, comme
il a déjà été rappelé, d’une
part que nous sommes en présence de scènes où
la Terre, la Mer et l’Enfer rendent leurs morts en vue
du Jugement; et d’autre part que le Géant enchaîné
en Enfer, à gauche, a peut-être devant
lui, comme dans l’iconographie byzantine traditionnelle, l’Antéchrist.
Cette dernière hypothèse est reprise encore une fois à
mon travail sans qu’il soit cité, et sans que soient conservées
les prudentes réserves avec lesquelles je l’avais émise,
avec une témérité qui étonne un peu
de la part d’une telle spécialiste.
Toutes ces interprétations
(“nos identifications”, lit-on p. 67), absolument
nouvelles, sont présentées comme allant de soi, sans que
me soit attribué le mérite de ces découvertes
dont l’importance est pourtant soulignée, alors que depuis trente
ans que l’auteur réside à Étampes, comme il le
rappelle, il n’avait jamais su voir ce qu’il avait pourtant sous les
yeux, comme il n’a pas la modestie de le rappeler, et comme je suis bien
forcé de le faire.
Ainsi en va-t-il par exemple pour la scène représentant
la Mer qui rend ses morts, pour laquelle l’auteur est bien en peine de citer le
moindre parallèle iconographique précis et certain
de cette scène ailleurs que dans ceux que j’ai allégués,
le parallèle connu le plus net s’en trouvant sur la mosaïque
bien connue de Torcello près Venise (étant entendu
que le motif est réinterprété à Torcello,
comme je l’avais démontré et comme il sera redit plus
loin, mais que dans les deux cas le fleuve de feu est conservé
au dessus de la scène). Rappelons que le comte de Saint-Périer,
insigne bienfaiteur de la Sorbonne, qui lui a légué son
château, et seul auteur à avoir jamais décrit cette
scène, y voyait encore en 1948 une scène de banquet, sans
que personne l’ait jamais
depuis contredit.
Par ailleurs et surtout, mon étude n’a jamais prétendu
que l’iconographie du portail de Saint-Basile soit typiquement
et entièrement “byzantine”, mais a bien dû relever que certains de ses éléments
étaient surtout représentés ou conservés
par ailleurs dans le mode byzantin, dont il paraissent originaires,
à une époque où le monde chrétien n’est
pas encore coupé en deux. Et j’avais au contraire insisté
sur le fait que, mis à part ces éléments iconographiques,
évidemment filtrés par toute une série de réinterprétations
occidentales (dont je donnais une liste précise), la partie
gauche du tympan était pour sa part à mon sens plutôt
typiquement occidentale.
Seulement l’auteur est tellement persuadé
n’avoir affaire, en dehors du brillant cercle de relations qu’il étale en bas de page,
qu’à des minus habentes, qu’il n’a d’évidence
pas jugé nécessaire de me lire avec attention.
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Le griffon régurgitant une jambe
Mosaïque de Torcello
Tympan d’Étampes
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Enfin il est prétendu et répété
que l’œuvre n’a jamais été mise en lien avec son
contexte régional (p. 61, p. 62), alors que bien au contraire,
c’est déjà dans ce cadre que Lefèvre-Pontalis
en parle en 1904. Pour ma part, j’ai relevé et décrit
plus que personne, et en tout cas plus que ce nouvel article, plusieurs
des étroits parallèles que ce tympan en voie de disparition
de Saint-Basile présente avec le tympan disparu de Sainte-Croix
d’Orléans, que de son côté il néglige, en privilégiant
arbitrairement un parallèle nettement
moins assuré et beaucoup plus mal documenté, celui de Fleury
(J’avais aussi signalé
dans le secteur le tympan à voussures multiples de Ruan, que l’auteur semble ignorer).
3. Une thèse d’ensemble arbitraire, mal argumentée,
et en définitive inpirée par la mauvaise
foi
Ce dernier point nous amène
à la thèse choisie comme fil
directeur de l’article:
notre tympan serait un des exemples du rayonnement artistique de
l’abbaye de Fleury. Cette hypothèse est suggérée
à l’auteur par l’existence
d’une peinture, réalisée après 1026, à
Fleury, qu’il a pour principal mérite d’avoir versée au
dossier, et dont certains éléments étaient
apparemment analogues à certaines scènes
de notre tympan.
Toutes les hypothèses sont permises.
Cependant il faut prendre garde, en la matière, à une
tendance qui est presque systématique chez les érudits
qui découvrent une nouvelle source, à savoir d’en exagérer
l’importance et de vouloir tout y ramener.
En l’occurrence il ne faudrait pas oublier tout
d’abord que nous n’avons de cette peinture disparue que des légendes
versifiées.
Ainsi par exemple, comment interpréter cette légende:
“Les ondes aussi abandonnent avec résignation ces foules
rongées par elles, qui de nouveau sont ramenées à
l’air libre”? Tout ce qu’on peut en tirer avec certitude, c’est
que j’avais raison de reconnaître audacieusement cette scène
de la Mer qui rend ses morts sur le tympan d’Étampes,
malgré les réticences de Madame Thierry, qui ont bien
des témoins.
Mais s’ensuit-il
que la scène était représentée à
Fleury comme elle l’est à Étampes, sous la forme
de deux orants émergeant de l’eau? Ou bien émergeant
de divers poissons comme par exemple sur une icône romaine
du XIe siècle conservée au Vatican (ci-dessus à
droite), ou sur un manuscrit grec de même époque conservé
à la BNF (ci-contre à gauche), et comme surtout semble
le suggérer l’idée contenue dans le verbe ronger?
Nous ne le saurons jamais avec certitude,
quoique cette deuxième hypothèse soit la plus probable.
Et cela d’autant qu’à Oléans, comme le rappelait mon étude,
la Mer était réprésentée encore autrement
(d’une façon somme toute assez proche de celle
de Torcello), avec une gueule (ci-contre).
L’auteur voudrait faire croire à
son lecteur qu’il est arrivé à l’identification de
la Mer qui rend ses morts (comme du reste de la Terre
qui rend ses morts et de l’Enfer qui rend ses morts)
(“nos identifications”) par sa découverte
des vers de l’abbé Gauzlin (p.67). Mais comment la croire?
La source de cette identification est en réalité mon
travail de fond, si imparfait qu’il soit, qui, outre la comparaison avec
le tympan disparu d’Orléans, a mis en lumière l’existence
dans une tradition iconographique ancienne de compartiments de ressuscités
léchés par le fleuve de feu. Ces compartiments ont ultérieurement
été réinterprétés, comme déjà
à Torcello, comme des zones de l’enfer définitif:
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La Mer qui rend ses morts (BNF, ms gr. 74, folio 51
verso)
La Mer rend ses morts sur le tympan disparu de Sainte-Croix
d’Orléans
La Mer rend ses morts (icone du Vatican, n°526,
XIe siècle)
Tympan d’Étampes. Dans les deux, le Fleuve
de feu surmonte la scène.
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De même pour une autre légende de Gauzlin: “Ces troupes
toujours persécutées par mille géhennes, L’Enfer
les vomit de sa gueule et il renvoie les corps qui lui sont
réclamés”. Cette légende à nouveau ne permet
qu’une chose, de vérifier que l’interprétation que
j’avais proposée le premier d’une régurgitation des morts
par notre dragon infernal étampois, est non seulement possible
mais encore certaine. Rappelons que toutes les descriptions antérieures
y voyaient un dragon avalant et piétinant des damnés.
Seulement il n’est pas
du tout certain que cette croyance du temps était évoquée
par la même tradition iconographique à Fleury qu’à
Étampes. D’autant qu’il n’est question à Fleury que
d’une seule gueule, on ne sait de quel monstre, qui n’était
probablement même qu’une gueule sans corps, comme on
le voit ailleurs, par exemple à Conques, ci-contre, XIIe siècle,
où la gueule sans corps de l’Enfer n’est qu’une sorte
de porte ouvrant sur les régions infernales, elles-mêmes compartimentées en plusieurs scènes
de supplices: absolument rien à voir avec notre Bête à
sept têtes, si on lit bien Gauzlin.
Et ainsi de suite. En résumé, plus de rigueur et de
courtoisie aurait conduit l’auteur non pas à conclure que le tympan de Saint-Basile
trouve son explication finale dans la nouvelle et intéressante
source complémentaire qu’il a versée au dossier,
mais seulement que cette nouvelle source corrobore les interprétations
que j’avais données aux scènes dont il est question.
Par ailleurs, vouloir
faire de Fleury la source de tout, avec une telle certitude que
l’auteur n’hésite pas à commencer par là
son exposé, constitue une pétition de principe irrecevable
en bonne méthode. Suffit-il qu’une peinture, parmi des centaines
et des centaines d’autres peintures et de sculptures disparues, ait
été décrite, et que cette description nous ait
été par chance conservée, pour cette peinture-là
ait été la source de toutes les autres, ou pour que
le peintre qui l’a produite ait nécessairement appartenu à
un foyer dont tout dériverait aux environs?
En étudiant
le contexte local plus précisément qu’il ne l’a fait, l’auteur se serait gardé de dire
que le prieuré de Saint-Pierre se trouvait à Étampes
même au XIe siècle (p. 65). Il n’existe en réalité
aucun lien entre Fleury et Saint-Basile d’Étampes, qui relevait de
la collégiale de Notre-Dame. A Notre-Dame s’étaient bien plutôt
infiltrés, sous le règne de Philippe Ier (1060-1108), des moines
originaires de Saint-Germer de Fly, comme on le voit par la charte de 1082
que je m’apprête à rééditer en ligne. Ces moines,
peu après installés à Morigny, rafflèrent de
plus en 1106 la paroisse de Saint-Martin d’Étampes, également
convoitée par les moines de Fleury, qui contestèrent en vain
cette donation sous l’abbatiat
de Boson (Chronique de Morigny, f°88). Ainsi donc, Saint-Basile
était bien au contraire tenue en partie, à l’époque
dont l’auteur veut dater notre
tympan, par des rivaux très déterminés des moines de
Fleury, originaires du diocèse de Beauvais.
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Enfin cette étude manque de
rigueur sur un autre point. Elle admet sans examen
ce que j’admettais encore moi-même en 2003, à savoir que
l’église dont nous parlons aurait été fondée
par le roi Robert le Pieux (996-1031), sans prendre garde que la question
a été largement renouvelée ces dernières
années, et notamment par mon édition en ligne de la
charte de 1046, à laquelle elle fait allusion de seconde ou de
troisième main: www.corpusetampois.com/cls-11-henri1notredame1046.html.
Il est désormais probable, sinon presque certain que
Saint-Basile est une fondation carolingienne du Xe siècle. Elle
affirme ensuite tranquillement que notre portail serait d’un type
postérieur au règne de Robert le Pieux, parce que les
portails à voussures multiples n’auraient pas existé
avant la seconde moitié du XIe siècle: comme si le
peu qui nous reste de cette époque reculée était
suffisant pour être catégorique en la matière,
et comme si un seul exemple, sinon deux, ne suffisait pas à
contredire ce genre de généralisations si souvent démenties
en matière d’histoire de l’art.
On ne peut reprocher à
l’auteur de ne pas s’être aventuré dans les méandres
d’une datation précise pour laquelle les arguments sérieux
font pour l’heure défaut: mais dans ce cas là il fallait
s’abstenir de conclure, ou plutôt de présupposer, d’une
manière encore plus aventureuse, que le foyer artistique
dont dérivait notre tympan étampois était
nécessairement celui de Fleury. En effet la date de notre
tympan n’est pas fixée, et surtout, il n’existe aucun lien
établi entre l’église de Saint-Basile et le monastère
de Saint-Benoît-sur-Loire, qui ne possédait dans
le secteur que Saint-Pierre d’Étampes, le Petit-Saint-Mars
et le Plessis-Saint-Benoît. Et qu’en est-il des liens hypothétiques
qu’il importerait également d’établir entre l’abbaye
de Saint-Benoît-sur-Loire et l’église orléanaise
de Sainte-Croix? L’auteur
ne paraît pas s’en être soucié.
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4.
Deux erreurs de lecture: la Bête à sept têtes
en perd trois
L’auteur a découvert en Cappadoce
— c’est l’un de ses nombreux mérites — un jugement denier
difficile à dater mettant en scène, à côté
d’une Pesée des âmes, un dragon à trois têtes
chevauché par un démon et avalant des morts. Son article
en donne un croquis que je ne reproduis pas ici par respect du droit
d’auteur et aussi par qu’il est complètement hors sujet. On
se contentera donc ici de la Bête d’Étampes, qui nous
suffit bien.
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Lorsque j’ai rencontré cette éminente spécialiste
en mars 2003 pour lui signaler ce que j’avais trouvé, et
essayer de susciter son intérêt après avoir feuilleté
ce qu’elle avait déjà publié sans rien y
trouver sur Étampes, je lui ai parlé de cette œuvre
cappadocienne, dont elle avait déjà publié
un croquis. Elle m’avait alors indiqué avoir précisément
sous presse une publication où elle évoquait déjà
en note qu’il existait à Étampes une créature
du même genre.
Elle nous reparle ici
de ce Jugement d’Yilanki Kilise (p.70), alléguant par ailleurs
l’épopée byzantine de Digénis Akritas dont
le héros tue un dragon à trois têtes crachant
le feu. On est malheureusement un peu loin du sujet et on ne voit pas
nettement ce que vient faire ici le folklore byzantin. Quelle est la raison de ce détour, qui étonne
chez une personne aussi qualifiée, qui précisément
me reproche, et combien injustement, de voir trop de prétendu
byzantin dans les zones abîmées, et de tout tirer vers Byzance?
C’est apparemment l’occasion
de signaler au passage aux Étampois (en note de bas de page) qu’il
existe une autre édition de Digénis Akritas que celle qu’en
a donnée notre éminent compatriote, également byzantiniste,
M. Paolo Odorico. J’en profite pour leur signaler que celle de Paolo Odorico est plus abordable au commun
des mortels, tandis que les éditions Brépols ne publient
guère que des ouvrages que leur coût exorbitant réserve
à jamais aux gens fortunés et à l’heureuse caste
des sorbonnagres.
Mais
passons: il aurait été plus judicieux d’approfondir
la recherche du côté occidental, comme je l’avais
suggéré en publiant notamment un parallèle
particulièrement net de cette scène qui se trouve dans
le Beatus de Saint-Sever.
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Les traces de la cinquième
gueule de la Bête dont sortent les jambes du corps de gauche.
En haut le point d’attache de cette gueule.
Il est surtout bien regrettable que quatre ans de réflexion
et d’observation n’aient pas encore permis à l’auteur, de remarquer
que notre Bête étampoise n’a pas quatre têtes
dont une “tête caudale”, mais au moins cinq
de manière absolument certaine, sinon, beaucoup plus probablement,
sept. La cinquième, qui a d’abord été remarquée
par Philippe Legendre-Kvater, artiste étampois bien connu,
a été cassée à date ancienne, mais les
points d’attache de sa gueule sont encore nettement visibles, même
sur la photographie donnée page 69, entre les deux morts allongés
sous la bête. On la voit parfaitement sur la photo ci-dessus
(en bas au centre); encore une fois l’auteur n’a pas
daigné me lire sérieusement, ni observer la restitution
ingénieuse de Philippe, qui s’impose pourtant absolument. Ou
bien s’agit-il d’un poisson rouge?
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Les sixième et septième gueules,
jadis proéminentes et tronçonnées à
la fin du Moyen Age (en haut à droite)
La
sixième et la septième étaient traitées
différemment (probablement pour la raison que j’ai suggérée,
tirée de l’Apocalypse de saint Jean, où le
sort de deux têtes est réservé pour l’avenir),
au dessus de la Bête. Elles étaient proéminentes,
et ont été tronçonnées pour cette raison
à une date ancienne, probablement lorsqu’on a décidé,
vers la fin du Moyen Age, de recouvrir toute cette voussure d’une
gangue de plâtre qui l’a préservée jusqu’au milieu
du XIXe siècle.
Cette double erreur
de lecture a empêché l’auteur de chercher les bons parallèles
où il le fallait, à savoir dans la direction que
nous avions indiquée, celle des Beatus.
Il s’agit d’une tradition iconographique inaugurée au Xe
siècle par différentes copies d’un commentaire de l’Apocalypse
par Beatus de Liébana. On retrouve dans plusieurs copies
de ce commentaire notre bête à sept têtes au-dessus
de la prison éternelle du géant enchaîné
comme nous le verrons un peu plus loin.
5.
Une solution intéressante imprudemment généralisée:
le griffon disparaît
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J’ai commencé par reconnaître une de mes erreurs
corrigée par l’auteur, qui a identifié, sous les ressuscités qui
sont à droite de ceux que rend la Mer, des palmettes-pieuvres
(scène 4a), ainsi qu’à l’extrême
droite. Je ne suis pas sûr qu’il ait pourtant raison d’en voir
ensuite partout dans la partie droite du portail, la plus abîmée,
dont il n’a pris apparemment des photographies que trop tard, sans avoir
jugé nécessaire de consulter les miennes, prises alors que
le Portail était moins abîmé.
Au lecteur de juger si
là où j’ai proposé de reconnaître un
griffon (ci-contre), il est possible de reconnaître les
fougères singulièrement contournées
qu’elle suggère de son côté (scène 4b). L’auteur de plus n’explique
pas la position singulière du personnage incliné
à quarante-cinq degrés. Il jaillit ainsi selon moi de
la gueule d’un lion qui est à gauche, méconnaissable du fait
d’une cassure ancienne. On ne voit plus guère que sa silhouette
générale et trois de ses pattes, dont les deux avant assez
nettement, avec le pli de sa cuisse avant droit encore assez bien dessiné.
Il est probable qu’il était
assez proéminent et que l’essentiel de sa masse a dû se détacher sous l’effet du gel à une date ancienne,
sans doute même antérieure à la mise sous plâtre
de toute cette voussure (elle-même antérieure à 1562).
Il recrache un tronc humain incliné, comme dans les scènes
parallèles du temps (dont j’ai donné une liste précise).
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A côté de lui le griffon, mieux conservé
(du moins en 2002) régurgite sa jambe gauche. Rappelons que le
lion, roi des animaux terrestres, symbolise la Terre elle-même,
et que le griffon, seigneur des animaux célestes, et lui-même
considéré comme un oiseau, représente le Ciel.
Avec la Mer et l’Enfer, ce sont ainsi tous les quatre secteurs du cosmos
qui sont sommés par Dieu de collaborer à la Résurrection
de la Chair, à l’appel de la trompette céleste.
Le personnage
en question, comme je viens de le rappeler, est dans une position inclinée
singulière, à quarante-cinq degrés,
difficile voire impossible à concilier avec celle de quelqu’un
qui se dresse au milieu de fougères. Pour tenter de
rendre compte de cette difficulté, et me répondre sans me
citer, l’auteur publie la
photographie d’une enluminure carolingienne où treize personnes
se dressent hors de leurs tombeaux à l’appel de la trompette céleste,
certaines en position d’orant. Il a beau nous dire que ces ressuscités
s’y redressent hors de leurs tombeaux, nous n’en voyons
pas un seul dont la colonne vertébrale ne soit en position verticale,
de sorte qu’on ne voit pas l’intérêt pour notre propos de ce prétendu
parallèle, qui tombe à plat.
Il est de
plus fort dommage qu’il ne soit présenté
au lecteur, pour cette scène du personnage incliné, qu’une photo prise alors que la scène
est déjà partiellement détruite par l’explosion
des croûtes formée par la pollution automobile (p.71).
J’en avais donné en 2004 une photo
bien meilleure (n°6, p. 59). Pourquoi l’auteur ne m’en a-t-il pas demandé
une meilleure photographie, que je lui aurais volontiers communiquée,
et qui lui aurait permis d’améliorer son croquis, c’est ce
que je ne puis comprendre. J’en donne donc une autre ci-dessous,
qu’il me paraît bien difficile de concilier avec le schéma
proposé p. 67.
Voici cette photographie: à
chacun de juger si on doit y reconnaître des fougères,
ou ce que j’ai cru y voir.
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Lion et griffon affrontés, ou bien fougères?
Examinez soigneusement
cette photographie. Le tronc du ressuscité incliné se prolonge, en bas à gauche par une sorte
de pointe qui lui est presque perpendiculaire et s’enfonce dans la masse
confuse qui était la tête du lion. C’est apparemment la jambe
droite de notre homme. A la place de l’autre jambe il y a clairement une
dépression qui marque vraisemblablement l’absence de la jambe gauche.
Et pour cause: le griffon vient juste de la régurgiter de son côté,
et la résurrection n’est pas terminée. En fait il est loin
d’être certain qu’il faille interpréter la position des bras
de cet homme peut-être encore inconscient comme celle d’un orant;
peut-être faut-il comprendre qu’il pend (comme sur les parallèles
que nous verrons plus bas), voire qu’il est étendu derrière
nos animaux. Il n’est pas sûr en effet que ses yeux soient ouverts.
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Restitution très approximative
du lion. On voit nettement que le tronc se prolonge en pointe à gauche,
pour indiquer qu’une de ses jambes
est encore engagée dans la gueule qui le recrache.
Voyons maintenant le
schéma de l’auteur,
comparé à la restitution du griffon et du griffon que je
propose. On notera que son schéma supprime
entre autres, ou raccourcit considérablement la patte
allongée du griffon qui le gêne; divise arbitrairement
en deux parties notre genou recraché (pourtant nettement dessiné et bien conservé);
supprime purement et simplement la patte avant gauche du lion; arrondit
le pli de sa cuisse avant droit droit pour en faire une crosse de fougère;
lit un creux évident comme un prétendu relief pour terminer
articiellement cette crosse imaginaire; efface le début de la jambe
droite du tronc recraché; supprime la dépression en bas du
tronc; et aménage enfin entre les
deux fougères supposées de droite, en bas, un espace favorable à son interprétation mais
qui n’existe pas en réalité
(hormis une faille entre les deux dalles, que des siècles de corrosion
ont un peu élargi, sans pourtant masquer le fait que l’intention
du sculpteur était en bas de les faire se rejoindre par un décrochement
très bien conservé en 2003).
A titre de parallèle,
voici par exemple, à gauche ci-dessous, un couple de lion
et griffon sur un manuscrit grec du XIe siècle conservé
à la BNF, où comme d’habitude le lion recrache un tronc
incliné, et le griffon un pied. Je donne plus bas le griffon
et le lion de Torcello, déjà reproduits dans mon article
de 2004.
Lion et griffon régurgitant
tronc et pied (BNF, manuscrit grec n°74, XIe s.)
Scène
traditionnelle de Griffon et Lion anthropophages affrontés
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Extrait du croquis de Mme Thierry
Le Griffon que je suggère
Griffons italiens monumentaux (XIe siècle)
Saint-Basile d’Étampes
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Enfin et surtout peut-être,
sur le tympan jumeau disparu de Sainte-Croix d’Orléans, on pouvait
bien voir dans le même secteur un griffon régurgitant un
mort, non plus cette fois affronté à un lion, mais adossé
à un serpent, comme le montre, ci-contre, la gravure de 1660. L’auteur se garde
bien de mentionner ce fait défavorable à sa théorie
des fougères. Il s’est du reste préventivement débarrassé
du tympan d’Orléans en relevant d’une part que “le graveur ne semble pas avoir identifié tous les sujets”
(p.61), et en affirmant par ailleurs que “les vocabulaires
(...) iconographiques” de ces deux portails “ne sont pas superposables”
(ibid.), ce qui doit constituer une locution technique, que je
n’ai pas comprise.
L’auteur a bien de la chance de mieux savoir que notre graveur
ce que représentait le tympan disparu d’Orléans. Ce graveur
a représenté un griffon adossé à un serpent,
là où il aurait dû selon notre auteur reconnaître
un dragon cappadocien augmenté de la prétendue
tête caudale étampoise.
Il est bien regrettable d’une manière
générale qu’une étude dont le propos affiché
est d’étudier “le contexte local” de notre tympan ait fait l’impasse d’une manière aussi
totale sur la comparaison des programmes du tympan d’Étampes et
de celui d’Orléans.
Le roi Robert le Pieux, dont Étampes était l’une
des résidences favorites, détenait précisément, d’après
son biographe Helgaud, un authentique œuf de griffon. Il le conservait
dans un vase d’argent, sur lequel “il faisait prêter serment de fidélité aux
gens moins puissants, et à ceux des campagnes”. Il faut donc croire que bien des Étampois
ont prêté serment sur cet œuf de griffon,
et que je ne suis pas le premier d’entre eux à voir des griffons partout, ni non plus
notre graveur de 1660.
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Griffon et serpent adossés d’Orléans
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6.
Une de mes prudentes hypothèses reprise sans discernement:
l’Antéchrist
J’avais suggéré que le petit
personnage présent devant le géant enchaîné
pouvait représenter l’Antéchrist, comme dans une
certaine tradition iconographique byzantine représentée
déjà au Xe siècle sur l’icône d’ivoire
de Londres.
L’auteur reprend cette hypothèse
à son compte (naturellement sans me citer,
on l’aura deviné, en alléguant pourtant à ma suite
un texte de peu antérieur, la Vie de l’Antéchrist),
mais sans les nuances que j’y avais mises,
en alléguant de plus (p.76) un parallèle que j’avais
pour ma part écarté comme trop tardif, celui du
Hortus deliciarum, ou Jardin des Délices
qui ne date que du milieu du XIIIe siècle, deux siècles
après notre œuvre, et où on relève des influences
diverses, dont très certainement des carnets de croquis d’origine
byzantine (on sait qu’une princesse byzantine se trouvait dans le monastère
où fut composé cet admirable manuscrit malheureusement
détruit lors de la dernière guerre).
Le problème est que cette scène apparaît en
Alsace tardivement dans un contexte qui n’a absolument rien à
voir avec le Jugement dernier, et où l’on ne voit ni Pesée
des âmes ni dragon, ni rien qui rappelle la thématique
de notre tympan de près ou de loin.
De fait, dans le cas du
Jardin des Délices, on a évidemment
la contamination, attestée seulement tardivement, deux
siècles au moins après notre tympan, de deux scènes
originellement distinctes, l’une étant celle du Géant
enchaîné dans un espace clos et oblong, l’autre étant
celle de l’Enfer sur son trône, trône dont les têtes
décoratives sont autant de montres avaleurs de damnés.
Rien n’indique que ces
deux scènes, jamais confondues ailleurs, aient jamais été
censées représenter la même chose à
date ancienne: autant il est clair que le Géant enchaîné
représente une scène postérieure au Jugement
dernier, autant est-il probable que l’Enfer sur son trône
représentait originellement l’Enfer provisoire, celui d’avant
le Christ et le Jugement, qui doit rendre ses morts à la fin
des temps et dont ont déjà été tirés
certains saints de l’Ancien Testament par le Christ ressuscité.
Au reste il n’est pas si certain que ce soit l’Antéchrist qui soit
figuré sur les genoux des Hadès les plus anciens. Aussi bien,
dans une tradition alternative attestée tardivement s’agit-il de
Judas.
Quoi qu’il en soit, là
encore le mérite d’avoir dégagé cette problématique
à partir d’une scène difficile que personne n’avait
jamais étudiée, ni encore moins comprise, m’est encore
une fois indélicatement dénié par notre éminente
contributrice. Mais le plus regrettable est la mauvaise utilisation qu’elle
fait de cette trouvaille.
Et en effet, c’est le seul parallèle peu convaincant
et beaucoup trop tardif de l’Hortus deliciarum qui est allégué
pour appuyer cette hypothèse, tandis que celui des Beatus
est passé sous silence, alors qu’il est beaucoup plus convaincant,
mais moins favorable à l’hypothèse de l’Antéchrist,
comme nous allons maintenant le voir.
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Géant enchaîné de l’Hortus Deliciarum
Géant enchaîné de
Saint-Basile |
7. Des recherches trop peu approfondies: les
menottes du Géant
On aurait été
en droit d’attendre de l’auteur plus de soin dans l’examen de scènes qu’il
nous dit avoir photographiées et fait photographier par un
nombre apparemment considérable de gens très qualifiés
(l’énumération
impressionnante de toutes les personnalités qu’il remercie aurait gagné par endroit
à être remplacée par celles de ses emprunts à
mon travail).
Au lieu de cela il a négligé
de relever quelque chose chez notre géant qui renouvelle la
question et confirme nettement la piste que j’avais proposée,
à savoir celle des Beatus.
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Dépression rectangulaire laissée
par la disparition des menottes du Géant d’Étampes
Notre géant n’a plus de bras. Ils sont cassés.
Les moignons qui subsistent donnent à penser que les coudes
étaient pliés et que les bras étaient proéminents.
Il subsiste par ailleurs à cet endroit une dépression
de forme rectangulaire et horizontale, la tête conservé
de l’Antéchrist (ou du simple damné) étant par ailleurs
très aplatie. Comment cela se fait-il?
Les Beatus, et
spécialement celui dont j’ai publié une image
en 2004, le Beatus de Saint Sever (milieu du XIe siècle)
et surtout celui de Morgan (milieu du Xe siècle), nous donnent
la réponse: le géant qu’on trouve à côté
de la bête à sept têtes était menotté.
On notera que le Beatus de Saint Sever, comparé
à celui de Fernand Ier, présente deux signes d’ancienneté
simultanés qui le rapproche du Tympan d’Étampes: la présence
des menottes d’une part, et de l’autre le dessin très caractéristique
de l’enceinte à laquelle est liée le Géant.
On remarquera ci-dessus,
en bas à droite, un géant noir menotté au milieu
d’autres damnés de plus petites tailles. Comme cette image
n’est pas très lisible, je donne ci-dessous deux autres versions
du siècle suivant de la même scène, où l’on
remarquera surtout à gauche le Géant bleu menotté
du Beatus de Saint-Sever, dans un espace clos circonscrit exactement
comme sur notre tympan étampois.
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Beatus de Morgan (vers 940-945): Geant menotté
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Beatus de Saint-Sever (vers
1060): Géant menotté
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Étampes
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Beatus de Fernand Ier (vers
1047): Le Géant est autrement entravé
mais l’intégralité de la Bête
à sept têtes est conservée
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Les deux poignets du Géant d’Étampes,
comme celui du Beatus de saint-Sever, étaient donc bien
apparemment pris dans une planche ou barre rectangulaire, type de
fers ou menottes bien attesté dans l’iconographie du XIe siècle,
notamment dans des scènes de martyres, comme ci-dessous,
sur l’autel portatif d’Agbinghop, de la fin du XIe siècle.
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Décoration en cuivre doré de l’autel
portatif d’Agbinghop (vers 1100)
Les deux poignets du Géant d’Étampes,
comme celui du Beatus de saint-Sever, étaient donc bien
apparemment pris dans une planche ou barre rectangulaire, type de
fers ou menottes bien attesté dans l’iconographie du XIe siècle,
notamment dans des scènes de martyres, comme ci-dessous,
sur l’autel portatif d’Agbinghop, de la fin du XIe siècle.
Voilà qui nous éloigne encore
davantage de notre Jardin des Délices, de son trône
infernal et de son Antéchrist, et confirme à quel
point était fondée la prudence avec laquelle j’avais
avancé l’hypothèse suivant laquelle le petit bonhomme
qu’on voit devant le géant pourrait bien être l’Antéchrist.
Ce n’est qu’une possibilité, même si elle est bien
séduisante.
A mon sens la présence de l’Antéchrit n’est
ici que possible, comme d’ailleurs plus haut, où l’auteur ne veut voir que des damnés quelconques (de par sa théorie
de la bipartition entre élus à la gauche de Dieu et damnés
à sa droite, et donc d’une prétendue erreur du maître
d’œuvre). L’un est le seul à se relever après
avoir été recraché par la bête, et l’autre apparaît
juste à côté entre les mains du démon qui le
manipule. Or l’Antéchrist réapparaît bien ainsi figuré
à l’extrême fin du Moyen Age, manipulé par le Démon
qui lui donne un semblant de vie pour
favoriser son culte blasphématoire, dans une
iconographie dont il faudrait rechercher les chaînons intermédiaires,
où il n’a pas été forcément reconnu. La recherche
reste ouverte, et il faut encore se garder des affirmations trop péremptoires.
Aussi bien notre petit personnage représente-t-il
peut-être seulement, dans l’esprit du sculpteur, un damné quelconque, et
n’est-il ici présent que pour mettre en valeur la taille
du géant: car dans les Beatus où il
apparaît il est entouré d’un grand nombre de damnés,
dont il se distingue non seulement par sa taille et ses mettotes,
mais aussi par la couleur. Il faut donc bien conserver la prudence
avec laquelle j’avais proposé cette identification, et dont l’auteur s’est écarté à ses risques et périls.
En revanche la légende donnée
par Gauzlin à la scène correspondante qui apparaissait sur
la peinture de Fleury est d’un grand intérêt, puisqu’elle
nous permet de savoir qu’à Fleury au moins on identifiait apparemment
notre Géant au Tartare (encore qu’il ne faille pas presser
le sens de ce mot, choisi en partie pour des raisons de métrique).
On identifiait également à Fleury
l’enceinte où est confiné notre géant à une
caverne: le Tartare, enchaîné
à la caverne de sa prison qui vomit des flammes. Cette description
converge merveilleusement avec ce que nous voyons dans le Beatus
de Saint-Sever (ci-contre à gauche), où l’enceinte en question,
configurée comme celle d’Étampes (ci-contre à droite),
est évidemment une cavité souterraine.
L’auteur
n’a pas jugé bon de creuser de ce côté-là, qui
n’allait pas vers Fleury. Au moins a-t-il eu le bon sens de s’approprier
ici encore mon interprétation de la scène, et de renvoyer
ici encore à ma suite aux trois premiers versets du chapitre XX de
l’Apocalypse.
Quoi qu’il en soit, encore une fois,
on voit mal sur quelle base sérieuse notre Tympan pourrait
être rattaché à un foyer situé spécialement
à Fleury: il utilise une iconographie diffusée dans toute
l’Europe dès le Xe siècle au moins, date du Beatus
de Morgan où le Géant menotté côtoie déjà
la Bête à sept têtes, placée au-dessus du
secteur où il est enchaîné. L’abbaye de Saint-Sever
était pour sa part d’obédience clunisienne.
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Saint-Sever
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Saint-Basile
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8. Des recherches trop peu approfondies: le fleuve
de feu
Par ailleurs, l’auteur
ne s’est pas intéressé aux parallèles
à ce Jugement étampois dont j’avais signalé l’existence, et notamment celui de l’icône byzantine d’ivoire
qui est actuellement conservée au Albert and Victoria Museum
de Londres. On y retrouve le même fleuve de feu à
droite, traité d’une manière étonnamment analogue,
et venant lécher comme à Étampes les compartiments
où se trouvent les différents ressuscités en
attente de leur jugement. L’examen de ce parallèle l’aurait
probablement détourné de l’hypothèse très
mal documentée qu’il nous propose de son côté:
on aurait là un fleuve de vie, voire un arc-en-ciel,
hypothèses assez gratuites, sans parallèle iconographique
aussi ancien.
Elle repose aussi sur l’idée a
priori qu’on aurait à gauche les damnés et à
droite les élus, ce qui constitue une aberration iconographique
qui place les élus à la gauche de Dieu. L’auteur l’explique par une hypothèse qu’il
reprend, naturellement sans le dire, au comte de Saint-Périer,
celle d’une inversion maladroite des cartons (p. 68). Voilà qui
me rassure: il n’est pas que moi qui n’ait pas compris le tympan de Saint-Basile
d’Étampes: déjà le maître d’œuvre qui l’a réalisé
le comprenait moins bien que ne le fait Mme Thierry: il a tout fait à
l’envers, le diable! Et le parlons pas de la maladresse
du sculpteur (p.69). Encore un mauvais point pour les Étampois.
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Icône byzantine de Londres (Xe siècle), olù le
fleuve de feu vient lécher trois compartiments, comme à Étampes
(le 2e dédoublé)
Ces hypothèses sont d’autant plus invraisemblables
que le même fleuve se retrouve sur la mosaïque de Torcello
au même endroit qu’à Étampes et à Londres,
à cette seule différence près qu’à
Torcello les scènes sous-jacentes sont traitées clairement,
comme dans la tradition postérieure byzantine postérieure,
non plus comme des scènes de résurrection, mais des
scènes de châtiments infernaux (avec cette trace évidente
de détournement: le scène de rassemblement des membres
épars, attestée depuis le IIIe siècle à
Doura-Europos, est désormais incompréhensible dans
ce nouveau contexte). Qu’on en juge, ci-dessous et ci-dessus:
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Mosaïque de Torcello où on a aussi trois
compartiments (répartis en deux registres)
Sur le Tympan
d’Étampes notre fleuve lèche une série de scènes
de résurrection. Dans la tradition byzantine postérieure,
après avoir parcouru tout le cosmos où se déroulent
notamment des scènes de résurrection, il continuera à
se déverser en bas à droite, où seront confinées
des scènes de l’Enfer définitif, vis à vis des scènes du paradis, en bas à
gauche. Certaines de ces scènes de supplices
sont évidemment des scènes originelles de résurrection
réinterprétées, comme les amas de membres ou de crânes,
et les personnages émergeant de l’eau.
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Segment gauche du fleuve de feu. Je donne
ici une photo qui montre l’état de dégradation vers
2004. Aujourd’hui, c’est bien pire encore
Nouvel argument en
faveur d’une datation haute pour Étampes, probablement fin
du Xe siècle. A Orléans du reste
on n’a clairement que des scènes de résurrection de part
et d’autre de la Pesée.
Conclusions
Il est temps de
conclure: nous ne pouvons ici tout dire, et je réserve
pour une prochaine publication un nouveau dossier sur ce monument remarquable
de l’art du la fin du Xe siècle, comme je le crois, ou bien,
si l’auteur a raison, de la deuxième
moitié du XIe.
Outre les réserves que nous avons
exprimées, on a passé sur quelques autres menues erreurs
(la carte de la page 63 ne manifeste pas l’importance croissante d’Étampes
dans l’administration des premiers capétiens, mais au contraire son
déclin relatif), affirmations aventurées (la figure à
l’extrême gauche, ci-contre à droite, serait une figure féminine avec une ceinture perlée tenant un fruit),
voire complètement hors-sujet (ainsi l’idée théologique
de prédestination). Il faut regretter enfin dans cet article
les nombreuses redites auxquelles a conduit l’auteur son parti pris
de mépriser tout ce qui avait déjà été
écrit sur le sujet.
On retiendra néanmoins de cette contribution,
outre les corrections qu’elle a si élégamment données
à deux de mes lectures clairement erronées, outre
surtout la nouvelle pièce qu’elle a apportée au dossier
(dont il ne faut minimiser l’importance après qu’elle l’a exagérée),
l’intérêt que mérite décidément
cette pièce unique que plus rien ne paraît désormais
devoir sauver de la disparition totale.
Au reste, il faut espérer que
le débat qui s’ouvre se poursuivra désormais avec plus
de fair-play.
Bernard Gineste, 18-25 mars 2007
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