L’Antéchrist manipulé par le Démon
une représentation extrêmement
rare
Dans une étude publiée en 2004, j’avais suggéré
que sur le tympan de Saint-Basile d’Étampes présentait
probablement, à gauche de la Bête à sept têtes,
dont parle l’Apocalypse, l’Antéchrist.
Le Livre de l’Apocalypse prédit
qu’à la fin des temps apparaîtront deux «bêtes».
La première aura «sept têtes» qui sont autant
de personnages mystérieux. L’une de ces «têtes»
après avoir été frappée du glaive ressuscitera.
C’est l’Antéchrist. Viendra ensuite une «deuxième bête».
Elle aura «deux cornes comme un agneau» mais parlera «comme
un dragon». Elle fabriquera une image de l’Antéchrist,
et l’animera, de manière à la faire parler et à
égarer les hommes.
Précisément, sur
le tympan de Saint-Basile d’Étampes nous voyons une bête
à sept têtes dont les têtes recrachent des personnages
inanimés, dont un seul se relève (Il est actuellement
cassé en grande partie, mais il n’y a aucun doute sur le fait
qu’il se relève). A gauche le même personnage, inerte, les
bras ballants, est entre les mains d’un démon qui porte deux cornes.
|
|
C’est pourquoi
j’avais suggéré qu’il s’agissait probablement de l’Antéchrist,
manipulé par la deuxième bête. Une certaine
Madame Thierry, qui a publié à son tour un article sur
le sujet, a cru devoir rejeter cette hypothèse, sans même
daigner la mentionner: elle veut n’y voir pour sa part qu’un damné
quelconque, tourmenté par un démon quelconque. Il faut
reconnaître que cette représentation de l’Antéchrist
manipulé est extrêmement rare, et que je n’en avais
pas encore trouvé d’autre exemple avant la fin du Moyen Age (ci-contre
à droite). Je soupçonnais seulement que cette tradition
iconographique des plus rares devait presque certainement être attestée
ailleurs, mais qu’elle n’avait pas encore été identifiée.
Les faits semblent me donner raison,
car on trouve le même Antéchrist au moins sur la fresque
murale du vestibule de la façade du vestibule de l’église
San Pietro al Monte, à Civate. Cette fresque est du troisième
quart du XIe siècle d’après les spécialistes. A Étampes comme à Civate, nous voyons se faire
manipuler comme une marionnette un personnage énigmatique, juste
à côté de la Bête à sept têtes.
CQFD. On admirera au passage la beauté de cette fresque.
Voici la scène
étampoise. On rappelle que trois des septs têtes de la Bête
sont cassées (deux en haut jadis proéminente, une en bas,
enserrant encore les pieds de l’homme qui git à gauche).
|
|
Voici la scène de l’église San Pietro. A
gauche de la Bête à sept têtes, un mystérieux
personnage brandit vers elle un enfant-marionnette, lui même tourné,
en position d’adorateur, vers ce Dragon. Ce sont
des damnés. Celui qui brandit l’Enfant a sur le bras droit de mystérieuses
marques, comme en porteront selon l’Apocalypse tous les adorateurs
de l’Antéchrist et du Dragon.
|
|
Le personnage qui manipule l’Antéchrist n’est pas ici un diable cornu, comme à Étampes,
cette métaphore-là de l’Apocalypse n’étant
pas prise au pied de la lettre. C’est une autre donnée de l’Apocalypse
qui est prise ici en compte et au pied de la lettre: il porte, comme
tous les adorateurs de l’Antéchrist, a des marques sur
le bras droit (Apocalypse XIII, 16).
Discussion
sur la fresque de Civate
On m’objectera sans doute que je tire ce détail
de la fresque de Civate et que je l’interprète en dehors de
son contexte. En effet on considère généralement
cette fresque comme une illustration du seul chapitre XII de l’Apocalypse.
A gauche la mystérieuse Femme accouche d’un Enfant que le Dragon
veut dévorer aussitôt qu’il sera né. Mais les Anges
le combattent et l’Enfant est transporté au Ciel.
Voici la scène
de l’église San Pietro. On considère généralement
que les deux Enfants représentent le même personnage et
qu’il faut voir en bas l’Enfant que le Dragon veut dévorer aussitôt né (Apocalypse
XII, 3), tandis qu’en haut on le voit emporté au ciel auprès
du trône de Dieu (XII,5). C’est la thèse que soutient encore
par exemple en 2001 une étudiante en histoire de l’art de l’université
de Tel-Aviv, qui en a fait le sujet de sa thèse, et qui pourtant
paraît se tromper sur ce point.
Il faut
en effet observer que nous paraissons ici en présence de deux
Enfants différents. L’un est brandi vers Dieu: il a un vrai visage
d’enfant; il n’a pas d’auréole apparemment.
L’autre est brandi vers le Dragon: son visage n’est pas celui d’un enfant;
en tout cas son visage est délibérément différent
de celui de l’enfant céleste. Comment l’expliquer s’il s’agissait
du même personnage? Pourquoi là-haut l’artiste représente-t-il
un enfant parfaitement proportionné, et ici bas une marionnette
délibérément disproportionnée, brandie par
un personnage mystérieux?
Il faut ensuite considérer que la
personne qui brandit le premier Enfant vers Dieu porte une auréole,
tandis que celle qui brandit le deuxième vers le Dragon n’est
pas une sage-femme ni quelque saint personnage clairement identifiable:
c’est un homme, sans auréole.
D’autant que cet homme mystérieux
porte sur le bras droit de mystérieuses marques, qui ne peuvent
être qu’une nouvelle référence à l’Apocalypse,
et précisément au chapitre suivant, XIII. Nous sommes ici
en présence d’un personnage,
qui établit sur terre le culte de l’Antéchrist, en l’honneur
de qui tous se feront marquer, soit le front, ou sur la main droite
(XIII, 16). Nos deux personnages ont d’ailleurs les yeux tournés vers la Bête à
sept têtes, et l’Antéchrist ou Antichrist-marionnette adopte,
ce faisant, la posture d’un adorateur: Ils adorèrent le
Dragon parce qu’il avait remis le pouvoir à la Bête, et ils
adorèrent la Bête (Apocalypse XIII, 4).
On peut même
préciser la nature des marques portées par le personnage
énigmatique qui brandit l’Antéchrist. Voyez ci-contre.
Il s’agit d’une série de trois lettres hébraïques,
dont la troisième, portée sur la main elle-même,
est actuellement effacée: mais les deux premières sont parfaitement
lisibles et la troisième leur était certainement identique.
Trois fois la lettre VAV, dont la valeur numérique était
de 6. L’artiste a donc essayé maladroitement d’écrire
666 en hébreu, qui est le chiffre de la deuxième Bête
selon Apocalypse XIII, 17-18: Nul ne pourra rien acheter
ni vendre s’il n’est marqué au chiffre de la Bête, ou au
chiffre de son nom. C’est ici qu’il faut de la finesse! Que l’homme doué
d’esprit calcule le chiffre de la Bête, c’est un chiffre d’homme:
son chiffre c’est 666. On lit sur la main droite de notre homme:
||ו||ו||ו|| ce qui signifie dans l’esprit de l’artiste ||6||6||6||
|
|
Ainsi
donc la fresque de Civate ne représente pas le seul chapitre
XII de l’Apocalypse mais l’ensemble des chapitres XII et XIII.
L’Enfant mis au monde par la Femme et pourchassé par le Dragon a été
ravi au ciel (chapitre XII). Mais ici-bas la lutte n’est pas finie,
et le Dragon suscite l’Antéchrist, qui parodie le christianisme
pour égarer l’humanité (chapitre XIII). Le Dragon n’a
pas réussi à s’emparer de l’Enfant, qui a été
ravi au ciel; il suscite donc, par l’instrument de la Deuxième Bête,
l’apparition d’un imposteur qui se fait passer pour cet enfant: c’est l’Antéchrist
ou Antichrist, selon les deux traductions latines qui ont été
faites du grec: celui qui précèdera le Christ, ou bien celui
qui est son principal adversaire.
Dans l’hypothèse
interprétative bien séduisante défendue par Mme Meiri-Dann, la femme ne représenterait
pas ici la Vierge, mais l’Église, et l’Enfant transporté auprès
de Dieu, qui de fait ne porte pas de nimbe crucifère, non pas le
Christ, mais l’âme du pieux fidèle de la sainte Église
de Dieu.Quant au second Enfant, bien différent, qui adore la Bête,
il peut être interpété comme émanant lui aussi
à sa manière de l’Église. Cela expliquerait bien d’ailleurs
sa position étrange, qui semble bien lui aussi le faire jaillir de
l’Église. Certaines traditions disent de fait que l’Antéchrit
sortira de l’Église, en accord avec ces verset de la Première
Lettre de Jean (II,18-19): Vous avez entendu dire que l’Antéchrist doit venir;
et déjà, maintenant, beaucoup d’antéchrists sont survenus…
Ils sont sortis de chez nous, mais ils n’étaient pas des nôtres;
s’ils avaient été des nôtres, ils seraient restés
avec nous. Plusieurs scénarios prospectifs
ont été imaginés par différents Pères
de l’Église en combinant les données éparses et énigmatiques
des Écritures.
|
|
Mais
il semble que nous soyons à Civate plus en présence d’une
allégorie mystique que d’un tel scénario prospectif. Tout
paraît s’y expliquer dans le cadre d’une tradition interprétative
inaugurée par saint Augustin d’Hippone (mort en 430), notamment dans
son Commentaire de la Première lettre de Jean. L’influence
de cet auteur a été considérable en Occident tout
au long du Moyen. Pour Augustin, c’est chacun des fidèles qui est
un Antichrist potentiel, dans la mesure où sa vie ne suit
pas l’enseignement du Christ. Ainsi nous avons, représentées
sur la fresque de Civate, les deux possibilités qui s’offrent l’âme
du chrétien: soit l’ascension auprès de Dieu, soit l’égarement
dans le culte de l’Antichrist, et donc en définitive de la Bête.
Il n’est pas sûr qu’à Étampes
on vole aussi haut en matière de théologie mystique, quoi
qu’en définitive rien ne permette de l’exclure, car on voit mal pourquoi
ce qui paraît avéré à Civate ne serait pas possible
à Étampes. Au reste Augustin n’en croyait pas moins à
la lettre de l’Écriture et à l’avènement futur de l’Homme
de Perdition, et de même l’auteur du programme iconographique de
Civate.
Ci-contre une dichotomie analogue à celle
de Civate entre le Christ céleste et l’Antéchrist terrestre,
dans une enluminure du XIIIe siècle, où l’Antéchrist
est manipulé par un démon comme à Étampes (vers
1230, extrait d’un dessin mis en ligne et copyrighté par l’IRHT).
A mon sens ces représentations peuvent toujours revêtir
un double sens, coutumier au Moyen Age, soit “historique” (étant entendu
qu’il s’agit de l’histoire à venir de l’Antéchrist à
venir) ou “allégorique” (au sens mystique que donne saint Augustin
à la personne de l’Antichrist).
Quoi qu’il en soit, voici donc bien à
Civate un deuxième chaînon de la tradition iconographique
que j’avais soupçonnée à Étampes. L’Antéchrist
n’a pas toujours été reconnu là où il est
représenté. Il est amusant
de noter à ce sujet que ce détail du chiffre de la Bête
a échappé à l’attention de Mme Naomi Meiri-Dann,
qui a pourtant écrit en hébreu sa thèse
sur les fresques de Civate. On y trouve
bien, quoi qu’il en soit, l’Antéchrist manipulé,
devant la Bête à sept têtes de l’Apocalypse. Le
doute n’est donc plus guère permis, en ce qui concerne Étampes.
Espérons que quelque internaute nous en fera connaître de
nouveaux exemples. La chasse est ouverte, et ce n’est pas une chasse au
Dahu.
Bernard Gineste, 19 avril
2007
(édition revue et corrigée
le 5 mai 2007)
|
L’Antéchrist et le démon (vers 1230)
|
|
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Sur Saint-Basile d’Étampes
Bernard
GINESTE, «Le Jugement dernier de l’église Saint-Basile
d’Étampes», in Jacques GÉLIS (professeur émérite
d’histoire à Paris-Sorbonne) [dir.], Peintres d’Étampes,
Étampes, Association Étampes-Histoire [«Les Cahiers
d’Étampes-Histoire» 6], 2004, pp. 54-66 [18 illustrations].
Nicole THIERRY, «Le Jugement
dernier du portail de l’église Saint-Basile d’Étampes»,
in Jacques GÉLIS [dir.], Être maire à Étampes,
etc., Étampes, Association Étampes-Histoire [«Les
Cahiers d’Étampes-Histoire» 8], 2007, pp. 61-76 [18 photographies
et schémas].
Bernard GINESTE, «Une nouvelle étude sur le Tympan
de Saint-Basile d’Étampes (recension d’un article récent
de Mme Nicole Thierry)», in Corpus Étampois,
http://www.corpusetampois.com/che-21-gineste2007recension01.html,
mars 2007.
Bernard GINESTE, «Maître de Saint-Basile: L’Antéchrist
manipulé par le Démon (sculpture étampoise du
Xe ou XIe siècle)», in Corpus Étampois,
http://www.corpusetampois.com/cae-10-stbasile04antechrist.html, avril 2007.
François JOUSSET,
«Histoire de...» [page de fond sans complaisance, sur la vanité
notamment de cette controverse, quand les énergies devraient se concentrer
entre autres, sur le sauvetage de ces sculptures], in Stampae, http://www.stampae.org/,
2007.
Yves CHRISTE, in Bulletin
monumental 167 (2009), pp. 75-76.
Bernard GINESTE, «Rien de nouveau sur le tympan de Saint-Basile d’Étampes (sur une publication d’Yves
Christe)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/che-21-gineste2010recension02.html, mars 2010.
Bernard GINESTE, «Les
jugements derniers jumeaux de Saint-Basile d’Étampes et de Sainte-Croix
d’Orléans», in Art Sacré.
29. L’Architecte, les Anges et les Vieillards [21 cm sur 30; 232
p.], Orléans, Rencontre avec le Patrimoine Religieux [«Cahier» 29], 2011, pp. 56-73
[30 illustrations].
Sur la fresque de Civate
Christian BADILITA, Métamorphoses
de l’Antichrist chez les Pères de l’Église [557 p.], Beauchesne
[«Théologie historique» 116], Paris, 2005.
Naomi MEIRI-DANN
(Department of Art History, Tel Aviv University), «Ecclesiastical
Politics as Reflected in the Mural Paintings of San Pietro al Monte at
Civate» [This article is based on (her) M.A. thesis, The Mural
Paintings of San Pietro al Monte at Civate: The Iconographical Program,
submitted to Tel Aviv University (1989), under the supervision of Prof.
Nurith Kenaan-Kedar (Hebrew).], in Assaph (Sudies in Art History)
[publication du département d’histoire de l’art de l’Université
de Tel-Aviv] 6 (2001), pp. 139-160 [dont une mise en ligne sur Internet:
http://www.tau.ac.il/arts/projects/PUB/assaph-art/assaph6/articles_assaph6/meiriDan.pdf,
en ligne en 2007], spécialement p. 146.
Extrait: «The suggestion that
the child alludes here to the Christian believer is also supported
by his visual appearance. The artists working at Civate made a clear
distinction among three categories: Christ is always shown with a cruciform
halo (Fig. 4); angels and saints bear plain haloes (Fig. 5, 6); and
ordinary figures have no halo (Fig. 6). The child – both immediately
after his birth and in the angel’s arms – has no halo, and hence can
be identified as an anonymous representative of the common people. Furthermore,
his diminutive size, his nakedness and the Orant gesture, as well as
the elevation to heaven, being conventional medieval artistic elements
to characterize the soul of the believer destined for redemption, reinforce
the claim that he represents the faithful soul.»
L’auteur donne une
bibliographie des plus sérieuses qu’on consulter à la
même adresse web, http://www.tau.ac.il/arts/projects/PUB/assaph-art/assaph6/articles_assaph6/meiriDan.pdf,
pp. 156-160. Elle note p. 140 que les spécialistes s’accordent
actuellement pour dater cette fresque du troisième quart du XIe
siècle.
Toute critique, correction
ou contribution sera la bienvenue. Any criticism or contribution welcome
|