Corpus Littéraire Étampois
 
 
Victor Hugo
Sur la Tour de Guinette
Une erreur archéologique dans Notre-Dame de Paris
1831
 
 
 La gare d'Etampes en 1845
La Tour de Guinette vue par Chouppe, vers 1840
 
     Dans son roman Notre-Dame de Paris, paru en 1831, Victor Hugo a longuement décrit cette cathédrale parisienne. Il la présente longuement comme un exemple remarquable de l’art du Moyen Age, et les longs développements qu’il lui consacre, joints aux efforts d’autres auteurs romantiques, ont beaucoup fait en France pour la réhabilitation d’un patrimoine jusqu’alors méprisé.
     Mais curieusement, dans l’un de ces développements géniaux, qui ont profondément influencé la sensibilité de ses contemporains et de la postérité, jusqu’à nos jours, on ne peut que constater une curieuse distraction de l’auteur. Parlant des monuments dont la construction a duré si longtemps qu’ils combinent des parties romanes, gothiques et Renaissance, le romancier cite en exemple de cette superposition de styles le Donjon d’Étampes, c’est-à-dire la Tour de Guinette, probablement par suite d’une confusion, qui reste à expliquer.
  
   
Notre-Dame de Paris
Livre troisième, chapitre I: Notre-Dame


     [...]

     Notre-Dame de Paris n’est point du reste ce qu’on peut appeler un monument complet, défini, classé. Ce n’est plus une église romane, ce n’est pas encore une église gothique. Cet édifice n’est pas un type. Notre-Dame de Paris n’a point, comme l’abbaye de Tournus, la grave et massive carrure, la ronde et large voûte, la nudité glaciale, la majestueuse simplicité des édifices qui ont le plein cintre pour générateur. Elle n’est pas, comme la cathédrale de Bourges, le produit magnifique, léger, multiforme, touffu, hérissé, efflorescent de l’ogive. Impossible de la ranger dans cette antique famille d’églises sombres, mystérieuses, basses et comme écrasées par le plein cintre; presque égyptiennes au plafond près; toutes hiéroglyphiques, toutes sacerdotales, toutes symboliques; plus chargées dans leurs ornements de losanges et de zigzags que de fleurs, de fleurs que d’animaux, d’animaux que d’hommes; œuvre de l’architecte moins que de l’évêque; première transformation de l’art, tout empreinte de discipline théocratique et militaire, qui prend racine dans le bas-empire et s’arrête à Guillaume le Conquérant. Impossible de placer notre cathédrale dans cette autre famille d’églises hautes, aériennes, riches de vitraux et de sculptures; aiguës de formes, hardies d’attitudes; communales et bourgeoises comme symboles politiques libres, capricieuses, effrénées, comme œuvre d’art; seconde transformation de l’architecture, non plus hiéroglyphique, immuable et sacerdotale, mais artiste, progressive et populaire, qui commence au retour des croisades et finit à Louis XI. Notre-Dame de Paris n’est pas de pure race romaine comme les premières, ni de pure race arabe comme les secondes.

     C’est un édifice de la transition. L’architecte saxon achevait de dresser les premiers piliers de la nef, lorsque l’ogive qui arrivait de la croisade est venue se poser en conquérante sur ces larges chapiteaux romans qui ne devaient porter que des pleins cintres. L’ogive, maîtresse dès lors, a construit le reste de l’église. Cependant, inexpérimentée et timide à son début, elle s’évase, s’élargit, se contient, et n’ose s’élancer encore en flèches et en lancettes comme elle l’a fait plus tard dans tant de merveilleuses cathédrales. On dirait qu’elle se ressent du voisinage des lourds piliers romans.

     D’ailleurs, ces édifices de la transition du roman au gothique ne sont pas moins précieux à étudier que les types purs. Ils expriment une nuance de l’art qui serait perdue sans eux. C’est la greffe de l’ogive sur le plein cintre.

     Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété. Chaque face, chaque pierre du vénérable monument est une page non seulement de l’histoire du pays, mais encore de l’histoire de la science et de l’art. Ainsi, pour n’indiquer ici que les détails principaux, tandis que la petite Porte-Rouge atteint presque aux limites des délicatesses gothiques du quinzième siècle, les piliers de la nef, par leur volume et leur gravité, reculent jusqu’à l’abbaye carlovingienne de Saint-Germain-des-Prés. On croirait qu’il y a six siècles entre cette porte et ces piliers. Il n’est pas jusqu’aux hermétiques qui ne trouvent dans les symboles du grand portail un abrégé satisfaisant de leur science, dont l’église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie était un hiéroglyphe si complet. Ainsi, l’abbaye romane, l’église philosophale, l’art gothique, l’art saxon, le lourd pilier rond qui rappelle Grégoire VII, le symbolisme hermétique par lequel Nicolas Flamel préludait à Luther, l’unité papale, le schisme, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout est fondu, combiné, amalgamé dans Notre-Dame. Cette église centrale et génératrice est parmi les vieilles églises de Paris une sorte de chimère; elle a la tête de l’une, les membres de celle-là, la croupe de l’autre; quelque chose de toutes.

     Nous le répétons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins intéressantes pour l’artiste, pour l’antiquaire, pour l’historien. Elles font sentir à quel point l’architecture est chose primitive, en ce qu’elles démontrent, ce que démontrent aussi les vestiges cyclopéens, les pyramides d’Égypte, les gigantesques pagodes hindoues, que les plus grands produits de l’architecture sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales; plutôt l’enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de génie; le dépôt que laisse une nation; les entassements que font les siècles; le résidu des évaporations successives de la société humaine; en un mot, des espèces de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre. Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes. Le grand symbole de l’architecture, Babel, est une ruche.

     Les grands édifices, comme les grandes montagnes, sont l’ouvrage des siècles. Souvent l’art se transforme qu’ils pendent encore: pendent opera interrupta; ils se continuent paisiblement selon l’art transformé. L’art nouveau prend le monument où il le trouve, s’y incruste, se l’assimile, le développe à sa fantaisie et l’achève s’il peut. La chose s’accomplit sans trouble, sans effort, sans réaction, suivant une loi naturelle et tranquille. C’est une greffe qui survient, une sève qui circule, une végétation qui reprend. Certes, il y a matière à bien gros livres, et souvent histoire universelle de l’humanité, dans ces soudures successives de plusieurs arts à plusieurs hauteurs sur le même monument. L’homme, l’artiste, l’individu s’effacent sur ces grandes masses sans nom d’auteur; l’intelligence humaine s’y résume et s’y totalise. Le temps est l’architecte, le peuple est le maçon.

La gare d'Etampes en 1845      À n’envisager ici que l’architecture européenne chrétienne, cette sœur puînée des grandes maçonneries de l’Orient, elle apparaît aux yeux comme une immense formation divisée en trois zones bien tranchées qui se superposent: la zone romane, la zone gothique, la zone de la renaissance, que nous appellerions volontiers gréco-romaine. La couche romane, qui est la plus ancienne et la plus profonde, est occupée par le plein cintre, qui reparaît porté par la colonne grecque dans la couche moderne et supérieure de la renaissance. L’ogive est entre deux. Les édifices qui appartiennent exclusivement à l’une de ces trois couches sont parfaitement distincts, uns et complets. C’est l’abbaye de Jumièges, c’est la cathédrale de Reims, c’est Sainte-Croix d’Orléans. Mais les trois zones se mêlent et s’amalgament par les bords, comme les couleurs dans le spectre solaire. De là les monuments complexes, les édifices de nuance et de transition. L’un est roman par les pieds, gothique au milieu, gréco-romain par la tête. C’est qu’on a mis six cents ans à le bâtir. Cette variété est rare. Le donjon d’Étampes en est un échantillon. Mais les monuments de deux formations sont plus fréquents. C’est Notre-Dame de Paris, édifice ogival, qui s’enfonce par ses premiers piliers dans cette zone romane où sont plongés le portail de Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Prés. C’est la charmante salle capitulaire demi-gothique de Bocherville à laquelle la couche romane vient jusqu’à mi-corps. C’est la cathédrale de Rouen qui serait entièrement gothique si elle ne baignait pas l’extrémité de sa flèche centrale dans la zone de la renaissance.

     Du reste, toutes ces nuances, toutes ces différences n’affectent que la surface des édifices. C’est l’art qui a changé de peau. La constitution même de l’église chrétienne n’en est pas attaquée. C’est toujours la même charpente intérieure, la même disposition logique des parties. Quelle que soit l’enveloppe sculptée et brodée d’une cathédrale, on retrouve toujours dessous, au moins à l’état de germe et de rudiment, la basilique romaine. Elle se développe éternellement sur le sol selon la même loi. Ce sont imperturbablement deux nefs qui s’entrecoupent en croix, et dont l’extrémité supérieure arrondie en abside forme le chœur; ce sont toujours des bas-côtés, pour les processions intérieures, pour les chapelles, sortes de promenoirs latéraux où la nef principale se dégorge par les entrecolonnements. Cela posé, le nombre des chapelles, des portails, des clochers, des aiguilles, se modifie à l’infini, suivant la fantaisie du siècle, du peuple, de l’art. Le service du culte une fois pourvu et assuré, l’architecture fait ce que bon lui semble. Statues, vitraux, rosaces, arabesques, dentelures, chapiteaux, bas-reliefs, elle combine toutes ces imaginations selon le logarithme qui lui convient. De là la prodigieuse variété extérieure de ces édifices au fond desquels réside tant d’ordre et d’unité. Le tronc de l’arbre est immuable, la végétation est capricieuse.

[...]
Two English Translations
Deux traductions anglaises en ligne, d’une
étonnante médiocrité

The Hunchback of Notre Dame
III, 1
Unidentified Translation



The Harvard Classics Shelf of Fiction. 
1917
(wise translation).
     Not to consider here anything except the Christian architecture of Europe, that younger sister of the great masonries of the Orient, it appears to the eyes as an immense formation divided into three well-defined zones, which are superposed, the one upon the other: the Romanesque zone, the Gothic zone, the zone of the Renaissance, which we would gladly call the Greco-Roman zone. The Roman [sic, for Romanesque] layer, which is the most ancient and deepest, is occupied by the round arch, which reappears, supported by the Greek column, in the modern and upper layer of the Renaissance. The pointed arch is found between the two. The edifices which belong exclusively to any one of these three layers are perfectly distinct, uniform, and complete. There is the Abbey of Jumiéges, there is the Cathedral of Reims, there is the Sainte-Croix of Orleans. But the three zones mingle and amalgamate along the edges, like the colors in the solar spectrum. Hence, complex monuments, edifices of gradation and transition. One is Roman [sic, for Romanesque] at the base, Gothic in the middle, Greco-Roman at the top. It is because it was six hundred years in building. This variety is rare. The donjon keep of d’Etampes is a specimen of it. But monuments of two formations are more frequent. There is Notre-Dame de Paris, a pointed-arch edifice, which is imbedded by its pillars in that Roman [sic, for Romanesque] zone, in which are plunged the portal of Saint-Denis, and the nave of Saint-Germain des Prés. There is the charming, half-Gothic chapter-house of Bocherville, where the Roman [sic, for Romanesque] layer extends half way up. There is the cathedral of Rouen, which would be entirely Gothic if it did not bathe the tip of its central spire in the zone of the Renaissance.
 
     À n’envisager ici que l’architecture européenne chrétienne, cette sœur puînée des grandes maçonneries de l’Orient, elle apparaît aux yeux comme une immense formation divisée en trois zones bien tranchées qui se superposent: la zone romane, la zone gothique, la zone de la renaissance, que nous appellerions volontiers gréco-romaine. La couche romane, qui est la plus ancienne et la plus profonde, est occupée par le plein cintre, qui reparaît porté par la colonne grecque dans la couche moderne et supérieure de la renaissance. L’ogive est entre deux. Les édifices qui appartiennent exclusivement à l’une de ces trois couches sont parfaitement distincts, uns et complets. C’est l’abbaye de Jumièges, c’est la cathédrale de Reims, c’est Sainte-Croix d’Orléans. Mais les trois zones se mêlent et s’amalgament par les bords, comme les couleurs dans le spectre solaire. De là les monuments complexes, les édifices de nuance et de transition. L’un est roman par les pieds, gothique au milieu, gréco-romain par la tête. C’est qu’on a mis six cents ans à le bâtir. Cette variété est rare. Le donjon d’Étampes en est un échantillon. Mais les monuments de deux formations sont plus fréquents. C’est Notre-Dame de Paris, édifice ogival, qui s’enfonce par ses premiers piliers dans cette zone romane où sont plongés le portail de Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Prés. C’est la charmante salle capitulaire demi-gothique de Bocherville à laquelle la couche romane vient jusqu’à mi-corps. C’est la cathédrale de Rouen qui serait entièrement gothique si elle ne baignait pas l’extrémité de sa flèche centrale dans la zone de la renaissance.
 
     Reviewing here only Christo-European architecture, that younger sister of the great Masonic movements of the East, it presents the aspect of a huge formation divided into three sharply defined superincumbent zones: the Roman [sic, for Romanesque], 2 the Greek [sic for Gothic], and that of the Renaissance, which we would prefer to call the Greco-Romanesque [sic for Greco-Roman]. The Roman stratum, the oldest and the lowest of the three, is occupied by the circular arch, which reappears, supported by the Greek column, in the modern and upper stratum of the Renaissance. Between the two comes the pointed arch. The edifices which belong exclusively to one or other of these three strata are perfectly distinct, uniform, and complete in themselves. The Abbey of Jumièges is one, the Cathedral of Reims another, the Sainte-Croix of Orleans is a third. But the three zones mingle and overlap one another at the edges, like the colours of the solar spectrum; hence these complex buildings, these edifices of the gradational, transitional period. One of them will be Roman [sic, for Romanesque] as to its feet, Greek [sic for Gothic] as to its body, and Greco-Romanesque [sic for Greco-Roman] as to its head. That happens when it has taken six hundred years in the building. But that variety is rare: the castle-keep of Etampes is a specimen. Edifices of two styles are more frequent. Such is Notre Dame of Paris, a Gothic structure, rooted by its earliest pillars in that Roman [sic, for Romanesque] zone in which the portal of Saint-Denis and the nave of Saint-Germain-des-Prés are entirely sunk. Such again is the semi-Gothic Chapter Hall of Bocherville, in which the Roman layer reaches half-way up. Such is the Cathedral at Rouen, which would be wholly Gothic had not the point of its central spire reached up into the Renaissance.


Source: http://www.hylandmadrid.com/libros/fr/notre_dame/14.html (texte original), http://www.online-literature.com/victor_hugo/hunchback_notre_dame/15/ (1ère version anglaise), http://www.bartleby.com/312/0301.html (deuxième version anglaise), le tout en ligne en 2004.
 
   
BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE
 
Éditions

     Victor HUGO, Notre-Dame de Paris, 1831. 

 Autres sources

     Georges BRUNET, Victor Hugo. Ouvrage illustré de 48 planches hors-texte en phototype [104 p.], Paris, Rieder [«Maîtres des littératures» 19], 1935.

     SCÉRÉN & CNDP, «Victor Hugo dans l’Essonne», in ID., Voyages de Victor Hugo en France et à l’étranger, http://www.victorhugo.education.fr/enclasse/dep/91.htm, en ligne en 2004.

Victor Hugo dans le Corpus Étampois

     Bernard GINESTE [éd.], «Étampes dans l’œuvre de Victor Hugo», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-hugo.html, 2004.

     Bernard GINESTE [éd.], «Victor Hugo: Sur la Tour de Guinette (une erreur archéologique dans Notre-Dame de Paris, 1831)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-hugo1831donjondetampes.html, 2004.

     Bernard GINESTE [éd.], «Victor Hugo: Lettre à Léopoldine (22 août 1834)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-hugo1834leopoldine.html, 2004.

     Bernard GINESTE [éd.], «Victor Hugo: Ma main pressait ta taille frêle (poème, 1834)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-hugo1834mamainpressait.html, 2004.

     Bernard GINESTE [éd.], «Victor Hugo: Étampes entrevue de la malleposte (Journal de voyage, 1843)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-hugo1843malleposte.html, 2004.

 
     Bernard GINESTE [éd.], «Victor Hugo: Incident en gare d’Étampes (Carnet intime, 13 février 1871)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-hugo1871etampes.html, 2004.

 
Tout complément sera le bienvenu. Any supplement welcome! 
   
Explicit
 
 
Sommaire généralCatalogue généralNouveautésBeaux-ArtsBibliographieHistoireLittératureTextes latinsMoyen Age NumismatiqueProsopographieSciences et techniquesDom FleureauLéon MarquisLiensRemerciementsÉcrire au RédacteurMail to the Webmaster