Corpus Littéraire Étampois
 
 
Pierre Jabineau
Lettre au comte Malvassi
1774
 
   
Signature de Pierre Jabineau
 
     Nous rééditons ici cette lettre publiée par Paul Pinson en 1896 dans le Bulletin  de la Société historique & archéologique de Corbeil, d’Étampes et du Hurepoix, mais en la rendant à son véritable auteur, Pierre Jabineau de la Voute, avocat étampois et libertin, tandis que Pinson voulait, par une erreur un peu étrange, l’attribuer à son frère Henri, abbé dont les idées étaient toutes différentes.
     
LETTRE AU COMTE MALVASSI


A Monsieur le Comte Malvassi,
          de l’Académie royale des Sciences de Paris,
                    à Bologne.

Paris, ce 14 juin 1774.

               Monsieur le Comte,

     Je proffite du départ de M. Zanuzzi pour avoir l’honneur de répondre à celle que j’ai reçüe il a quelques mois. Je n’aurois pas pu le faire plus tôt, attendu que depuis le 6 septembre dernier, je n’ai pas quitté le lit ou la chambre. On m’a fait quatre fois l’opération de la taille, et on m’a tiré beaucoup de pierres. Heureusement je crois en être débarrassé pour toujours, mais la playe n’est pas encore fermée, et je ne sors point. Quand je me ferai peindre, je ferai mettre au bas de ma figure cette inscription italienne:  

Rittrato d’un povero diavolo, nella di cui vesica sono piu pietre
Che non sono pidocchi nella tonaca d’un Capuccino.

     Je ne vous donnerai point, Monsieur le Comte, des nouvelles de notre Cour, vous aurez sçu par les papiers publics la mort du Roi, et vous devinez facilement que cela a dû produire à la Cour bien des changements; ils ne sont encore que commencés, et on croit qu’il y en aura par la suite beaucoup d’autres, il n’y a pas encore de Ministres déplacés, mais cela viendra: Au reste notre jeune Roi commence son règne d’une manière bien propre à lui gagner le cœur de ses sujets: non seulement il a fait remise d’un impôt qu’on appelle joyeux avènement, ce qui se paye à l’arrivée des Rois au throsne (1), mais il a promis d’acquitter toutes les dettes de son ayeul. Outre cela il veut mettre beaucoup d’économie dans sa dépense, il a réformé beaucoup de chevaux et d’équipages de Saxe (sic), et il paroît ne point aimer le luxe ni la dépense. Mais ce qui fâchera beaucoup nos agréables et les demoiselles de l’Opéra, c’est que le roi montre une grande sévérité de mœurs, qu’il veut que les maris vivent en bonne intelligence avec leurs femmes, et qu’on n’affiche point, comme on fait, le libertinage et la débauche. M. le Prince de Condé vivoit avec Madame de Monaco, le Roi lui en a fait reproche, et lui a dit qu’il ne falloit point troubler un ménage, ni enlever une femme à son mari. M. le Prince de Condé s’est excusé en disant que c’étoit un ancien attachement et qu’il ne lui étoit pas possible de s’en défaire. L’absence, a dit le Roi, est le meilleur remède en pareil cas, ainsi je vous conseille d’aller passer quelque temps à Chantilly. Effectivement le Prince est parti le lendemain pour y aller. Vous comprenez bien, Monsieur, que quand on traite ainsi les plus grands seigneurs, les autres n’auront pas beau jeu à mener une conduite scandaleuse.

     Pour la Reine, elle seroit adorable et charmante quand elle ne seroit qu’une bourgeoise, jugez combien elle l’est davantage avec la qualité de Reine.

     Il n’y a point de nouvelles dans la Littérature; car c’est toujours la même décadence [p.63], le mauvais goût augmente tous les jours, et dans cent ans les gens de lettres seront aussi loin des bons écrivains du siècle de Louis XIV, que les vers de l’abbé Pedrini sont loin de ceux du Tasse et de l’Arioste. Le pauvre M. de Voltaire va toujours, et son hyver est plus fleuri  que le printemps de tous nos autres poètes. Je vous envoye une petite pièce de vers qu’il vient de faire, et qui porte à 80 ans toute la fraîcheur et les grâces d’une muse de vingt ans.

Vers de M. DE VOLTAIRE à Madame DU DEFFAND.

Eh quoi! vous êtes étonnée

Qu’au bout de quatre-vingts hivers,
Ma muse faible et surannée
Puisse encor fredonner des vers!

Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs;
Elle console la nature,
Mais elle est sèche en peu de temps.

Un oiseau peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours;
Mais sa voix n’a plus rien de tendre:
Il ne chante plus ses amours.

Ainsi je touche encor ma lyre,
Qui n’obéit plus à mes doigts;
Ainsi j’essaie encor ma voix
Au moment même qu’elle expire.

«Je veux dans mes derniers adieux
Disait Tibulle à son amante,
Attacher  mes yeux sur tes yeux,
Te presser dans ma main mourante.»

Mais quand on sent qu’on va passer,
Quand l’âme fuit avec la vie,
A-t-on des yeux pour voir Délie,
Et des mains pour la caresser?

Dans ces moments chacun oublie
Tout ce qu’il a fait en santé,
Quel mortel s’est jamais flatté
D’un rendez-vous à l’agonie?

Délie elle-même à son tour,
S’en va dans la vie éternelle,
En oubliant qu’elle fut belle,
Et qu’elle vécut pour l’amour. [p.64]

Nous naissons, nous vivons, bergère,
Nous mourons sans savoir comment.
Chacun est parti du néant:
Où va-t-il? Dieu le sait, ma chère!

     Qu’en dites-vous, M. le Comte, vous qui aimez les beaux vers? Ne trouvez-vous pas dans ceux-ci toute l’harmonie, la douceur et l’élégance qui caractérisent les autres pièces fugitives de M. de Voltaire. Il y a à la fin un petit trait d’impiété, mais c’est le cachet qu’il met aujourd’huy à tous ses ouvrages. A propos d’impiété, voicy de jolis vers où il n’y en a point, puisqu’on demande pardon à Dieu de son péché.

Vers de M. DE LA FAYE à Madame la marquise DE GONTAULT.

        C’étoit un jour de Fête-Dieu

        Qu’aux grands Cordeliers, à la messe,
        Je vis entrer en ce saint lieu,
        Gontault, des amours la déesse.
Quoi qu’en suite priant d’un modeste maintien,
Elle semblât de Ciel méditer la conquête,
Pardonne-lui, grand Dieu, car le tort fut tout mien;
Un moment, j’oubliai de qui c’étoit la fête.

     Je joins mes remerciements, Monsieur le Comte, à ceux que ma voisine vous fait pour les beaux et nombreux saucissons que vous nous avez envoyés; ils se sont trouvés excellemment bons, et M. Zanuzzi qui en a goûté vous en dira des nouvelles. Pour moi, je n’ose me livrer au plaisir que j’aurois à en manger parce que je crains toutes les choses salées. Adieu, Monsieur le Comte, conservez-moi, je vous prie, une petite place dans votre souvenir, et donnez-nous des nouvelles de votre santé. Croyez que l’éloignement n’a rien changé à l’attachement que je vous ai voué, et qu’en quelque temps que ce soit vous trouverez toujours en moi un serviteur toujours rempli d’estime pour vos talens, vos connoissances et vos belles qualités, de reconnoissance pour toutes vos bontés, de regret de votre absence, d’empressement pour vous revoir et de tous les sentimens respectueux et sincères que vous méritez.

Jabineau de la Voute.
     (1) Cet impôt a été évalué à 24 millions [note de PINSON, 1896].
Source: édition Pinson de 1896, saisie en mode texte par Bernard Gineste, septembre 2003.
 
       
BIBLIOGRAPHIE

Éditions

     Original: Comme le premier éditeur ne mentionne pas sa source, on peut supposer, mais sans la moindre certitude, que cette lettre appartenait à sa collection personnelle, détruite à Douai lors des événements de la Grande Guerre.
 
     Paul PINSON [éd.], «Deux lettres inédites de Jabineau de la Voute», in Bulletin  de la Société historique & archéologique de Corbeil, d’Étampes et du Hurepoix, 2e année (1896), pp. -60-65 [Lettre de Pierre Jabineau de la Vouteau au Comte Malvassi du 14 juin 1774 (pp. 62-64), et du même à d’Alembert, du 14 février 1779 (pp.64-65); la notice dont Paul Pinson fait précéder ces lettres (pp. 60-61) est hors-sujet parce qu’il confond leur auteur réel, Pierre Jabineau de la Voute, avec son frère cadet plus connu, l’abbé Henri Jabineau; elle est précieuse cependant parce qu’elle conserve (p. 61) un document original concernant ce dernier, depuis détruit avec le reste des archives de l’auteur lors de la Grande Guerre, à Douai: son diplôme d’avocat (B.G., 2003)].

     Bernard GINESTE [éd.], «Pierre Jabineau: Lettre au comte Malvassi (1774)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-18-pjabineau-lettreamalvassi.html, 2003.

Autres lettres de Pierre Jabineau

     Pierre JABINEAU, Lettre à la Comédie-Française [lettre manuscrite pour recommander l’œuvre de l’abbé Pezzana, une traduction italienne de L’Orphelin de la Chine, de Voltaire], 5 juillet 1773 [conservée à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française: Voyez INSTITUT ET MUSÉE VOLTAIRE 2003, http://www.ville-ge.ch/bpu/imv/dossier_pdf/Catalogue1.pdf, notice (reprise par notre page de bibliographie) qui confond l’auteur avec son frère l’abbé Jabineau].

     Bernard GINESTE [éd.], «Pierre Jabineau: Lettre à la Comédie Française (1773)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-18-pjabineau-lettrealacomediefrancaise.html, 2003.
 
     Bernard GINESTE [éd.], «Pierre Jabineau: Lettre à d’Alembert (1779)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-18-pjabineau-lettreadalembert.html, 2003.
 
Sur Pierre Jabineau

       Voir pour l’instant notre bibliographie générale sur les Jabineau.
 
 
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