CHAPITRE PREMIER.
ENFANCE ET PREMIÈRE
JEUNESSE DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE.
I. Origine. — Enfance et éducation. — Premières
études scientifiques sous Brisson. — II.
Premières relations avec Haüy,
Lhomond et Daubenton. — Études de minéralogie
et de cristallographie. — III. Haüy et treize autres ecclésiastiques sauvé
des massacres de septembre 1792. — IV.
Retour à Étampes, lettres d’Haüy.
— V. Circonstances
de l’entrée de Geoffroy Saint-Hilaire au Jardin des plantes. — Offre
faite à Lacépède, et noble refus de celui-ci.
(1772-1793).
I. Origine. —
Enfance et éducation. — Premières études
scientifiques sous Brisson.
Étienne Geoffroy Saint-Hilaire est né
à Étampes, le 15 avril 1772. |
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Il appartenait à
une famille honorable, mais peu fortunée, qui, de Troyes, était
venue vers 1720 s’établir à Étampes. C’est une autre
branche de la même famille qui, dans le dix-huitième siècle,
avait donné trois membres à l’Académie des sciences.
Par un concours assez singulier de circonstances semblables dans la vie
de deux hommes, d’ailleurs fort différents de caractère et
d’esprit, le [p.2] plus célèbre
des anciens Geoffroy était né en 1672, précisément
un siècle avant Etienne Geoffroy Saint-Hilaire; il avait porté
ce même prénom d’Etienne (1)
il avait réuni, jeune encore, au titre d’académicien celui
de professeur au Jardin des Plantes; et l’on peut ajouter, pour rendre le
rapprochement plus complet, qu’il a émis des idées analogues,
dans un autre ordre de recherches, à quelques-unes des vues de Geoffroy
Saint-Hilaire; au point que le chimiste et le naturaliste se sont quelquefois
rencontrés jusque dans l’emploi des mêmes termes.
Tandis que l’amour et le culte de la science
étaient héréditaires dans la famille du célèbre
chimiste, les circonstances au milieu desquelles naissait Étienne
Geoffroy Saint-Hilaire, semblaient l’appeler à revêtir un
jour la robe d’avocat ou de procureur. Son père, Jean-Gérard
Geoffroy, exerçait cette dernière profession, et il ne la
quitta que lorsque, au commencement de la révolution, il fut appelé
par élection à siéger au tribunal d’Étampes.
Cité dans le pays pour son austère probité, il jouissait
aussi de la réputation d’un [p.3] légiste
habile et d’un homme éclairé, aimant les lettres et possédant
une instruction générale, bien rare à cette époque
parmi ceux de sa profession. La pureté de son caractère et
les qualités de son esprit lui avaient valu ce qu’il considérait
avec raison comme l’une des plus nobles récompenses qu’il pût
ambitionner, l’intérêt et l’estime de Malesherbes.
Tel est le
sage et vénérable guide que le jeune Geoffroy Saint-Hilaire
avait reçu de la nature, et dont la voix fut toujours écoutée
par lui avec une égale déférence, qu’il s’agit d’affaires
privées ou publiques, ou même de travaux scientifiques.
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Étienne-François Geoffroy
(1) Étienne-François. C’est
l’auteur de la table des affinités chimiques. Voyez son Éloge
par Fontenelle.
Les deux autres académiciens de la même
famille, sont le frère aîné d’Étienne-François,
Claude-Joseph, qui eut l’honneur d’être élu à 22 ans,
et le fils de celui-ci, mort prématurément, quelques mois
après son admission à l’Académie.
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Deux personnes,
de caractères et de goûts bien différents, partagèrent
avec Gérard Geoffroy les soins de l’éducation de son fils;
l’une, simple et pieuse femme, ne voyant, dans sa modeste vertu, rien au-dessus
du soin matériel de la famille et des devoirs intérieurs; l’autre,
conservant, dans un âge avancé, une grande activité de
pensée; sinon fort instruite, au moins fort désireuse de l’être,
et employant les loisirs que lui avait faits la vieillesse, à cultiver
tardivement, mais non infructueusement, une belle intelligence. De ces deux
femmes, la première était la mère de Geoffroy Saint-Hilaire,
l’autre son aïeule paternelle; celle-ci fut, après Gérard
Geoffroy, la personne qui exerça la plus grande et la plus heureuse
influence sur l’enfance [p.4] du
futur naturaliste. Elle aimait à se faire faire par son petit-fils
des lectures à haute voix, et les livres les plus graves étaient
ceux qu’elle préférait pour elle-même et pour lui. C’est
ainsi que, tout jeune encore, Geoffroy Saint-Hilaire était initié
à la connaissance des plus beaux monuments littéraires de
l’antiquité et du siècle de Louis XIV. De toutes les lectures
qu’il fit à cette époque, une surtout, les Vies des hommes
illustres de Plutarque, produisit sur lui, à peine âgé
de onze ans, une impression profonde; et peut-être son aïeule,
en l’introduisant, si prématurément en apparence, dans cette
galerie d’admirables modèles de toutes les vertus civiques et privées,
eut-elle le bonheur de déposer dans le cœur de son petit-fils les
germes précieux que nous verrons bientôt se développer.
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Plutarque
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Gérard
Geoffroy, avec une fortune très-médiocre, avait un grand
nombre d’enfants. Il fallut donner de bonne heure une direction au jeune
Étienne, et la carrière ecclésiastique parut devoir
lui convenir mieux que toute autre. Au collége d’Étampes,
où il avait fait ses premières études, il avait montré
de l’intelligence et de l’aptitude pour le travail, et son père
eût pu concevoir la pensée de lui transmettre sa charge. Mais
la constitution de l’enfant était délicate, faible même,
et semblait ne pouvoir résister aux fatigues d’une profession laborieuse.
Gérard Geoffroy avait d’ailleurs dans le clergé [p.5] quelques amis
dont il regardait la protection comme acquise à l’avarice: il ne se
trompait pas. Bientôt il eut obtenu pour son fils une bourse au collége
de Navarre; et un peu plus tard, en 1788, sans même que le jeune élève
de Navarre eût besoin de quitter Paris, l’un des canonicats du chapitre
de Sainte-Croix d’Étampes et un bénéfice assez avantageux
lui étaient conférés par un ami de la famille, alors
commandataire de l’abbaye de Morigny, près d’Étampes. Cet
ami était l’abbé de Tressan, fils du célèbre
romancier, et lui-même connu dans les lettres par sa Mythologie
comparée à l’histoire.
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Tressan père
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Ces faveurs
n’étaient que les préludes de toutes celles que pouvait espérer
Geoffroy Saint-Hilaire, s’il se décidait à entrer, selon les
intentions de sa famille, dans la carrière ecclésiastique.
Mais il était encore au collége de Navarre, que déjà
il se sentait appelé en d’autres voies. Au nombre de ses professeurs,
le collége avait l’honneur de compter Brisson, et les élèves
de philosophie suivaient son cours de physique expérimentale. Le
jour où Geoffroy Saint-Hilaire y fut admis pour la première
fois, fut aussi le jour où il entrevit sa véritable vocation,
et pour ainsi dire où il se découvrit lui même. Bientôt
il fut tout à Brisson et à la science; et lorsque, en 1790,
après avoir achevé sa philosophie, il dut quitter le collége
de Navarre, il supplia son père de lui permettre de rester à
Paris, [p.6] et de s’inscrire
parmi les élèves du Jardin des plantes et du Collége
de France.
Mais, à cette époque surtout,
la culture des sciences n’était pas une carrière pour un jeune
homme sans fortune. Gérard Geoffroy permit à son fils d’entrer
comme pensionnaire en chambre au collége du Cardinal Lemoine, et
de suivre les cours des établissements scientifiques, mais à
la condition de suivre en même temps ceux de l’Ecole de droit. Quoique
la jurisprudence lui parût avoir l’aridité de la théologie
sans en avoir la grandeur, Geoffroy Saint-Hilaire se résigna si
bien, qu’avant la fin de cette même année 1790, il était
bachelier en droit. Mais ce premier pas dans la carrière fut aussi
le dernier. Il renouvela ses instances auprès de sa famille, et
cette fois on décida, à sa grande satisfaction, qu’il ne serait
pas juris-consulte, mais médecin. C’était là sans
doute le parti le plus sage que l’on pût prendre, le seul qui pût
satisfaire à la fois le fils dans son goût pour la science
et le père dans ses prudents calculs d’avenir; mais il en devait
être de ce plan si bien combiné comme de tous les autres! Et
de même qu’un corps entraîné par la gravitation vers
la terre ne s’arrête qu’après l’avoir atteinte, Geoffroy Saint-Hilaire,
après avoir délaissé la théologie pour le droit,
le droit pour la médecine, devait arriver bientôt de la médecine
à la science pure. [p.7]
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II.
Premières relations avec Haüy, Lhomond et Daubenton.
— Études de minéralogie et de cristallographie.
Au collége de Navarre, Geoffroy Saint-Hilaire
avait trouvé dans Brisson un maître habile. Au collége
du Cardinal Lemoine il allait être plus heureux encore; il allait
y devenir l’élève et l’ami d’Haüy.
C’est au réfectoire
du collége du Cardinal Lemoine que Geoffroy Saint-Hilaire rencontra
l’illustre physicien. Tous deux y venaient chaque jour prendre leurs repas,
loin l’un de l’autre, il est vrai; Geoffroy Saint-Hilaire s’asseyait parmi
les élèves; Haüy, au contraire, ancien régent
de grammaire à Navarre, puis régent émérite
de seconde au Cardinal Lemoine, et depuis sept ans déjà membre
de l’Académie des Sciences, occupait l’une des places d’honneur
à la table des maîtres. Mais il était impossible que
la distance établie entre eux par la hiérarchie ne fût
pas un jour franchie. Comme Geoffroy Saint-Hilaire, l’abbé Haüy
avait fait ses études à Navarre; d’élève devenu
maître dans le même collége, il y avait connu et aimé
Brisson; c’est en s’entretenant, dans les loisirs que lui laissait sa chaire,
avec son savant collègue, qu’il avait pris lui-même le goût
de la physique, et avait été initié à la science
qui devait immortaliser son nom. Malgré la différence des
âges et des positions, que de souvenirs communs entre le savant déjà
illustre [p.8] et le jeune élève
en médecine! Aussi, dès le premier jour où le hasard
les rapprocha, le plaisir de parler de Navarre, le bonheur de parler de
Brisson, le bonheur plus grand encore de parler de science, établit
entre eux un lien de mutuelle affection que les événements
de 1792 devaient bientôt resserrer de toute la puissance du dévouement
et de la reconnaissance.
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L’abbe René-Just Haüy
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C’est ainsi
que Geoffroy Saint-Hilaire connut Haüy; et bientôt lui, jeune
homme de dix-huit ans, il se trouva en tiers dans la douce intimité
qui unissait, entre eux l’un des membres les plus éminents de l’Académie
des sciences et un homme qu’Haüy lui-même ne traitait qu’avec
respect, le vénérable Lhomond, régent émérite
du Cardinal Lemoine, comme Haüy dont il était l’ami, le commensal
et de plus le directeur spirituel. Les entretiens d’Haüy et de Lhomond,
véritables leçons privilégiées pour le jeune
Geoffroy Saint-Hilaire, étaient aussi variés qu’instructifs.
Tantôt le physicien suivait le grammairien sur le terrain qui lui
était familier, et Haüy, oubliant un moment qu’il venait de
créer la cristallographie, n’était plus que le modeste régent
de Navarre et du Cardinal Lemoine. Souvent la zoologie (2), la botanique, qui était [p.9] depuis longtemps la science
favorite de Lhomond, et qu’Haüy, jeune encore, s’était pris
aussi à aimer et à apprendre, peut-être pour c à
son ami; plus souvent, la physique, la chimie, la minéralogie, faisaient
le sujet de la conversation. Quelquefois on discutait des questions moins
abstraites: les interlocuteurs échangeaient leurs pensées
sur les événements et sur les hommes de l’époque; et
la simple, mais ferme vertu des deux prêtres, le calme d’Haüy
toujours occupé de ses travaux, la constante sérénité
de son âme, n’étaient pas pour Geoffroy Saint-Hilaire des enseignements
moins salutaires et moins bien compris que les plus belles théories
scientifiques du célèbre physicien.
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Charles-François
Lhomond
(2) Haüy, minéralogiste et physicien
illustre, botaniste assez distingué pour avoir appartenu d’abord
à la section de botanique de l’Académie des sciences, Haüy
possédait aussi des connaissances [p.9]
étendues en zoologie. Il a été
l’un des collaborateurs de la partie ichthyologique de l’Encyclopédie
méthodique. |
Sous l’influence
d’une telle amitié et d’un tel exemple, Geoffroy Saint-Hilaire s’affermissait
chaque jour dans la volonté de se consacrer tout entier à
la science. Il fréquentait de moins en moins l’Ecole de médecine,
de plus en plus le Jardin des plantes et le Collége de France. Il
devenait l’un des auditeurs les plus assidus de Fourcroy au Jardin des plantes;
mais surtout il suivait avec ardeur le cours de minéralogie que Daubenton
faisait alors au Collége de France. Geoffroy Saint-Hilaire y était
toujours le premier arrivé; et la leçon faite, il [p.10] s’approchait du professeur
qui aimait à se voir entouré de ses élèves,
et à s’assurer qu’il avait été compris. Les questions
que lui adressait quelquefois le jeune disciple d’Haüy, les connaissances
étendues qu’il montrait dès lors en physique et en cristallographie,
son amour pour la science et l’intelligence qui brillait en lui, ne pouvaient
manquer de frapper un juge tel que Daubenton, et de lui inspirer un véritable
intérêt pour son élève. En effet, Daubenton
ne tarda pas, selon les expressions d’une lettre d’Haüy, à
distinguer Geoffroy Saint-Hilaire entre tous ses auditeurs; il l’invita
à venir le voir au Jardin des plantes, le chargea de travaux relatifs
à son cours, et bientôt, l’appréciant d’autant plus
qu’il le connaissait davantage, lui confia la détermination de quelques
objets de la collection du Jardin des plantes.
Telle était la position de Geoffroy
Saint-Hilaire à vingt ans. Justement fier et heureux de l’affection
et de l’estime d’Haüy, de la bienveillance qu’il venait d’inspirer
à Daubenton, plein d’ardeur pour la science, il n’avait plus qu’une
seule pensée: celle de cultiver la minéralogie sous les auspices
des deux illustres professeurs.
Mais, tandis qu’il se livrait paisiblement
à ses travaux et à ses espérances, les événements
les plus graves, les plus terribles éclataient autour de lui; et
il ne s’agissait plus d’écouter ses maîtres, mais de les sauver. [p.11]
|
Louis Daubenton
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III. Haüy
et treize autres ecclésiastiques sauvés des massacres de septembre
1792.
Au moment même où l’Europe coalisée
portait la guerre sur notre territoire, le trône, depuis longtemps
ébranlé, de Louis XVI, s’écroulait sous la colère
du peuple. Par la journée du 10 août, la nation se trouva
divisée en deux classes ennemies; et la main du redoutable vainqueur
s’appesantit aussitôt sur les vaincus.
Geoffroy Saint-Hilaire, jeune et obscur étudiant,
n’avait rien à redouter pour lui-même. Mais ceux qui l’entouraient,
étaient, par leur qualité de prêtres non assermentés,
désignés à l’avance à la persécution.
Haüy, comme le plus illustre, fut arrêté l’un des premiers.
Dès le 12 ou 13 août, Geoffroy Saint-Hilaire eut la douleur
de voir ce maître bien-aimé, arraché de sa modeste cellule
du Cardinal Lemoine, et conduit au séminaire Saint-Firmin, dont on
venait de faire une prison. Les autres ecclésiastiques
du Cardinal Lemoine et de Navarre furent de même presque tous incarcérés;
et comme la prison de Saint-Firmin, précisément attenante
au Cardinal Lemoine, était la plus voisine de ce collége et
de Navarre (3) elle réunit la plupart
des maîtres de ces deux établissements. [p.12]
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(3) Les bâtiments du Cardinal Lemoine
existent encore en partie dans les chantiers qui portent ce nom (rue Saint-Victor
et quai Saint-Bernard). Le Séminaire Saint-Firmin ou de la [p.12] Mission qui, avant 1624, était
aussi un collége, est devenu, après la révolution, l’Institution
des jeunes aveugles: il vient d’être converti en caserne. Le collége
de Navarre, en très-grande partie reconstruit et considérablement
augmenté, est présentement. l’École polytechnique.
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En voyant frapper
tout ce qu’il aime et tout ce qu’il vénère, Geoffroy Saint-Hilaire
élève son courage au niveau de sa douleur; il se promet à
lui-même de tout tenter, de tout braver pour les prisonniers. Haüy,
qui lui est le plus cher de tous, est aussi, il le sent, le plus facile à
sauver. Il court chez Daubenton, chez tous les savants qu’il connaît,
chez tous ceux qu’il ne connaît pas, mais auxquels il sait un noble
cœur; et telles sont l’activité, la chaleur de ses démarches,
que la liberté d’Haüy est, dès le lendemain, sollicitée
par plusieurs hommes influents, réclamée au nom de l’Académie,
et obtenue. Le 14 août, à dix heures du soir, Geoffroy Saint-Hilaire
a entre les mains l’ordre de délivrance: quelques minutes après,
il est à Saint-Firmin, se jette au cou d’Haüy, et lui dit: Venez,
vous êtes libre! Mais l’illustre physicien, voyant autour de lui plusieurs
de ses collègues et amis, semblait se croire encore au Cardinal Lemoine.
Aussi calme que son jeune libérateur est ému, il lui objecte
qu’il est tard, et demande à passer encore une nuit en prison. Et quand, le lendemain matin,
Geoffroy Saint-Hilaire et d’autres amis [p.13]
reviennent près d’Haüy, il leur faut
encore consentir à un nouveau délai; car le 15 août
est un jour de fête, et le prisonnier veut avant tout assister à
l’office divin (4). Enfin, après
quelques heures, Haüy consent à suivre Geoffroy Saint-Hilaire,
et bientôt il se retrouve au Cardinal Lemoine, près du vénérable
Lhomond, délivré aussi, presque aussitôt qu’arrêté,
grâce à la puissante protection de l’un de ses anciens élèves,
Tallien.
Geoffroy Saint-Hilaire
venait de payer sa dette à Haüy: mais il ne pouvait se livrer
à la joie, tandis que ses respectables professeurs de Navarre et
du Cardinal Lemoine restaient sous les verroux. Que faire pour eux? telle
est, jour et nuit, sa [p.14] pensée
de tous les instants. Quelques démarches sont essayées; elles
échouent. Plusieurs jours encore s’écoulent; on touche à
la fin d’août, et les portes de Saint-Firmin ne se sont plus ouvertes
pour aucun des prisonniers. Cependant les circonstances sont devenues plus
graves encore; Danton a prononcé ces terribles paroles: il faut
faire peur aux royalistes, et le sens sinistre de cette menace n’est que
trop facile à comprendre! Geoffroy Saint-Hilaire sent que le moment
des démarches est passé: il n’y a plus un instant à
perdre; s’il reste quelque espérance de salut, elle est toute en
lui seul et en son dévouement.
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(4) Dans le bel éloge d’Haüy,
lu par Cuvier, en 1823, â l’Académie des sciences, après
un récit, en général exact, de l’arrestation et de
la délivrance d’Haüy, l’auteur dit: «Le lendemain matin
il fallut presque l’entraîner de force; on frémit encore en
songeant que le surlendemain fut le 2 septembre.» On voit, par
le récit que nous avons fait nous-même d’après divers
documents, que cette dernière phrase ne doit pas être prise
à la lettre.
Tous
ceux qui ont assisté â la séance où fut prononcé
l’éloge d’Haüy, se souviennent encore de la profonde sensation
qu’il produisit, et des vives sympathies dont Geoffroy Saint-Hilaire se
vit l’objet de la part de l’assemblée tout entière. Son émotion
était déjà extrême, lorsqu’un des assistants s’élance
vers lui, en s’écriant: «Cher ami, cœur, esprit, talent, vous
avez tout!» Cet ami chez lequel le récit d’une noble action
venait d’allumer un si généreux enthousiasme, c’était
le général Foy.
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Un plan d’évasion s’était présenté
à son esprit: il fait aussitôt ses préparatifs. A la
faveur des relations qui naissent du voisinage, il avait déjà
réussi à gagner l’un des employés de Saint-Firmin;
le 1 septembre, par l’entremise de son barbier, il parvient à se
procurer la carte et les insignes d’un commissaire des prisons. Retiré
dans sa chambre, dont la fenêtre avait jour sur Saint Firmin, il attend,
plein d’anxiété, le moment favorable. Le 2 septembre, à
deux heures, au moment où le tocsin sonne, où le désordre
est partout, il revêt ses faux insignes; il se présente à
la prison; il y pénètre, et bientôt ses maîtres
connaissent les moyens d’évasion qu’il a préparés.
Tout est prévu, leur dit-il, et vous n’avez qu’à me suivre.
Tout [p.15] avait été
prévu, en effet; tout, sinon le dévouement sublime de ces
vénérables prêtres: « Non, répond l’un
d’eux, l’abbé de Keranran, proviseur de Navarre; non! Nous ne quitterons
pas nos frères. Notre délivrance rendrait leur perte plus
certaine!»
Les supplications de Geoffroy Saint-Hilaire
ne purent vaincre leur résolution (5).
Il sortit, plein de regrets, suivi d’un seul ecclésiastique qu’il
ne connaissait pas.
Dans la même journée, le massacre,
qui, vers trois heures, avait commencé aux Carmes et à l’Abbaye,
devint général. De sa fenêtre, Geoffroy Saint-Hilaire
vit frapper plusieurs victimes il vit, et cet horrible spectacle lui est
toujours resté présent, il vit précipiter d’un second
étage un vieillard qui n’avait pas répondu à l’appel,
soit qu’il eût voulu se cacher, soit peut-être qu’il fût
sourd! [p.16]
|
(5) Presque au même moment où
ces vénérables ecclésiastiques refusaient de quitter
Saint-Firmin, d’autres prêtres, aux Carmes, se sacrifiaient aussi
à leurs frères. «Quelques-uns, dit Peltier (Récit
de la révolutions du 10 août), purent se sauver en
escaladant les murs…; mais pensant que leur absence pourrait faire massacrer
leurs compagnons, ils rentrèrent, à l’exception d’un petit
nombre.» Ce trait, fort peu connu, est étranger
à notre sujet; mais on nous pardonnera de le citer ici. Il est impossible
de reporter sa pensée sur les horribles journées de septembre,
sans ressentir le besoin de la reposer sur quelques-uns des actes de vertu
et de dévouement qui brillèrent au milieu de tous les crimes
de cette époque néfaste de notre histoire.
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Et pourtant,
il restait à sa fenêtre, ne pouvant détacher son esprit
de la pensée d’être utile aux ecclésiastiques de Navarre
et du Cardinal Lemoine, et toujours prêt à saisir les chances
favorables qui pourraient naître des circonstances. Il attendit en
vain toute la soirée; mais, dès que la nuit fut venue, il se
rendit avec une échelle à Saint-Firmin, à un angle de
mur qu’il avait, le matin même, afin de tout prévoir, indiqué
à l’abbé de Keranran et à ses compagnons. Il passa plus
de huit heures sur le mur, sans que personne se montrât. Enfin, un prêtre
parut, et fut bientôt hors de la fatale enceinte. Plusieurs autres
lui succédèrent. L’un d’eux, en franchissant le mur avec trop
de précipitation, fit une chute, et se blessa le pied. Geoffroy Saint-Hilaire
le prit dans ses bras, et le porta dans un chantier voisin. Puis il courut
de nouveau au poste que son dévouement lui avait assigné, et
d’autres ecclésiastiques s’échappèrent encore. Douze
victimes avaient été ainsi arrachées à la mort,
lorsqu’un coup de fusil fut tiré du jardin sur Geoffroy Saint-Hilaire,
et atteignit ses vêtements. Il était alors sur le haut du
mur, et tout entier à ses généreuses préoccupations,
il ne s’apercevait pas que le soleil était levé!
II lui fallut donc descendre et rentrer chez
lui, à la fois heureux et désespéré. Il venait
de sauver douze vénérables prêtres; mais il ne devait
plus [p.17] revoir ses chers
maîtres de Navarre: au pieux rendez-vous convenu entre le libérateur
et les victimes, le libérateur seul s’était rendu! (6)
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(6) Nous avons dû rapporter ces
faits avec détail. Geoffroy Saint-Hilaire, dans une de ses lettres,
les a lui résumés en ces termes:
«Elève à Navarre, j’avais
vingt ans en 1792; j’ai aspiré à sauver mes honorés
maîtres, le grand-maître, le proviseur et les professeurs de
mon collége, et de plus les professeurs du collège le Cardinal
Lemoine, où je demeurais avec Haüy et Lhomond. Profitant du désarroi
occasionné par le tocsin, et d’intelligences acquises à prix
d’argent, j’ai pénétré à deux heures, le 2 septembre,
dans la prison de Saint-Firmin; je m’étais procuré la carte
et les insignes d’un commissaire. Si le bon N. Keranran et mes autres maîtres
n’ont point accepté de sortir, cela a tenu à un excès
de délicatesse, à la crainte de compromettre le sort des autres
ecclésiastiques.
«J’ai passé la nuit du 2 au 3
septembre sur une échelle en dehors de Saint-Firmin, et douze ecclésiastiques,
qui m’étaient inconnus, échappèrent le 3, à
quatre heures du matin. L’un d’eux se blessa le pied; je le portai dans
un chantier voisin où, pour courir à d’autres infortunés,
je fus forcé de le laisser, et d’où il réussit à
s’évader.»
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IV. Retour
à Étampes, lettres d’Haüy.
Deux jours après les massacres de septembre,
Geoffroy Saint-Hilaire était à Étampes. Sa famille
attendait impatiemment de ses nouvelles, lorsqu’il paraît au milieu
d’elle. II n’a pas encore parlé, que déjà l’inquiétude
causée par son absence a fait place à une anxiété
plus vive encore. Il est pâte, défait, [p.18] épuisé,
presque sans voix: à peine peut-il retracer les effroyables scènes
auxquelles il vient d’assister et de prendre part, ses angoisses durant
ces longues heures d’attente sur le mur de Saint-Firmin, et le succès,
pour lui si douloureusement incomplet, de son dévouement.
C’était le prélude d’une grave
maladie. Le jeune homme de vingt ans avait bien pu élever son énergie
morale, mais non ses forces physiques, au niveau des terribles événements
des 2 et 3 septembre, et maintenant, il succombait sous le poids des émotions
si diverses qui l’avaient tour à tour agité. Les médecins
appelés le trouvèrent atteint d’une fièvre nerveuse
qui ne le quitta pas pendant une semaine. Enfin le malade, que l’on avait
transporté à la campagne, entra en convalescence. Lui-même,
dans sa vieillesse , se plaisait encore à raconter comment la vue
de la nature, le spectacle des paisibles occupations des villageois, leurs
chants rustiques, quelques excursions aux environs d’Étampes, et des
études de botanique qu’il fit alors, d’après le conseil d’Haüy,
substituèrent peu à peu dans son esprit, à de funèbres
tableaux, à de sanglantes images, de douces et calmes pensées,
et achevèrent la guérison commencée par la médecine.
Au commencement de l’hiver de 1792 à
1793; Geoffroy Saint-Hilaire put venir reprendre ses occupations à
Paris. La mort avait fait bien des [p.19]
vides au Cardinal Lemoine! mais, du moins, il fut reçu à
bras ouverts par Haüy et par le vénérable Lhomond.
Le même accueil l’attendait au Jardin
des plantes. Dans l’effusion de sa reconnaissance et de son amitié
pour son élève, Haüy avait dit à Daubenton ces
paroles consignées dans plusieurs biographies: Aimez, aidez, adoptez
mon jeune libérateur. Jamais prière ne fut plus complétement
exaucée. Geoffroy Saint-Hilaire, dès sa première visite,
fut accueilli par Daubenton avec une bienveillance tout affectueuse; et
peu de mois après, il trouvait dans le vénérable collaborateur
de Buffon, un ferme appui et déjà presque un second père.
(7) [p.20]
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(7) Nous avons
pensé qu’on lirait avec intérêt deux des lettres écrites
par Haüy à son jeune ami, en septembre et octobre 1792. En
même temps qu’elles complètent utilement le récit que
nous venons de faire, elles feront admirer, mieux que tout ce que nous
pourrions dire, ce calme, cette sérénité d’âme,
cette douce gaité qu’Haüy sut toujours conserver au milieu
des plus graves circonstances.
«Monsieur et cher ami,
«Qu’êtes-vous donc devenu depuis
que vous nous avez quittés, et serai-je encore longtemps condamné
à ressentir doublement le regret de ne plus vous voir, en restant
privé de la seule satisfaction capable de l’adoucir, celle de recevoir
de vos nouvelles? Je tâche d’écarter le mon esprit toutes les
idées que pourrait me suggérer une amitié facile à
s’alarmer, et j’aime à me persuader que votre silence n’est [p.20] occasionné que par
quelque occupation imprévue, et n’a rien de fâcheux que pour
moi-même. M. Prêtre... a eu la complaisance de venir ici de temps
en temps. Nous calculons ensemble les lois de la cristallisation; mais il
résulte de votre absence un décroissement dans nos plaisirs
que nous sentons vivement l’un et l’autre... M. Daubenton m’a fait part hier
d’un article composé le matin même sur les théories en
histoire naturelle, qui est charmant, et où règne une fraîcheur
de style étonnante à cet âge. Il interrompt quelquefois
nos conversations minéralogiques pour me parler de vous, de tout ce
que vous avez fait pour me prouver votre attachement, et vous devez croire
que dans ce cas, je quitte volontiers la nature pour l’amitié. J’ai
été parfaitement tranquille depuis votre départ.
J’en profite pour donner un nouveau coup de lime à mon traité,
et le rendre moins indigne de voir le jour, si jamais il y parvient...
«Adieu, mon bon ami; daignez enfin m’écrire,
ne fût-ce que deux mots...
«De Paris, ce 26 sept. 1792.
«HAÜY.»
«Monsieur
et cher ami,
«La lettre que vous aviez confiée
à M. Berthaud... m’a été remise lorsque j’étais
sur le point de sortir de dîner; c’était un dessert bien délicat
dont j’ai fait part sur-le-champ à M.
Lhomond; nous n’avons jamais été si gais à table,
si ce n’est quand vous étiez notre vis-à-vis. Je vous félicite,
mon cher [p.21] ami, d’avoir pu mettre
Andouville sur la carte de vos voyages de vacance. C’est le séjour
des vertus, par une suite naturelle, celui du vrai bonheur. Si vous y êtes
encore, faites agréer, s’il vous plaît, à madame de
Planoy, l’hommage de mon très-humble respect. Je ne puis interpréter
le motif qui l’engage à vous présenter comme mon ami, que
par le souvenir qu’elle conserve de tout ce que vous avez fait pour me prouver
votre attachement, et je conçois que c’est un titre bien propre
à inspirer une grande estime pour vous. Le rétablissement
de votre santé exige que vous écartiez toute occupation sérieuse.
Laissez là les problèmes sur les cristaux et tous ces rhomboïdes
et dodécaèdres hérissés d’angles et de formules
algébriques; attachez-vous aux plantes qui se présentent sous
un air bien plus gracieux, et parlent un langage plus intelligible. Un cours
de botanique est de l’hygiène toute pure; on n’a pas besoin de prendre
les plantes en décoction; il suffit d’aller les cueillir pour les
trouver salutaires. Nous reprendrons l’étude des minéraux, lorsqu’elle
sera plus de saison. Je suis toujours fort tranquille ici; j’ai assisté
ces jours derniers à la revue de notre bataillon, mais sans pique
ni fusil; j’ai seulement répondu à l’appel, après quoi
l’on m’a permis de me retirer; cette démarche m’a procuré beaucoup
d’accueil de la part des principaux membres de la section; tour les absents
ont été notés; j’ai cru devoir éviter cette petite
disgrâce, et je me conformerai toujours au principe, que tout ce qu’on
peut faire, on le doit.
«de Paris, ce 6 oct. 1792.
«HAÜY.»
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V. Circonstances de l’entrée de Geoffroy
Saint-Hilaire au Jardin des plantes. — Offre faite à Lacépède,
et noble refus de celui-ci.
C’est en mars
1793 que l’occasion, vivement désirée, d’être utile au
jeune protégé d’Haüy, s’offrit pour la première
fois à Daubenton. Lacépède, obligé par [p.21] divers motifs de se retirer
à la campagne, venait de résigner le titre et les fonctions
de garde et sous-démonstrateur au Cabinet d’histoire naturelle. Daubenton
ne connut pas plus tôt la retraite de Lacépède, qu’il
courut chez Bernardin de Saint-Pierre, [p.22]
alors intendant général du Jardin des plantes;
et quelques jours après, le 13, sur la présentation de l’auteur
de Paul et Virginie, le Conseil exécutif provisoire nommait Geoffroy
Saint-Hilaire à la place vacante. On ne lui donnait toutefois que
le titre de sous-garde et sous-démonstrateur du Cabinet d’histoire
naturelle.
Cette nomination comblait tous ses vœux; elle
l’appelait à donner ses soins aux collections, et par là même
lui conférait le droit de puiser librement dans ces inépuisables
sources de connaissances positives. Elle resserrait les liens qui déjà
l’unissaient à Daubenton; car il devenait l’adjoint de son illustre
maître, alors garde et démonstrateur du Cabinet, et le devoir
s’ajoutait désormais à l’affection pour créer entre
eux des relations de chaque jour. Enfin, si modeste que fût sa place,
elle lui assurait un avenir; un logement voisin de celui de Daubenton était
mis à sa disposition; et les plans que, dans son ardeur pour les
sciences, il s’était tracés à lui-même avec tant
de prédilection, étaient maintenant approuvés par la
prudence paternelle.
Cependant, à cette époque où
les institutions, aussi bien que les hommes, tombaient de toute part sur
le sol ébranlé de la France, était-il permis de compter
sur le lendemain? A peine Geoffroy Saint-Hilaire devait-il à Daubenton
le bonheur d’être attaché au Jardin des plantes, que déjà
cet [p.23] établissement
était gravement menacé. De la tempête qui se formait
sur lui, il pouvait, il devait sortir, pour Geoffroy Saint-Hilaire, la
ruine de toutes ses espérances. Contre toutes les probabilités,
ce fut l’inverse qui eut lieu; et celui qui, trois mois auparavant, avait
été si honoré du titre d’adjoint de Daubenton, se trouva
tout à coup, sans l’avoir demandé, sans l’avoir prévu,
élevé au rang de son collègue. Telle fut l’une des
conséquences du mémorable décret, secrètement
préparé par Lakanal, et presque aussitôt voté
que présenté, par lequel la Convention réorganisa le
Jardin des plantes sous le nom de Muséum d’histoire naturelle, y créa
douze chaires, et appela à les occuper les douze naturalistes ou,
comme on disait alors, les douze officiers de l’établissement.
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Joseph Lakanal
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Par la loi du 10 juin, Geoffroy Saint-Hilaire était investi de plein
droit de l’une des douze chaires du Muséum. Mais quelques difficultés
s’élevèrent.
Fourcroy, que Geoffroy Saint-Hilaire
a plus tard compté au nombre de ses meilleurs amis, mais qui, à
cette époque, connaissait à peine l’élève d’Haüy
et de Daubenton; Fourcroy, alors membre très-influent du Comité
d’instruction publique de la Convention, s’éleva avec une certaine
violence contre la mesure qui appelait au professorat un jeune homme à
peine âgé de vingt et un ans.
L’appui de
Daubenton, qui se déclarait avec chaleur
[p.24] garant de la capacité de Geoffroy
Saint-Hilaire; la fermeté de Lakanal (8)
qui avait appris de Daubenton à l’apprécier, eurent bientôt
réduit Fourcroy, sinon à l’approbation, du moins au silence.
(9)
|
(8) La lettre suivante, écrite
à cette occasion par Gérard Geoffroy à Lakanal, nous
a paru digne d’être conservée. Elle achévera de faire
connaître le respectable père de Geoffroy Saint-Hilaire, et
la ferme confiance qu’il avait dès lors dans l’avenir de son fils.
Nous la citons d’après l’original que Lakanal avait précieusement
conservé.
«Étampes, le 12 juillet 1795, l’an II de la
république française.
«Citoyen
représentant,
«Si vous n’aviez été que
juste envers mon fils, je ne vous ferais aucun remercîment, parce que
je ne pourrais vous en faire sans blesser votre délicatesse; mais ayant
daigné vous intéresser à sa jeunesse et à ses
succès.. .., je crois devoir « vous témoigner mes sentiments
de manière à vous convaincre que je suis digne de l’intérêt
que vous prenez au bonheur de ma famille. J’ai huit enfants, et tous sont
tels que celui que vous avez vu, pleins de candeur, d’honnêteté
et de désir de s’avancer dans les différentes carrières
qu’ils parcourent: ils sont tous les amis de leur père, leur père
est leur seul confident. C’est tout ce qu’il m’est permis de vous dire à
leur avantage, et c’en est assez pour vous persuader que le grain que vous
semez dans mon héritage, produira d’excellents et d’abondants fruits,
et que vous n’aurez pas à rougir de vos peines....
GEOFFROY.»
(9) Les
réclamations de Fourcroy n’étaient pas faites, comme on pourrait
le conclure de ce qui va suivre, dans l’intérêt de Lacépède.
|
Mais d’autres
difficultés étaient venues de Geoffroy Saint-Hilaire lui-même;
et il fallut, pour les lever, tout l’ascendant de Daubenton sur son jeune
collègue. Geoffroy Saint-Hilaire était de l’avis de Fourcroy,
il se trouvait trop jeune; puis, lui, minéralogiste, c’est une chaire
de zoologie (celle des animaux vertébrés), qu’on lui offrait;
car toutes les autres chaires avaient été demandées
par les autres professeurs, tous plus anciens que lui. Geoffroy Saint-Hilaire,
appelé à une place qu’il ne croyait pas pouvoir remplir dignement,
n’hésitait pas sur le parti qu’il avait à prendre: il allait
refuser. «Vous ne le ferez pas, dit Daubenton; j’ai sur vous l’autorité
d’un père, et je prends sur moi la responsabilité de l’événement.
Nul n’a encore enseigné à Paris la zoologie; des jalons existent
à peine de loin en loin pour en faire une science: tout est à
créer; osez l’entreprendre, et faites que dans vingt ans on puisse
dire: La zoologie est une science française.»
C’était faire appel à la fois
à tous les sentiments qui avaient le plus de puissance sur Geoffroy
Saint-Hilaire; son respect pour Daubenton, son amour pour la science, son
patriotisme: sa modestie dut céder.
Mais alors même, il ne donna à
Daubenton qu’un consentement conditionnel. Si Lacépède n’eût
pas été obligé de quitter Paris et le Jardin des plantes, [p.26] c’est lui qui eût été
nommé à la chaire de zoologie; et les droits qu’il n’avait
pas, mais qu’il aurait pu avoir, étaient, pour Geoffroy Saint-Hilaire,
aussi respectables, aussi sacrés que ceux des autres professeurs.
Geoffroy Saint-Hilaire, malgré toutes
les observations qu’on lui fit, écrivit donc à Lacépède
pour lui offrir la chaire: si Lacépède pouvait et désirait
venir l’occuper, la démission du jeune titulaire la rendrait immédiatement
vacante.
|
Louis Daubenton
|
Mais Lacépède
mit à refuser autant de fermeté que Geoffroy Saint-Hilaire
avait mis d’empressement à offrir; et le jeune professeur, vaincu dans
sa modestie, vaincu dans sa délicatesse, prit place au milieu de ses
maîtres. (10) [p.27]
Maison natale d’Étienne Geoffroy
Saint-Hilaire, impasse Tessier
(autrefois section de l’ancienne
rue de la Cordonnerie)
|
(10) Quoique nous n’ayons pas à
écrire ici l’histoire de Lacépède, nous devons saisir
l’occasion de rectifier une erreur, trop souvent reproduite, sur la situation
de ce célèbre naturaliste à l’époque de l’organisation
du Muséum. Ce ne sera d’ailleurs pas sortir de notre sujet; car,
sans la rectification que nous allons faire, la conduite de Lacépède
vis-à-vis de son jeune confrère, pourrait être attribuée
à des motifs beaucoup moins nobles que ceux que nous lui supposons.
Selon les biographes, et selon Cuvier lui-même
dans l’Éloge qu’il lut en 1826 à l’Académie des sciences,
Lacépède, en 1795, vivait retiré et presque caché
à la campagne, n’ayant qu’un seul désir, celui de se faire
oublier: sou retour à Paris ne put avoir lieu qu’en 1794, après
le 9 thermidor; et alors même, dit encore Cuvier, il ne reparut sur
la scène qu’avec le titre modeste d’élève de l’École
normale. [p.27]
S’il en était ainsi, le refus par lequel
Lacépède répondit à Geoffroy Saint-Hilaire,
n’eût été dicté que par le soin de sa propre
sûreté; et dans la lettre que nous allons tout à l’heure
citer, sous l’apparence des nobles sentiments qu’il exprime, on ne devrait
voir qu’une crainte habilement déguisée.
Nous repoussons cette interprétation,
et nous allons prouver par les faits que Lacépède, gravement
compromis et obligé de se cacher à la fin de 1795 et en 1794,
ne l’était pas vers le milieu de 1795, et qu’il eût pu venir,
à l’époque de l’organisation du Muséum, occuper la
chaire à laquelle Geoffroy Saint-Hilaire lui offrait de renoncer
en sa faveur.
Dès le 5 juillet 1795, les professeurs
du Muséum, et c’est un de leurs premiers actes, demandaient la création
d’une troisième chaire de zoologie, destinée à Lacépède,
qu’ils regrettaient vivement de ne plus voir au milieu d’eux.
Le même jour, en attendant la création
de la nouvelle chaire, création qu’ils n’obtinrent qu’en frimaire
an III, ils écrivaient à Lacépède pour lui offrir
de faire un cours libre au Muséum sur les branches de la zoologie
dont il avait fait une étude spéciale, l’erpétologie
et I’ichthyologie.
Le 12 du même mois, les professeurs recevaient
la réponse de Lacépède, qui acceptait avec reconnaissance
ce témoignage de l’estime de ses anciens collègues.
Enfin, quelques jours après, une affiche,
placardée sur les murs de Paris, faisait connaître au public
la nouvelle organisation du Muséum, et le nom de Lacépède,
comme si ce savant eût été dès lors légalement
installé, s’y trouvait inscrit entre les noms de Geoffroy et de
Lamarck.
Il résulte avec évidence de ces
faits que Lacépède, sauf la nomination officielle et les avantages
de la place, était professeur au Muséum dès le mois
de juillet 1795; et dès lors chacun pourra apprécier toute
la délicatesse, toute la noblesse du refus qu’il faisait le 50 juin
à Geoffroy Saint-Hilaire dans les termes suivants: [p.28]
«Citoyen,
«Je compte beaucoup sur l’amitié
de mes anciens collègues; il se peut qu’elle est assez grande pour
leur faire désirer de me revoir parmi eux; une place de professeur
de zoologie beaucoup moins assujettissante que celle de garde du Cabinet,
pour laquelle j’ai demandé dans le temps un successeur, ne contrarierait
pas, ainsi que cette dernière, les soins qu’exigent ma mauvaise santé
et la continuation de l’Histoire naturelle; je regarde plus que personne,
une place de professeur du Muséum comme des plus honorables, et le
choix de mes anciens et illustres collègues, comme une grande gloire;
mais rien au monde ne pourrait m’engager â recevoir un bienfait qui
aurait pu vous nuire, et je n’accepterais cette grâce, quelque chère
qu’elle fût à mon cœur, qu’autant qu’elle ne serait accompagnée
d’aucune crainte d’avoir diminué vos avantages.
«Agréez, citoyen, ma reconnaissance
pour tous les sentiments que vous me témoignez, et soyez bien convaincu
de mon fraternel dévouement.
«LA CÉPÈDE.»
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