CORPUS HISTORIQUE ÉTAMPOIS
 
Anyse Acloque
 Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844)
Les Contemporains n°441 (1901) 
 
Couverture du n°441 des Contemporains, consacré en 1901 à Geoffroy Saint-Hilaire.
 
    Chaque époque regarde les grands hommes à sa manière, et il n’est pas inintéressant de relire une biographie de notre grand étampois écrite en 1901 par Anyse Acloque, à qui l’on doit quelques autres biographies de scientifiques contemporains.  
 
Les Contemporains [9e année] n°441 (24 mars 1901) Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844)


9e année. N°441.
Hebdomadaire, 10 cent. — Un an, 6 fr.
24 mars 1901.

LES CONTEMPORAINS

Couverture du n°441 des Contemporains, consacré en 1901 à Geoffroy Saint-Hilaire.
STATUE DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE

ÉTIENNE GEOFFROY SAINT-HILAIRE (1772-1844)

LES CONTEMPORAINS — 5, RUE BAYARD, PARIS

 

     Jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, la zoologie n’était guère sortie de la ligne tracée par le deux naturalistes antiques Aristote et Pline. En dépit des efforts tentés par quelques esprits indépendants pour substituer l’expérience à l’érudition, le respect était général pour la parole du maître; et la paresse humaine, trouvant plus commode d’étudier des livres dans le silence du cabinet que de chercher à surprendre les secrets de la nature, se plaisait à figer indéfiniment la science des animaux en une immobilité déjà plusieurs fois séculaire. Entraînés cependant par l’exemple de Linné, quatre savants, quatre Français, ont, presque sous nos yeux, assumé la tâche de rompre avec une tradition surannée, stagnante, et d’entrer franchement dans la voie de l’observation.

     C’est grâce à cette convergence de leurs travaux vers un but unique que les noms de Buffon, de Daubenton, de Cuvier (1) et de Geoffroy Saint-Hilaire se trouveront associés, aux yeux de la postérité, en un faisceau indissoluble. Et, particularité remarquable, naturalistes ont, en quelque sorte, ouvert l’un à l’autre le chemin qu’ils devaient suivre, pour leur gloire et pour le profit de la science à laquelle ils se sont consacrés avec tant de dévouement. Buffon, ayant besoin d’un collaborateur, prit Daubenton; celui-ci adopta pour disciple Geoffroy, dont il fit bientôt, presque de vive force, son collègue; et à son tour Geoffroy fournit à Cuvier, qui vivait ignoré dans un village de la Normandie, les moyens de sortir de son obscurité.
     (1) Cuvier, voir Contemporains, n°4.
     Celui de ces savants qui a donné la plus fortc impulsion à la zoologie expérimentale et concrète est, sans contredit, Cuvier, dont l’esprit rigide et froid, n’accordant aucune part à l’imagination, n’admettait rien en dehors de phénomènes et des formes. Or, à côté du domaine des faits, un autre, non moins vaste, s’étend le champ des idées, et c’est celui-là que Geoffroy Saint-Hilaire entreprit de défricher. Ses premiers travaux furent communs avec ceux du collaborateur qu’il s’était lui-même choisi; mais bientôt, rebuté par l’aridité de ce labeur exclusivement analytique, il ne tarda pas à s’engager dans une route différente. Les deux amis devinrent rapidement deux adversaires, profondément séparés par les opinions scientifiques; ils ne s’en acquirent pas moins, chacun dans sa voie, une gloire égale.

I. FAMILLE — AU COLLÈGE DE NAVARRE — PREMIERS TRAVAUX

     Étienne Geoffroy Saint-Hilaire est né à Etampes, le 13 avril 1772; sa famille, fort honorable, mais peu fortunée, était venue de Troyes dans cette ville vers la première moitié du XVIIIe siècle. Il avait de qui tenir; le nom qu’il portait était déjà célèbre dans la science, et peut-être l’atavisme eût-il suffit seul à décider sa vocation. Mais il eut en outre le bonheur de trouver, au seuil même de la vie, les conseils sûrs et éclairés de son aïeule paternelle, qui l’initia de bonne heure aux sentiments les plus élevés, les plus nobles, les plus généreux.

     L’excellente femme avait coutume d’occuper les loisirs des longues veillées à raconter à ses petits-enfants, réunis autour d’elle, des histoires de son temps. 1)ans ces causeries, revenait souvent le récit de l’heureuse fortune de deux Geoffroy, qui s’étaient illustrés au siècle précédent, l’un, Étienne-François, comme professeur au Jardin des plantes et au Collège de France, l’antre, Claude-Joseph, par ses travaux de chimie pharmaceutique et de botanique.
Séduit par ces exemples, le jeune Etienne sentit peu à peu s’éveiller en lui le désir de la gloire, et un jour il se prit à demander: «Mais, moi aussi, je veux devenir célèbre; que faut-il faire pour cela? — Il faut, répondit la grand-mère, le vouloir fortement. Je les ai bien connus, car ils étaient de notre famille. Tu portes le même nom qu’eux; fais ce qu’ils ont fait.» Et, afin qu’il pût encore s’inspirer d’autres modèles, l’enfant [p.3] reçut en présent un exemplaire de la Vie des hommes illustres, de Plutarque.


     Tandis qu’Etienne rêvait à sa future renommée, son père, Jean-Gérard Geoffroy, alors magistrat à hampes, lui annonça qu’une bourse lui était accordée au Collège de Navarre et qu’on allait l’y placer. Le chemin de la gloire, que peut-être il avait espéré plus riant, apparut à l’écolier tristement hérissé de thèmes et de versions rébarbatifs, et ses succès scolaires furent de médiocre valeur. La physique seule avait le don de captiver son attention.

     Dès que les premières études du jeune homme furent achevées, le choix d’une carrière préoccupa sa famille. Son père eût vivement désiré lui voir embrasser l’état ecclésiastique, et, pour l’y décider, il lui fit offrir un canonicat et un bénéfice. Mais Etienne refusa, et, sous l’influence du penchant qui l’entraînait vers les sciences, il demanda l’autorisation de rester à Paris, pour suivre les cours du Collège de France et du Jardin des plantes. La permission lui fut donnée, à la condition qu’en dehors de ses travaux scientifiques il étudierait la jurisprudence. Il prit son diplôme de bachelier en droit vers la fin de 1790, mais il s’abstint de persévérer dans cette voie.

     Restait la médecine. La profession elle-même ne séduisait pas le jeune homme; cependant, il accepta de s’orienter vers cette science, parce qu’elle n’est pas isolée, et que des liens très étroits la rattachent à la physique, à la chimie, à la biologie, les quelles constituaient l’objet de ses préférences. Il était préparé déjà à suivre les cours du haut enseignement par l’étude qu’il avait faite de la physique expérimentale, au Collège de France, sous la direction de Buisson.

     Il vint prendre place parmi les pensionnaires libres du Collège du Cardinal Lemoine, dont les professeurs appartenaient à l’Eglise. C’était là qu’enseignaient Lhomond et Haüy (1).

     (1) Haüy, Voir Contemporains, n°224.
     Lhomond divisait son temps en deux parts, consacrées, l’une à l’éducation de l’enfance, l’autre à l’étude des plantes; Haüy, qui vénérait cet homme excellent à l’égal d’un père, avait appris pour lui plaire la botanique, et de là était insensiblement passé à la minéralogie. Tous deux faisaient fréquemment de longues excursions pour recueillir les échantillons nécessaires leurs études scientifiques.

     Sans autre pensée que celle de se rapprocher autant que possible de deux hommes célèbres, pour avoir la satisfaction de pénétrer, si peu que ce fût, dans leur vie, Geoffroy suivait souvent, de loin, leurs paisibles promenades. Un jour, l’occasion se présente fortuitement de les aborder; on l’interroge, et il laisse percer dans ses réponses une admiration si naïve, si sincère, que les deux savants, touchés de cet hommage, devinant la vocation latente en cet esprit enthousiaste, admettent désormais le jeune homme à leurs entretiens.

     Pas n’est besoin de dépeindre sa joie ni l’ardeur nouvelle avec laquelle il se consacra à la science, guidé par des maîtres aussi habiles. Sous la direction d’Haüy, il ne tarda pas à se passionner pour la minéralogie.

     Or, en ce moment, Daubenton faisait au Collège de France un cours sur cette science;. Geoffroy se comptait au nombre de ses auditeurs assidus. Après chacune de ses leçons, le professeur avait coutume de poser quelques questions à ses élèves. Un jour, il interroge Geoffroy sur la cristallographie, et voilà que le disciple entre dans des développements et des considérations qui étonnent le maître: «Jeune homme, lui dit celui-ci avec une bienveillante bonhomie, vous en savez plus que moi! — Je ne suis, répond Geoffroy, que l’écho de M. Haüy.» Cette parole, hommage de reconnaissance très grand dans sa simplicité, valut à Geoffroy la sympathie de Daubenton, qui, après avoir commencé par lui confier la détermination de quelques échantillons, devait, un peu plus tard, lui fournir les moyens d’entrer dans une carrière où la gloire l’attendait. [p.4]

     Mais cette vie d’études qui convenait si bien à son ardente curiosité de la vérité scientifique devait, auparavant, subir une interruption, causée par la rapide précipitation des événements politiques. L’orage révolutionnaire commençait à gronder, et le jeune homme avait au cœur trop de générosité pour se résigner à le contempler du rivage, sans tenter le salut de ceux qui allaient sombrer dans la tourmente.

Haüy
L’abbe René-Just Haüy

Charles-François Lhomond (1727-1794)
Charles-François Lhomond

II. LES JOURNÉE DE SEPTEMBRE — ADMIRABLE DEVOUEMENT DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE

     Désignés à la persécution par leur caractère de prêtres, tous les professeurs du Collège du Cardinal Lemoine furent arrêtés le 13 août 1792 et enfermés dans l’église de Saint-Firmin, transformée en prison.

     La nouvelle de cette arrestation ayant été portée à Geoffroy, il en ressentit une peine très vive, car il avait conservé la. plus grande affection pour ses anciens maîtres. En particulier, l’incarcération d’Haüy le frappa douloureusement, et, sans perdre un instant, il mit tout en œuvre pour sauver l’excellent homme. Il court chez Daubenton, et, tandis que celui-ci tente d’intéresser ses amis à la cause du professeur, il multiplie les démarches auprès des autres membres de l’Académie des sciences; il obtient qu’Haüy, qui, à cette époque, en faisait déjà partie, sera réclamé au nom de ce Corps.

     Le résultat souhaité couronne enfin tant d’efforts. Le lendemain, à 10 heures du soir, un ordre d’élargissement est signé. Geoffroy se fait ouvrir les portes de la prison, pénètre jusqu’auprès d’Haüy, et veut l’entraîner. Mais il se heurte à une invincible opposition, dont les motifs doivent faire reporter sur la grandeur d’âme du maître une partie de l’admiration qui s’attache à l’acte courageux du disciple.

     «Ces grands hommes, disait Fontenelle, sont des enfants.» A la plus grande pénétration de l’esprit, Haüy joignait la plus grande simplicité du cœur. Oublieux des dangers que courait sa propre existence, sa seule souffrance, en ces cruelles conjonctures, était d’avoir vu ses chères collections profanées par la main brutale des agents qui avaient opéré des perquisitions dans sa cellule avant de l’arrêter.

     Il avait demandé et obtenu que ses échantillons minéralogiques fussent transportés dans sa prison, et là, plein de sérénité au milieu des clameurs de mort, il s’occupait à y rétablir cet ordre savant dont il n’avait encore consigné les règles nulle part, et dont il eût emporté le secret sur l’échafaud.

     Surpris par Geoffroy au cours de celte besogne, Haüy n’accorde qu’une attention secondaire à la nouvelle que la liberté lui est rendue. Il se refuse à quitter sa prison tant qu’il n’aura pas remis en ordre ses matériaux, que d’ailleurs on ne saurait transporter à cette heure avancée. De plus, le lendemain étant la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge, il déclare qu’il ne sortira point sans avoir entendu la messe.

     Ainsi fut fait, et, dans la matinée du 15 août, Haüy, ayant assisté au Saint Sacrifice, alla retrouver sa petite cellule.

     Au Collège Lemoine, il rencontra Lhomond, qui venait d’être sauvé, lui aussi, par la reconnaissance d’un ancien élève, Tallien. Mais les autres professeurs ne devaient pas revoir leurs cellules on était à la veille des horribles massacres de Septembre.

     Geoffroy, cependant, ne demeurait pas inactif, et, ne pouvant rien obtenir des Pouvoirs publics, il imagina un plan d’évasion qui devait permettre aux captifs d’échapper à la mort. Le 2 septembre, sous le déguisement d’un commissaire des prisons, il put pénétrer dans l’église Saint-Firmin, où ils étaient détenus, et qui était voisine de son habitation.

     Là, il fait part à ses anciens maîtres des moyens qu’il a préparés pour assurer leur fuite; mais il rencontre une résistance que ses prières ne peuvent vaincre. En ces temps de troubles et de carnage, les âmes vertueuses luttaient entre elles de générosité le sang des victimes, comme une rosée [p.5] féconde, faisait éclore partout les fleurs expiatoires du dévouement et du sacrifice.

     Tous les professeurs du Collège se refusent à tenter l’évasion qui leur est proposée, et l’un d’eux, l’abbé de Kéranran, fait à Geoffroy cette belle réponse: «Non, nous ne pouvons quitter nos frères, car notre délivrance n’aurait d’autre résultat que de rendre leur perte plus certaine!»

     Désolé par ce refus sublime, mais non découragé cependant, espérant toujours qu’un revirement se fera dans l’âme des prisonniers ou que des circonstances imprévues aplaniront les difficultés, Geoffroy se retire. Il attend la nuit, et, dès que la rue est devenue silencieuse et obscure, il se rend avec une échelle à Saint-Firmin, à un angle de mur qu’il a le matin même, afin de tout prévoir, indiqué à l’abbé de Kéranran et à ses compagnons.

     De longues heures se passent, et, sur la crête du mur, personne n’apparaît. Enfin, presque au matin, un prêtre se montre, et il est bientôt hors de la fatale enceinte. D’autres lui succèdent, et sont aussi délivré; l’un d’eux, en enjambant le mur avec trop de précipitation, tombe sur le sol et se blesse au pied. Geoffroy le prend sur ses bras, le porte dans un chantier voisin, puis il revient au poste qu’il s’est assigné, et continue son courageux sauvetage.

     Douze prêtres avaient été ainsi arrachés à une mort trop certaine, lorsqu’un coup de fusil fut tiré du jardin sur Geoffrov, qui, tout entier à sou œuvre de dévouement, ne s’apercevait pas que le soleil venait de se lever.

     La balle se perdit dans ses vêtements; mais, à la fois désespéré et heureux, il dut descendre de son échelle et rentrer chez lui.

     Aucun de ses anciens maîtres n’avait tenté de s’échapper; au rendez-vous convenu entre le libérateur et les prisonniers, suivant l’expression d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui nous a transmis le souvenir de l’admirable dévouement de son père, le libérateur seul était venu. Tous furent massacrés dans les sanglantes journées de Septembre.

Joseph Lakanal (scupture de David d'Angers)
Joseph Lakanal

III. AU JARDIN DES PLANTES — PROFESSEUR A VINGT ET UN ANS

     Épuisé par d’aussi violentes secousses, Geoffroy se retira dans sa famille, à Etampes; il y tomba malade. Durant son absence, les amis qu’il avait laissés à Paris trouvaient, au milieu des angoisses de cette période cruelle, une consolation dans son souvenir, et s’occupaient à assurer sa carrière.

     Haüy lui écrivait: «Dès votre lettre reçue, j’en ai fait part à M. Lhomond. Nous n’avions jamais été si gais depuis que vous n’êtes plus avec nous.» Et, en même temps, il le recommandait de tout son pouvoir à Daubenton: «Aimez, adoptez mon jeune libérateur!» Daubenton, qui avait vu Geoffroy à l’œuvre, ne demandait qu’à aplanir pour lui les obstacles du début; à sa sympathie venait d’ailleurs s’ajouter ce désir presque instinctif qu’éprouvent les vieillards de se survivre en la personne de ceux qui continueront la tâche dont ils ont assumé les premiers labeurs.

     Effrayé des excès de la Terreur, et craignant d’être compromis par une situation qui le mettait en vue, Lacépède venait de donner sa démission du poste de garde du cabinet de zoologie qu’il occupait au Jardin des plantes. Daubenton demanda et obtint la place pour Geoffroy.

     A peine installé, celui-ci, fidèle à ce besoin de dévouement qui lui avait fait braver la mort dans les journées de Septembre, ouvrit son logement aux proscrits de tous les partis. Ce logement, qui communiquait avec les catacombes, et offrait ainsi une retraite sûre, servit d’asile, entre autres, à Roucher, l’auteur des Mois. Mais le poète ne devait pas, cependant, éviter l’échafaud: soit ennui, soit crainte de compromettre son hôte, il quitta  son abri, et fut presque immédiatement arrêté. Quelques jours avant le 9 thermidor, il prit place sur la funèbre charrette, en compagnie du fils de Buffon et d’André Chénier.

     Créé par Louis XIII, accru par Louis XIV, illustré par les travaux de Buffon, le Jardin des plantes était devenu le centre de l’histoire [p.6] naturelle moderne; depuis lors, ce rôle ne lui a jamais été contesté. En 1790, des améliorations considérables furent introduites dans l’organisation de l’établissement, sur les plans que Daubenton vint présenter à l’Assemblée constituante, et où il développait simplement les idées du grand naturaliste dont il était le continuateur.

     Deux ans plus tard, Bernardin de Saint Pierre, homme doux et pacifique, nommé, malgré le contraste de son caractère avec la férocité sanglante de cette époque, intcndant du Jardin des plantes, réclama la création d’une ménagerie. Il rappelait que Buffon avait longtemps désiré celle de Versailles, et il ajoutait, en parlant de l’illustre savant, cet argument: «Ses remarques les plus utiles lui ont été inspirées par les animaux qu’il avait lui-mêmc étudiés, et ses tableaux les mieux coloriés sont ceux qui les ont eus pour modèles: car les pensées de la nature portent avec elles leur expression.»

     Au mois de juin 1793, le Jardin des plantes reçut, par un décret de la Convention, le nom, de forme antique, de Muséum d’histoire naturelle. On y étendit l’enseignement à toutes les branches des sciences biologiques, et le nombre des chaires fut porté de trois à douze. Parmi les chaires nouvelles, deux étaient réservées à la zoologie; l’une fut donnée à Lamarck, et Daubenton proposa Geoffroy pour l’autre, que l’on voulait attribuer à Pallas.

     Geoffroy avait à peine vingt et un ans, et on hésitait à lui confier le poste de professeur; mais Daubenton se porta garant de l’avenir, en se basant sur la passion du travail qui dévorait le jeune homme. Celui-ci, de son côté, éprouvait quelque scrupules à assumer pareille tâche. Son protecteur le rassura: «Je prends sur moi la responsabilité de votre inexpérience; j’ai sur vous l’autorité d’un père: osez entreprendre d’enseigner la zoologie, et qu’un jour on puisse dire que vous en avez fait une science française!»

     Jusque-là exclusivement minéralogiste, Geoffroy connaissait à peine les premiers principes de la science qu’on le chargeait de professer. Il se trouva d’abord dans le plus grand embarras, qu’il n’hésitait pas d’ailleurs, à avouer: «Tenu de tout créer, j’ai acquis les éléments de l’histoire naturelle en rangeant et en classant les collections qui étaient confiées à mes soins.»

     Cependant, il n’en monta pas moins résolument dans sa chaire, et commença un cours sur l’histoire des oiseaux et des mammifères. Sa première leçon débuta par un exorde dans le goût de l’époque: «Citoyens, dit-il, pendant que nos frères d’armes vont cimenter de leur sang les bases de notre république, nous, dans le silence de l’étude, nous allons conquérir de nouvelles connaissances afin d’ajouter un rayon de plus à la gloire nationale.»

     Les collections dont disposait le jeune professeur corroborer ses enseignements par des exemples pratiques ne se composaient que de débris misérables. La seule ménagerie qui eût jusque-là existé en France était celle de Versailles. Il eût été fort simple de la transférer au Jardin des plantes; mais, dans les journées qui suivirent le 10 août, le peuple, égarant sa colère sur tout ce qui se rattachait à la royauté, massacra presque tous les animaux qui composaient cette ménagerie.

     La plupart des quadrupèdes et des oiseaux furent immolés, et leurs restes servis en un repas civique: la gent populaire épargna toutefois, les estimant sans doute trop coriaces, un rhinocéros et quelques lions. Désireux de les soustraire au sort de leurs compagnons, Bernardin de Saint-Pierre vint plaider la cause des pauvres bêtes à la barre de la Convention nationale; son discours, pitoyable et pathétique, avait pour épigraphe: Miseris succurrere disco. Plus heureux que tant d’autres, qui perdirent leurs clients sans toujours se sauver eux-mèmcs, il gagna son procès, et les débris de la ménagerie royale s’en vinrent former le noyau de la collection du Muséum.

     Celle-ci devait bientôt s’accroître de quelques ménageries ambulantes que la police, dans l’intérêt de la sûreté et de la salubrité [p.7] publiques, avait fait saisir. Un matin, on vient annoncer à Geoffroy Saint-Hilaire, à qui ces trésors étaient destinés, que des visiteurs peu accommodants attendent à sa porte: un léopard, un ours blanc, une panthère, plusieurs mandrills. Le Muséum n’a pas de local pour abriter de pareils hôtes; Geoffroy les accepte cependant; il les fait entrer dans l’établissement et attacher sous ses fenêtres. Puis il court avertir ses confrères, et ceux-ci, peu rassurés d’un tel voisinage, se hâtent d’aviser aux moyens d’enfermer solidement ces richesses aussi précieuses que formidables.

     C’est vers cette époque que l’abbé Tessier, ayant rencontré Cuvier au fond de la Normandie et fait ainsi «la meilleure de ses découvertes». écrivait à Jussieu et à Geoffroy pour les prier d’ouvrir la carrière scientifique à «ce nouveau Delambre». Il avait joint à ses lettres quelques mémoires de son protégé; Geoffroy, ayant lu les manuscrits, fut pris d’enthousiasme, et, sous l’empire d’une inspiration généreuse, il écrivit immédiatement à Cuvier: «Venez jouer parmi nous le rôle d’un Linné, d’un autre législateur de l’histoire naturelle.»

     Puis, comme Cuvier était sans ressources, il s’occupa à lui chercher un poste qui pût lui permettre de vivre à Paris. Il lui offrit de partager son logement, lui ouvrit ses collections, et pendant plusieurs années, les travaux des deux jeunes savants furent communs. Plus tard, séparés par leurs opinions scientifiques, ils ne perdirent pas le souvenir de leur première et confiante amitié, et ils aimaient à rappeler le temps heureux «où ils ne déjeunaient jamais sans avoir fait une découverte».

     Ici se place un trait qui, mieux que tout discours, fait l’éloge de la délicate générosité de Geoffroy.

     Daubenton, Lacépède, Lamarck, avaient fait à Cuvier un accueil sympathique; au contraire, Haüy fit entrevoir à Geoffroy qu’en associant un étranger à ses travaux il se préparait un rival qui peut- être l’éclipserait et le dominerait. «Mais cet excellent jeune homme, nous dit Cuvier lui-même, après avoir porté huit jours dans son sein le trouble que ce conseil y avait fait naître, me le confia avec abandon, et m’assura que sa conduite avec moi ne changerait pas.»

     Ajoutons qu’Haüy n’en fut pas moins, dans une large mesure, bon prophète.


IV. EXPÉDITION D’ÉGYPTE (1798-1802)

     Cependant, l’apaisement des passions politiques commençait à se faire, et aux jours de terreur avaient succédé des jours de gloire. On savait qu’une grande expédition se préparait, et qu’elle serait militaire et scientifique, mais son but demeurait secret. Seul, Berthollct, chargé de choisir pour l’accompagner les savants les plus résolus et les plus éclairés, était dans la confidence.

     Cuvier fut pressenti; mais, peu soucieux sans doute d’affronter des dangers dont il s’était déjà soigneusement garanti pendant la Révolution, en se retranchant derrière sa qualité d’étranger, il déclina la proposition, et demanda que Savigny fut pris en sa place. Il avait à Paris assez de matériaux pour réaliser les travaux qui devaient le conduire à la gloire; et, voyant déjà la fortune lui sourire, il préférait l’attendre tranquillement dans son lit, laissant aux autres le souci de courir après elle.


     L’année 1798 venait de commencer. Les travaux de Geoffroy le portaient, lui aussi, rapidement vers l’Institut, lorsque Berthollet vint lui dire: «Venez avec Monge et moi; nous serons vos compagnons; Bonaparte sera notre général (1).» Où allait-on? Il était impossible de le révéler; mais, dans ce mystère même, le jeune savant vit un attrait de plus, et la perspective d’une vie nouvelle, de trouvailles fortuites et de périls inconnus, le séduisit. Il se laissa embarquer: son étoile le conduisait en Egypte.
     (1) Napoléon Bonaparte, voir les Contemporains n°176-183.
     Partie de Toulon le 19 mai, l’expédition parvint à Alexandrie dans les premiers jours [p.8] de juillet. A peine a-t-il touché la terre égyptienne, si fameuse par son antique civilisation, que Geoffroy, emporté par l’enthousiasme scientifique, veut tout voir, tout explorer. Il conduit ses fouilles partout: dans le sol, dans les tombeaux, dans les ruines. Il descend dans les catacombes, où dorment depuis de longs siècles des restes momifiés, comme si leurs lointains contemporains les avaient accumulés là pour éclairer la science moderne.

     Fait curieux: il recueille des crocodiles, des ibis entièrement conservés, des squelettes de bœufs, d’ichneumons; ces animaux, morts il y a trois mille ans, sont absolument semblables à ceux qui représentent aujourd’hui les mêmes espèces; et cependant, il se fera, quelques années plus tard, le champion convaincu de l’hypothèse de la transmutation des formes vivantes.

     Voltaire avait dit d’Hérodote: «Ce père de l’Histoire qui nous a fait tant de contes.» Geoffroy semble avoir pris à tâche de justifier de cette calomnie, du moins sur les points qui sont de son domaine, le plus ancien des observateurs. Il établit, par exemple, que, conformément aux assertions de l’historien grec, le crocodile est réellement, de tous les animaux, celui qui, proportionnellement, naît le plus petit et devient le plus grand, puisque, sorti d’un œuf qui mesure à peine 17 lignes, il atteint, dans toute sa taille, jusqu’à 17 coudées; que sa mâchoire supérieure et son crâne, soudés ensemble, se meuvent sur l’inférieure; qu’un petit oiseau, une espèce de pluvier, pénètre dans sa gueule, dévore les parasites qui s’y logent, sans que l’énorme reptile songe à lui faire le moindre mal; qu’enfin sa langue est courte et sans usage.

     Dès son arrivée, Geoffroy s’était attaché tout particulièrement à l’étude des poissons du Nil et, parmi ces poissons, celui qu’il désirait surtout observer était le silure électrique, ou malaptérure, que les Arabes nomment tonnerre, par un ingénieux rapprochement de ses décharges électriques et des effets de la foudre, Il ne put s’en procurer qu’au mois d’avril 1801, alors que les événements qui suivirent le départ de Bonaparte avaient déjà forcé les savants français à s’enfermer dans Alexandrie.

     C’est donc au milieu des périls d’un siège, tandis que les boulets sifflaient autour de lui, que, nouvel Archimède, il s’attaqua aux problèmes ardus qui le préoccupaient. Moins heureux, cependant, il ne put pas s’écrier: Eurêka; le lien secret qui unit au principe de la vie la production d’électricité chez le malaptérure ne fut pas révélé à ses méditations; et ce mystère, que les savants de nos jours n’ont guère éclairci, demeura pour lui aussi impossible à soulever que le voile d’lsis.

     Il était tout enlier à ses travaux, quand on vint lui annoncer qu’un article de la capitulation du 31 août 1081 abandonnait aux Anglais les richesses scientifiques recueillies par les Français. Pris d’indignation, il tenta de faire annuler cet article. Mais le général Hutchinson déclara qu’il exigerait la stricte exécution des clauses de la capitulation, et Hamilton vint de sa part annoncer à Geoffroy et à ses collègues que toute démarche nouvelle serait inutile.

     Alors, emporté par une inspiration énergique, Geoffroy s’écria: «Eh bien, non, nous n’obéirons pas! Votre armée n’entre que dans deux jours dans la place; d’ici là le sacrifice sera consommé, et nous aurons nous-mêmes brûlé nos richesses! Vous ferez ensuite de nous ce qu’il vous plaira!»

     Les rôles étaient renversés: c’était aux vaincus à menacer. Hamilton, pâle, silencieux, semblait frappé de stupeur. «Nous le ferons, continua Geoffroy; c’est à la célébrité que vous visez: comptez sur les souvenirs de l’histoire! Allez dire à votre général qu’il sera un autre Omar, et qu’il aura, lui aussi, brûlé une bibliothèque dans Alexandrie!»

     L’énergie de celte résolution eut raison de l’insistance des Anglais. L’article 16 de la capitulation fut annulé; et Geoffroy put rentrer en France, dans les derniers jours de janvier 1802, chargé, comme autrefois Tournefort à son retour de Grèce, des dépouilles de l’Orient.


V. MEMBRE DE L’INSTITUT — MISSION EN PORTUGAL

     Ayant repris ses fonctions au Muséum, Geoffroy se remit avec ardeur à ses recherches d’anatomie comparée, qu’il ne devait plus guère interrompre. Il en fit connaître les premiers résultats en 1807.

     Cette même année, une place étant de venue vacante à l’Académie des Sciences, il s’y porta candidat, et fit, pour obtenir leurs suffrages, les visites requises aux membres de la docte Assemblée. Ses biographes rapportent, à cette occasion, une assez bizarre anecdote.

     Il venait de remettre à Lagrange quelques unes de ses mémoires et se disposait à prendre congé, lorsque le célèbre géomètre lui dit:
     «Approchez, jeune homme; que pensez vous de votre concurrent?»
     La question était embarrassante; Geoffroy balbutia:
     «Mais… je ne puis répondre; il ne m’appartient pas de formuler une appréciation.
     — Sans doute; mais ce que je demande peut être dit même par vous. Je sais que c’est un très habile entomologiste. Mais est-ce un Réaumur ou un Fabricius?
     — C’est un Fabricius.
     — Sachez, jeune homme, que j’estime plus quelques pages comme celles que vous avez lues dernièrement à l’Académie que beaucoup de volumes la manière de Fabricius.»
     Réaumur s’était attaché surtout à étudier les mœurs des insectes; Fabricius, au contraire, décrivait leurs caractères et s’efforçait de classifier leurs nombreuses espèces; l’un et l’autre ont donc rendu, à des points de vue différends de grands services à la science. L’opinion de Lagrange, toute personnelle, ne prouvait rien, par suite, contre Fabricius.

     Geoffroy n’en recueillit pas moins le bénéfice, et, comme d’autres suffrages lui furent donnés, il fut nommé membre de l’Institut le 14 septembre 1807. Cuvier lui offrit ses félicitations, ajoutant: «Je suis d’autant plus heureux que je me reprochais d’occuper une place qui vous était due…»

     En mars 1808, Geoffroy fut chargé par l’Empereur d’une mission scientifique en Portugal, que les armes françaises, sous les ordres de Junot, occupaient depuis le mois de septembre de l’année précédente. Cette mission avait surtout pour but de rapporter, en vue d’enrichir nos collections, les objets précieux du Brésil qui figuraient au musée de Lisbonne.

     Accompagné de Delalande, son aide et son secrétaire, le savant traverse, au milieu des plus grands périls, l’Espagne soulevée contre l’invasion française. Aux environs de Merida, il rencontre une dame dont la voiture avait versé sur la route, et qui s’était légèrement blessée; il lui prodigue ses soins, l’oblige à monter dans sa propre voiture, et l’accompagne à pied, jusqu’à la ville. Là, il est arrêté, retenu prisonnier pendant quelques jours, et enfin remis en liberté, ainsi que Delalande, sur les instances de la dame qu’il avait secourue.

     Désireux de ne pas dépouiller les musées étrangers, et de ne rien acquérir que par voie d’échange, il avait emporté de Paris plusieurs caisses d’échantillons qui figuraient en double dans nos collections. Arrivé à Lisbonne, il est accueilli avec joie par Junot, qu’il connaissait pour avoir fait avec lui la campagne d’Egypte, et il est immédiatement investi de pleins pouvoirs pour l’accomplissement de sa mission.

     Loin d’abuser de sa puissance, cependant, il s’attache à observer les plus grands égards envers le peuple vaincu.

     Il commence par réintégrer dans sa chaire le professeur Brotero, botaniste distingué de l’Université de Coimbra; il rappelle Verdier, exilé politique, membre de l’Académie des sciences de Lisbonne et membre correspondant de l’institut de France, et lui permet ainsi de revoir sa famille; il accorde la plus efficace protection aux savants et aux littérateurs.

     Il prend dans le musée de Lisbonne des minéraux, des plantes, des animaux brésiliens: mais, en retour, il classe suivant [p.10] les principes scientifiques les échantillons qu’il laisse, et qui étaient jusque-là en désordre; de plus, il enrichit les collections du Portugal des nombreux spécimens qu’il a apportés de Paris.

     Ce désintéressement, qu’on ne saurait trop admirer, fut l’argument qu’il invoqua contre les Anglais pour conserver ses acquisitions, lorsqu’ils en réclamèrent la remise après la convention de Cintra.

     C’était la deuxième fois qu’il s’opposait victorieusement aux exigences de ce peuple, larron historique dont le rôle a toujours été de s’approprier les conquêtes réalisées
par les autres au prix de leurs peines, de leurs travaux, de leurs sacrifices et de leur sang.

     Geoffroy rapporta ses collections en France; elles étaient si légitimement notre propriété que, un peu plus tard, quand les nations nous reprirent les richesses que nous leur avions enlevées au nom des lois de la guerre, le ministre du Portugal déclara que son pays n’avait rien à réclamer.

     La Faculté des sciences de Paris venait d’être créée; en 1808, par décret impérial.
En 1809, Geoffroy y fut nommé professeur de zoologie et d’anatomie comparée.

     Par une délicatesse qui met une fois de plus en relief la générosité de son caractère, il ne voulut occuper son nouveau poste qu’après l’avoir offert à Lamarck; celui-ci, fier dans sa pauvreté, refusa, les larmes aux yeux.

     En possession d’une chaire qui lui donnait une grande autorité dans le monde savant, entouré d’un auditoire sympathique et enthousiaste, Geoffroy put désormais développer librement les idées dont il avait seulement jusque-là indiqué le germe.

     Nous allons exposer ces idées en aussi peu de mots que possible, et tracer rapidement les grandes lignes du débat qu’il dut soutenir, pour les défendre, avec Cuvier. Ce dessein comporte peut-être quelque aridité; nous nous en excusons à l’avance, mais nous ne saurions nous y soustraire, si nous voulons faire le portrait intégral de Geoffroy Saint-Hilaire.


VI. DOCTRINE SCIENTIFIQUE

     Dès le début de sa carrière, alors qu’il était astreint par les devoirs de son enseignement à ne se préoccuper que des différences qui séparent les animaux, Geoffroy Saint-Hilaire fut, au contraire en quelque sorte exclusivement frappé de leurs ressemblances. A mesure que ses investigations embrassaient une portion plus étendue de la série zoologique, il constatait entre les divers types des rapports étroits les reliant les uns aux autres; partout il retrouvait une structure et des organes analogues, modifiés seulement dans leur aspect suivant le groupe envisagé. De là à admettre que tous les êtres sont construits sur un plan primordial que le Créateur a suivi constamment dans ses lignes essentielles, en variant à l’infini les détails d’exécution, il n’y avait qu’un pas; et ce pas fut vite franchi.

     A vrai dire, cette idée de l’unité de composition n’était pas absolument nouvelle dans la science. Aristote l’avait entrevue. En 1555, Pierre Belon faisait un rapprochement entre le squelette de l’homme et celui de l’oiseau. Newton s’en préoccupe en deux passages de l’Optique: «Cette uniformité que l’on voit dans les corps des animaux»; et ailleurs: «Toutes les Parties sont semblablement disposées chez presque tous les animaux.» Buffon, dans l’article sur l’Ane, avait écrit «En créant les animaux, l’Être suprême n’a voulu employer qu’une idée, et la varier en même temps de toutes les manières.» Et, dans le Discours sur les Singes. il insiste sur cette pensée: «Ce plan, toujours le même, toujours suivi de l’homme aux singes, du singe aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, aux oiseaux, aux poissons, aux reptiles…..»

     Après Buffon, Camper et Vicq-d’Azyr entrevirent aussi l’unité de plan. Mais il était réservé à Geoffroy Saint-Hilaire de bâtir, sur ce principe, une science neuve, originale, à laquelle nul avant lui n’avait songé, l’anatomie philosophique. A l’inverse [p.11] de Cuvier, qui ose à peine dégager des faits leurs conséquences générales les plus évidentes, lui, dominé par ses vues théoriques, part de l’idée pour chercher dans les faits un appui et un argument.

     Tous les êtres vivants, réalisés suivant une conception unique, munis des mêmes organes, accomplissant les mêmes fonctions, sans autres modifications que celles qui résultent d’un équilibre avec leur genre de vie spécial, voilà la proposition générale à laquelle l’ont conduit ses premiers travaux. Sa carrière scientifique tout entière aura pour but la démonstration expérimentale de ce principe. Aussi toutes ses recherches d’anatomie sont-elles des recherches d’analogie.

     A peine a-t-il entrepris cette tâche qu’une difficulté se présente. L’étude comparée du crâne chez le crocodile et chez le quadrupède lui montre que cette partie du squelette comprend, pour le premier, plus de vingt os, et dix au plus pour le second. Voilà l’unité de composition en déroute! Mais un trait de génie vient lui permettre de prouver qu’il ne s’est point trompé: il prend le crâne d’un mammifère avant sa naissance, et il reconnaît, bien séparés, les mêmes os que chez le crocodile, os dont le nombre se trouve réduit chez le quadrupède adulte, parce que plusieurs se soudent entre eux à mesure que l’individu avance en âge.

     Dégagée de tout élément accessoire, la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire peut se résumer ainsi: Tous les animaux ont été créés sur un type uniforme, renfermant en principe tous les organes et toutes les fonctions réalisés dans la série zoologique. Les différences qui séparent leurs diverses espèces tiennent uniquement au degré de développement de chaque organe, et, par suite, de chaque fonction. Telle partie se trouve ici pleinement différenciée, ailleurs seulement indiquée. La nature ne forme jamais de nouveaux organes en vue de nouvelles fonctions à remplir; féconde en modifications, elle les produit exclusivement en atrophiant ou en développant les organes, suivant le degré d’utilité que leur assigne le genre de vie de l’animal.

     Convaincu que l’organe n’est point créé en vue de la fonction, Geoffroy était absolument opposé à la théorie philosophique des causes finales: «Je ne connais point, disait-il, d’animal qui doive jouer un rôle dans la nature.» Et il ajoutait «Chaque être est sorti des mains du Créateur avec ses propres conditions: il peut selon qu’il lui est attribué de pouvoir; mais c’est une erreur de croire que les organes aient été formés en vue de fonctions à remplir.»

     De telle manière que cet esprit éminent, à qui ses études avaient montré dans la création un ordre impeccable et digne d’admiration, arrivait, en poussant à l’extrême les conséquences de ses principes, à la conclusion absurde que le hasard seul maintient l’harmonie universelle. Si, par exemple, le jeune oiseau, à un moment toujours le même, s’échappe de son nid et se soutient dans les airs, c’est que, grâce à un avantage constant, mais purement fortuit, il possède des ailes; mais nulle providence ne l’a doué intentionnellement de ces membres.

     C’est presque du pur atomisme; et Lucrèee, après Epicure, n’avait guère parlé autrement, lorsqu’il proclamait, en vers, cette matérialiste assertion: Rien n’a été formé dans notre corps avec une destination définie; tout organe engendre sa fonction par le fait seul qu’il existe:
Nil ideo quoniam natum est in corpore ut uti
Possemus, sed quod natum est, id procreat usum.

     En réalité, cependant, quand Geoffroy se laissait entraîner à de pareilles conclusions, l’expression dépassait sa pensée, et le désir de rester strictement confiné dans l’examen du fait matériel et de sa résultante nécessaire le jetait hors de ses propres convictions.

     S’il fallait donner une preuve de cette révolte de ses idées intimes contre la thèse qu’il croyait devoir soutenir par sincérité scientifique, on pourrait invoquer le fait qu’il a défendu, avant et avec Lamarck, la théorie de la filiation indéfinie des espèces par voie de transmutation. Or, dans cette [p.12] théorie, à laquelle Darwin devait donner tant de célébrité, et qui a provoqué depuis lors de si ardentes polémiques, la part faite au hasard est extrêmement réduite. Ni la lutte pour la vie, ni la sélection naturelle, ni les tendances intimes des êtres à la variation, ni l’influence du milieu, ne relèvent du hasard; et ce sont là précisément les grandes causes invoquées par Lamarck et Darwin pour expliquer l’évolution des formes vivantes.

     Les transformistes vous diront que si l’oiseau a des ailes, c’est parce que l’ancêtre non ailé d’où il est issu a senti peu à peu naître en lui l’aptitude au vol, et que ses membres supérieurs se sont progressivement modifiés pour lui permettre de réaliser cette aptitude; mais jamais ils ne s’aviseront de dire que l’oiseau a reçu des ailes par hasard, et que s’il vole, c’est pour s’être aperçu un beau jour qu’il était muni d’organes lui permettant d’entreprendre la conquête de l’air.

     Voilà donc Geoffroy Saint-Hilaire pris en flagrant délit d’inconséquence: d’un côté, il repousse la théorie finaliste, l’estimant contraire aux conséquences logiques des faits qu’il observe; de l’autre, il soutient l’unité de composition du règne animal et la transmutation des formes vivantes les unes dans les autres, et il admet par suite des lois organisatrices définies, positives, étrangères à toute intervention fortuite. Cette inconséquence d’ailleurs n’est pas à son désavantage, puisque c’est par amour de la vérité qu’il s’efforçait de se mentir à lui-même.


VII. GEOFFROY ET CUVIER

     Une grave et longue maladie qui l’atteignit en 1812, les désastres cruels qui frappèrent la France en 1813, interrompirent les travaux scientifiques de Geoffroy Saint-Hilaire. En 1815, d’autres devoirs, d’ordre politique, le tinrent encore éloigné de la science: il fut nommé représentant par les électeurs d’Etampes, et fit partie de la Chambre des Cent-Jours. La seconde Restauration vint lui rendre sa liberté et lui permettre de reprendre ses études.

     C’est en 1818 qu’il publia le grand ouvrage où sont exposées les vues qu’il caressait depuis 1795, et qu’il avait, à différentes reprises, indiquées dans ses cours. Le titre complet du livre était celui-ci: Philosophie anatomique. Des organes respiratoires sous le rapport de la détermination et de l’identité de leurs pièces osseuses.

     Sous ce titre étaient réunis quatre Mémoires, précédés d’un Discours préliminaire, où se trouvent développés la loi de l’unité de composition et les principes secondaires qui se greffent sur cette hase. L’auteur y annonçait en ces termes le but de son œuvre: «La prévision à laquelle nous porte cette vérité, c’est-à-dire le pressentiment que nous trouverons toujours, dans chaque famille, tous les matériaux organiques que nous aurons aperçus dans une autre, est ce que j’ai embrassé dans le cours de mon ouvrage sous la dénomination de Théorie des analogues

     Dans cette première phase de la lutte qu’il allait soutenir contre les idées de Cuvier, Geoffroy n’appliquait encore sou principe qu’aux seuls animaux à vertèbres, et, ainsi limitée, sa théorie était inattaquable. Cuvier lui-même n’eût pu la contester, puisqu’il avait déjà réuni tous ces animaux en un groupe unique.

     Deux ans plus tard, Geoffroy voulut étendre l’unité de structure aux articulés, c’est-à-dire aux animaux qui, comme les insectes, les vers, sont constitués par des séries d’anneaux placés bout à bout. Mais quels rapports établir entre les vertébrés et ces êtres dégradés, qui n’ont plus de vertèbres ni même d’os?

     Plus d’os! C’est vrai si l’on s’en tient au sens strict du moi; mais Geoffroy montre qu’ils ont des parties dures, qui donnent attache aux muscles, enferment les viscères, constituent un véritable squelette extérieur. Plus de vertèbres! Mais cette division de leur corps en segments n’est-elle pas une image frappante de la colonne vertébrale, partagée en noyaux superposés dont chacun envoie des nerfs dans une région spéciale de l’organisme? [p.13]

     Cependant Cuvier, qui avait reconnu dans le règne animal quatre plans primordiaux, nettement séparés, parallèles et ne se rejoignant en aucun point, commençait à éprouver quelque secrète impatience de voir ce bel ordre de sa classification menacé par les progrès d’une théorie nouvelle, dont l’ingéniosité et la hardiesse avaient réuni de nombreuses sympathies.

     Le voile qui couvrait encore son mécontentement se déchira lorsque, vers le commencement 1830, Geoffroy vint présenter à l’Académie et soutenir devant la savante Assemblée un mémoire de deux jeunes anatomistes, Laurencet et Meyraux, qui, allant plus vite, sinon plus loin que le maître, étendaient aux mollusques l’unité de composition.

     La mesure était pleine, et ne devait pas tarder à déborder. Le mémoire ayant été lu en séance, Geoffroy fut, naturellement, chargé de faire le rapport, et, huit jours après, le 15 février 1830, il en donna lecture devant l’Académie. Il louait les auteurs d’avoir cherché à démêler les transitions qui unissent les mollusques céphalopodes aux vertébrés, et d’avoir ainsi contribué à combler l’un des hiatus infranchissables qui partageaient les animaux en quatre groupes sans souche commune. Et, tout en reconnaissant la sagacité qui avait présidé à l’établissement de la classification jusque-là adoptée, il laissait clairement entendre qu’une lumière nouvelle devait remplacer cette doctrine désormais injustifiable et surannée.

     Devant cette attaque directe, Cuvier ne put se contenir. Séance tenante, il répondit par improvisation qui respirait le plus vif mécontentement; quelques jours plus tard, il publiait un mémoire, riche en documents, où il s’attachait à réfuter les assertions de Geoffroy. Dans ce mémoire, il ne se bornait pas d’ailleurs à affirmer l’hiatus qu’il avait signalé entre les mollusques et les vertébrés, mais il attaquait dans son ensemble la Théorie des analogues.

     Après avoir demandé à son adversaire de définir exactement ce qu’il faut entendre par l’unité de composition organique, Cuvier ajoutait: «Ne voulez-vous parler que de simples ressemblances entre les animaux? Alors, vous dites une chose vraie dans certaines limites, mais aussi vieille que la zoologie elle-même; car, pour trouver l’origine de ce principe, il faudrait remonter jusqu’à Aristote. Direz-vous que votre principe est unique, primordial et universel, qu’il domine tous les autres faits? C’est là ce qu’on ne saurait admettre; car, loin d’être unique et dominant, votre principe est subordonné à un autre principe bien plus élevé et bien plus fécond.»

     Or, cette loi générale plus féconde, savez- vous comment Cuvier la définit lui-même? «Ce principe, dit-il, c’est celui des conditions mêmes d’existence, de la convenance des parties et de leur coordination pour le rôle que l’animal est appelé à jouer dans la nature.»

     Eriger en principe un simple concours de conditions très diverses, mettre ces conditions au-dessus d’une loi organisatrice simple et constamment respectée, c’était donner gain de cause à l’adversaire. Sans différer, Geoffroy improvisa une réponse qui lui assurait la victoire sur le point principal de sa théorie.

     Cependant, si les quatre plans de Cuvier perdaient du terrain aux yeux des savants comme du public, et tendaient à s’effacer devant le plan unique de Geoffroy, le novateur emportait moins de suffrages à l’égard des théories qu’il croyait pouvoir dégager, comme des corollaires nécessaires, de sa loi primordiale. Les causes finales et l’invariabilité des espèces, qu’il attaquait ardemment, furent non moins habilement défendues par Cuvier, et celui-ci, en réalité, demeura vainqueur sur deux des trois questions capitales controversées dans ce mémorable débat.

     La lutte se prolongea pendant plusieurs séances de l’Académie, et, légèrement ironique, Geoffroy ne put s’empêcher de féliciter l’Assemblée de donner accès enfin à des discussions dignes de la préoccuper, au lieu de se borner à enregistrer de menus faits, de valeur insignifiante, germes non [p.14] viables de prétendues découvertes tombées dès le lendemain dans l’oubli.

     Le tempérament différent des deux champions se manifestait par le ton spécial que chacun donnait à sa polémique. Cuvier, plus froid et plus calme, mesuré dans ses paroles, discutait les faits pied à pied, méthodiquement; au contraire, Geoffroy s’abandonnait aux envolées soudaines et entraînantes, aux idées originales et hardies; une conviction passionnée se faisait jour dans ses répliques, qu’il colorait des plus brûlantes images.

     Tandis que Cuvier déclarait n’être point de ceux qui, «au lieu de s’en tenir aux faits positifs, et de se servir du langage simple et des mots propres, emploient des métaphores et des figures de rhétorique; qui croient se tirer d’embarras par un trope [sic] ou par une antonomase», son adversaire montrait que les purs classificateurs qui glorifiaient Linné pour abaisser Buffon n’avaient été suivis par l’opinion publique: «Cris impuissants! Vaines protestations! Les éditions de l’Histoire naturelle ne s’en succèdèrent pas moins coup sur coup, comme autant de monuments élevés à la gloire de ce grand homme: tant il est vrai que, pour exprimer de grandes choses et pour vivre dans la mémoire des hommes, il faut que l’âme s’élance, qu’elle imprègne la pensée d’imagination, d’idéal et de poésie!»

     Le débat ne tarda pas à franchir les portes de l’Académie, et à émouvoir l’opinion non seulement en France, mais dans tous les pays où il se trouvait des penseurs pour méditer sur de pareils sujets. On eût pu se croire revenu au temps antique des luttes philosophiques, qui passionnaient le monde. Les savants prirent parti: ceux que touchait davantage le progrès sévère et lent, mais précis, des sciences, se rangèrent du côté de Cuvier; les esprits hardis se tournèrent vers Geoffroy.


     Du fond de l’Allemagne, le vieux poète Goethe (1), qui avait, lui aussi, pressenti, mais avec moins de clarté, l’unité de composition organique, applaudissait aux idées nouvelles. En 1830, il écrivait, pour affirmer cette sympathie, les Dernières pages de Goethe, expliquant à l’Allemagne les sujets de philosophie naturelle controversés au sein le l’Académie des sciences de Paris.
     (1) Gœthe, voir Contemporains, n°415.
     Eckermann raconte comment, au mois de juillet de cette année, féconde en péripéties politiques, le poète, le rencontrant fortuitement, lui dit:
     «Vous connaissez les dernières nouvelles de France; que pensez-vous de ce grand événement? Le volcan a fait éruption; il est tout en flammes.
     — C’est une terrible histoire, répondit Eckermann; et, au point où en sont les choses, on doit s’attendre à l’expulsion de la famille royale.»
     Et Gœthe  de s’écrier:
     «Il s’agit bien de trône et, de dynastie, il s’agit bien de révolution politique! Je vous parle de la séance de l’Académie des Sciences de Paris: c’est là qu’est le fait important, et la véritable révolution, celle de l’esprit humain.»


VIII. DERNIÈRES ANNÉES

     La vie de Geoffroy Saint-Hilaire, autant que nous pouvons l’apprécier d’après les détails que l’histoire nous a transmis, semble avoir gravité autour de deux mobiles principaux, que l’on trouve à la base de tous ses actes: l’homme obéissait constamment à une générosité qui le poussait à se faite le défenseur des opprimés, des faibles, des persécutés; le savant, épris de gloire, demandait toutes les émotions de sa vie à sa foi scientifique, qu’il jugeait infaillible et qui ne s’est point démentie un seul instant.

     Nous l’avons vu sauver des prisonniers sous la Terreur, offrir un abri aux proscrits, favoriser les débuts de Cuvier, dans lequel il pouvait cependant entrevoir un rival, tenir tête énergiquement aux prétentions des Anglais en Egypte, respecter en Portugal les droits du vaincu, offrir à Lamarck la chaire qui lui était donnée à lui-même.


     La révolution de Juillet, qu’il approuvait [p.15] d’ailleurs, lui fournit une occasion nouvelle de se dévouer. Dès les premiers symptômes de l’orage, l’archevêque de Paris, Mgr de Quélen (1), voyant ses jours menacés, s’était retiré à l’hospice de la Pitié. Geoffroy, dont l’habitation était voisine, instruit des dangers que courait le prélat, vint le chercher, et l’obligea doucement à le suivre dans son logement du Jardin des plantes. Comme un de ses amis lui faisait remarquer que son actc d’humanité pouvait entraîncr pour lui des conséquences cruelles, il répondit en souriant: «Passez-moi encore celui-ci, je suis coutumier du fait.» Son repentir, on le voit, n’était pas très sincère.
     (1) Mgr de Quélen, voir Contemporains, n°270.
     Mgr de Quélen quitta son asile le 14 août, quand l’ordre fut rétabli. Geoffroy avait quelques raisons de ne pas oublier cette date; c’était le 14. août aussi qu’il avait obtenu la liberté d’Haüy.

     Son admiration ardente pour les sciences, qu’il jugeait sans bornes et seules dignes des préoccupations des hommes, le soutenait dans la réalisation de ses travaux, auxquels il demandait d’ailleurs une réputation dont il avait soif; il aimait la gloire, et ne s’en taisait point.

     La gloire répondit à son appel; elle vint, accompagnée de toutes les satisfactions qu’il souhaitait. L’Empereur l’avait décoré de sa main lors même de la création de l’Ordre de la Légion d’honneur. Toutes les Académies le comptèrent dans leur sein. Des savants étrangers entreprirent le voyage, on pourrait presque dire le pèlerinage de Paris, uniquement pour le voir. Les disciples accouraient de toutes les contrées se presser autour de sa chaire.

     Sou seul délassement, au milieu de ses occupation, était de s’abandonner aux joies de la famille, aux douces affections qui l’entouraient. De ce côté, nulle ombre ne troublait son bonheur. Il avait épousé Mlle Brière de Mondétour, fille d’un receveur général des économats sous Louis XVI; elle lui avait donné une fille, consolation de ses vieux jours, et un fils, Isidore, qui devait par la suite, non sans succès, continuer les travaux de son père.

     Dès l’enfance de ce fils, il avait reconnu en lui, avec bonheur, un esprit élevé, auquel il pourrait plus tard confier le soin de développer ses doctrines, et de conserver la gloire qui s’attachait à son nom. «Jugez, disait-il un jour à un ami, si je suis heureux: voici les plus chers trésors de mon fils.» Et ce disant, il ouvrait une armoire où l’enfant avait religieusement réuni tous les écrits publiés sur les travaux de son père.

     Cependant les années s’écoulaient, et un peu d’amertume devait se mêler à cette existence jusque-là presque exempte de nuages.

     Après la mort de Cuvier, survenue en 1832, Geoffroy voulut continuer les travaux de ce savant sur les êtres fossiles et les révolutions du globe. Mais il fut aussitôt accusé de vouloir attenter à la gloire du grand homme, et il dut renoncer à persévérer dans son dessein. Ce qu’il ne qu’il ne fit pas d’ailleurs sans quelque révolte: «Le mieux, je le sens, dit-il, serait d’avoir le courage ou la sagesse de ne tenir aucun compte de ces obstacles. Oui, peut-être, mais il s’agissait ici d’une gloire française, du premier Zoologiste de notre âge!»

     Et, mélancoliquement, il ajoutait: «C’est à la postérité, si elle daigne s’occuper des luttes de cet âge, de faire leur part à mes adversaires et à moi: j’ai le corps inclinant vers la tombe; je n’attendrai point longtemps.»

     Un plus grand chagrin lui était réservé. La direction de la ménagerie qu’il avait créée lui fut ôtée et donnée à Frédéric Cuvier, frère du grand naturaliste, que celui-ci avait appelé auprès de lui. Toutefois, Frédéric ne jouit pas longtemps de la faveur qu’on lui faisait; il mourut six mois après avoir pris possession de sa place, et l’administration du Muséum se hâta de rétablir Geoffroy Saint-Hilaire dans un poste qu’il avait si dignement occupé de 1794 à 1828.

     Les années de Geoffroy ont été abrégées par le travail incessant de sa pensée, consumées pour ainsi dire par le feu de son [p.16] imagination toujours active. Il n’avait pas assez des jours pour se livrer à son labeur; sa passion pour la science et son désir de gloire le tenaient éveillé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il avait fait construire et placer près de son lit une armoire dans laquelle, mystérieusement, étaient enfermés une lampe, du papier, des plumes; à l’insu de sa famille, alors que chacun se livrait au sommeil, il ouvrait son armoire, prenait ses cahiers, et, assis sur son lit, il méditait, il imaginait, il écrivait.

     Ces travaux spéculatifs, qui, ne portant point sur une base purement matérielle, exigeaient une constante tension de l’esprit, en même temps qu’ils fatiguaient les yeux, précipitèrent rapidement la cécité dont il était menacé. Il devint complètement aveugle.

     Le spectacle de la nature qu’il avait tant contemplé, tant admiré, tant étudié, déroba pour toujours à son regard, et, comme Milton, il put amèrement s’écrier:
Mes yeux cherchent en vain les fleurs fraîches écloses;
Mes printemps sont sans grâce et mes étés sans roses;
Tout est vague, confus, couvert d’un voile épais,
Et, pour moi, le grand livre est fermé pour jamais.

     Mais sa douleur trouva la plus réconfortante consolation dans I’affection pieuse des siens, qui le soutint au milieu de ces cruelles épreuves. Il n’eut pas à demander, pour continuer ses travaux, le secours d’une main étrangère; sa fille, nouvelle Antigone, ne voulut point céder à d’autres le soin de guider ses pas, et d’écrire sous sa dictée les dernières inspirations de son génie.

     Le souvenir de ses études contribuait aussi à maintenir la sérénité dans soit esprit: «Je cherche en vain la lumière, disait-il parfois à ses amis, et cependant le spectacle des êtres animés est toujours devant mes yeux.»

     Ses disciples se réunissaient encore souvent autour de lui, avides de recueillir ses conseils et ses derniers enseignements; dans cette intimité, son cœur se réchauffait, et il ne pouvait taire son bonheur: «Que de joie, s’écriait-il, vous apportez à votre vieux maître! Je suis aveugle, et cependant je me sens heureux!»

     Il s’éteignit doucement, le 14 juin 1844; les angoisses de l’agonie lui furent épargnées. Jusqu’à la fin, la vive lumière qui éclairait ses souvenirs brilla dans son esprit; en un suprême adieu, il serra la main de sa fille, et lui dit: «Sois-en sûre, nous nous reverrons!»

     Cet homme célèbre mourut fidèle à la foi de son enfance, dit l’abbé Baraud dans son ouvrage: Chrétiens et hommes célèbres au XIXe siècle.

     Dès 1794, inaugurant, au Muséum d’histoire naturelle l’enseignement de la zoologie, il fit un discours tendant à prouver que l’homme ne doit être compris dans aucune classe d’animaux.

     A la fin d’un chapitre de sa Philosophie anatomique, on lit ces belles paroles: «Arrivé sur cette limite, le physicien disparaît, 1’homme religieux seul demeure, pour partager l’enthousiasme du saint prophète et pour s’écrier avec lui: Cœli enarrant gloriam Dei…. Laudemus Dominum

Paris.
A. ACLOQUE.
 

BIBLIOGRAPHIE

     SARRUT, Biographie d’Étienne Geoffroy Saint Hilaire, Paris, 1839. — DE MERSEMAN, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, Bruges, 1844. — ISIDORE GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Vie, travaux et doctrine scientifiques d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, 1847. — PARISET, Histoire des membres de l’Académie royale de médecine, Paris, 1850. — JOLY, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, 1856. — FLOURENS, Eloges historiques lus dans les séances de l’Académie des sciences, Paris, 1856. — FRÉDÉRIC DUBOIS, Eloge de Geoffroy Saint-Hilaire, in Mémoires de l’Académie impériale de médecine, Paris, 1859. — DUCROTAY DE BLAINVILLE, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, 1890. — Abbé BARAUD, Chrétiens et hommes célèbres au XIXe siècle. — MICHAUD, Biographie universelle. — Nouvelle biographie générale (Didot). — Revue indépendante, Analyse des travaux d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, par le Dr PUCHERAN (août-septembre 1845).




Imprimerie P. FERON-VRAY, 3 et 5, rue Bayard, Paris, VIIIe. — Le gérant: E. PETITHENRY.
 

Source: édition de 1901, saisie en mode texte par B.G., décembre 2007.
BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE
       
Éditions

     Anyse ACLOQUE, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) [brochure hebdomadaire (24 mars 1901) ; in-8° (18 cm sur 24) ; 16 p.; gravure en page de couverture représentant la sculpture de Geoffroy Saint-Hilaire par Élias Robert], Paris, Les Contemporains [«Les Contemporains» 441 (9e année)], 1901.

     Bernard GINESTE [éd.], «Anyse Acloque: Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1901)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/che-20-acloque1901geoffroysainthilaire.html
, 2007.

Biographie d’Étienne Geoffroy par son fils Isidore
 
     Isidore GEOFFROY SAINT-HILAIRE (1805-1861) [anatomiste, naturaliste, tératologue, successeur de son père Étienne au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine], Vie, travaux et doctrine scientifique d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, par son fils M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire [in-8°; VIII+479 p.; 1 portrait], Paris, P. Bertrand, 1847 [& aussi une édition en in-12].

     BNF [éd.], «Isidore Geoffroy Saint-Hilaire: Vie, travaux et doctrine scientifique d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire» [réédition numérique en mode image], in Gallica, http://gallica.bnf.fr/document?O=N086256, en ligne en 2005.

     Bernard GINESTE [éd.], «Isidore Geoffroy Saint-Hilaire: Vie d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, I: Enfance et première jeunesse (1847)» [réédition numérique illustrée en mode texte], in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cse-19-isidoregsh1847viedegsh01.html, 2005.

Bibliographie à venir

    Pour une autre synthèse rapide:
Michel MARTIN [Membre d’Étampes Histoire, et conservateur du Musée d’Histoire Naturelle de Boulogne sur Mer], «Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, un grand savant, un homme de cœur et un homme d’action», in Bulletin de la Société Historique de Dourdan (1981), pp. ?-?. Dont une réédition numérique en mode texte in Anovi, Révolution française 1789-1799, http://www.1789-1799.org/articles/geoffroy_saint_hilaire/geoffroy.htm, en ligne en 2005.

 
 
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