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Louise Abbéma |
Robert de Montesquiou |
Robert de
Montesquiou, bel esprit et coqueluche des salons parisiens, mort en 1921,
nous a laissé des pièces poétiques, dont certaines
selon sa volonté, n’ont été publiées qu’après
sa mort. Ainsi en va-t-il des Quarante bergères, où il satirisait
autant de ses contemporaines. Quelle est la part de l’imagination dans l’épisode où il nous raconte plaisamment (?) un curieux écart de Louise Abbéma, célèbre peintre étampoise, pourtant connue pour ne guère s’intéresser aux hommes? En tout cas, lorsque Montesquiou met en ordre son recueil posthume, en 1919, c’est déjà de l’histoire ancienne: Louise a 66 ans, et lui 64. |
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NOTES
Catulle, poète latin né vers 87 et mort vers 53 avant J.-C., sauf erreur, ne semble rien avoir dit de tel, mais il a souvent chanté dans ses élégies, les inconstances de son amie Lesbie. Sapho, ou Sappho, poètesse grecque de l’île de Lesbos au VIIe siècle avant J.-C., fut la créatrice du lyrisme érotique, c’est-à-dire de la poésie amoureuse. C’était une mère de famille et la tradition rapporte qu’elle se suicida quand elle fut dédaignée du beau Phaon; mais le fait est que sa poésie célèbre la beauté féminine, et les passions qu’on appelle depuis lesbiennes, ou saphiques. la... main: la rime qui suit suggère évidemment queue. Chacun jugera à son aune du bon goût de ce poème, et des raisons qui ont pu pousser Montesquiou dans sa préface à juger ce recueil comme l’une de ses œuvres les plus abouties. B. G.
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Préface de l’Auteur et Autre pièce satirique contre une lesbienne. |
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PRÉFACE [pp. 9-17] VOICI le passage consacré à cette Suite, dans mes Pas effacés, mes Mémoires. «Quand furent terminées mes Prières de Tous, il arriva ce qui était advenu pour les Perles Rouges, non seulement la brusque cessation du courrant religieux qui avait inspiré cet ouvrage, mais la surprise de voir succéder à un leitmotiv pieux, un autre d’un genre fort différent, lequel substituait au vers que j’ai dit (1), cet autre, bizarre: Nigérie est heureuse, elle tient un grand Duc. «Il faut dire que cette Nigérie était une vieille dame fort à la mode, et aussi très snob, toujours pendue aux insignes de ces personnages souverains, pour en faire des invités décoratifs et des commensaux de ses dîners célèbres. J’avais eu à me plaindre d’elle, après avoir eu à m’en louer, et l’idée de la «chansonner» un peu, comme on [p.10] disait autrefois, m’était venue. Je m’y essayai, il me parut que j’y réussissais, et cela m’ouvrit une nouvelle veine. Il en est résulté ces ‘portraits’ en vers, dont je dois dire un mot, parce qu’ils joueront un rôle relativement important dans ma publication posthume. J’imaginai, pour la frime, un Sénat de Femmes, du genre de celui qu’avait inventé Héliogabale qui, entre nous, n’avait fait qu’anticiper sur Louise Michel. Je votais pour une dame et, quand cette candidature était agréée par moi, je portraiturais ma candidate. J’arrivai vite, dans ce genre, à une virtuosité assez verveuse et, lorsque ces morceaux seront connus, il est bien possible qu’on les tienne pour ce que j’ai écrit de mieux tourné, dans la manière des vieux Maîtres Français (2), auxquels je n’essayais pas de ressembler, mais desquels j’aimais la concision grande, la malignité vive, le tour plaisant. Je rassemblai d’abord quarante de ces figures, fixant à ce nombre académique, le chiffre de mon Sénat. C’est ainsi que ces ‘quarante’-là étant des dames, leurs sièges durent prendre un air un peu plus enrubanné, et que ce recueil, nullement fâché de jouer sur les mots, s’intitula les ‘Quarante Bergère’ en opposition aux quarante fauteuils de Messieurs leurs confrères. [p.11] Le bruit ne tarda pas non plus, lui, à s’en répandre, sans faire d’ailleurs que me divertir, n’ayant jamais «mis ma félicité dans ce qui dépendait de moi», comme le conseille Madame de Grignan; et, ce qui dépendait de moi, c’était de réaliser, d’après des folles ou des sottes, des ovales bien venus, comme l’avait accompli Pope, qui ne me fait pas l’effet d’avoir été mis, pour cela, au pilori des poètes. On sait seulement que ses modèles en étaient réduits à un tel état de terreur, qu’ils lui faisaient proposer de grosses sommes d’argent pour être épargnés dans sa galerie, et je crois qu’il les acceptait. Malheureusement mes modèles à moi n’ont pas eu cette excellente idée, et j’aurai «péri gueux» comme l’écrivait jadis l’évêque de cette ville. Vous pensez bien que je ne fus pas dupe d’une espèce de tollé qui s’éleva, surtout dans les demi-salons, et me désigna comme un contempteur du sexe, non sans y joindre une curiosité qui, de la part de chacune de ces dames, feignait de se faire souriante, dans l’espoir d’obtenir la révélation de ce qui la concernait, sur l’affirmation, parfaitement dénuée d’exactitude, qu’elle avait, elle trop d’esprit pour s’en fâcher. Malheureusement, je connais la vanité de ces sortes d’assurances, et j’avais, moi, trop d’esprit pour me laisser persuader. Je n’ai, pour ainsi dire, jamais transgressé la loi que je m’étais faite de ne pas céder à une invite de ce genre, et il [p.12] n’en manquait pas. Une telle opération n’est pas humainement possible; de même que le simulateur, l’imitateur, disons le singe, ne saurait physiquement réaliser son phénomène devant celui qui en est l’objet, de même un satirique ne saurait donner vie à l’image qu’il a créée, en face de celui ou de celle que cette image représente en les défigurant plus ou moins. J’ai essayé une ou deux fois, je m’en suis repenti; je voyais bien la victime se tenir parole, faire contre fortune bon cœur, et même bon visage; mais une fois rentrée chez elle, elle retirait sa flèche et voyait, elle, le sang couler; et si, da,s la réunion suivante, la croyant désormais à l’épreuve, je lui offrais de recommencer, elle s’en tirait en me conseillant de m’en prendre plutôt à une autre, parce que son portrait à elle n’était pas de mes meilleurs. Il devint à la mode de me demander ces sortes de récitations, de m’inviter dans l’espoir de les obtenir; quelquefois je m’y prêtai, quelquefois non, cela dépendait du milieu, des assistants, de mon humeur. Quand le premier m’était favorable, je goûtais un plaisir assez aigu à faire surgir des hommes et des femmes (3), comme si j’eusse été Deucalion et Pyrrha, en jetant des pierres par-dessus mon [p.13] épaule, et dans leurs jardinets. Franchement, elles n’atteignaient pas trop les gens, d’abord parce que la rédaction était bonne, et qu’il n’y a rien d’offensant que les caricature mal faites; ensuite cela rentrait dans le domaine du Verba volant; les gens prenaient le pli de me dire: «Il paraît que vous avez récité mon portrait, qu’il est très méchant… — Je répondais avec non moins de gentillesse: Tout dépend de la confiance que vous avez dans la personne qui vous a fait ce rapport; il est probable que l’on a dû exagérer. Jamais je n’ai consenti à imprimer un seul de ces portraits, la plupart composés de dix à vingt vers. Ceux qui en comptent davantage sortent du genre, qui doit être raccourci et saisissant. On sait bien que je ne mettais pas de crainte (4) dans cette retenue, qui seul eût été vilain. Non, je l’avais trouvé (je ne dis pas inventé), ce genre, je m’y suis complu tant qu’il m’a fourni des tableau plaisants (ça s’est prolongé longtemps) mais qui ne me plaisaient à moi qu’à la condition d’être intéressants pour ceux qui ne connaissaient pas les modèles; c’eût été trop facile sans cela. Non seulement je ne voulais pas faire de la peine, mais je m’y dérobais contre mon avantage, car j’ai refusé des propositions très brillantes et fort pressantes, du directeur [p.14] d’un périodique, lequel souhaitait plus que vivement de faire paraître, par séries successives, bon nombre de ces pièces, dont je n’ai plus qu’un mot à dire. Je le répète donc, je tenais d’autant plus à ne pas chagriner mes personnages que, je l’ai constaté, les portraits que je réussissais le mieux m’étaient inspirés par des personnes contre qui je n’avais pas d’animosité; les autres étaient chargés, empâtés, comme quand on veut mettre trop de couleur sur une toile. Le meilleur élément du succès dans la manière, c’est la souplesse de la malice, non la crispation de la haine. Chose assez curieuse, ces portraits devenus généralement d’une douzaine de vers, ont commencé par être des distiques (5), plusieurs assez amusants, comme si, pour produire ce fruit bizarre, il avait fallu d’abord un noyau, qui s’était ensuite revêtu de pulpe. Je suppose que ce recueil fera l’objet d’une publication posthume, de laquelle je compte charger un ami sûr. Alors, j’aurai bien fait de ne demander, de mon vivant, à ces portraits, que le droit de s’exercer d’après les tics et les défauts de leurs modèles, sans les contrister eux-mêmes puisque la chance de plaire de ces petites pièces, à cette heure tardive et désintéressée, dépendra de cet élément. S’ils [p.15] y réussissent, ce sera ma récompense de m’être dérobé au succès de la minute, qui aurait fait pleurer des yeux, souvent avivés de kohl. Et je n’oublie pas la colère.» A ce fragment de mes Mémoires j’ajoute quelques lignes: De ces portraits, je laisse une clé des noms des modèles; m’en dispenser serait leur retirer une part d’intérêt pour plus tard; je ne m’en dispense donc pas, mais je recommande aux personnes que je charge de cette publication, de se conformer strictement aux instructions que je leur laisse, pour s’éviter à elles-mêmes des difficultés. Qu’elles gardent donc sur cette clé, non pas un secret de Polichinelle, mais un secret absolu, comme on l’a fait pour la partie encore inédite du journal de Goncourt. Les portraits sont assez amusants pour intéresser anonymes, et les lecteurs n’en prendront que plus d’intérêt au jeu de devinettes que leur offriront des noms supposés, d’ailleurs déjà indéchiffrables pour beaucoup. La plupart des modèles auront disparu, seuls resteront des descendants, déjà moins ombrageux qui, peu à peu, disparaîtront eux-mêmes, jusqu’à ce qu’un temps soit venu où le secret nominal pourra être divulgué, toutes les susceptibilités s’étant évanouies, et le relatif mérite d’art de l’ouvrage en constituant l’unique valeur. Pendant la première période, ce secret nominal sera gardé (6) par ceux à qui je l’ai confié, qui le confieront eux-mêmes, plus tard, plus tard, à d’autres, lesquels agiront pareillement, jusqu’au jour où ces précautions seront devenues inutiles. Je m’en remets à mes représentants de fixer, ou faire fixer, ce terme, selon que l’incognito se prolongera plus ou moins de temps. Je sais qu’on me jettera la pierre, ça ne me changera pas; on parlera de l’horrible hypocrisie qui m’aura fait vilipender des femmes à l’égard desquelles on trouvera, sans doute ailleurs des manifestations de mon amabilité, même de mon amitié; ce ne sera pas incompatible. Le point de vue du caricaturiste s’accommode très bien de ces apparentes doubles faces, parfaitement conciliables avec la sincérité. J’entendais, un jour, l’un d’eux me dire d’une femme, du reste, agréable, et qui avait son genre de beauté: On pourrait très bien la faire très laide. — On peut dire ça de tout le monde, même des gens pour qui on a du goût. On ajoutera que j’ai cherché à satisfaire des rancunes, à assouvir des vengeances; quelquefois ce sera vrai, pas toujours, pas même très souvent; une fois créés par moi de ces miroirs concaves ou convexes, qui déforment si [p.17] plaisamment ceux qui s’y regardent, je pouvais ne pas mener mes amis de ce côté-là; mais les laisser passer devant ne constituait pas, de ma part, une abominable trahison, tout au plus une malice un peu impardonnable. L’appareil seul restait inexorable constitutivement, je n’étais pas lui. Enfin, on (7) ne manquera pas de faire observer que la définitive version de ces portraits date de 1919, l’année d’après la guerre, ce qui est capable de faire révoquer en doute l’émotion même de mes Offrandes. Cela non plus ne sera pas exact. Mes Offrandes furent et demeurent l’expression pathétique et poignante de mon âme du temps de guerre; les portraits, écrits il y a une vingtaine d’années et revus aujourd’hui pour quelques corrections de forme, restent l’expression d’un esprit du temps de paix, quand la guerre ne se faisait que dans les salons, avec des projectiles de confetti, mêlés, j’en conviens, à quelques quartiers de la pomme de Pâris, cuits au beurre noir. ROBERT DE MONTESQUIOU.
Octobre 1919. |
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BARINE
[pp.92-93: pièce précédant immédiatement Abîme]
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NOTES DE L’AUTEUR
(1) «Seigneur, ayez pitié de votre enfant qui souffre» (alexandrin ayant servi de point de départ aux Prières de Tous). (2) Peut-être je me fais illusion; je viens de les relire pour les rectifier et mettre en ordre, en vue de leur publication posthume, ils m’ont toujours paru curieux. (3) Il y avait des deux, mais beaucoup moins des seconds, et moins réussis. Je ne leur fais pas prendre place dans l’édition posthume que je prépare. Ils resteront, du moins un temps, dans les inédits non classés. (4) Je m’étais déjà deux fois battu en duel, et je ne demandais qu’à recommencer; tout de même, je n’aurais pas pu recommencer tous les jours. (5) Ils me restent rassemblés un par un sur des cartes de bristol, dont la réunion porte ce titre: Papillotes Mondaines. (6) Scrupuleusement; ce sera, pour eux, la seule façon de s’éviter des embarras, personne n’étant admis à s’insurger contre une ressemblance et des attributions plus ou moins précises. (7) On, je veux dire de ces ennemis d’après-mort, lesquels ne manquent jamais aux défunts qui furent, de leur vivant, doués de quelque mérite. |
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Bibliothèque Nationale de France, Manuscrits. Nouvelles Acquisitions 150151, folio 14 [selon DROIN 1993]. Éditions
Robert de MONTESQUIOU-FEZENSAC [1855-1921], «Abîme» [satire de l’homosexualité de Louise Abbéma], in ID., Les quarante bergères. Portraits satiriques en vers inédits de Robert de Montesquiou [in-4°; 101 p.;-1 f° de frontispice d’Aubrey Beardsley; lettrines gravées sur bois par Llano-Florez; édition posthume préparée par l’auteur lui-même dès 19019], Paris, Librairie de France, 1925 [dont une réédition numérique en mode image par la BNF, gallica.bnf.fr, http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?E=0&O=N105096, en ligne en 2003], pp. 94-95. Olivia DROIN, Louise Abbéma (1853-1927). Mémoire de DEA d’Histoire de l’Art soutenu à L’Université Panthéon-Sorbonne de Paris I sous la direction du Professeur Daniel Rabreaux [folios A4 dactylographiés reliés en 2 volumes: 1. Texte; 2. Catalogue], Paris, par l’auteur, 1993, p. 46, n. 144. [transcription du manuscrit de la BNF (le manuscrit et/ou la transcription sont légèrement fautifs)]. Bernard GINESTE [éd.], «Robert de Montesquiou: Abîme (pièce de vers satiriques contre Louise Abbéma, 1919)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-20-montesquiou-abime.html, 2003. Montesquiou
UNIVERSITÉ DE NAPIERVILLE, «Robert de Montesquiou-Fezensac», in Le site officiel de l’Université de Napierville, http://www.udenap.org/groupe_de_pages_02/montesquiou.htm, en ligne en 2003. Louise Abbéma
Olivia DROIN,
Op. cit., 1993, p.40, n.
112: «Nous possédons une lettre de Louise Abbéma
à Robert de Montesquiou par laquelle celle-ci accepte ‘avec grand plaisir’
de se rendre à son invitation d’assister à une matinée
de musique où seront jouées, sous la direction de l’auteur,
des œuvres de Gabriel Fauré. (BN Man. NAF 15015 f° 8).»
Bernard GINESTE, «Louise Abbéma: Sac de Chocolats Foucher (assemblage d’aquarelles)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-19-abbema046.html, 2003 [Ce sachet de chocolat de 1911 reproduit un Temple de l’Amour comparable à celui que Montesquiou fit édifier dans sa résidence du Vésinet vers 1912]. Bernard GINESTE
[éd.], «Quelques œuvres de Louise Abbéma», in Corpus
Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-19-abbema.html,
2003. Toute critique ou complément
bienvenus.
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