Quatrième partie
Voyage de Jérusalem
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Après la mort d’Agrippa, la Judée fut réduite
en province romaine. Les Juifs s’étant révoltés contre
leurs maîtres, Titus assiégea et prit Jérusalem. Deux
cent mille Juifs moururent de faim pendant ce siège. Depuis le 14
avril jusqu’au 1er de juillet de l’an 71 de notre ère, cent quinze
mille huit cent quatre-vingts cadavres sortirent par une seule porte de Jérusalem.
On mangea le cuir des souliers et des boucliers; on en vint à se nourrir
de foin et des ordures que l’on chercha dans les égouts de la ville:
une mère dévora son enfant. Les assiégés avalaient
leur or; le soldat romain qui s’en aperçut égorgeait les prisonniers,
et cherchait ensuite le trésor recélé dans les entrailles
de ces malheureux. Onze cent mille Juifs périrent dans la ville de
Jérusalem, et deux cent trente-huit mille quatre cent soixante dans
le reste de la Judée. Je ne comprends dans ce calcul ni les femmes,
ni les enfants, ni les vieillards emportés par la faim, les séditions
et les flammes. Enfin il y eut quatre-vingt-dix-neuf mille deux cents prisonniers
de guerre; les uns furent condamnés aux travaux publics, les autres
furent réservés au triomphe de Titus : ils parurent dans les
amphithéâtres de l’Europe et de l’Asie, où ils s’entre-tuèrent
pour amuser la populace du monde romain. Ceux qui n’avaient pas atteint
l’âge de dix-sept ans furent mis à l’encan avec les femmes;
on en donnait trente pour un denier. Le sang du Juste avait été
vendu trente deniers à Jérusalem, et le peuple avait crié:
Sanguis ejus super nos et super filios nostros. Dieu
entendit ce vœu des Juifs, et pour la dernière fois il exauça
leur prière: après quoi il détourna ses regards de
la Terre Promise et choisit un nouveau peuple.
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N’est-il pas singulier qu’un critique m’ait reproché
tous ces calculs, comme s’ils étaient de moi, et comme si je faisais
autre chose que de suivre ici les historiens de l’antiquité, entre
autres Josèphe? L’abbé Guénée et plusieurs savants
ont prouvé au reste que ces calculs ne sont point exagérés.
(N.d.A.)
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Il y a encore des personnes qui se persuadent, sur l’autorité
de quelques plaisanteries usées, que le royaume de Jérusalem
était un misérable petit vallon, peu digne du nom pompeux dont
on l’avait décoré: c’était un très vaste et
très grand pays. L’Ecriture entière, les auteurs païens,
comme Hécatée d’Abdère, Théophraste, Strabon
même, Pausanias, Galien, Dioscoride, Pline, Tacite, Solin, Ammien Marcellin;
les écrivains juifs, tels que Josèphe, les compilateurs du
Talmud et de la Misna; les historiens et les géographes
arabes, Massudi, Ibn-Haukal, Ibn-al-Quadi, Hamdoullah, Abulféda,
Edrisi, etc.; les voyageurs en Palestine, depuis les premiers temps jusqu’à
nos jours, rendent unanimement témoignage à la fertilité
de la Judée. L’abbé Guénée a discuté
ces autorités avec une clarté et une critique admirables.
Faudrait-il s’étonner d’ailleurs qu’une terre féconde fût
devenue une terre stérile après tant de dévastations?
Jérusalem a été prise et saccagée dix-sept fois;
des millions d’hommes ont été égorgés dans son
enceinte, et ce massacre dure pour ainsi dire encore; nulle autre ville
n’a éprouvé un pareil sort. Cette punition, si longue et presque
surnaturelle, annonce un crime sans exemple et qu’aucun châtiment
ne peut expier. Dans cette contrée, devenue la proie du fer et de
la flamme, les champs incultes ont perdu la fécondité qu’ils
devaient aux sueurs de l’homme; les sources ont été ensevelies
sous des éboulements; la terre des montagnes, n’étant plus
soutenue par l’industrie du vigneron, a été entraînée
au fond des vallées, et les collines, jadis couvertes de bois de sycomores,
n’ont plus offert que des sommets arides. |
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Dans les quatre Mémoires dont je parlerai.
(N.d.A.)
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A la droite du Bazar, entre le Temple et le pied de la montagne de
Sion, nous entrâmes dans le quartier des Juifs. Ceux-ci, fortifiés
par leur misère, avaient bravé l’assaut du pacha : ils étaient
là tous en guenilles, assis dans la poussière de Sion, cherchant
les insectes qui les dévoraient, et les yeux attachés sur le
Temple. Le drogman me fit entrer dans une espèce d’école: je
voulus acheter le Pentateuque hébreu dans lequel un rabbin montrait
à lire à un enfant, mais le rabbin ne voulut jamais me le vendre.
On a observé que les Juifs étrangers qui se fixent à
Jérusalem vivent peu de temps. Quant à ceux de la Palestine,
ils sont si pauvres, qu’ils envoient chaque année faire des quêtes
parmi leurs frères en Egypte et en Barbarie.
J’avais commencé d’assez longues recherches
sur l’état des Juifs à Jérusalem depuis la ruine de
cette ville par Titus jusqu’à nos jours; j’étais entré
dans une discussion importante touchant la fertilité de la Judée:
à la publication des derniers volumes des Mémoires de l’Académie
des Inscriptions, j’ai supprimé mon travail. On trouve dans
ces volumes quatre Mémoires de l’abbé Guénée,
qui ne laissent rien à désirer sur les deux sujets que je me
proposais de traiter. Ces Mémoires sont de véritables chefs-d’œuvre
de clarté, de critique et d’érudition. L’auteur des Lettres
de quelques Juifs portugais est un de ces hommes dont les cabales littéraires
ont étouffé la renommée durant sa vie, mais dont la
réputation croîtra dans la postérité. Je renvoie
le lecteur curieux à ces excellents Mémoires; il les trouvera
aisément, puisqu’ils viennent d’être publiés et qu’ils
existent dans une collection qui n’est pas rare. Je n’ai point la prétention
de surpasser les maîtres; je sais jeter au feu le fruit de mes études
et reconnaître qu’on a fait mieux que moi.
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Une question s’élève sur ces sépulcres nommés
Sépulcres des rois. De quels rois s’agit-il? D’après
un passage des Paralipomènes et d’après quelques autres
endroits de l’Ecriture, on voit que les tombeaux des rois de Juda étaient
dans la ville de Jérusalem: Dormiitque Achaz cum patribus
suis, et sepelierunt eum in civitate Jerusalem. David avait son sépulcre
sur la montagne de Sion; d’ailleurs le ciseau grec se fait reconnaître
dans les ornements des sépulcres des rois.
Josèphe, auquel il faut avoir recours, cite
trois mausolées fameux.
Le premier était le tombeau des Machabées,
élevé par Simon leur frère: "Il était, dit Josèphe,
de marbre blanc et poli, si élevé qu’on le peut voir de fort
loin. Il y a tout à l’entour des voûtes en forme de portique,
dont chacune des colonnes qui le soutiennent est d’une seule pierre. Et pour
marquer ces sept personnes, il y ajouta sept pyramides d’une très
grande hauteur et d’une merveilleuse beauté."
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Antiq. Jud.
(N.d.A.)
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Le premier livre des Machabées donne à peu près
les mêmes détails sur ce tombeau. Il ajoute qu’on l’avait construit
à Modin, et qu’on le voyait en naviguant sur la mer: Ab omnibus
navigantibus mare. Modin était une ville bâtie près
de Diospolis, sur une montagne de la tribu de Juda. Du temps d’Eusèbe,
et même du temps de saint Jérôme, le monument des Machabées
existait encore. Les sépulcres des rois, à la porte de Jérusalem,
malgré leurs sept chambres funèbres et les pyramides qui les
couronnaient, ne peuvent donc avoir appartenu aux princes asmonéens.
Josèphe nous apprend ensuite qu’Hélène,
reine d’Adiabène, avait fait élever, à deux stades de
Jérusalem, trois pyramides funèbres, et que ses os et ceux
de son fils Izate y furent renfermés par les soins de Manabaze. Le
même historien, dans un autre ouvrage, en traçant les limites
de la cité sainte, dit que les murs passaient au septentrion vis-à-vis
le sépulcre d’Hélène. Tout cela convient parfaitement
aux sépulcres des rois, qui selon Vilalpandus étaient ornés
de trois pyramides, et qui se trouvent encore au nord de Jérusalem,
à la distance marquée par Josèphe. Saint Jérôme
parle aussi de ce sépulcre. Les savants qui se sont occupés
du monument que j’examine ont laissé échapper un passage curieux
de Pausanias; il est vrai qu’on ne pense guère à Pausanias
à propos de Jérusalem. Quoi qu’il en soit, voici le passage;
la version latine et le texte de Gédoyn sont fidèles:
"Le second tombeau était à Jérusalem...
C’était la sépulture d’une femme juive nommée Hélène.
La porte du tombeau, qui était de marbre comme tout le reste, s’ouvrait
d’elle-même à certain jour de l’année et à certaine
heure, par le moyen d’une machine, et se refermait peu de temps après.
En tout autre temps si vous aviez voulu l’ouvrir, vous l’auriez plutôt
rompue."
Cette porte, qui s’ouvrait et se refermait d’elle-même
par une machine, semblerait, à la merveille près, rappeler
les portes extraordinaires des sépulcres des rois. Suidas et Etienne
de Byzance parlent d’un Voyage de Phénicie et de Syrie publié
par Pausanias. Si nous avions cet ouvrage, nous y aurions sans doute trouvé
de grands éclaircissements sur le sujet que nous traitons.
Les passages réunis de l’historien juif et
du voyageur grec sembleraient donc prouver assez bien que les sépulcres
des rois ne sont que le tombeau d’Hélène; mais on est arrêté
dans cette conjecture par la connaissance d’un troisième monument.
Josèphe parle de certaines grottes qu’il nomme
les Cavernes royales, selon la traduction littérale d’Arnaud
d’Andilly; malheureusement il n’en fait point la description: il les place
au septentrion de la ville sainte, tout auprès du tombeau d’Hélène.
Reste donc à savoir quel fut le prince qui
fit creuser ces cavernes de la mort, comment elles étaient ornées,
et de quels rois elles gardaient les cendres. Josèphe, qui compte
avec tant de soin les ouvrages entrepris ou achevés par Hérode
le Grand, ne met point les sépulcres des rois au nombre de ces ouvrages;
il nous apprend même qu’Hérode, étant mort à Jéricho,
fut enterré avec une grande magnificence à Hérodium.
Ainsi, les cavernes royales ne sont point le lieu de la sépulture
de ce prince; mais un mot échappé ailleurs à l’historien
pourrait répandre quelque lumière sur cette discussion.
En parlant du mur que Titus fit élever pour
serrer de plus près Jérusalem, Josèphe dit que ce mur,
revenant vers la région boréale, renfermait le sépulcre
d’Hérode. C’est la position des cavernes royales.
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Antiq. Jud. (N.d.A.).
De Bell. Jud. (N.d.A.)
J’ai vu depuis que l’abbé Guénée
l’a indiqué dans les excellents mémoires dont j’ai parlé.
Il dit qu’il se propose d’examiner ce passage dans un autre mémoire:
il le dit, mais il n’y revient plus: c’est bien dommage. (N.d.A.)
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Celles-ci auraient donc porté également le nom de Cavernes
royales et de Sépulcre d’Hérode. Dans ce cas cet
Hérode ne serait point Hérode l’Ascalonite, mais Hérode
le Tétrarque. Ce dernier prince était presque aussi magnifique
que son père: il avait fait bâtir deux villes, Séphoris
et Tibériade; et quoiqu’il fût exilé à Lyon par
Caligula, il pouvait très bien s’être préparé
un cercueil dans sa patrie: Philippe son frère lui avait donné
le modèle de ces édifices funèbres.
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Joseph., Ant. Jud., lib. XVIII; Strab., lib.
XVIII. (N.d.A.)
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Nous ne savons
rien des monuments dont Agrippa embellit Jérusalem.
Voilà ce que j’ai pu trouver de plus satisfaisant sur cette question;
j’ai cru devoir la traiter à fond, parce qu’elle a jusque ici été
plutôt embrouillée qu’éclaircie par les critiques Les
anciens pèlerins qui avaient vu le sépulcre d’Hélène
l’ont confondu avec les cavernes royales. Les voyageurs modernes, qui n’ont
point retrouvé le tombeau de la reine d’Adiabène, ont donné
le nom de ce tombeau aux sépultures des princes de la maison d’Hérode.
Il est résulté de tous ces rapports une étrange confusion:
confusion augmentée par l’érudition des écrivains pieux
qui ont voulu ensevelir les rois de Juda dans les grottes royales, et qui
n’ont pas manqué d’autorités.
La critique de l’art ainsi que les faits historiques
nous obligent à ranger les sépulcres des rois dans la classe
des monuments grecs à Jérusalem. Ces sépulcres étaient
très nombreux, et la postérité d’Hérode finit
assez vite; de sorte que plusieurs cercueils auront attendu vainement leurs
maîtres: il ne manquait plus, pour connaître toute la vanité
de notre nature, que de voir les tombeaux d’hommes qui ne sont pas nés.
Rien, au reste, ne forme un contraste plus singulier que la frise charmante
sculptée par le ciseau de la Grèce sur la porte de ces chambres
formidables où reposaient les cendres des Hérode. Les idées
les plus tragiques s’attachent à la mémoire de ces princes;
ils ne nous sont bien connus que par le meurtre de Mariamne, le massacre
des innocents, la mort de saint Jean-Baptiste et la condamnation de Jésus-Christ.
On ne s’attend donc point à trouver leurs tombeaux embellis de guirlandes
légères, au milieu du site effrayant de Jérusalem,
non loin du temple où Jéhovah rendait ses terribles oracles,
et près de la grotte où Jérémie composa ses
Lamentations. |
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