Opinion d’un savant du
XVIIIe siècle
sur l’observation des
fêtes et des dimanches.
Un critique qui, de nos jours, fait autorité,
a dit:
«Au XVIIIe siècle, on était philosophe par un mouvement
commun des esprits, par entraînement, par amusement, par amour de
la nouveauté et de l’invention littéraire.» (ED. THIERRY,
Moniteur du 16 mars 1858.) (a)
Un des personnages les plus considérables du XVIIIe siècle,
et par sa naissance et par la position élevée qu’il occupait
dans l’État, Chrétien Guillaume de Lamoignon Malesherbes,
à la fois membre de l’Académie des Sciences, de celle des Inscriptions
et de l’Académie Française, le futur défenseur de Louis
XVI, est un des hommes qui «ont le plus aidé à la philosophie
lorsqu’elle corrompait les mœurs.» (Mémoires du prince de
Talleyrand, publiés par la comtesse d’O... du C..., t. 2, p. 210
et s.) (b). Directeur de la librairie, il laissa
publier et protégea même de son autorité et de ses conseils
les ouvrages les plus contraire à la religion et à l’autorité
royale. Il favorisa avec la plus grande indulgence la publication de l’Encyclopédie.
Tout dévoué aux Philosophes, il recherchait leur société
ainsi que celle des savants, et les réunissait chez lui les jours de
fêtes et les dimanches à des heures qui, si l’on en croit la
lettre de Guettard, que nous allons rapporter, concordaient trop avec celles
des offices religieux.
Jean-Étienne Guettard (1), né à
Étampes, le 22 septembre 1715 (c), docteur
régent de la Faculté de Médecine de Paris, était
aussi de l’Académie des Sciences, et l’un des membres les plus laborieux
de cette Société. «Quand on analyse l’œuvre de Guettard,
a dit son dernier biographe, M. Aimé de Soland (Annales de la
Société Linéenne de l’Anjou), on est étonné
qu’une vie ait pu suffire un tel labeur.» (d)
Guettard fut toute sa vie très-religieux, et son amour pour les sciences
ne lui fit jamais négliger la pratique de la religion. Il avait été
le condisciple de Malesherbes chez les Jésuites; plus tard, leur goût
commun pour les sciences naturelles les avaient rapprochés, et en 1755,
Guettard avait accompagné Malesherbes dans un voyage à Vichy
et en Auvergne; nos deux savants étaient donc doublement en relation.
Guettard avait été invité aux réunions de savants
qui se tenaient chez Malesherbes; son absence de ses réunions avait
été sans doute remarquée, et lui avait attiré
quelques reproches. C’est pour se justifier qu’il adressa à Malesherbes
la curieuse lettre suivante, qui, en même temps qu’elle nous fait connaître
ses sentiments en matière religieuse, nous révèle le
caractère de l’homme mieux que ne pourrait faire le plus fidèle
portrait.
Nous publions cette lettre, en nous conformant scrupuleusement à
l’orthographe, d’après l’original que nous possédons (e), écrit en entier de la main de Guettard.
La lettre ne porte pas de suscription, mais on lit en haut de la lettre,
dans le coin à gauche, ces mots d’une écriture du temps:
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Notes de Bernard Gineste (2002)
(a) Édouard
Thierry (1813-1894), écrivain, critique littéraire et administrateur
général de la Comédie Française de 1859 à
1871.
(b) Cette
édition des Mémoires de Talleyrand n’est pas conservée
par la BNF, mais seulement celles-ci: Charles-Jacques-Victor-Albert, duc de
BROGLIE [éd. (1821-1901)] & Adolphe de BACOURT [qui a établi
le texte (1800-1865)], Charles-Maurice, duc de TALLEYRAND-PÉRIGORD,
prince de Bénévent [auteur (1754-1838)], Mémoires
du prince de Talleyrand, publiés, avec une préface et des notes,
par le duc de Broglie [5 vol. in-8°; portraits; fac-similés;
I: 1754-1808; II: 1809-1815; III: 1815-1830; IV: 1830-1832; V: 1832-1834;
choix de documents; index], Paris, Calmann Lévy, 1891-1892 [dont une
réédition en fac-similé (5 vol.; 23 cm), Courbevoie,
Durante, 1998.
(c) On a montré récemment
que Guettard n’était pas né le 22, comme on l’écrit
communément par suite d’une lecture trop rapide de l’acte de baptême,
mais trois jours plus tôt, soit le 19 septembre 1715: Patrick &
Marie-José DE WEVER & Jean-Louis DUCLOS, Guettard, un savant
du XVIIIe, un jardin & un collège [brochure de format A4;
27 p. non paginées; 44 illustrations], Étampes, Lions Club
d’Étampes [«Cahiers du Lyons Club d’Étampes» n°1],
1991, fig. 2 [fac-similé de l’acte de naissance]. Il faut noter que
Guettard n’a que trente-six ans quand il écrit cette lettre; Malesherbes
n’en a que trente.
(d) Aimé de SOLAND, «Étude
sur Guettard», in Annales de la Société Linéenne
de Maine-et-Loire Annales de la Société Linéenne de
Maine-et-Loire [Angers] 13-15 (1871-1873), pp. 32-88 [surtout sur Guettard
en tant que botaniste]; dont un extrait: Étude sur Guettard [in-8°],
Angers, Lainé, 1873.
(e) A cette heure je n’ai pas pu déterminer
quel est l’auteur de cet article, et je ne saurais dire où se trouve
à présent l’original.
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Guettard à M. de Malesherbes.
Du 29e juillet 1752
Monsieur,
Les motifs que vous me pretés de ne pas repondre aux invitations
que vous me faites seraient trop deraisonnables pour que je ne vous prie
pas de me permettre de m’expliquer. Vous croyés que je ne veux pas
me trouver avec Mrs De Lacademie je les respecte trop pour que je pense ainsi.
Je me regarde comme tres honoré de pouvoir me trouver la ou il y en
a quelqu’un. Je ne fais acception de personne. Ils me sont touts egaux. Celuy
de touts qui me mepriseroit le plus, ne meloigneroit pas de luy: je ne l’en
estimerois pas moins. Plus d’une chose en moy pouroit meriter qu’il me meprisat
sans que je dusse luy rendre la pareille. Ainsi Monsieur soyés persuadé
que je les estime touts, que les aime même si vous voulés. Quels
sont donc mes motifs. Les voici je ne rougis pas de les dire et ne le dois
pas même.
L’on
se met a table dans des maisons comme la votre trop tard pour que je puisse
les festes et dimanches remplir les devoirs auxquels je me crois obligé.
J’ay toujours pensé que ces jours devoient se passer a autre chose
qu’a faire festins, et si je n’ay pas toujours agi conséquemment a
ce principe, je regrette maintenant ce temps perdu et si mal employé.
Dans toutes les religions il y a eu des jours consacrés au culte
de la divinité et les peuples se sont toujours fait un devoir ce remplir
ce culte tel qu’il fut, pourquoy m’exempteroije de m’acquitter de celuy que
la notre exige de nous. Je n’entre point dans les raisons que d’autres peuvent
avoir de la mepriser ce ne sont pas la mes affaires, je ne reponderai pas
pour eux, leurs occupations au reste peuvent peut etre leurs permettre de
se donner ce jour la un délassement tres sage en luy même. Pour
moy je ne crois pas que les miennes soient si essentielles pour que je n’en
neglige une qui est la plus necessaire.
Voici
Monsieur mes motifs, je ne scai si ils vous paroitront justes et raisonnables.
Je sens aussi bien que tout autre tout ce que la plaisanterie et ce qu’on
appelle le bon ton, peuvent laisser de badin contre ma façon de penser,
mais les badineries ne sont pas des raisons et la raison doit etre preferée
a tout. Je me suis fait une loix de la suivre autant qu’il m’a eté
donné de le faire. Malheur a moy si je me trompe quelquefois,
mais dans le cas dont il sagit quand elle ne seroit pas de mon coté,
autant qu’elle l’est, je n’aurois rien a craindre de me tromper au lieu que
de l’autre côté, je vois un cahos de troubles et de craintes.
Est ce pusillanimité de ma part, est ce force d’esprit et de genie
de la part des autres? c’est ce que je ne puis décider. Je laisse cette
grande question a décider a celuy qui est la raison même et
la vérité par essence.
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Vous
allés dire, ce que vous m’avés fait l’honneur de me dire une
fois et ce dont je ferai mon profit que je m’arrete aux menuties et que je
suis avec tout cela colere, vindicatif, emporté, meprisant les autres,
presomptueux. Je serois bien malheureux si cela etoit mais ce seroit toujours
la un bon avis dont je vous ai toute l’obligation possible. J’avoue que je
suis vif. Mais lorsque ma vivacité m’emporte je fais en sorte que ce
ne soit pas contre les personnes mêmes, mais contre leurs mauvais principes
et leurs mauvaises raisons. La vérité est ce que je cherche
et lorsque je la crois attaquée, je ne puis m’empecher de le dire,
j’avoue qu’on peut le faire avec paix, mais le caractere est toujours ce
que l’on vainct le dernier. Au reste mon cœur est tranquille, si l’esprit
est agité et soyés persuadé Monsieur que je scai ceder
lorsqu’on me donne de bonnes raisons. Les ... (f)
outre cela ont quelque fois plus d’amour propre que les gens d’un ton elevé.
Un air d’importance en impose et est oppiniatre. La vivacité se decele
et s’evapore. Je suis assez puni de mes vivacités par la peine quelles
me font lorsque je suis rendu a moy même pour qu’on ne me les impute
qu’avec indulgence, et j’espere que vous en aurés pour moy plus
que tous ceux qui me veulent quelque bien. |
(f) Il y là un mot que probablement
l’auteur de l’article n’a pas pu déchiffrer dans le manuscrit qui
était en sa possession.
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Il est vray que ma facon de penser au sujet de nos occupations academiques
deveroit ne me laisser jamais [p.3] sortir
de l’etat de tranquillité, ce sont des amusements et qui s’amuse ne
doit pas s’emporter, mais les enfants se battent quelquefois pour un fêtu.
Voyés donc Mr si je dois etre presomptueux et penser ainsi, doi je
etre a plus forte raison vindicatif. Je voudrois me trouver dans le cas de
faire du bien a mes plus grands ennemis si j’en avois de tels et je le ferois
de tout mon cœur. Soyés en, j’ose vous en conjurer, tres persuadé.
Enfin Monsieur tel que je pusse etre a vos yeux rien ne m’empechera de vous
etre tres sincerement attaché, de vous regarder comme un de mes bienfaiteurs
et de mes protecteurs et comme celuy que je respecterai le plus toute ma vie.
J’ai l’honneur
detre avec un profond respect,
Monsieur,
Votre tres
humble
obeissant
serviteur
GUETTARD.
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[Recherches
sur les Guettard d’Étampes]
[Note de l’Abeille d’Étampes]
(1) La famille Guettard est une des plus
anciennes familles d’Étampes; bien qu’elle occupât un rang modeste
dans la cité, on trouve fréquemment des membres de cette famille
remplissant des emplois publics ou des fonctions municipales.
En 1517, la ville d’Étampes put profiter pour la première
fois des privilèges que lui avait accordés Louis XII, à
l’occasion du mariage de sa fille Claude avec le duc d’Angoulême, et
nommer son maire et ses échevins; Jean Guétard, drapier, fut
l’un des quatre échevins nommés à la suite de cette
élection, et en 1539, il fut choisi pour maire par ses concitoyens.
En 1556, un Charles Guétard, bourgeois, prit part à la rédaction
de la Coutume.
Dans une
étude sur Étampes en 1616, publiée dans le numéro
du 20 juin 1874, l’Abeille d’Étampes a cité, parmi les censitaires
du prieuré de Saint-Pierre, à cette époque, un Symon
Guestard et deux veuves nommées l’une Jehanne Guestard et l’autre Cantienne
Guestard.
Nous trouvons encore dans les annales d’Étampes, Thomas Guettard,
maire en 1591, et Pierre Guettard, échevin en 1767.
Dans le procès-verbal de la translation des reliques des Saints patrons
de la ville d’Étampes, faite le 12 avril 1621, par Henry Clansse [sic], évêque de Châlons-sur-Marne,
nous voyons figurer Claude Guettard parmi les notables habitants de la ville
présents qui ont signé le procès-verbal.
Jean Guettard, le grand-père de notre savant, était, au moment
du mariage de son fils avec Marie-Françoise Descurain (26 juillet
1706), marchand et trésorier de l’église Notre-Dame d’Étampes.
Enfin, en 1745, ce fut un Guettard, marchand, qui se rendit adjudicataire,
pour la somme de 4,500 livres, de l’illumination à l’occasion du
séjour à Étampes du roi Louis XV et du dauphin, son
fils, qui venoient à la rencontre de Marie-Thérèse,
infante d’Espagne, fiancée du Dauphin. |
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