MADAME
LÉVESQUE ET MADAME COMPAIN
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Un procureur au Châtelet, nommé Turpin, avoit une des plus
belles filles de Paris. Elle étoit blonde et blanche, de la plus
jolie taille du monde, et pouvoit avoir environ quinze ans. Un jeune avocat,
nommé Patru (1) (c’est celui qui est aujourd’hui de l’Académie, et qui
a fait de si belles choses en prose), la vit à la procession du
grand Jubilé de 1625 (2). Sa
beauté le surprit, et il ne fut pas le seul, car toute la procession
s’arrêtoit pour la regarder. Le monsieur étoit beau si la
demoiselle [p.279] étoit
belle, et on pouvoit dire que c’étoit un aussi beau couple qu’on
en pût trouver. Quoiqu’elle lui semblât admirable, et qu’il
en fût touché, il ne voulut point l’aller voir; car, quoiqu’il
fût extrêmement jeune, il voyoit bien déjà que
c’étoit une sottise que de se jouer à des filles. Aux Carmes
(3), car ils étoient
tous deux de ce quartier-là, il la rencontra à la messe; il
en fut ébloui, et il dit qu’en sa vie il n’a rien vu de si beau.
Elle le salua le plus gracieusement du monde. Il se contentoit de passer
quelquefois devant sa porte, où elle se tenoit assez souvent; s’il
la regardoit d’un œil amoureux, elle ne le regardoit pas d’un œil indifférent.
Comme il souhaitoit avec passion qu’elle fût mariée, un avocat
au Parlement, nommé Lévesque, l’épousa quelque temps
après. C’étoit un petit homme mal fait et d’ailleurs assez
ridicule. Voilà notre galant bien aise: il se met à aller
au Châtelet (4), parce que le mari avoit pris cette route à cause de son
beau-père; le prétexte fut qu’un jeune homme doit commencer
par là. Il se place bien loin de Lévesque, et fut assez longtemps
sans le rechercher: il y fut bientôt en quelque réputation;
et un matin, s’étant trouvé avec quelques avocats, parmi lesquels
étoit Lévesque, on proposa de faire une débauche pour
voir ce que ce nouveau-venu d’Italie sauroit faire: Patru ne faisoit que
d’en revenir. Lévesque dit qu’il vouloit que ce fût le jour
même, et chez lui. Ils y furent; on fit carrousse (1) jusqu’à onze heures du soir: la femme y fut toujours présente,
et ne quitta pas d’un moment la compagnie. [p.280] |
(1) Olivier Patru (1604-1681),
avocat admis à l’Académie Française le 3 septembre
1640.
(2) Décrétée
année jubilaire par Urbain VIII, l’année 1625 voyait aussi
la réunion de la grande assemblée décennale du clergé
de France. Le Légat du Pape Francesco Barberini fit son entrée
solennelle à Paris le 21 mai 1625. (B.G.)
(3) Les Carmes se trouvaient rue Cassette,
tout près du Palais du Luxembourg. (B.G.)
(4) Le Châtelet était le siège
du Tribunal de police de Paris. (B.G.)
(1) Carrouse, bonne
chère qu’on fait en buvant et en se réjouissant. (Dict.
De Trévoux.) (note de Montmerqué)
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Notre amoureux étoit ravi d’avoir eu entrée chez la belle;
toutefois il n’osoit y aller sans quelque semblable occasion, car cette
femme étoit entourée de cent sots, la plupart des adolescents
d’avocats qui dirent bien des sottises dès qu’ils virent que Patru
y avoit accès; car il leur faisoit ombrage. Cependant on lui rapportoit
qu’elle disoit mille biens de lui. Enfin il la rencontra tête pour
tête sous le Cloître des Mathurins (5), et il fut obligé
de lui dire qu’il n’avoit osé prendre encore la hardiesse de l’aller
voir en son particulier; elle voir en son particulier; elle, l’interrompant,
lui dit «qu’il pouvoit venir quand il voudroit. Il y fut donc, et
plus d’une fois; mais les petits avocats mirent bientôt l’alarme au
camp: le mari témoigna qu’il n’y trouvoit pas plaisir; elle en avertit
Patru, car il avoit fait bien du progrès en peu de temps. Lui, pour
faire une contre-batterie (6), se met à rendre bien des devoirs à la mère
qui logeoit porte à porte. Cette mère, aussi étourdie
qu’une autre, prit ce garçon, prit ce garçon en telle amitié,
qu’elle ne juroit que par lui. Cependant les jaloux firent tant de bruit
que le père se réveilla, et fit comprendre à sa femme
qu’elle n’étoit qu’une bête. Notre galant a encore avis de
cette infortune: il se résout à rechercher le mari, qu’il
avoit fui tant qu’il avoit pu, parce que c’étoit un fort impertinent
petit homme. Lévesque se piquoit de lettres, et savoit la réputation
de notre avocat : il se laisse bientôt prendre, et à tel point,
qu’il en étoit incommode, car il ne pouvoit plus vivre sans Patru.
Lui, pour s’en décharger un peu et avoir un peu plus de liberté
en ses amourettes, pria d’Ablancour, son meilleur ami, d’avoir la charité
d’entretenir quelquefois cet impertinent. Ils lièrent une société; [p.281] ils mangeoient trois fois
la semaine ensemble, tantôt chez d’Ablancour, tantôt chez quelque
traiteur. Il arriva en ce temps-là que l’abbé Le Normand,
ce fripon qui a fait quelque temps des catéchismes au bout du Pont-Neuf,
et qui depuis a fait l’espion du cardinal Mazarin (7),
étant parent de la belle, la prétendoit b…..; mais il le
vouloit faire d’autorité; elle se moqua de lui. Enragé de
cela contre Patru, il y mena un jeune abbé qu’on appeloit l’abbé
de La Terrière, qui s’éprit aussitôt: celui-là
n’y réussit pas mieux que lui. Tous deux, pour savoir la vérité
de l’affaire, s’avisent de gagner un des prêtres qui, certains jours
de la semaine sainte, sous l’orgue des Quinze-Vingts (8), donnent l’absolution des cas réservés
à l’évêque. Le galant avoit accoutumé de se
confesser. Ce prêtre gagné s’y trouva seul. L’avocat se confesse
à lui de coucher avec une femme mariée; et après cela
le prêtre dit assez haut: «Je m’en vais, je n’ai plus que faire
ici; j’ai su ce que je voulois savoir.» A quelque temps de là,
je ne sais quel traîneur d’épée le vint trouver; Patru
l’avoit vu plusieurs fois aux Carmes: «Monsieur, lui dit-il, «un
tel abbé s’est adressé à moi pour vous faire jeter
une bouteille d’eau-forte (9) et vous
faire donner quelques balafres sur le visage; mais je n’ai garde de le faire.
Comme vous voyez, je vous en avertis; ne faites semblant de rien, laissez-nous
le plumer: il a encore quelque argent de reste de son bénéfice
qu’il a vendu à l’abbé Le Normand.» Ce jeune abbé
se fit Minime ensuite (10), et fit faire des excuses à Patru.
Cet abbé
Le Normand étoit le fils d’un maître des requêtes et
petit-fils d’un commissaire du Châtelet. Lévesque étoit
tout fier qu’un fils de maître des requêtes [p.282] fût parent
de sa femme. Enfin il vit bien que ce n’étoit qu’un impertinent.
Bois-Robert (11) appelle l’abbé Le Normand Dom Scélérat.
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(5)
Le couvent des Mathurins (c’est-à-dre de l’ordre de la sainte Trinité
et Rédemption des Captifs) se trouvait
à Paris rue Saint-Jacques. (B.G.)
(6) Au sens propre, qui est militaire,
il s’agit selon Littré une “batterie destinée à la protection
d’une batterie de brèche”, et au sens figuré, de “ce qu’on
fait pour rompre des menées hostiles”. (“Faire une contre-batterie
pour déjouer une intrigue”).
(7) Jules Mazarin (1602-1661), d’abord
au service du Pape et nonce à Paris de 1634 à 1636, naturalisé
français en 1639, passe en 1640 au service de Richelieu à
qui il succède comme Principal Ministre de l’État de 1642
à sa mort survenue en 1662. On voit par cette parenthèse que
notre récit d’evénements survenus en 1625 ou peu après,
est au moins postérieur à 1642.
(8) Dans
l’église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts, face à l’hôpital
du même nom.
(9)
Autrement lui jeter au visage,
pour le défigurer, une bouteille d’acide nitrique, produit extrêmement
corrosif utilisé par les graveurs.
Le même procédé est
signalé en 1639 par les Mémoires de Bassonpierre (éd.
Michaud et Poujalat, 1837, p.361): «Il arriva eu ce même
mois une chose fort extraordinaire, qui est que madame la duchesse de Chaulnes
étant allée aux Carmélites de Saint-Denis, dans un
carrosse à six chevaux, le mardi saint, ayant avec elle trois femmes
et un gentilhomme et deux laquais et ses cochers, fut à son retour
attaquée par cinq cavaliers, portant cinq fausses barbes, qui firent
arrêter son carrosse, tuèrent un des laquais qui se vouloit
écrier, et un d’eux lui vint jeter une bouteille pleine d’eau-forte
au visage. Elle, qui vit venir le coup, mit son manchon, qu’elle avoit en
ses mains, devant son visage, qui fut cause qu’elle ne fut point offensée, et s’écriant qu’elle étoit
perdue, ces cavaliers le crurent, et se retirèrent vers cinq autres
hommes à cheval qui les attendoient; et on n’a su depuis qui a fait
ou fait faire cette méchanceté.» (B.G.)
(10)
L’ordre religieux des Minimes,
créé en 1493 par Saint François de Paule, ajoute aux
trois vœux franciscains celui du jeûne perpétuel. (B.G.)
(11) François Le Métel de Boisrobert
(1592-1662), poète et dramaturge français, de l’Académie
Française. Il doit s’agir d’un personnage de l’une de ses pièces,
qui aura été interprété, selon le goût
du temps, comme un personnage à clé. (B.G.)
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Madame Lévesque et Patru furent assez long-temps sans traverses,
jusqu’à ce qu’un jour qu’ils étoient ensemble dans la chambre
de la belle, le mari passe pour aller dans un cabinet, sans faire semblant
de les voir; le galant dit à la belle: «On nous l’a débauché
tout-à-fait; il y a long-temps que je prévois qu’il faudra
rompre avec lui pour le faire revenir, car il me recherchera sans doute;
je m’en vais: dites-lui que je suis parti très-mal satisfait, et que
je ne veux plus rentrer céans; il ne manquera pas de dire que c’est
ce qu’il demande, mais ne vous en épouvantez point.» Cela arrive
comme il l’avoit dit: Lévesque venoit de boire avec des jeunes gens
qui lui avoient brouillé la cervelle. Au bout de quelques jours Patru
trouve Lévesque aux Carmes, et lui tourne le dos tout franc. L’autre,
qui avoit mis de l’eau dans son vin, en fut un peu surpris, et dit le jour
même à sa femme: «Vraiment M . Patru est tout de bon
en colère; il m’a aujourd’hui tourné le dos aux Carmes. — Je
vous avois bien dit, répondit-elle, qu’il partit de céans très-mal
satisfait.» Ce ressentiment que Patru avoit témoigné
fit l’effet qu’il espéroit; voilà Lévesque à
courir après lui. Comme ils étoient sur le point de renouer,
Lévesque meurt en fort peu de jours; et il étoit si bien revenu
qu’il dit en mourant à sa femme qu’elle se fiât à lui
en toutes choses, et qu’il n’avoit qu’un seul regret, c’est de n’avoir pas
renoué avec lui. I1 déclara aussi qu’il lui devoit quelque
argent, dont Patru [p.283] n’avoit
pas de promesse, qu’il ne savoit pas au juste combien il y avoit, mais qu’on
s’en rapportât à ce que Patru diroit. La veuve envoya quelques
jours après demander au galant combien son mari lui pouvoit devoir.
Il lui manda qu’elle se moquoit, et qu’il ne lui étoit rien dû.
Elle lui écrivit que cela étoit venu à la connoissance
de son père, et qu’il falloit absolument le dire, et qu’elle le prioit
de lui envoyer un exploit: il répondit qu’il s’en garderoit bien,
et que, puisqu’il falloit nécessairement qu’elle payât, il y
avoit tant; qu’elle en fit comme elle le trouveroit à propos; mais
qu’il ne pouvoit se résoudre à lui envoyer un exploit, quoiqu’il
sût bien que sans cela elle ne pouvoit payer sûrement, Le père,
voyant cela, envoya l’argent, et fit faire un exploit à sa fantaisie.
Cette mort ruina toutes leurs amours: Patru ne trouvoit pas plus de sûreté
à une veuve qu’à une fille. Elle le pressoit de la venir voir:
lui s’en excusa un temps, sur la bienséance qui ne permettoit pas
qu’il retournât si promptement chez la veuve d’un homme avec qui tout
le monde savoit qu’il étoit mal. Après, il lui parla franchement,
et lui dit «qu’il ne pouvoit pas la voir sans lui faire tort; car
s’il l’épousoit, il la mettoit mal à son aise, et s’il ne
l’épousoit pas, il la perdoit en l’empêchant de se remarier.»
La voilà au désespoir. Elle crut que si elle se lassoit cajoler
par d’autres elle le feroit revenir; elle alloit à l’église
avec une foule de petits galants.
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Il m’a avoué que cela lui brûloit les yeux, et qu’il n’a de
sa vie si mal passé son temps que de voir qu’une des plus [p.284] belles personnes du monde, et dont
il étoit aussi amoureux qu’on pouvoit être, le souhaitoit
si ardemment, et de ne pouvoir jouir d’un si grand bonheur. Il en eut la
fièvre: sa raison fut pourtant la maîtresse, et il ne vit
jamais depuis madame Lévesque chez elle. La belle, qui s’étoit
laissé approcher par tant de galants, s’accoutuma insensiblement
à cette coquetterie, et on ne sait si Chandenier, depuis capitaine
des gardes-du-corps, le feu président de Mesmes (12) et le président Tambonneau (13), ne succédèrent point à Patru pour quelques
nuits; car, durant qu’il la voyoit, ces gens-là et bien d’autres
n’y firent que de l’eau toute claire, et elle lui faisoit confidence de tout
ce qu’ils lui faisoient dire et de tout ce qu’ils lui faisoient offrir.
La Barre, payeur des rentes, garçon de plaisir et riche, mais fort
écervelé et assez matériel, s’en éprit et n’en
eut rien qu’avec une promesse de mariage; il y eut même un contrat
de mariage ensuite et un acte de célébration. Durant six mois
et davantage, la mère de La Barre la traita comme sa belle-fille,
et si Pucelle eût plaidé comme il faut, elle auroit gagné
sa cause; mais il ne dit point cette particularité, on ne sait pourquoi.
Si Patru eût osé plaider pour elle, la chose eût été
autrement. La cause fut appointée, et il fut dit qu’il l’épouseroit,
ou lui donneroit cinq mille écus pour elle, et vingt mille livres
pour le fils qu’elle avoit eu. Ce procès fut quatre ou cinq ans à
juger.
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(12) Il s’agit sans doute de Henri de Mesme
(1575-1650), sire de Roissy, marquis de Mongneville et Everly, conseiller
du Parlement en 1608 et son Président à partir de 1627, plutôt
que de son frère et successeur Jean-Antoine (1598-1673), conseiller
en 1621, maître des requêtes en 1627, conseillier d’État
en 1643 et président à mortier de 1651 à 1672. (B.G.)
(13) Jean Tambonneau, président de
la Cour des Comptes de 1634 à sa mort en 1684. (B.G.)
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Avant madame Lévesque, La Barre avoit été amoureux
de la Dalesseau, fameuse courtisane, et l’avoit entretenue; cette femme
avoit été à un quart d’écu: jusqu’à trente
ans elle ne fut point estimée. M. de [p.285]
Retz (14), le bonhomme, s’étant mis à l’entretenir, elle
devint aussitôt fameuse. Saint-Prueil (15) l’eut ensuite,
et puis La Barre, qui y dépensoit mille livres par mois. Le comte
d’Harcourt (16) couchoit avec elle par-dessus le marché; mais quand La
Barre venoit, il falloit gagner le grenier au foin, car il n’avoit point
d’argent à donner. Une fois il passa toute la nuit sur des fagots.
Elle fut toujours entretenue jusqu’à ce qu’elle quittât le
métier; alors, car elle avoit amassé du bien, elle vivoit
en honnête femme , et il y alloit beaucoup de gens de qualité
qui vivoient fort civilement avec elle. Le petit Guenault m’a dit qu’en
une grande maladie qu’elle eut, comme elle se porta mieux, et qu’il lui
eut demandé comment elle se trouvoit: «Hé! dit-elle,
le crucifix s’éloigne peu à peu.» Patru, qui a vu de
ses lettres, dit qu’elle écrit fort raisonnablement. Enfin un conseiller
mal aisé, conseiller à la cour des Aides, nommé Le
Roux, l’épousa. Je trouve qu’elle fit une sottise: depuis, je n’ai
pas ouï parler d’elle.
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(14)
Il s’agit sans doute d’Henri de Gondi, duc de Retz (1590-1659). (B.G.)
(15)
François de Jussac d’Ambleville (1599-1641), seigneur de Saint-Prueil,
maréchal-de-camp, gouverneur d’Arras, que Richelieu fit décapiter.
(B.G.)
(16) Henri de Lorraine, dit Cadet la Perle
(1601-1666), comte d’Harcourt, d’Armagnac, de Brionne et vicomte de Marsan,
fils cadet de Charles Ier de Guise-Lorraine, duc d’Elbeuf. (B.G.)
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Cependant La Barre devint amoureux
de la femme d’un nommé Compain de Tours, petit partisan (17), qui étoit venue à Paris avec son mari; c’étoit
une jolie personne, coquette, rieuse, gaie, qui contrefaisoit tout le monde,
et qui concluoit assez facilement, pourvu qu’on payât bien. La Barre
et elle ne purent pourtant mettre l’aventure à fin à Paris,
car le mari ne la quittoit point: mais ils s’avisèrent d’une assez
plaisante invention. Compain part de Paris avec sa femme; La Barre les
laisse aller. Trois ou quatre heures après il prend la poste avec
un nommé La Salle, son barbier: ils descendent aux Trois-Mores à [p.286] Etampes (18), où la belle étoit logée.
Elle, qui avoit le mot, se coucha dès qu’elle fut arrivée,
feignant de se trouver mal. La Barre ne se laisse point voir au mari, et
la va trouver, tandis que Compain soupoit à table d’hôte. Apres
souper La Salle l’engage au jeu, de sorte que le galant eut tout le loisir
de faire ce pourquoi il étoit venu. Le lendemain il demande à
La Salle s’il n’avoit point d’argent: La Salle lui donne sept ou huit pistoles
qu’il va vite porter à la servante de la dame. Quand elle fut partie,
et qu’il fallut payer leur couchée, La Barre dit à La Salle
que la Compain ne lui avoit pas laissé un sou. «Vraiment, dit
le barbier, si je n’avois eu l’esprit de garder deux ou trois pistoles,
nous en tiendrions. — J’eusse laissé mon épée, répond
La Barre; et puis les officiers d’ici me connoissent apparemment (19).» Ils retournèrent à Paris. Depuis, La Barre
continua, à envoyer des présents à la Compain; mais
elle ne lui fut pas trop fidèle. Il eut avis qu’un conseiller de Tours
(20), nommé Milon, étoit le beau, et qu’ils se réjouissoient
tous deux à ses dépens: il en voulut savoir la vérité.
Pour cela, il envoie son valet-de-chambre, qui fit si bien qu’il gagna la
servante de la donzelle, et eut des lettres du conseiller à elle.
Cette intelligence fut découverte, et le conseiller présenta
requête, disant que cet homme étoit venu pour l’assassiner.
Il avoit fait une information sous main, et, ayant eu permission d’informer,
il fit arrêter cet homme et le fit fouiller: ainsi ses lettres furent
recouvrées. La Barre, confirmé dans son soupçon, en
fut si irrité qu’il jura de se venger. En ce noble dessein il achète
quatre estocades (21) de même longueur, et s’en va à Tours avec [p.287] un brave, nommé
Vieuville, qui lui devoit servir de second. Il fit faire un appel au conseiller,
qui se moqua de lui, et ne se voulut jamais battre. J’ai oublié que
la Compain se décria si fort à Paris qu’on en fit un vaudeville
que voici:
Je suis la belle Tourangelle
Qui viens me montrer à la cour.
Qui sait acheter mon amour
Ne me trouva jamais cruelle;
Et l’on m’appelle la Compain,
Car mon... est mon gagne-pain (22).
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(17)
Selon le Dictionnaire de Furetière de 1690, le mot partisan
peut alors désigner un “financier, un homme qui fait des traités
et des partis avec le Roi, qui prend ses revenus à ferme, le recouvrement
des impôts...” (B.G.)
(18) Étampes
(Essonne), l’une des étapes obligée sur la route de Paris
à Tours, est pleine d’auberges. L’enseigne
des Trois-Maures, alors très fréquente, est portée
à Étampes par un établissement situé rue des
Cordeliers, qui disparaîtra en 1648, racheté par les Religieuses
de la Congrégation qui voulaient agrandir leur propre établissement.
(B.G.)
(19)
Manifestement. (B.G.)
(20)
Il doit s’agir d’un membre du tribunal de cette ville, comme le donne à
entendre la suite. (B.G.)
(21)
Ce terme d’escrime qui désigne au départ un grand coup de
pointe, est parfois pris alors tout simplement au sens d’épée,
comme dans cette lettre de la Fontaine, du 12 septembre 1663: Vénus
a le casque en tête et une longue estocade. Il s’agit ici d’armer
de manière équitable les deux duellistes et chacun de leurs
seconds. (B.G.)
(22) Mon
con. Mot censuré par les dictionnaires classiques et encore
par le Littré et le Robert, en réalité
très ancien et très vivace, du latin cunnus, “sexe
de la femme”. (B.G.)
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Elle étoit plaisante. Une fois à Paris, je ne sais
quel godelureau lui donna une sérénade. Le lendemain elle
lui dit: «Monsieur, en vous remerciant; vos violons ont réveillé
mon mari, et il m’a croquée.»
L’affaire de la Lévesque fut jugée
ensuite comme je l’ai dit, et La Barre se retira à l’hôtel
de Chevreuse, fort embarrassé, car il ne la vouloit pas épouser,
et après toutes les dépenses qu’il avoit faites, il lui étoit
impossible de payer une si grosse somme sans se ruiner. Comme il étoit
en cette peine, un secrétaire du Roi, nommé Bois-Triquet,
qui avoit été autrefois petit commis chez son père,
lui vint offrir sa fille; elle étoit assez jolie, et son bien au
compte du père étoit assez considérable. La Barre l’épousa;
mais, par la suite, on a trouvé qu’ils s’étoient trompés
tous deux; car la Lévesque a eu bien de la peine à être
payée pour ses quinze mille livres et pour les vingt mille livres
applicables à l’enfant. Il obtint arrêt par lequel il fut dit
que ce petit garçon seroit mis entre ses mains, attendu la mauvaise
vie de la mère. Elle s’étoit fort décriée (23) depuis [p.288]
qu’elle eut perdu
son procès. Durant tout ce tripotage, elle se remaria à un
avocat du Châtelet, nommé Taupinard, qui, au lieu de se mettre
bien avec les procureurs, s’amusa à faire le plaidoyer de la cause
grasse pour les clercs (24) sur le mariage
d’un procureur du Châtelet, qui avoit été contraint
de prendre la vache et le veau (25). On sut que c’étoit
lui, et au carnaval suivant les procureurs, pour se venger, firent faire
le plaidoyer sur l’affaire de la Lévesque; mais on le sut, et le
lieutenant civil, s’y trouvant un peu piqué, y mit si bon ordre que
la cause ne fut point plaidée: même il y eut quelques clercs
qui furent mis en prison. La pauvre femme, pour se dépayser, fit résoudre
son mari à aller demeurer à Chinon, et à y acheter une
charge d’avocat du Roi, qu’on leur avoit dit être à vendre.
En ce dessein, ils vendent tous leurs meubles; mais deux mois avant qu’ils
y arrivassent, tout le monde à Chinon, qui est le pays de Rabelais
(26), étoit informé de leur vie. Ils y furent joués
et ne trouvèrent point de charge à vendre, et ils se virent
contraints de demeurer à Orléans quelque temps pour avoir
le loisir de se rétablir à Paris.
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(23)
Se décrier: S’attirer le décri, se discréditer.
(B.G.)
(24)
Selon le Dictionnaire de l’Académie
française (8e édition), la cause grasse était
une “cause que les clercs du Palais choisissaient ou inventaient pour
plaider entre eux, aux jours gras (comprenez: au Carnaval), et dont le sujet
était plaisant.” (B.G.)
(25)
L’expression est alors traditionnelle pour parler de quelqu’un qui épouse
une femme enceinte d’un autre homme. (B.G.)
(26)
Il semble qu’il faille entendre: pays où on ne recule pas devant la
grivoiserie, comme l’auteur de Pantagruel et de Gargantua.
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