Bernard Gineste
L’auberge étampoise des Trois-Maures
XVIe-XVIIIe siècles
Je ne prétends pas ici faire œuvre d’historien.
Je donne seulement ici ce que j’ai trouvé sur cette question chez
mes prédécesseurs (c’est l’État de la question),
avant de récapituler par ordre chronologique ce que l’on sait désormais
de cet établissement, grâce à leurs travaux d’une part,
et d’autre part grâce aux mentions de cette auberge que j’ai trouvées
de mon côté au hasard de mes recherches, tant chez l’historien
Tallemant des Réaux que dans le registre des baptêmes de Saint-Gilles
d’Étampes (Chronique de l’Auberge des Trois-Maures).
1. État
de la question
1.
|
Un récit
de Dom Fleureau (1668)
|
|
|
Dom Basile Fleureau, père de l’historiographie étampoise,
dans ses Antiquités d’Étampes, rédigées
vers 1668 et publiées en 1683, y situe un épisode intéressant*. |
*
Antiquitez de la ville et du duché d’Estampes, p. 259.
|
|
A la fin de 1589, «les habitants d’Estampes furent contrains de
payer la rançon des sieurs de Vaugrigneuse et de Monroger, du parti
du roy, qui furent enlevez de l’hôtellerie des Mores par des soldats
de la garnison de Dourdan, qui se saisirent de la porte de saint Martin,
pendant que l’on étoit occupé à remedier à un
desordre arrivé en un autre quartier de la ville».
|
|
2.
|
La
théorie de Léon Marquis (1881)
|
|
|
Selon Léon Marquis, commentant en 1881 cette anecdote*, il
s’agit sans doute ici de l’hôtel des Trois-Rois, qui s’appelait
tantôt des Trois-Rois-Maures, tantôt des Trois-Maures;
à la Révolution, on ne le connaissait que sous ce dernier
nom.
A l’appui de cette dernière affirmation, Marquis
cite vaguement en note des «manuscrits
de l’époque».
|
*
Les Rues d’Étampes et ses monuments, p. 115
|
|
La localisation de l’auberge des Trois-Rois, qui existait encore
à l’époque de Marquis, ne fait pas de doute: elle se situait
quant à elle à l’actuel n°150 de la rue Saint-Jacques.
|
|
|
On reconnaît bien là la manière de travailler
parfois singulièrement brouillonne de Marquis, et son expression
parfois confuse. A-t-il personnellement constaté l’existence de la
dénomination intermédiaire Trois-Rois-Maures, ou bien en suppose-t-il l’existence? En fait il la suppose.
Quant aux manuscrits «de l’époque»
auquel il fait référence, par quoi il semble se référer
à l’époque révolutionnaire, il fait certainement erreur.
|
|
|
En effet, il s’agit de deux enseignes très différentes,
qui n’ont rien de spécifiquement étampois, puisqu’on les
retrouve chacune, sous l’Ancien Régime, aux quatre coins de la France
et au-delà, dans plusieurs pays européens. Les Trois Rois
étaient les mages dont parle l’Évangile de Luc, et dont la
tradition avait précisé les traits, qu’on appelait aussi
les rois de Cologne, parce que cette ville prétendait détenir
leurs reliques.
Quant à l’enseigne des trois Maures, dont
l’origine et la signification n’est pas bien établie, elle était
constituée de trois têtes de nègres (comme on disait
alors sans la moindre connotation raciste), comme on le voit encore par
exemple à l’Arbresle, où une très ancienne enseigne
des Trois-Maures a été restaurée par le peintre Chudo,
photographié par Régis Moissonnier (photo de titre).
|
|
|
Identifier ces deux enseignes est arbitraire et invraisemblable en
soi-même; à ce tarif il faudrait aussi y identifier l’auberge
des Trois-Couronnes (124 rue de la République) et celle des Trois-Empereurs
(rue du Haut-Pavé), ou encore celle des Trois-Fauchets (dite aussi
du Grand-Courrier, 65 rue Saint-Jacques), ou encore identifier le Lion-d’Or
(rue Paul-Hugo) et le Lion-d’Argent (130 rue Saint-Jacques), etc.
|
|
|
Il est impossible que l’on soit passé de l’une de ces enseignes
à l’autre, clairement distinctes dans l’imaginaire collectif du temps,
comme on le voit par exemple dans ce poème autobiographique de Raimond
Poisson, vers 1690, où l’auteur ne se rappelle plus si l’auberge
orléanaise dont il parle s’appelait des Trois-Rois ou des
Trois-Maures:
Ce vieux domestique, c’est moi,
Moi qui reçus de vous le nom de Belleroche,
Dans un lieu d’Orléans, où
l’on tournoit la broche;
C’étoit un cabaret que l’on nommoit,
je crois,
Les trois Maures ou
les trois Rois.*
|
*
Cité par Claude-Pierre Goujet dans sa Bibliothèque françoise,
Paris, Mariette & Guerin, 1756, tome 18, p. 272.
|
3.
|
Travaux et théorie de Léon
Guibourgé (1957)
|
|
|
Léon Guibourgé, dans son Étampes ville royale,
publié en 1957, reprend et développe la théorie de
Léon Marquis, qu’il ne remet pas en cause, bien qu’il se soit aperçu
que l’hôtel des Trois Maures était en fait rue des Cordelier,
comme il l’écrit*:
Non loin de l’hôtel de La Fontaine, dont
nous avons parlé, se trouvait l’important hôtel des Trois
Rois. Primitivement il était au bout de la rue des Cordeliers. II
s’est installé rue Saint Jacques quand la Congrégation Notre-Dame
vint s’établir rue des Cordeliers. Dom Fleureau au sujet des guerres
civiles vers la fin du XVIe siècle écrivait: «En 1589,
les habitants d’Etampes furent contraints de payer la rançon des
sieurs de Vaugrigneuse et de Monroger du party du roy, qui furent enlevés
de l’hôtellerie des Mores par les soldats de la garnison de Dourdan.»
— Cette hôtellerie des Mores était celle des Trois Rois Maures,
qu’on appelait encore «Hôtel des Maures» pendant la Révolution,
car naturellement il fallait supprimer tout ce qui rappelait la royauté.
Nous pensons que, primitivement, il s’agissait des «Trois Rois Mages».
Avant le dernier bombardement d’Etampes on voyait encore sur la façade
de l’ancien hôtel trois bustes qui prétendaient rappeler ces
trois rois et qui en réalité représentaient trois empereurs
romains.
Actuellement l’hôtellerie des Trois Rois
est devenu le garage Gouguenheim. Au lieu d’automobiles, c’étaient
des carrosses qui entraient dans la cour. Au XVIIe siècle, de grands
personnages venaient y loger. |
* Page 189.
|
|
Guibourgé a profondément renouvelé
la question parce qu’il a trouvé mention de notre auberge, au cours
de ses recherches dans les Archives des Religieuses de la Congrégation,
dont il résume les données comme suit*:
L’importance de la Communauté
allant toujours croissant, les religieuses ne tardent pas à manquer
de place dans la rue des Tripots. Alors, elles se décident à
bâtir un nouveau et plus vaste couvent dans la paroisse Saint-Gilles,
près des Cordeliers. Pour cela, elles achètent en cet endroit
plusieurs terrains voisins les uns des autres, et sur leur emplacement
elles construisent aussitôt de grands bâtiments, sous la direction
de la Supérieure, qui était alors Mme Madeleine d’Herbemont
de Charmois, en religion Mère Gabrielle de l’Annonciation.
A l’heure actuelle, le carrefour qui est au
bout de la rue des Cordeliers avant d’arriver à la rue Saint-Jacques
s’appelle encore le «Carrefour des Religieuses». Il s’agit
bien entendu des religieuses de la Congrégation Notre-Dame qui s’installèrent
près du carrefour. [...]
En vue d’établir leur
Congrégation dans le quartier Saint Gilles, proche des Cordeliers,
les religieuses font l’acquisition de plusieurs maisons et terrains en
cet endroit.
C’est d’abord le 16 février 1645 une
petite maison servant d’hôtellerie, à l’enseigne des «Trois-Marchands»,
puis le 25 avril, plusieurs autres bâtiments, un grand jardin, un
pré, d’un côté aulnaie, de l’autre arbres fruitiers;
le 24 octobre 1647, deux maisons voisines et un jardin, et, le 2 novembre
1648, toujours dans le voisinage, une grande maison et un jardin servant
d’auberge à l’enseigne des «Trois-Maures».
Les propriétés des religieuses
s’étendaient ainsi depuis le carrefour jusqu’à la rivière
des Prés. Le 19 septembre elles avaient obtenu du seigneur d’Etampes
la permission de renfermer la rivière dans ces propriétés,
afin d’en compléter la clôture malgré la vive opposition
des religieux Cordeliers, leurs voisins.
En 1649, les travaux pour aménager
le couvent et le pensionnat sont à peu près terminés.
Le 28 août, en la fête de Saint Augustin, elles viennent s’établir
dans leur nouvelle résidence. L’année suivante, elles s’agrandissent
encore par l’acquisition de l’hôtellerie du «Cheval Blanc».
Ces différentes hôtelleries achetées par la congrégation
s’installèrent ailleurs dans la rue Saint Jacques.
La théorie
de Guibourgé complique celle de Marquis sans la remettre en cause,
tant lui paraît grande l’autorité de cet auteur, qui pourtant
ne cite aucune source précise. Aussi imagine-t-il qu’il n’y a pas
eu seulement un changement de dénomination mais encore de localisation
de notre auberge. On nage dans l’invraisemblance, puisque plus rien ne permet
de les identifier, abstraction faite des allégations confuses d’un
érudit local souvent pris en défaut sur des questions de ce
genre.
Le plus fort est d’aller supposer, en raison de la
naïve confiance qu’il accorde à son prédécesseur,
que cette dénomination de Trois-Maures aurait réapparu
sous la Révolution, en haine de la royauté, comme le laisse
confusément à entendre Marquis.
|
* Étampes
ville royale, pp. 173-174.
|
4.
|
Le bon sens de Frédéric Gatineau
(2003)
|
|
|
Frédéric Gatineau*, grand
dévoreur d’archives, à qui l’on doit bien des trouvailles,
dont on ne lui rend pas toujours le mérite, a retrouvé aux
Archives départementales de l’Essonne, dans la série G, la
source vraisemblable à laquelle se réfère Guibourgé.
Il se contente pour sa part de nous dire que l’auberge
des Trois-Maures, «située vers l’ancien couvent des Cordeliers, a été
achetée en 1648 par les Dames de la Congrégation pour l’agrandissement
de leur couvent».
Pour sa part il se garde bien d’identifier nos deux
auberges et observe un silence, soit prudent, ou miséricordieux,
sur les errances de ses deux prédécesseurs.
|
*
Étampes en lieux et places, p. 127.
|
2. Chronique
de l’auberge des Trois-Maures
Jehan Mygnon, hostellier demourant aus Mores (parrain à
Saint-Gilles le 2 février 1596)
Pour ma part j’ajoute
à ce petit dossier, deux mentions de Jean Mignon, hôtelier de cette auberge, trouvées dans le registre
des baptêmes de Saint-Gilles en 1596 et 1599; et une autre de cette
auberge dans l’une des Historiettes
de Tallemant des Réaux. Voici donc au total ce qu’on sait de cette
auberge étampoise des Trois-Maures, pour l’instant (11 octobre 2008):
1589 (fin)
|
Deux officiers
du roi enlevés à cette auberge
|
|
|
Selon
Fleureau, alors que les Étampois assiégés s’étaient
portés dans un autre quartier, des soldats ligueurs de la garnison
de Dourdan enfoncèrent la porte de Saint-Martin et trouvèrent
à l’hôtellerie des Mores
deux officiers du roi, les sires de Vaugrigneuse et
de Monroger, qu’ils enlevèrent, et dont ils
demandèrent une rançon.
Henri IV en fit supporter le poids aux Étampois, qu’il fit mine de considérer comme
responsables de leur capture.
|
Voyez ci-dessus.
|
1596 (2 février)
|
Jean
Mignon, hôtelier des Trois Maures, parrain
|
|
|
Du
deuxiesme febvrier 1596. Fut baptisé Pierre fils de Pierre de La Croix
et de Charlotte Meusnier. Les parrins: celluy qui a nommé,
Jehan Mygnon, hostellier demourant aus Mores, et Denis Jamberolle
cabarettier; la marenne: Christine Meusnier. Environ trois heures apres
mydy.
|
Dont cliché ci-dessus.
|
1599 (26
décembre)
|
Jean
Mignon, hôtelier des Trois Maures, parrain
|
|
|
Du
XXVIIesme decembre 1599. Fut baptisé Jehan filz de Pierre Fortier
et de Magdeleine Guilleneuf. Les parrins: celuy qui a nommé, sire
Jehan Mygnon, hostellier demourant aux Trois Mores, et sire Michel Gilles,
drappier. La marenne: Katherine Heymard, femme de sire Françoys Gabaille.
Environ deux heures après mydy.
|
Dont cliché ci-dessous.
|
peu après 1625
|
Aventure galante à
l’auberge des Trois-Maures
|
|
|
Cependant
La Barre devint amoureux de la femme d’un nommé Compain de Tours,
petit partisan, qui étoit venue à
Paris avec son mari; c’étoit une jolie personne, coquette, rieuse,
gaie, qui contrefaisoit tout le monde, et qui concluoit assez facilement,
pourvu qu’on payât bien. La Barre et elle ne purent pourtant mettre
l’aventure à fin à Paris, car le mari ne la quittoit point:
mais ils s’avisèrent d’une assez plaisante invention. Compain part
de Paris avec sa femme; La Barre les laisse aller. Trois ou quatre heures
après il prend la poste avec un nommé La Salle, son barbier:
ils descendent aux Trois-Mores à
Etampes, où la belle étoit
logée. Elle, qui avoit le mot, se coucha dès qu’elle fut arrivée,
feignant de se trouver mal. La Barre ne se laisse point voir au mari, et
la va trouver, tandis que Compain soupoit à table d’hôte. Apres
souper La Salle l’engage au jeu, de sorte que le galant eut tout le loisir
de faire ce pourquoi il étoit venu. Le lendemain il demande à
La Salle s’il n’avoit point d’argent: La Salle lui donne sept ou huit pistoles
qu’il va vite porter à la servante de la dame. Quand elle fut partie,
et qu’il fallut payer leur couchée, La Barre dit à La Salle
que la Compain ne lui avoit pas laissé un sou. «Vraiment, dit
le barbier, si je n’avois eu l’esprit de garder deux ou trois pistoles,
nous en tiendrions. — J’eusse laissé mon épée, répond
La Barre; et puis les officiers d’ici me connoissent apparemment.» Ils retournèrent à Paris.
Tallemant des Réaux,
Historiettes,
éd. Monmerqué, 1834, t. 3, pp. 285-286.
|
Voyez l’édition
en ligne, intégrale et annotée, que j’ai donnée de
cette historiette.
|
1648 (2 novembre)
|
Suppression de l’auberge
des Trois-Maures
|
|
|
Selon Léon Guibourgé, les Religieuses de la Congrégation
achètent à cette date, pour agrandir leur établissement,
une grande maison et un jardin servant d’auberge à
l’enseigne des Trois-Maures.
|
Voyez ci-dessus.
|
Sire Jehan Mygnon, hostellier demourant
aux Trois Mores (parrain le 27 décembre 1599)
Toute critique,
correction ou contribution sera la bienvenue. Any criticism or contribution
welcome.
|