UN CAS DE CONSCIENCE
Faut-il encourager les aviateurs ?
Ou faut-il réfréner
leur ardeur ?
Blériot, M. Croisset, Mme Judith Gautier
expriment leur avis.
L’aviation ne connaît plus d’hiver. «Que
seulement il ne pleuve pas demain matin, disait Legagneux, nous partons.»
Et il fait Paris-Bruxelles, à plus de 100 kilomètres à
l’heure, au milieu des menaces d’un novembre inclément. Les mécènes
du sport — comme ce nom de mécène est lourd à porter
quand il s’agit d’aviation! — peuvent créer des pris d’hiver: pas
plus qu’en été ils ne manqueront de volontaires ni, au besoin,
de héros.
Devant cette furie d’héroïsme et,
si je puis dire, cette contagion de l’audace, quelle doit être l’attitude
de la presse? Doit-elle réfréner, doit-elle lancer en quatrième
vitesse le courage impétueux des comingmen de l’hélice?
Après Poillot, Chavez, Blanchard et l’infortuné capitaine Madiot,
un vétéran égaré parmi les recrues, que doit-elle
dire, que doit-elle conseiller?
«Il faudra des morts
encore», nous dit Blériot.
Il faut d’abord qu’elle sache et qu’elle fasse
savoir au public à quelles ouailles nous avons affaire, humbles prédicateurs
que nous sommes. Blériot, homme heureux, encore qu’il ait une histoire,
et une belle histoire, me disait l’autre jour ceci:
— Il faudra des morts encore. Nous n’avons pas
le droit de les refuser au progrès. Des précautions, soit,
mais seulement à l’égard des appareils, de leur mise au point.
Nous ne voulons plus des hasards qui dépendent de l’appareil, de la
construction hâtive, des réparations de fortune. Mais à
l’homme lui-même, nous devons permettre tous les aléas. La victoire
est à ce prix.
»Voyez les Américains, ajoutait-il:
le danger leur apparaît comme la condition même de cette victoire.
Les descentes de 1.000 mètres, en tire-bouchon, dans un rayon de 10
mètres, le looping the loop même tenté en plein
ciel, tout cela n’a pas chez eux le nom d’excentricité: ce sont les
exercices normaux de l’appareil qui prétend être un jour le
maître de l’air.»
La voix de Blériot était douce
et calme sous le front obstiné et la moustache belliqueuse. Il me
disait sa foi dans l’avenir, dans un mieux-être général
dû au progrès de toutes les mécaniques qui, en abrégeant
les tâches déprimantes de l’humanité, lui permettront
de vivre une vie plus large, de mettre au monde plus d’enfants et d’enfants
heureux. Quelques vies sacrifiées maintenant en sauveront, en améliorant
des milliers plus tard.
Et cet ingénieur en arrivait naturellement,
ingénument, à des conclusions de moraliste ou de métaphysicien,
exprimées en style de mathématiques. La vie d’un homme n’était
rien pour lui que relativement à sa descendance, en fonction
de l’avenir…
«Soyons prudents»,
ajoute M. Croiset, littérateur attique.
M. Alfred Croiset, doyen de la Faculté
des Lettres, chef responsable de l’élite de notre jeunesse intellectuelle,
à qui je racontais cette conversation pour essayer d’avoir son avis,
se prit d’abord à sourire. [p.4] Jem’y
attendais. Le philosophe a tôt fait de découvrir sous nos émotions
d’«actualistes», que nous croyons inédites, les inquiétudes
et les émotions éternelles de l’humanité. Il doit s’aviser
notamment qu’en matière de danger comme en matière d’impôts,
le Français ne s’étonne que des formes nouvelles, et d’ailleurs
ne s’en étonne qu’un instant. M. Croiset, littérateur attique,
était préparé de longue date, par la mort du regretté
Icare, à nos catastrophes d’aérodromes.
Il s’y intéresse cependant. Il voit dans
cette notion bien moderne du «courage sportif» un remarquable
ferment, pour la jeunesse, d’énergie et de dignioté morale
et l’espoir, doux à son cœur d’helléniste, de voir renaître
cet «homme complet» qui fut le triomphe de la civilisation grecque.
— Je voudrais toutefois, dit M. Croiset, qu’on
pût accommoder le prudence avec le courage. Laissons à nos
aviateur le bénéfice moral de leur héroïsme, encourageons-les
à tout oser. Mais soyons prudents en leur lieu et place. Et, par exemple,
lorsque les circonstances rendent trop aléatoires une épreuve
d’aviation, quand la traversée des Alpes, je suppose, semble comporter
neuf chances sur dix de danger mortel et que la réussite même,
dans l’état actuel des appareils volants, ne prouve rien ou presque
rien, sachons l’empêcher.
«N’invitons personne
au sacrifice», écrit Mme Judith Gautier.
Qui pourra concilier la méthode philosophique
du professeur avec l’audace du sportsman? Est-ce ce billet de quelques lignes
que j’ai sous les yeux, visiblement écrit et signé Judith Gautier?
Car aujourd’hui, grâce au ciel et aux Goncourt, nous pouvons remplacer
par une académicienne le traditionnel académicien des enquêtes.
«J’admire infiniment, écrit l’illustre
femme de lettres, ceux qui risquent leur vie pour la conquête de l’air,
mais j’estime qu’il serait trop inhumain d’inviter quiconque au sacrifice…
Rien que des volontaires!»
Mme Gautier est-elle donc au courant de l’histoire
secrète du sport? Sait-elle, par hasard, qu’aux premières années
de l’automobilisme certains constructeurs n’hésitèrent pas
à stimuler par la perspective du renvoi aussi bien que par l’appât
de la prime ceux de leurs mécaniciens dont la vaillance paraissait
encore indécise?…
Sur ce point, nous sommes de son avis. On n’a
pas le droit d’obliger les gens au courage et d’en faire des héros
malgré eux que si leur lâcheté même peut causer
leur perte, en temps de guerre par exemple, puisqu’aussi bien les lâches
peuvent être fusillés dans le dos.
Le cas de conscience de l’aviation est-il résolu?
Je m’aperçois qu’en faisant parler Blériot, M. Croiset et Mme
Gautier, j’ai mis en ligne, symboliquement, la sensibilité, l’intelligence
et la volonté. Et cela me reporte au temps où, en classe de
philosophie, nous faisions batailler entre elles ces trois abstractions,
marionnettes psychologiques de M. Victor Cousin.
Mais j’ai trouvé aussi de l’attendrissement
chez Blériot, de la volonté chez M. Croiset et du courage chez
Mme Gautier. Philosophiquement, ce n’est pas une solution. Pratiquement,
cette constatation me suffit. La logique et la vaillance françaises,
en se faisant quelques concessions réciproques, peuvent sortir indemnes
de ce conflit.
Georges ROZET.
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