ANNEXE
SAINT JEAN CHRYSOSTOME
(mort en 407)
HOMÉLIE SUR SAINT JULIEN
prononcée à Antioche
AVERTISSEMENT ET ANALYSE
par l’abbé Jean-Baptiste Jeannin (1867)
Il est parlé, dans le martyrologe romain, d’un Julien, martyr,
né à Anazarbe, en Cilicie. Son père était
sénateur, et sa mère chrétienne. Ayant été
élevé par sa mère dans la foi de Jésus-Christ,
et ayant étudié les lettres sacrées, il fut dénoncé
à l’âge de dix-huit ans au gouverneur Martian. Comme il
refusait de sacrifier aux idoles, il fut tourmenté et déchiré
dans différentes parties du corps. Jeté en prison , et
animé par les exhortations de sa mère, il déclara
qu’il confesserait Jésus-Christ jusqu’au dernier soupir. Le gouverneur,
le voyant inflexible, le fit enfermer dans un sac rempli de sable et d’animaux
venimeux, et le fit jeter dans la mer. Ce fut ainsi que Julien obtint la
couronne du martyre. C’est lui, ajoute-t-on, que le grand Chrysostome a
célébré dans un éloge.
1° Après avoir exposé
les grands honneurs que Dieu réserve aux saints martyrs, pourquoi
il ne les récompense pas dès cette vie, et le courage que
leur inspire la perspective d’une félicité future,
2° l’orateur parle
de la fermeté de Julien, qui, promené avec outrage par
toute la Cilicie, ne faisait que montrer partout un athlète généreux,
et qu’annoncer avec éclat dans sa personne la gloire du Très-Haut.
— 3° Ici un lieu commun sur
la splendeur dont brillent les martyrs. En vain on tourmente Julien,
en vain on le déchire dans toutes les parties du corps, on ne
peut lui ravir les trésors de la foi; on ne peut lui arracher que
cette parole, et c’est la dernière qu’il prononce: Je suis chrétien.
Le gouverneur est obligé de s’avouer vaincu; il fait enfermer le
saint dans un sac rempli de sable et d’animaux venimeux, et le fait jeter
dans la mer. — 4° Saint Jean Chrysostome
compare Julien enfermé dans ce sac, avec Daniel enfermé
dans la fosse aux lions, et avec Noé enfermé dans l’arche.
— 5° Ce discours est terminé
par une très-longue et fort belle exhortation de l’orateur aux
fidèles d’Antioche qui l’écoutaient, de ne pas se rendre
le lendemain à un faubourg de la ville, nommé Daphné,
où il y avait des divertissements peu conformes à l’esprit
du christianisme, de ne pas se rendre, dis-je, à ce faubourg, et
d’empêcher que leurs frères ne s’y trouvent, de les en détourner
même de force pour les ramener au tombeau du martyr, bien préférable
au faubourg de Daphné. Cette exhortation prouve que le discours
a été prononcé à Antioche , mais on ne sait
en quelle année.
1. Si les martyrs obtiennent de tels honneurs
sur la terre, de quelles couronnes, après leur départ
de cette vie, ne seront pas décorées leurs têtes vénérables?
s’ils jouissent d’une telle gloire avant la résurrection, de
quelle splendeur ne seront-ils pas revêtus après la résurrection?
si de simples hommes les honorent d’un tel culte, quelles marques de
bienveillance ne recevront-ils pas de leur divin Maître? si nous,
qui sommes méchants, nous accordons de pareils témoignages
d’estime et d’admiration aux vertus de nos semblables, parce qu’ils ont
combattu pour Jésus-Christ, combien plus notre Père céleste
prodiguera-t-il ses faveurs à ceux qui se sont épuisés
pour lui de peines et de travaux! Ce n’est pas parce qu’il est libéral
et magnifique dans ses dons, qu’il leur réserve de grandes récompenses,
mais parce qu’il est leur débiteur. Les martyrs ne se sont pas immolés
pour nous, et nous nous empressons d’honorer leur cendre. Mais si nous,
pour lesquels ils ne se sont pas sacrifiés, nous courons à
leur tombeau, que ne fera point Jésus-Christ, pour lequel ils ont
dévoué leurs têtes! Si Dieu a comblé de telles
grâces des hommes auxquels il ne devait rien, de quels dons ne gratifiera-t-il
pas ceux dont il est le débiteur! Dieu ne devait rien auparavant
à la terre: Tous ont péché, dit saint Paul,
tous ont besoin de la gloire de Dieu (Rom. III, 23); ou plutôt
il ne nous devait que des peines et des supplices. Toutefois, quoiqu’il
ne nous dût que des peines et des supplices, il nous a accordé
la vie éternelle. Si donc il a donné son royaume à
des hommes auxquels il ne devait que des punitions, que ne donnera-t-il
pas à ceux auxquels il doit la vie éternelle! s’il a expiré
sur la croix , s’il a répandu son sang pour ceux qui le haïssaient,
que ne fera-t-il pas pour ceux qui ont répandu leur sang pour confesser
son nom! s’il a aimé des ennemis et des rebelles [408] , jusqu’à
mourir pour eux, quelles marques de bienveillance et de distinction ne réserve-t-il
pas pour des hommes qui lui ont donné la plus forte preuve d’amour,
puisqu’on ne peut prouver plus fortement à ses amis qu’on
les aime qu’en leur sacrifiant sa vie! (Jean, XIII, 15.)
Les athlètes
des jeux profanes sont proclamés et couronnés dans la
même lice où ils ont combattu et vaincu. Il n’en est pas
de même des athlètes de la foi: ils ont combattu dans la
vie présente, ils sont couronnés dans le siècle futur;
ils ont lutté sur la terre contre le démon, dont ils out triomphé,
ils sont proclamés dans le ciel. Et afin que vous soyez convaincus
de cette vérité, que ce n’est pis sur la terre que les saints
reçoivent leurs couronnes, mais que c’est dans le ciel que les plus
magnifiques récompenses les attendent, écoutez saint Paul qui
dit: J’ai bien combattu, j’ai achevé ma course, j’ai gardé
la foi: il ne me reste qu’à attendre la couronne de justice (pour
quel lieu et pour quel temps?) que le Seigneur, comme un juste juge,
me rendra en ce grand jour. (II Tim. IV, 7 et 8). Il a couru sur la terre,
il est couronné dans le ciel; il a vaincu sur la terre, il est proclamé
dans le ciel. Vous avez encore entendu aujourd’hui le même apôtre
s’écrier: Tous ces saints sont morts dans la foi, n’ayant
pas reçu les biens que Dieu leur avait promis, mais les voyant et
les saluant de loin. (Héb. II, 13.) D’où vient donc
que pour les athlètes profanes, les couronnes suivent de près
les victoires, tandis que pour les athlètes de la foi, les victoires
sont séparées des couronnes par un long intervalle de temps?
Les saints ont éprouvé ici-bas des peines et des fatigues,
ils ont reçu mille blessures, et ils n’ont pas été
couronnés à l’instant même! Non, sans doute; parce
que la nature de la vie présente ne comporte pas la grandeur de
la récompense future. La vie présente est courte et fragile;
la récompense future est immense, infinie, éternelle. Si
donc Dieu a enfermé les peines dans le court espace d’une vie passagère,
s’il a réservé les couronnes pour une vie incorruptible et
inaltérable, c’est afin que le fardeau des peines soit allégé
par la brièveté du temps qui les termine, et que la jouissance
des couronnes, sans être bornée par aucun terme, se prolonge
dans l’éternité des siècles. C’est donc parce qu’il
voulait les récompenser plus abondamment qu’il a différé
la récompense; c’est aussi afin qu’ils goûtent, par la suite,
une joie plus pure. En effet, comme celui qui doit éprouver des
afflictions, après avoir vécu dans les plaisirs et dans les
délices, ne sent pas les charmes de l’abondance où il vit
maintenant, par l’attente des maux dont il est menacé: de même
celui qui doit obtenir des couronnes après les plus rudes combats,
et des peines sans nombre, ne sent pas les maux présents, animé
par l’espoir des biens futurs. Et ce n’est pas seulement par de espérances
dans l’avenir que Dieu allège à ses saints les peines de
la vie présente, mais c’est encore en plaçant la tribulation
avant le plaisir, afin que la perspective d’une félicité future
empêche qu’ils ne soient accablés par les maux présent.
C’est ainsi que les athlètes reçoivent des blessures avec
courage, considérant moins les peines qu’ils éprouvent, que
ta couronne qu’ils espèrent. C’est ainsi que les nautoniers, en
butte aux périls et aux tempêtes, exposés aux guerres
les plus cruelles contre les monstres de la mer et les brigands qui l’infestent,
ne pensent à rien de cela, mais ne voient que les ports, et le commerce
qui doit les enrichir. C’est ainsi que les martyrs, qui souffraient une
infinité de maux, dont le corps était déchiré
par mille tourments divers, ne voyaient rien de cela, mais ne soupiraient
qu’après le ciel, après le bonheur d’une autre vie. Et afin
que vous sachiez que ce qui est difficile et accablant par soi-même
devient facile et léger par l’espoir des biens à venir, écoutez
le Docteur par excellence , qui nous dit: Le moment si court et
si léger des afflictions de cette vie produit en nous le poids éternel
d’une souveraine et incomparable gloire (et comment, je vous le demande?),
si nous ne considérons point les choses visibles,
mais les invisibles. (II Cor. IV, 17 et 18.) Ce n’est pas au hasard que
je vous prêche ces vérités: c’est pour votre instruction,
c’est afin que, quand vous verrez le méchant, qui doit être
puni dans un autre monde, jouir de toutes les délices, de tous
les plaisirs de cette vie, ces plaisirs et ces délices ne vous
le fassent pas trouver heureux, mais que plutôt vous le trouviez
malheureux, en considérant les supplices qui l’attendent; et aussi
afin que, quand vous verrez dans l’affliction, dans la détresse,
environné de tous les maux d’une vie passagère, un de ces
hommes qui dans le ciel doivent être comblés de gloire et
de bonheur, vous ne déploriez pas son sort à la vue des
maux [409] qu’il souffre actuellement, mais que les couronnes qui lui sont
réservées dans les siècles éternels vous
fassent regarder sa condition comme heureuse et digne d’envie.
2. Le saint martyr dont nous
célébrons la mémoire naquit en Cilicie, où
était né saint Paul; il était compatriote de cet
apôtre, et tous deux, sortis de cette région, se sont montrés
de dignes ministres de l’Eglise. Loi sue la carrière de la foi
fut ouverte, et qu’il fallut soutenir des combats, il tomba entre les
mains d’un gouverneur cruel et barbare. Et considérez les ruses
qu’employa ce méchant homme: Comme il apercevait dans notre saint
une volonté ferme, une âme courageuse, dont il était
impossible de triompher par la violence des tourments, il diffère
de jour en jour son supplice, il le fait paraître et retirer sans
cesse. Il ne lui fait pas trancher la tête dès qu’il est instruit
de ses dispositions, de peur que la promptitude de sa mort ne rende sa
course plus facile; mais il le fait amener devant lui à plusieurs
reprises, lui fait subir de fréquents interrogatoires, le menace
de mille tourments, cherche à le gagner par des paroles flatteuses,
en un mot, emploie tous les moyens pour ébranler ce rocher inébranlable.
Il le promena même durant une année entière par toute
la Cilicie, comme pour lui faire affront; mais il ne faisait que manifester
la gloire de ce généreux martyr, qui s’écriait avec
saint Paul: Je rends grâces à Dieu qui
nous fait toujours triompher en Jésus-Christ, et qui répand
par nous en tout lieu l’odeur de la connaissance de son nom. (II Cor.
II, 14.) Un parfum renfermé dans un espace étroit n’embaume
de son odeur que l’air dont il est environné; mais s’il est porté
dans plusieurs lieux, il les remplit tous d’une odeur suave: c’est ce
qu’on vit alors dans notre bienheureux martyr. Il était transporté
de pays en. pays pour être couvert de confusion; et par toutes ces
courses répétées, devenu un athlète plus illustre,
il faisait admirer sa vertu à tous les habitants de la Cilicie.
Il était transporté partout, afin que les Ciliciens n’apprissent
pas seulement par ouï-dire ses combats, mais qu’ils vissent de leurs
propres yeux l’athlète couronné. Plus le gouverneur multipliait
les courses de Julien, plus il augmentait sa gloire; plus il lui ouvrait
de lices, plus il lui fournissait occasion de se signaler par des combats
admirables; plus il prolongeait ses souffrances, plus il mettait sa patience
à l’épreuve. Plus l’or reste dans la fournaise, plus il
devient pur; plus l’âme du saint était éprouvée,
plus elle brillait avec éclat. En faisant conduire partout le martyr,
le gouverneur ne faisait que montrer partout un trophée contre lui-même
et contre le démon, une preuve de la cruauté des gentils,
un témoignage de la piété des chrétiens, un
signe frappant de la puissance de Jésus-Christ, une exhortation aux
fidèles pour les engager à soutenir courageusement les mêmes
combats, un héraut de la gloire divine, un maître dans la
science de pareils assauts. Le saint excitait tous les hommes à
imiter son zèle, moins par ses paroles que par ses actions, dont la
voix retentissait partout avec éclat. Et comme les cieux annoncent
la gloire du Très-Haut aux mortels qui les contemplent; comme
ils nous invitent à admirer le Créateur, non parles paroles
qu’ils font retentir à notre oreille, mais par l’éclat dont
ils frappent nos regards: de même le martyr annonçait la
gloire du Très-Haut, étant lui-même un ciel, et un
ciel plus éclatant que le ciel visible. Non, les chœurs des astres
ne rendent pas aussi brillant le firmament qu’ils embellissent, que le
sang qui sortait des blessures du martyr rendait son corps resplendissant;
et voyez comment les blessures du martyr brillaient avec plus de splendeur
que les astres placés dans les cieux! Les hommes et les démons
envisagent le ciel et les astres qu’il renferme; mais lus blessures de Julien,
que les fidèles peuvent envisager, les démons n’osent les
regarder en face, et s’ils entreprennent d’y jeter la vue , leurs yeux éblouis
ne peuvent supporter l’éclat qu’elles renvoient. C’est ce que je
vais prouver par des faits dont nous sommes les témoins, sans recourir
aux anciens prodiges. Prenez un homme furieux, tourmenté par le démon,
amenez-le au tombeau respectable où sont déposés les
restes du martyr, et vous verrez l’esprit impur abandonner le corps qu’il
tyrannise, et prendre honteusement la fuite. Dès le seuil de la chapelle
où le martyr est honoré, il s’enfuit comme s’il allait marcher
sur des charbons, sans oser même regarder la châsse qui renferme
ses reliques. Mais si aujourd’hui, que le saint n’est plus que cendre et
poussière, les démons n’osent regarder en face le monument
où reposent ses os dépouillés, il est clair que, lorsqu’ils
le voyaient revêtu de son [410] sang comme d’une pourpre royale, et
brillant par ses blessures plus que le soleil par ses rayons, ils se sont
retirés frappés de cette vue, les yeux éblouis. Voyez-vous
comme les blessures des martyrs sont plus brillantes, plus admirables, et
ont plus de pouvoir que les astres du firmament?
3. Le saint est amené
devant le tribunal; il ne voit de toute part que tourments et supplices
affreux, il ne voit que peines et douleurs dans le moment et pour la
suite. Les bourreaux environnent son corps comme des bêtes féroces;
ils déchirent ses flancs, découpent ses chairs, mettent
ses os à nu, pénètrent jusqu’aux entrailles. Mais
malgré leurs recherches cruelles, ils ne peuvent lui ravir le trésor
de la foi. Dans les palais des princes , dans les lieux où est
déposé leur or et d’autres richesses immenses, si on perce
les murs, si on ouvre les portes, on aperçoit . aussitôt
le trésor qu’ils renferment. Mais c’était tout le contraire
pour notre saint, pour ce temple vivant de Jésus-Christ. Les
bourreaux perçaient les murs; ils ouvraient la poitrine sans pouvoir
découvrir ni prendre les richesses cachées au dedans; et
de même que les habitants de Sodome, quoique à la porte
de la maison de Lot, ne pouvaient en trouver l’entrée: ainsi, quoique
les bourreaux ouvrissent de tous côtés le corps de Julien,
ils ne pouvaient ni saisir ni ravir le trésor précieux de
la foi qu’il tenait en réserve. Telles sont les vertus qui décorent
l’âme des saints, qu’elles ne peuvent être ni saisies ni
enlevées; placées dans le courage et la constance, comme
dans un asile sacré, ni les yeux des tyrans ne peuvent les découvrir,
ni les mains des bourreaux ne peuvent les ravir; mais quand ils perceraient
le cœur, qui est le siège du courage, quand ils le couperaient
par morceaux, loin d’épuiser les richesses de la grâce que
possèdent les saints, ils ne feraient même que les augmenter.
La raison de ce prodige, c’est que, Dieu habite dans leurs âmes,
et que, quand on fait la guerre à Dieu, il est impossible de triompher,
il faut absolument qu’on se retire vaincu, couvert de honte et de confusion.
C’est pour cela que, quoique les paroles ordinairement soient si faibles,
et qu’elles aient si peu d’effet contre les attaques de la puissance, elles
eurent alors une efficacité nouvelle, et triomphèrent de
tous les efforts de la cruauté. Le tyran et les bourreaux employaient
les fouets; le fer, le feu, en un mot, tous les instruments des plus affreux
supplices; ils déchiraient de tout côté les flancs
du martyr, qui ne prononçait qu’une parole , et cette parole seule
triomphait de toutes les machines dressées contre lui. Une parole
sainte sortie de sa bouche répandait une lumière plus éclatante
que les rayons du soleil. Les rayons du soleil ne parcourent que l’espace
qui est entre le ciel et la terre; ou plutôt ils ne peuvent parcourir
tout cet intervalle, lorsqu’interceptés et arrêtés
par un toit, par un mur, par un nuage, ou par quelqu’autre corps, ils
sont rompus par ces obstacles et ne peuvent aller plus avant. La dernière
parole du martyr, sortie de sa bouche sainte, s’élance jusqu’au
ciel, elle pénètre jusqu’aux cieux supérieurs; les
anges, les archanges, les chérubins, toutes les puissances célestes,
se retirent pour la laisser passer; et pénétrés pour
elle de respect, ils la portent humblement au trône du Roi suprême.
4. Lorsque Julien eut prononcé sa
dernière parole, le gouverneur voyant. que tous ses moyens et
toutes ses ruses étaient inutiles, qu’attaquer le saint c’était
regimber contre l’aiguillon, c’était vouloir entamer un diamant,
que fait-il? il prend dès lors le parti d’avouer sa défaite,
de terminer les jours du martyr; car la mort des martyrs est un aveu public
que les tyrans font de leur défaite, et une victoire éclatante
que les martyrs remportent sur ceux qui leur ôtent la vie. Voyez
comme il imagine un genre de mort cruel, également propre à
manifester la barbarie du tyran et la fermeté du martyr. Quel est
donc ce genre de supplice? Il fait apporter un sac, qu’il remplit de sable,
de scorpions, de serpents, de vipères et de dragons; il yfait mettre
le saint, et le fait jeter à la mer. Un juste se trouva de nouveau
enfermé avec des bêtes féroces; je dis de nouveau, afin
que vous vous rappeliez l’ancienne histoire de Daniel. L’un a été
jeté dans une fosse, dont les ministres du prince avaient fermé
l’entrée avec une pierre; un sac a été la prison de
l’autre, prison étroite où un gouverneur cruel l’a fait enfermer.
Dans l’une et l’autre circonstance, les bêtes féroces respectent
les corps des saints, pour condamner et confondre des êtres qui sont
doués d’une nature humaine et raisonnable, et dont la férocité
surpasse de beaucoup celle des brutes: tel était, sans doute, le
tyran dont nous parlons. On vit alors un prodige aussi extraordinaire que
du temps de Daniel. Les Babyloniens furent étonnés de voir,
après plusieurs [411] jours, le prophète sortir plein de
vie de la fosse aux lions; les anges furent surpris de voir l’âme
de Julien sortir du milieu des flots et du sac qui la renfermait, pour
s’élever jusqu’aux cieux. Daniel a combattu et vaincu deux lions,
mais matériels: Julien a combattu et vaincu un seul lion, mais
spirituel. Le démon, notre ennemi, dit
saint Pierre, tourne sans cesse autour de nous, comme
un lion rugissant, et cherche qui il pourra dévorer (I Pierre,
V, 8); mais il a été vaincu par le courage du martyr. Le martyr
avait déposé le venin du péché; aussi n’a-t-il
pas été dévoré par l’esprit impur, et n’a-t-il
craint ni la cruauté du lion, ni la fureur des bêtes féroces.
Voulez-vous que je vous rapporte une autre histoire encore plus ancienne,
où un juste s’est trouvé avec des bêtes féroces?
rappelez-vous le déluge arrivé du temps de Noé, et
l’arche qu’il avait construite un juste, alors, et des bêtes féroces
se trouvèrent ensemble. Mais Noé entra homme dans l’arche
et en sortit homme; Julien entra homme dans la tuer et en sortit ange.
L’un entra de la terre dans l’arche et retourna sur la terre; l’autre entra
de la terre dans la mer, et de la mer s’éleva dans le ciel. La mer
l’a reçu, non pour lui donner la mort, mais pour lui accorder la
couronne; et après qu’il a été couronné, elle
nous a rendu cette arche sainte, je veux dire le corps du martyr. Nous
avons conservé jusqu’à ce jour ce trésor précieux,
la source d’une infinité de biens; car le Seigneur a partagé,
en quelque sorte, avec nous les martyrs; il a pris leurs âmes et nous
a laissé leurs corps, afin que nous ayons, dans leurs saintes reliques,
un monument qui nous rappelle sans cesse leurs vertus. En effet, si en voyant
les armes ensanglantées d’un guerrier, son bouclier, sa pique, sa
cuirasse, l’homme le plus lâche est animé et enflammé,
s’il soupire après la guerre, si la seule vue de ces armes l’excite
à tenter les mêmes entreprises; nous qui voyons, non les armes,
mais le corps d’un saint qui a mérité d’être ensanglanté
pour avoir confessé le nom de Jésus-Christ, quand nous serions
les plus timides des hommes, comment ne concevrions-nous point la plus grande
ardeur? comment cette vue n’embraserait-elle point notre âme, ne
nous porterait-elle point à soutenir les mêmes combats? Dieu
nous a abandonné les corps des saints jusqu’au temps de là
résurrection, afin qu’ils nous donnent de grandes leçons
de philosophie chrétienne. Mais craignons de diminuer, par la faiblesse
de nos discours, les louanges dues à un martyr, laissons au souverain
Juge de ses combats à le louer: Celui qui couronne les martyrs
les louera lui-même; leur louange ne vient pas des hommes, mais de
Dieu; et tout ce que nous avons dit de Julien, ce n’est pas pour illustrer
davantage un martyr, mais pour enflammer de plus en plus votre ardeur.
Nous
allons donc laisser son éloge pour vous adresser la parole; ou
plutôt parler dans l’église d’objets instructifs, c’est faire
l’éloge des martyrs. Ecoutez-moi avec attention: je veux détruire
aujourd’hui un ancien abus, afin que nous imitions les martyrs, sans
nous contenter d’honorer leurs tombeaux. Oui , l’honneur rendu aux martyrs
ne consiste pas seulement à venir à leurs tombeaux, mais
plus que cela encore, à s’efforcer d’imiter leur courage. Il faut
dire, d’abord, quel est l’abus que j’attaque, parce que la maladie étant
inconnue, il n’est pas facile d’appliquer le remède: je découvre
d’abord la plaie, pour mettre ensuite l’appareil. Quel est donc l’abus
dont je parle?
5. Quelques-uns de ceux qui sont ici présents
(car à Dieu ne plaise que mes reproches s’adressent à toute
l’assemblée!) nous abandonneront demain par lâcheté
et par faiblesse, ils courront au faubourg de Daphné pour dissiper
demain ce que nous avons recueilli aujourd’hui, pour détruire
ce que nous avons édifié. Afin donc qu’ils ne- soient pas
venus ici inutilement, nous finirons par dire quelques mots sur cet
objet: Pourquoi, je vous prie, courez-vous au faubourg d’Antioche?
c’est ici le faubourg de la Jérusalem d’en-haut, c’est ici le Daphné
spirituel. Là-bas sont des fontaines d’eau, ici sont les sources
des martyrs; là-bas sont des cyprès, arbres stériles;
ici sont des arbres qui ont leurs racines en terre, et qui étendent
leurs branches jusqu’au ciel. Voulez-vous voir le fruit de ces branches?
ouvrez les yeux de la foi, et vous apercevrez aussitôt une espèce
de fruit merveilleux. Non, le fruit de ces branches n’est pas corruptible
et périssable, il ne ressemble à aucun de ceux que produit
la terre: c’est la guérison des corps mutilés et des âmes
malades, la rémission des péchés, l’abolition du
vice, la prière continuelle, la confiance dans le Seigneur; tout
ici est spirituel, tout est rempli de biens célestes. Ces fruits
sans cesse cueillis repoussent sans cesse, et ne trompent jamais l’espoir
du [412] cultivateur. Les arbres terrestres ne produisent qu’une fois l’année;
et aux approches de l’hiver, ils perdent leur beauté propre, leurs
fruits, qu’on n’a pas cueillis, se corrompant et tombant d’eux-mêmes.
Les arbres dont je parle ne connaissent ni hiver, ni été,
ne sont pas sujets à l’inclémence des saisons: jamais dépouillés
de leurs fruits, ils conservent toujours leur beauté, sans être
exposés ni à la corruption, ni à la vicissitude
des temps. Combien, depuis que ce corps est planté dans la terre,
les fidèles ont cueilli de ce tombeau des guérisons, sans
que le fruit ait jamais manqué; ils ont moissonné les blés,
et il reste encore une ample moisson; ils ont puisé aux fontaines,
et les eaux jaillissent toujours. La source est intarissable, elle ne
manque jamais; plus on y puise, plus on en voit couler de prodiges.
Et le
tombeau du saint n’opère pas seulement des miracles, il produit
encore la sagesse. Etes-vous riche, enflé d’orgueil, rempli d’arrogance?
venez ici, voyez le martyr, considérez combien votre richesse
diffère de son opulence; et vous réprimerez bientôt
votre fierté, vous vous en retournerez ayant déposé
tout orgueil, et l’âme guérie d’une vaine enflure. Etes-vous
pauvre, vous croyez-vous digne de mépris? venez ici, voyez
la richesse du martyr, et dédaignant les biens de ce siècle,
vous vous en retournerez plein d’une philosophie chrétienne.
Oui, quand on vous aurait causé mille torts, quand on vous aurait
accablé d’outrages et de coups, cette pensée, que vous
n’avez pas encore souffert autant que le martyr, vous fera remporter
d’ici une abondante consolation. Vous voyez quels fruits naissent de
ces racines, combien ils sont inépuisables, combien ils sont spirituels,
combien ils appartiennent à l’âme!
Je n’empêche
pas que vous vous rendiez au faubourg, mais je m’oppose à ce que
vous y alliez demain. Pourquoi? c’est afin que votre plaisir ne soit
pas répréhensible, afin que votre joie soit pure, qu’elle
ne vous attire pas de condamnation; car vous pouvez, dans un autre jour,
vous livrer sans crime à des divertissements honnêtes. Que
si vous voulez goûter, même aujourd’hui, quelque plaisir,
quoi de plus agréable que cette assemblée et ce spectacle
spirituel? quoi de plus doux que la société de vos frères
et de vos membres? Mais voulez-vous même participer à une
table matérielle? vous pouvez, lorsque l’assemblée sera
séparée, vous asseoir près de la chapelle du martyr,
sons un figuier ou sous une vigne, et procurer à votre corps quelque
satisfaction, sans charger votre conscience d’un crime. Le martyr qui est
présent et qui assiste à votre table, ne permet pas que la
joie dégénère en licence: comme un maître attentif
ou un bon père aperçu des yeux de la foi, il réprime
les ris immodérés, il arrête les joies excessives,
il empêche toutes les révoltes de la chair, inconvénients
inévitables dans le faubourg de Daphné. Pourquoi? c’est qu’il
y aura demain des danses dans tout le faubourg. Or, la seule vue de ces
danses entraîne le plus sage à imiter les mouvements indécents
dont il est le témoin surtout lorsque le démon est de la
partie; et il est présent, appelé par les chants des prostituées,
par les discours obscènes, par les pompes diaboliques qu’on y
étale. Or, vous avez renoncé à toutes ces pompes,
vous vous êtes attachés au culte de Jésus-Christ,
du jour où vous avez été admis aux sacrés
mystères. Rappelez-vous donc les paroles que vous avez prononcées,
les engagements que vous avez pris, et craignez de violer vos promesses.
Mais
je vais m’adresser à ceux qui ne se rendront pas à Daphné,
et leur recommander le salut de leurs frères. Lorsqu’un médecin
visite un malade, il dit peu de chose au malheureux gisant dans son lit:
il s’adresse à ses proches, leur parle des remèdes, de
la. nourriture, et leur recommande les autres parties du traitement. Pourquoi?
c’est que le malade n’est point en état, pour l’heure, de recevoir
des conseils, au lieu que celui qui est en santé, écoute,
avec la plus grande attention toutes les ordonnances du médecin.
Voilà pourquoi je veux m’adresser aussi à vous. Saisissons-nous
demain des portes, assiégeons les chemins, que les hommes fassent
revenir malgré eux les hommes, que les femmes ramènent malgré
elles les femmes. N’ayons pas de honte, il n’y a pas de honte à
avoir lorsqu’il s’agit du salut de notre prochain. Si nos frères
ne rougissent pas de se rendre à une fête profane et criminelle,
ne rougissons pas de les ramener à une solennité sacrée;
ne négligeons rien, lorsqu’il est question du salut de nos frères.
Si Jésus-Christ est mort pour nous, nous devons tout supporter pour
eux. Quand ils vous accableraient de coups et d’invectives, retenez-les,
ne les quittez pas que vous ne les ayez ramenés au saint martyr.
Quand il vous faudrait [413] prendre les passants pour juges, dites à
ceux qui voudront l’entendre: Je veux sauver mon frère, je vois qu’il
perd son âme, je ne puis négliger celui auquel je tiens de
si près. Que celui qui le voudra m’accuse, que celui qui le voudra
me condamne. Ou plutôt personne ne me blâmera, tous me loueront,
tous me chériront, puisque ce n’est ni pour un vil intérêt,
ni pour contenter un ressentiment personnel, ni pour aucun autre motif profane,
que je dispute, mais pour le salut de mon frère. Qui n’approuvera
pas ma conduite? qui ne l’admirera pas? Quoique nous n’ayons ensemble aucune
liaison de parenté charnelle, la parenté spirituelle nous
rend plus chers les uns aux autres, que des enfants ne le sont à leurs
parents. Si vous voulez même, prenons avec nous le martyr; il ne rougira
point de nous accompagner, et de sauver ses frères. Montrez-le à
leurs yeux; qu’ils craignent sa présence, qu’ils respectent ses
prières et ses exhortations. Si Dieu exhorte ses créatures:
Nous faisons la charge d’ambassadeurs pour Jésus-Christ,
dit saint Paul, et c’est Dieu même qui vous exhorte, par notre
bouche, à vous réconcilier avec lui (II Cor. V, 20),
à plus forte raison un serviteur de Dieu exhortera-t-il ses frères.
La seule chose qui l’afflige, c’est notre perte, la seule chose qui le
réjouisse, c’est notre salut; aussi ne se refusera-t-il à rien
pour nous sauver. N’ayons donc pas de honte de nous-mêmes, et ne croyons
pas en pouvoir trop faire. Si des chasseurs parcourent les montagnes, les
précipices, les gouffres et les abîmes, pour prendre quelques
animaux terrestres, ou même des oiseaux sauvages; vous qui devez ramener
de la perdition, non un vil animal, mais votre frère spirituel, pour
lequel Jésus-Christ est mort, vous rougissez, vous hésitez,
je ne dis pas de franchir des forêts et des montagnes, mais de sortir
simplement des portes de la ville! quelle excuse, je vous prie, vous restera-t-il?
n’entendez-vous pas l’avertissement d’un sage qui vous dit: Il y a une
honte qui conduit au péché? (Ecclés. IV, 25.)
Mais vous craignez qu’on ne vous blâme; rejetez toute la faute sur
moi, qui vous ai donné le conseil; dites que c’est votre maître
qui vous l’a ordonné. Je suis prêt à me justifier devant
ceux qui m’accuseront , et à rendre compte de ma conduite; ou plutôt,
aucun homme, quelque impudent qu’on le suppose, ne vous blâmera ni
vous ni moi, mais tous nous approuveront, et applaudiront à nos soins.
Tous les habitants d’Antioche, ceux même des villes voisines admireront
la force impérieuse de notre charité et l’ardeur de notre zèle.
Mais que parlé-je des hommes? le Maître des anges lui-même
nous donnera son approbation. Puis donc que nous savons quelle sera la
récompense de nos peines, ne négligeons pas cette chasse
spirituelle; ne revenons pas seuls demain, mais présentons-nous chacun
avec notre proie. Pourvu que nous nous rendions à l’heure où
notre frère sortira de sa maison pour se mettre en chemin, et que
nous l’engagions à visiter ce lieu, il n’y aura plus dès lors
de difficulté. Lui-même vous en saura gré par la suite,
tous les autres vous loueront, vous admireront, et, ce qu’il y a de plus
essentiel, le Maître des cieux vous en récompensera abondamment,
il vous comblera de biens et de louanges. Considérant donc l’avantage
qui résulte pour nous d’une telle conduite, rendons-nous tous en
foule aux portes de la ville, saisissons-nous de nos frères, ramenons-les
ici, afin que demain l’église soit pleine, et que la solennité
soit parfaite; afin que le bienheureux martyr, pour prix de notre zèle
, nous reçoive avec confiance dans les tabernacles éternels.
Poissions-nous obtenir cette faveur par la grâce et par la bonté
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire
au Père et à l’Esprit saint et vivifiant, maintenant et toujours,
dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.
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