Louise Abbéma est, parmi les jeunes, un des talents les plus sympathiques
que l’on puisse rencontrer. J’ai le regret de ne point connaître la
femme, mais je crois bien posséder l’artiste et savoir lire, dans
ses œuvres, la portée de son esprit.
Sans nul doute, il y a là une intelligence
rare, une réelle personnalité, une de ces natures qui voient
juste, sentent vivement et savent rendre
leur impression avec une délicatesse charmante.
Autant je n’ai jamais hésité
à condamner, dès leurs premiers travaux, ces impressionnistes
vulgaires, dont les œuvres hâtées ne montrent aucun savoir
et ne laissent espérer aucune aspiration élevée, autant
je me suis senti attiré, du premier coup, devant la première
œuvre exposée par Mademoiselle Abbema, bien que je trouvasse cette
œuvre fort incomplète.
J’y ai vu un sentiment naïf excellent,
une sincérité exquise, une tendance très accusée
à rendre la nature, non point d’après les procédés
reconnus bons d’ordinaire, mais suivant une intuition toute personnelle.
Je me suis dit: cela est bâti avec inexpérience,
mais cela est conçu avec une vive inspiration, cela est voulu et
témoigne d’une rare énergie, d’une volonté absolue de
sortir de l’ordinaire tracé par l’École; et j’ai constaté
avec plaisir que je me trouvais devant un talent prime-sautier. L’avenir
m’a donné raison.
Rien d’étonnant d’ailleurs que cette
jeune fille ait un sentiment artistique si développé; car
bon sang ne peut mentir.
Or, née à Étampes, d’un
père qui remplissait dans cette ville des fonctions administratives,
Louise Abbema a une filiation illustre. Elle est arrière-petite-fille
de Louise Contat, une des plus grandes comédiennes qu’ait jamais
possédées le Théâtre français, et du
comte Louis de Narbonne. Regardez bien sa physionomie, étudiez sa
figure, et vous ne saurez nier qu’il n’y ait point dans son visage une ressemblance
apparente avec Louis XV. Et si, comme vous le voyez, Louise Abbema a une
origine élevée, je me hâte de vous dire qu’elle est
en passe de marcher promptement de pair avec ses aïeux.
Élevée d’abord en Italie, elle
vient en France, fort jeune encore, avec un goût très marqué
vers la peinture. Ses études premières se font sous la direction
de Devedeux. Bientôt après, elle passe dans l’atelier de Chaplin,
puis, en dernier lieu, dans celui où professent ensemble ces deux
maîtres d’un talent si dissemblable mais si puissant: Carolus Duran
et Henner.
Aussitôt,
on la voit successivement exposer:
En 1874: Le portrait de Mme Abbema,
sa mère;
En 1875: La Duchesse Josiane.
En 1876: Le portrait de Sarah Bernhardt.
En 1877: Déjeuner dans la serre,
acheté par le Musée de Gand; et: Portrait de Mme D….
En 1878: Portrait de Mme Doche, Lilas
blanc, qui appartient au Musée d’Amiens;
Puis un Médaillon en bronze, d’après
Sarah Bernhardt;
En 1879: Portrait de Mlle Jeanne Samary,
Portrait de Mme B… du F…;
En 1880: l’Amazone,
Portrait de Mlle Barretta;
En 1881: Portrait de Mme…; L’Heure
de l’Étude.
Dans ces diverses productions, que tout le
monde a pu remarquer aux Salons de ces sept dernières années,
Mlle Abbema a clairement indiqué la nature de son talent. Le Portrait
est, en effet, une des formes de l’art qui exige le plus de personnalité.
Il faut, tout en restant soi, savoir, non seulement reproduire exactement
les traits de son modèle, mais en rendre la physionomie, l’esprit
et le tempérament. Or, bon nombre de figures peintes par l’artiste
appartiennent au monde que tout Paris connaît, et chacun a pu voir
avec quel bonheur Mlle Abbema, tout en conservant la ressemblance par
les lignes, a su faire ressortir le caractère des Sujets qu’elle interprétait.
Le charme tout
personnel du coloris, la transparence du modelé, une fraîcheur
délicieuse, une vive lumière font valoir tout particulièrement
ces vives peintures. On peut y suivre, de jour en jour, une franchise de
plus en plus grande dans l’exécution. Pas d’escamotage, tout est
voulu et nettement accusé. On y trouve tout à la fois l’inimitable
délicatesse des tons de Chaplin, la sûreté et le brillant
de Carolus Duran, comme aussi la transparence poétique d’Henner.
Le tout, si bien fondu dans une gamme personnelle que les toiles de la jeune
artiste se signent d’elles-mêmes [p.2]
et n’ont point besoin de porter le nom
de leur auteur pour être reconnues.
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Mais nos Salons sont loin d’avoir mis sous les yeux du public toutes les
œuvres de Mlle Louise Abbema.
Ainsi, à l’exposition du cercle des
arts libéraux, en 1880, on a remarqué:
Deux grands panneaux décoratifs représentant
des poissons de mer et du gibier d’eau;
Un portrait de M. Paul Savary, fils
du député;
Un éventail réunissant en médaillon
les portraits de cinq de ses amies: Mme Nilsson , Sarah Bernhardt, Sophie
Croizette, Blanche Baretta et Jeanne Savary.
En 1879, elle
avait exposé, aux bureaux du journal la Vie moderne, des œuvres
nombreuses.
Je citerai: Le portrait de M. Koning,
directeur de la Renaissance;
Ceux de M. Chabrillat, directeur de
l’Ambigu;
De M. de Pressac;
De M. Cheramy;
De Mlle Louise Grenier, la fille du
rédacteur en chef du Constitutionnel;
De M. Daubray, du Palais-Royal, portrait
qui a figuré dans la pièce: Les locataires de M. Blondeau.
Louise Abbema a obtenu une médaille
à une exposition, à Amiens. Dans d’autres expositions, en
province, ses œuvres ont eu un réel succès.
Accompagnant dans leur voyage à Londres
les artistes de la Comédie Française, elle a été
présentée par Sarah Bernhardt au prince de Galles, dont elle
retraça les traits dans une esquisse très réussie.
Depuis un an, l’artiste semble s’occuper tout
particulièrement de peinture décorative.
En outre de panneaux faits pour le cercle
de la Presse, elle a achevé:
Quatre panneaux représentant les Quatre
saisons et deux dessus de porte pour le château de Marc-Cartan;
Trois panneaux pour Mme Samary-Lagarde;
Un panneau pour Mme Madeleine Brohan;
Pour Mlle Marie Samary, elle a fait une figure
nue, grandeur nature, représentant le Sommeil de Diane.
En ce moment elle termine plusieurs panneaux
destinés à décorer les appartements de M. le député
Savary, dans son château de Cerisy.
Ajoutons
encore à cet actif, très important en raison de l’âge
de l’artiste, des croquis contemporains, portraits à la pointe sèche,
faits avec beaucoup d’esprit, pour illustrer un ouvrage publié chez
l’éditeur Cadart, en collaboration avec Jules Clarette, et des tableaux
que, pour la plupart, je n’ai pu voir, mais que je sais être dans des
collections particulières et dans des musées de province. Il
en est un cependant qui est bien charmant et qu’il m’a été donné de voir,
c’est une délicieuse représentation de Mlle Alice Ducasse,
en scène, dans son costume du Pain bis. L’œuvre est spirituelle
et fine comme composition et exécution.
En biographe
sincère, je rappelerai [sic] qu’en
1879, Sarah Bernhardt, rendant avec son ébauchoir ce que son amie
avait fait pour elle avec un pinceau, a donné, au Salon, un buste
en marbre très réussi de Louise Abbéma.
A cet exposé rapide, mais complet,
des œuvres de la jeune artiste, ai-je besoin d’ajouter que tous ceux qui
la connaissent prêtent à la femme une grâce et une amabilité
charmante, un esprit vif et pénétrant? Cela ne ressort-il
pas de tout ce que j’ai dit plus haut? J’ai constaté, dès le
début, que nous étions en présence d’une intelligence
fine, délicate, exceptionnellement bien douée. Ce que je puis
dire encore, c’est que, vivant en famille, Louise Abbema complète,
par les qualité du cœur, les dons de la nature, car chacun se plaît
à reconnaître l’excellence de sa personne.
FÉLIX JAHYER.
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