CORPUS ARTISTIQUE ÉTAMPOIS
 
Artiste indéterminé
Bannière de procession des Corps Saints
peinture et broderie, vers 1866
   
Bannière de procession des Corps-Saints d'Etampes (vers 1866)
 
 
Bannière de procession des Corps Saints
peinture et broderie, XIXe siècle


     Les reliques des trois saints martyrs d’Aquilée avaient été presque entièrement détruites lors des persécutions et du saccage de 1792: seul en avait réchappé un ossement, qui avait roulé hors du bûcher et qu’avait conservé une pieuse paroissienne. Cependant, dès 1815 il est question de rétablir les anciennes processions qui se faisaient en leur honneur (Bonvoisin, Notice, pp. 77-81). En 1881, Léon Marquis constate que “la procession a toujours lieu deux fois par an, le mardi de Pâques et le lundi de la Pentecôte“, même s’il constate que “le zèle des paroissiens s’est considérablement refroidi” (Les Rues d’Étampes, p. 266).

     C’est de cette période du XIXe siècle que remonte notre bannière, pour laquelle les auteurs de la notice de l’Inventaire, Jean Bergeret et Julia Fritsch, ne proposent pas de date plus précise (Inventaire général, 1976). Nous ne nous y risquerons qu
à titre hypothétique au terme de cette étude, mais nous faisons ici appel aux connaisseurs de l’art religieux de cette époque pour proposer s’il est possible, dun autre point de vue, une autre fourchette chronologique, eu égard au style de la peinture notamment.

     Il s’agit donc d’une bannière, propriété de la commune d’Étampes, depuis 1905, mais conservée avec le reste du trésor de Notre-Dame. Elle est constituée d’une pièce de tissu de soie moiré, peut-être du taffetas, ornée de galons et de franges.

1. Le recto de la bannière

     Au recto est rapporté une toile peinte de forme ovale représentant trois jeunes gens, scène que personne n’a pris la peine de décrire à l’heure qu’il est, du fait probablement du mépris quelque peu injuste où l’on tient généralement l’art religieux du XIXe siècle. Or, si l’on peut être insensible à une esthétique souvent qualifiée de mièvre, et peut-être non sans quelque raison, on ne peut se dispenser d’en comprendre l’iconographie.

     La scène est entourée par une couronne brodée de fils doré constituée de deux palmes symbolisant le martyre, en même temps, naturellement, qu’elles masquent la couture.

     On remarquera tout d’abord qu’un personnage est éliminé de la scène, comme il l’est du reste presque toujours dans la tradition iconographique des saints martyrs d’Aquilée: à savoir saint Protus, ou Prot, précepteur des martyrs, qui les a pourtant initiés au christianisme et qui a subi le martyre en même temps qu’eux. Mais c’est un domestique, tandis que ses élèves auraient été de sang impérial. Les idées de la Révolution n’ont pas encore profondément marqué le clergé de la Restauration.
Bannière de procession des Corps-Saints d'Etampes (vers 1866)

     Le groupe des trois jeunes gens est donc composé symétriquement, de manière à présenter au sommet une sorte de triangle pointé vers le Ciel, où convergent d’ailleurs leurs regards. L’arrière-plan, du reste, est essentiellement constitué de ce même Ciel très bleu, évidemment métaphorique, et qui descend jusqu’au niveau de leurs genoux. Les seuls nuages qu’on y voit sont en contact avec l’horizon, limite de ce bas monde duquel ils sont en train de s’échapper, ou plutôt ont désormais échappé, dans cet entre-deux où ils sont désormais, entre les hommes et Dieu.

     Cant, Cantien et Cantienne portent chacun une fine auréole, circulaire et doré.


     Un seul d’entre eux, à gauche, le garçon le plus jeune, Cantien, porte de sa main gauche, au nom de tous, l’attribut de leur dignité commune: c’est une palme, symbole traditionnel de la victoire morale que constitue le martyre.

     A l’opposé, de son côté, Cantienne tient de la main gauche un crucifix, élément iconographique non gréco-romain, dont le caractère anachronique s’explique sans doute par une intention pédagogique. Sa signification en effet est plus claire pour le grand public, susceptible de voir passer la procession, que celle de la palme, dont le symbolisme a dès cette date, sans doute, quelque chose de poussiéreux et de scolaire.


     Ce crucifix signifie avant tout, d’une manière générale, la religion chrétienne dont il est l’emblème principal, et que nos jeunes gens ont refusé de renier. Il peut aussi, accessoirement, représenter lui aussi le martyre, dont la crucifixion de Jésus est le prototype.
Bannière de procession des Corps-Saints d'Etampes (vers 1866)

     Mais dans ce contexte et  à cette date, brandi noblement par une jeune fille, il appelle surtout à un retour à des pratiques ostensibles de dévotion, singulièrement parmi la gent féminine. En effet, à cette époque, on ressent confusément, tant du côté catholique que du côté anticlérical, que la survie du christianisme et sa renaissance se jouent pour l’essentiel de ce côté-là. Ernest Renan, prêtre catholique défroqué, n’hésitera pas à écrire en 1883, non sans hyperbole, que “la religion n’est plus maintenue dans le monde que par la femme” (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 1883, p. VIII).

     Les vêtements de nos martyrs ont fait l’objet de recherches archéologiques soigneuses de la part de l’artiste, qui a tenu a reconstituer ceux de jeunes aristocrates romains du IIIe siècle.

     Nos trois jeunes gens portent donc des sandales à la romaine, sont les lacets remontent au-dessus de la cheville. On ne voit pas, naturellement les chevilles de sainte Cantienne (ou Cantianille), modèle de pudeur dont la robe tombe jusqu’au sol, ne laissant émerger que les orteils. On remarquera par ailleurs que sa féminité est discrète et ses cheveux tirés en arrière. Can et Cantien portent quant à eux des hauts-de-chausses qui leur tombent jusqu’à mi-jaret. Tous trois portent par-dessus cela une tunique qu’une ceinture fait légèrement bouffer.

     Seul l’aîné, au centre, porte en sus une cape tenue à l’épaule gauche par une fibule. L’avantage en est, du point de vue de la composition, de donner au groupe un caractère homogène sans créer de couloirs verticaux entre les trois personnages, où aurait percé trop de ciel. C’est pourquoi d’ailleurs le personnage central ne tient lui-même rien: il passe son bras droit derrière son petit frère, et le bras gauche derrière sa sœur, sa main émergeant derrière l’épaule de cette dernière, ostensiblement sans la toucher, donc. L’ensemble donne donc une impression de charité fraternelle mêlée de pudeur, sous l’égide, ou plutôt sous le manteau de l’aîné des mâles...

     On notera que le personnage de gauche, Cantien, montre le ciel de la main droite, tandis qu’inversement à droite Cantienne paraît montrer le sol de sa main gauche. Incidemment, si l’on considère les choses du point de vue de Dieu, qui est à l’inverse de celui du spectateur, on remarquera que ce qui est à sa droite (c’est-à-dire ce qui a sa faveur) est le monde céleste, tandis qu’à la gauche de Dieu (qui signifie sa défaveur) se trouve ce bas-monde.

     Plus simplement Cantien nous montre le Ciel où siègent désormais les martyrs, tandis que Cantienne paraît rappeler au chrétien qu’en ce monde (qu’elle montre de la main gauche) il faut porter sa croix (qu’elle tient de la droite), comme eux-mêmes ont su la porter, en endurant les souffrances du martyre.

     Le lieu qu’elle montre donc, concrètement, est celui-là même de leur martyre, d’après la tradition, à savoir une voie romaine (dont le pavage est soigneusement reproduit), au sortir de la ville romaine d’Aquilée, au lieu-dit Ad Aquas Gradatas (aujourd’hui San Canzian d’Isonzo
). Au loin à gauche, on observe un bâtiment isolé, qui peut représenter soit généralement ce lieu-dit, soit plus précisément un temple, rappelant qu’ils ont été exécutés pour avoir refusé une dernière fois de sacrifier à Jupiter.

     Dans cette composition qui oscille entre la reconstitution antiquisante et le schématisme allégorique, le parti pris de l’artiste a été d’évacuer des détails traditionnels qui lui ont parus trop anecdotiques, voire triviaux: pas de ville en arrière-plan, pas de char attelé, pas de cheval qui s’effondre, pas d’idole devant qui sacrifier, pas de bourreau en action, pas de têtes coupées. Le peu qu’il y a de concret et de réellement terrestre dans ces trois jeunes gens remonte à la plus haute antiquité, mise à part le crucifix, seul élément concret de cette représentation à relever de la réalité quotidienne du temps de l’artiste.
 
Bannière de procession des Corps-Saints d'Etampes (vers 1866)

2. Le verso de la bannière

     L’association du culte marial avec celui des Corps-Saints est très ancienne à Étampes, d’autant que l’église collégiale a toujours porté la titulature de Notre-Dame. Je démonterai d’ailleurs ultérieurement que les reliques des trois saints d’Aquilée, contrairement à la tradition locale, ne paraissent pas avoir été conservées à Étampes avant le XIIIe siècle.

     Le verso de notre bannière est aujourd’hui malheureusement très altéré. En 1976, Bergeret et Julia Fritsch y ont vu une “Vierge en majesté dans une mandorle”. Le 15 septembre 2007, date à laquelle le père Gilles Droin, curé de Notre-Dame d’Étampes, a eu l’heureuse initiative d’exposer, dans la cadre des journées du Patrimoine, quelques objets liturgiques et paraliturgiques du trésor de Notre-Dame, on doit constater que cette représentation de la Vierge a disparu et n’apparaît plus qu’à l’état d’ombre, ne subsistant plus que les extrémités du trône de la dite Vierge.

Sceau du chapitre de Notre-Dame d'Etampes au XIIIe siècle selon Léon Marquis (1881)      L’artiste s’est ici inspiré d’un sceau ancien du chapitre de Notre-Dame d’Étampes. Mais non pas de celui du XIIIe siècle, tel qu’il est reproduit (ci-contre) par Léon Marquis en 1881, conformément à un moulage aujourd’hui conservé au Musée d’Étampes. En effet sur ce sceau-là était représenté non pas la Vierge, mais le roi France, en temps qu’abbé de Notre-Dame d’Étampes, tenant de la main droite une fleur de lys.

     L’inscription latine en caractères gothiques qui entourait ce premier sceau est à peu près conservé, quoique disposée différemment: SIGILLUM BEATÆ
MARIÆ STAMPENSIS, c’est-à-dire très littéralement: «Sceau de la bienheureuse Marie (c’est-à-dire “sainte Marie”, autrement dit “Notre Dame) d’Étampes».

     Il apparaît donc que l’artiste s’est inspiré d’une version ultérieure du sceau du chapitre d’Étampes où le roi avait été remplacé par une Vierge en majesté. Il s’agit vraisemblablement d’un sceau du chapitre datant du XVIIIe siècle. Mais pourquoi ce sceau? Pour le comprendre il faut se rappeler que les Révutionnaires de 1793, en haine de la religion catholique, s’étaient efforcé de détruire les Corps-Saints qu’ils jetèrent au bûcher. Cependant un petit fragment d’os fut recupéré discrètement par une bonne paroissienne, et il réapparut lorsque le culte catholique fut à nouveau autorisé.

     Charles Boivin, curé de Notre-Dame de 1755 à 1793, reprit alors du service, et, comme le clergé était alors décimé, tint une cure cantonale de 1802 à sa mort survenue en 1807. D’après l’un de ses successeurs, Charles-Denis Baron (1834-1847), c’est lui qui recueillit cette précieuse relique et la disposa dans une modeste châsse provisoire: “
En présence de M. Boivin, curé de Saint-Basile, de Saint Gilles et de Saint-Martin, et d’un grand nombre de fidèles, le petit ossement fut renfermé dans une petite boîte. Le sceau de l’ancien Chapitre de Notre-Dame fut apposé dessus, sur cire cachetée collant un ruban rouge; puis la même petite boîte fut renfermée dans une châsse en bois doré” (note signée de Baron  et naguère retrouvée par l’abbé Guibourgé).

3. Date probable de notre bannière

     Le sceau représenté par notre bannière était donc selon toute apparence celui dont l’abbé Baron avait scellé la boîte contenant les reliques de nos trois saints. Et il est bien probable que l’idée antiquisante de le reproduire au dos de notre bannière est à mettre au compte de l’abbé Bonvoisin, curé de Notre-Dame d’Étampes de 1856 à 1867, auteur d’une savante brochure sur les Corps-Saints que nous avons mise en ligne (cliquez ici).

     Précisément le but de cette publication était non seulement de faire mieux connaître nos trois martyrs et leur culte, mais aussi de financer une nouvelle châsse pour cette relique, complétée d’autres ossements de ces trois saints récupérés par notre homme à Sens.

     Un autre élément iconographique nous ramène précisément à l’abbé Bonvoisin, comme commanditaire de cette bannière: c’est l’insistance sur la jeunesse de nos martyrs, qui sont plutôt des enfants que des jeunes gens. En effet, dans sa Notice historique, Bonvoisin insiste sur le rôle de protecteurs des enfants qui est avant tout celui des trois martyrs d’Aqulée:

     Sur les sept miracles que nous venons de rapporter, cinq ont été opérés en faveur de jeunes enfants; ne pourrions-nous pas en conclure que Dieu, à cause de la jeunesse de nos saints patrons, a voulu particulièrement les constituer protecteurs de l’enfance?” (p. 33)

     Et surtout:
Dans ces derniers temps, le curé de Notre-Dame, voyant l’empressement avec lequel les mères amènent toujours les petits enfants, aux jours des processions, vénérer les saintes reliques, a établi qu’une messe serait dite tous les premiers dimanches du mois, dans cette paroisse, pour les enfants recommandés à nos saints patrons. Pour avoir part au bénéfice de ces prières, il faut faire inscrire les enfants, quelle que soit leur paroisse, sur un registre qui reste à la sacristie, et déposer une légère offrande destinée à l’acquit des honoraires dus pour ces douze messes par an; le reste sera conservé pour l’acquisition, par la suite, d’une châsse plus riche et plus facile à porter dans nos processions.” (p. 92)

     On est donc bien porté à croire que notre bannière est à dater de cette période précise des environs de 1866, où notre curé s
efforce de redonner à ces processions leur lustre dantan.

Bernard Gineste, mai 2010
Bannière de procession des Corps-Saints d'Etampes (vers 1866)

 
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     Source de l’image: cliché Bernard Gineste 2007.
BIBLIOGRAPHIE

Sur cette bannière
 
     Bernard GINESTE [éd.], «Bannière de procession des Corps Saints (XIXe siècle étampois)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cae-19-bannieredescorpssaints.html, 2007.

Varia

     Bernard GINESTE, «Bonvoisin: Notice historique sur le culte et les reliques des saint martyr Cant, Cantien et Cantianille (1866)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/ che-19-bonvoisin1866notice.html, 2007.

     On trouvera une bibliographie relative aux Corps-Saints d’Étampes en Annexe à notre édition du chapitre de dom Fleureau consacré aux trois martyrs d’Aquilée, à cette adresse (cliquez ici).

     Jacques GÉLIS , «Les ‘Corps-saints’ d’Étampes: la fin d’un culte populaire», in ASSOCIATION ÉTAMPES-HISTOIRE, Le pays d’Étampes au XIXe siècle, Éditions Amattéis, Le Mée-sur-Seine, 1991, pp. 169-195.



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