Anne Ferrette
Historienne de l’Art
La Bénédictine
de Fécamp
[Nota Bene: L'auteur
envisage de modifier et de compléter ultérieurement cet
article au fur et à mesure de ses recherches.]
Gracieusement
installée sur la margelle d’un puits, une femme, à la silhouette
enveloppée d’une robe drapée prolongée par une traîne
qui lui cache les pieds, désigne au loin à l’aide d’une
plante un bâtiment monumental.
Le mystère
semble grâce à elle d’un coup s’éclaircir: c’est le
lieu qu’il faut connaître à coup sûr, mais pour quelle
raison?
L’analyse
de ce tableau aujourd’hui conservé à la distillerie «La
Bénédictine», à Fécamp va nous permettre
de décrypter pas à pas toute la riche symbolique de l’œuvre.
Il couvre aujourd’hui le mur blanc dans le salon d’honneur, là
ou les grandes réunions de l’établissement ont lieu. Cette
salle n’est pas accessible au public. L’œuvre n’est répertoriée
nulle part. Pour la première fois elle est photographiée.
Elle a été reproduite il y a 100 ans, et seulement chromolithographiée.
C’est une commande de très grand format, qu’hélas nous n’avons
pas eu la chance de mesurer.
C’est une
huile sur toile. Elle a été exposée à la Société
des artistes français en 1899, puis à l’exposition universelle
de 1900. Aucune étude ne lui a encore été consacrée;
hélas il n’existe pas de source écrite sur cette au sein
de l’établissement, ni ailleurs.
Bien sûr,
il est évident que cette peinture a été faite par
un peintre en vue qui du reste était à l’époque assez
mondain: Louise Abbéma Ce peintre a très bien compris
le but publicitaire de la commande. En effet si l’on parle de la Bénédictine,
il ne peut être fait l’économie de la démarche marketing
extrêmement en avance sur son temps adoptée par son créateur,
Alexandre Le Grand, inventant bien avant toutes les autres grandes firmes
une communication importante sous la forme d’objets publicitaires multiples
bien avant la fin du XIXe siècle faisant créer des cendriers,
des encriers, des menus et des éventails…
La grande
toile peinte par Louise Abbéma va ainsi être déclinée
sous d’autres formes que nous aborderons à la fin de cet article
en prolongement de l’étude de l’œuvre.
Tout d’abord,
il a été réalisé une analyse des différents
éléments composants la peinture: la femme et la fleur qu’elle
tient dans la main gauche, le puits sur lequel elle se trouve avec le
moine qui le surmonte et enfin, la distillerie de la Bénédictine
qui est le bâtiment occupant l’arrière-plan.
Le tableau
présente, au premier plan, une femme assise sur la margelle d’un
puits orné d’un moine. Cette jeune femme, à la longue robe,
porte les canons de la représentation féminine durant la
période de l’art nouveau. Elle est mince, les plis de sa robe ondoient
autour de son corps, une longue traîne allonge sa silhouette.
Selon
de nombreux auteurs(1), Sarah Bernhardt a donné
les canons féminins de la peinture à cette époque.
Son succès au théâtre, les affiches et tous les produits
dérivés qui diffusent sont images sont un vecteur important.
Bruno de Perthuis précise que c’est grâce aux affiches de
théâtre créées par Mucha que se répand
cette image. En janvier 1895, avec l’affiche pour la pièce qu’elle
donne dans son théâtre de la Renaissance «Gismonda»
Sarah Bernhardt apparaît de profil regardant un végétal.
Elle porte une robe droite qui se prolonge par une longue traîne.
Dans l’affiche de «La Dame aux Camélias», l’actrice est
représentée du même profil que sur le tableau de Louise
Abbema avec une coiffure relevé en chignon orné d’une fleurs.
Contrairement aux femmes de l’époque, elle a toujours été
très mince avec des cheveux clairs et très frisés.
Dans ses mémoires, elle raconte combien elle en a souffert et comment
sa mère a essayé parfois de remédier au problème.
Sarah Bernhardt et
Louise Abbema ont été liées toutes leurs vies après
que le peintre ait exécuté le portrait de l’actrice exposé
au Salon de 1876.
Un médaillon
de bronze réalisé par Louise Abbema qui montre un profil
de Sarah Bernhardt est conservé au musée d’Orsay. Il présente
les mêmes traits que le profil de la toile avec un petit nez et
une petite robe, des cheveux rassemblés en chignon avec des boucles
qui dépassent, rappelant un peu la chevelure rebelle de la grande
Sarah. Cependant, cette femme avec ses cheveux a l’archétype de
la coiffure féminine de l’art nouveau durant laquelle: «une
belle chevelure est encore considérée comme ‘la gloire suprême’
d’une femme et les cheveux bouclés sont censés refléter
un tempérament aimable alors que les cheveux lisses sont synonymes
d’un caractère peu commode. Les jeunes filles portent en effet
les cheveux longs jusqu’à 18 ans, âge auquel elles commencent
à les remonter pour former une coiffure ample et pleine très
en vogue. Elles franchissent alors une étape décisive de
leur vie.»(2)
La jeune femme
représentée tient dans la main l’hysope. C’est la plante
la plus importante dans la composition de la recette pour fabriquer la
fameuse liqueur «La Bénédictine». Cette plante
est toujours citée la première parmi les vingt-sept différents
ingrédients de ce breuvage. De couleur bleue, elle a des épis
de minuscules fleurs tubulaires. Ses feuilles sont vertes, opposées
et lancéolées. Elle provient d’Asie Mineure. Son nom signifie
«herbe sainte» en hébreu (azob). Ce sont les
moines Bénédictins qui ont amené l’hysope en Europe.
Sa taille varie de vingt à soixante centimètres. Elle fleurie
d’avril à octobre. De la fleur, on extrait une huile qui sert ensuite
à l’élaboration d’alcool comme la Bénédictine,
mais aussi le Vermouth et la liqueur de la Grande Chartreuse.
Face à
la description précise de la plante, il est aisé de constater
combien Louise Abbéma a été respectueuse d’en restituer
une reproduction fidèle.
L’hysope,
au bout de la main de la jeune femme occupe les deux tiers supérieurs
du tableau. Les points principaux de la composition ramènent vers
l’hysope avec la ligne qui part du clocher, la diagonale qui va de la
main droite de la femme aux plis de sa robe et se poursuit par son bras
auquel et vient s’adjoindre nécessairement la main et la plante.
Le moine
est vraisemblablement l’inventeur de la recette de la liqueur de la Bénédictine.
Fontaine de Ferdinand Marrou
(Cliché Bénédictine)
|
En pleine Renaissance,
plus précisément en 1510, un moine créé à
l’abbaye de Fécamp «un élixir de santé à
base de 27 plantes et épices.»(3)
Son nom nous est encore connu puisqu’il s’agit de Dom Bernardo Vincelli,
d’origine italienne. Ce puit est intéressant pour deux raisons différentes.
Tout d’abord l’iconographie qui est mise en œuvre pour sa décoration
et ensuite par la nature de la réalisation et sa technique. Ce
qui apparaît comme un puit sur le tableau est en réalité
une fontaine. La représentation coupe le pied de l’œuvre réalisé
par Ferdinand Marrou en 1892. En effet sous ce qui serait normalement
une simple margelle de puit a été installé des bassins
ronds de fonte dans des logement de pierre, lui donnant un statut de fontaine,
mélangeant ainsi l’art du moyen age et de la renaissance dans un
éclectisme qui va se retrouver de façon constante dans
toute la fabrique. Le puit surmonté du moine est situé devant
l’ancienne maison du fondateur de la distillerie de la Bénédictine.
Il n’est pas visible face à l’usine. Nous avons donc ici une vue depuis
la fontaine d’eau avec derrière l’arrière de la distillerie.
Au fond,
on voit la distillerie qui est une construction de la fin de XIXe siècle
de ce qui aurait pu être l’abbaye Bénédictine de Fécamp,
détruite à la révolution. L’industrie prend la place
de l’abbaye d’une façon toute symbolique alors qu’en réalité
le nouveau bâtiment est inspiré des plus grands châteaux
de la Renaissance française: Chantilly et Azay-le-Rideau.
La femme
se tourne vers le bâtiment situé tout au bas de la composition.
Un champ de verdure sépare le bâtiment du premier plan.
La composition
savante de l’œuvre met en avant le moine, l’abbaye mais aussi la fameuse
liqueur redécouverte par le fondateur de la distillerie, Alexandre
Le Grand. Grand amateur de l’art du moyen âge, il a créé
une fabrique-musée où sont encore de nos jours exposés
les diverses pièces de ses collections. Il est qualifié
dans de nombreux écrits de Sommerard normand.
L’éventail de Louise Abbema
De plus, le
thème mis en œuvre ici d’une femme présentant la Bénédictine
a été décliné sous forme d’un éventail
imprimé, certainement offert ou vendu par la distillerie. Il a été
réalisé également par Louise Abbéma et reprend
de nombreux points déjà contenu dans la peinture. Les deux
œuvres sont intimement liées, mais nous verrons en quoi l’éventail
à ses particularités par rapport au tableau qui est une toile
de grand format alors que l’éventail est un objet monté et
qui possède une utilité dépassant celle d’être
un simple ornement. Le peintre était un des rares artistes de son
temps à avoir fidèlement travaillé avec un grand éventailliste
de l’époque. Il s’agit du grand éventailliste parisien Duvelleroy,
la conception et la fabrication lui reviennent donc.
De petit
format, l’éventail publicitaire est composé d’une feuille
de papier collée sur une monture de bois brut. Il faut noter
que les autres éventails imprimés par la Bénédictine
ont été réalisés soit au Japon, soit à
l’imprimerie locale qui appartenait à la Bénédictine
à l’époque et qui existe toujours. Pas celui-ci: c’est une
exception.
Anne Ferrette, 2004
|
Notes d’Anne Ferrette
1. De Perthuis Bruno, «La
mode et l’image de la femme au XXe siècle, I. Du mythe au phénomène
de masse», in La Gazette de l’Hôtel Drouot, n°32
(13 septembre 2002), p 141.
2. De Perthuis Bruno, «La
mode et l’image de la femme au XXe siècle, II. Quand la Belle Epoque
travaille du chapeau», in La Gazette de l’Hôtel Drouot,
n°34 (27 septembre 2002), p. 161.
3. Le Palais de la Bénédictine,
voyage dans l’univers Bénédictine, Fécamp, p.
2.
|
La Renommée
de la Bénédictine
(Note
originelle de Bernard Gineste,
mise en ligne avant le savant article d’Anne Ferrette,
ici conservé pour
mémoire)
Nous
avions repéré cette œuvre exposée au Salon de
1899 dans l’Illustration de la même année, qui en
avait publié une photographie sans aucune explication que le titre
«Panneau décoratif, tableau
de Melle
Abbéma». Nous demandions si quelque internaute
pouvait reconnaître à la fois le bâtiment reproduit
à l’arrière-plan et le blason reproduit en bas à
gauche.
Depuis Mme
Anne Ferrette, historienne de l’Art, nous a très aimablement
fait connaître qu’il s’agissait d’une commande de la Société
de la Bénédictine de Fécamp, actuellement conservée
dans la salle du conseil d’administration de cette société,
inaccessible au commun des visiteurs. Elle nous en a communiqué
la présente photographie, que nous mettons en ligne avec l’aimable
autorisation du Musée de la Bénédictine à
Fécamp. Nous adressons donc tant nos remerciements à cette
Société qu’à Mme Anne Ferrette.
Il apparaît donc qu’il s’agit là
d’une allégorie de la Renommée de la Bénédictine,
spiritueux alors très célèbre, comme encore de nos
jours, et produit, comme encore aujourd’hui, dans les locaux qui sont
représentés en arrière-plan, et dont la visite est
d’un grand intérêt.
On
observe en haut à gauche une statuette non de saint Benoît, fondateur de l’ordre des bénédictins, comme nous l’avions d’abord cru, mais, comme le suggère
plus justement Anne Ferrette, de Dom Bernardo Vincelli, inventeur vers 1510 de l’élixir dont Alexandre Legrand,
fondateur de la Société de la Bénédictine
de Fécamp, avait repris la recette. En bas à gauche, dans
un bouquet ornemental, à côté d’une bouteille de bénédictine,
un blason, celui de la même bénédictine, reproduit
sur le cachet de cire qui clôt toutes les bouteilles de cette liqueur.
Assise
sur l’édicule qui supporte cette statuette (édicule qui
est une fontaine, comme le montre Anne Ferrette), une jeune femme, allégorie
vêtue de blanc et couronnée de fleurs, laisse reposer
sa main droite sur le blason dont nous avons parlé, et brandit
de l’autre vers le ciel deux brins d’herbes aromatiques en fleur, qu’Anne
Ferrette a identifiés comme de l’hysope.
En
arrière-plan, le corps de bâtiment néogothique
fécampois qui abrite tant la distillerie et les bureaux de cette
Société, que son Musée, entièrement dédié
à la gloire de la bénédictine.
La
toile est signée en bas à droite: «Louise Abbéma,
1899».
Le
cartel de ce panneau porte en outre les indications suivantes: «Panneau
décoratif pour la Société La Bénédictine.
Exposition Universelle de 1900. Médaille d’argent.»
Louise Abbéma et
la Bénédictine
Outre ce panneau, Louise Abbéma a produit pour la Société
de la Bénédictine de Fécamp un éventail publicitaire (que
nous ont fait connaître tant Anne Ferrette que Michel Augé,
grand collectionneur d’objets afférents à la Bénédictine),
et des menus publicitaires dont nous connaissons pour l’heure sept
types différents (six pour la
Société elle-même, et un autre pour un hôtel parisien, le Schweizerhof).
B.G.
Merci de nous communiquer toute information
sur cette œuvre en votre possession.
|
BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE
Ce panneau
SOCIÉTE
DES ARTISTES FRANÇAIS, Exposition annuelle des Beaux-arts,
salon de 1899, 117e exposition depuis l’année 1673. Explication
des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie
des artistes vivants, exposés au Palais des machines le 1er mai
1899 [CXXXIII+548 p.; plan], Paris : P. Dupont, 1899, n°1.
ANONYME, «Panneau décoratif, tableau de Melle Abbéma» [simple photographie
noir et blanc sons notice], in L’Illustration CXIII (janvier-juin
1899) p. 271 [livraison 2931 du 29 avril 1899], avec une reproduction
photographique en noir et blanc (ci-contre).
Olivia DROIN, Louise Abbéma (1853-1927) [2 volumes
dactylographiés de format A4; 152 p. & 121 p. de catalogue],
Mémoire de DEA d’Histoire de l’Art soutenu à l’Université
Panthéon-Sorbonne de Paris I sous la direction du Professeur Daniel
Rabreau, octobre 1993, tome 1, p. 82 & tome 2, pp. 56-57 (n°163
et n°164: signale un Dessin d’après ce tableau, signé
en bas à gauche, d’après le Catalogue illustré
du Salon de 1899, n°1).
Anne FERRETTE [notice à venir] &
Bernard GINESTE [pour l’instant] (éd.), «Louise Abbéma: La Renommée
de la Bénédictine (panneau décoratif, 1899)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cae-19-abbema007.html,
2003-2004.
Louise
Abbéma et la Bénédictine
ANONYME, «Panneau décoratif, tableau de Melle
Abbéma» [simple photographie
noir et blanc sons notice], in L’Illustration CXIII (janvier-juin
1899) p. 271 [livraison 2931 du 29 avril 1899], avec une reproduction
photographique en noir et blanc (ci-contre).
SOCIÉTÉ
BÉNÉDICTINE [distillerie de Fécamp], Louise
ABBÉMA & L. CHALON [illustrateurs], Dix-neuf
menus [formats divers d’imprimés illustrés destinés
à la rédaction de menus], Fécamp, Société
Bénédictine, sans date (1899). [conservés
à la Bibliothèque Nationale de France].
Olivia DROIN, Louise Abbéma (1853-1927) [2 volumes
dactylographiés de format A4; 152 p. & 121 p. de catalogue],
Mémoire de DEA d’Histoire de l’Art soutenu à l’Université
Panthéon-Sorbonne de Paris I sous la direction du Professeur Daniel
Rabreau, octobre 1993, tome 1, p. 82.
Michel
AUGER, «Menus», in ID., Grande liqueur Bénédictine
de Fécamp. Collection d’objets publicitaires, perso.wanadoo.fr/ma.collection.pub.benedictine/menu.htm,
en ligne en 2003. Tout le site est à consulter: on y trouve
notamment un historique de l’entreprise fondée par Alexandre
Legrand.
Louise Abbéma
et la Bénédictine dans notre Corpus
Anne FERRETTE
(éd.), «Louise Abbéma:
La Renommée de la Bénédictine (panneau
décoratif, 1899)», in Corpus Étampois,
www.corpusetampois.com/cae-19-abbema007.html,
2003-2004.
Michel AUGER, Gérard
NIQUET & Bernard GINESTE [éd.], «Louise
Abbéma: Menus La Bénédictine, série avec
vues (imprimés sur papier, 1899)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cae-19-abbema036.html, 2003-2004.
Jacques
CORBEL & Bernard GINESTE [éd.], «Louise Abbéma: Menus La Bénédictine, série
sans vue (imprimés sur papier, 1899)», in Corpus Étampois,
www.corpusetampois.com/cae-19-abbema053.html, 2004.
Anne FERRETTE, Michel AUGER & Bernard
GINESTE [éd.], «Louise Abbéma:
Souvenir de la Bénédictine (éventail,
1899)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cae-19-abbema048.html, 2004.
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Sources: Sus-indiquées.
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