Préface
1) La redécouverte de Krémer
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Le Corpus
Étampois est indirectement à l’origine de la découverte
de Louis Krémer par les milieux universitaires, et voici comment.
En 2001, deux ans avant la fondation de notre association, alors que le
Corpus Étampois n’était encore qu’un site
personnel, et que je commençais à m’intéresser à
l’histoire de la ville, j’ai fait quelques recherches sur les anciens élèves
du collège Guettard mort pour la France dont le souvenir est commémoré
sur une plaque de marbre. J’y ai remarqué un certain Louis Krémer,
auteur selon le catalogue de la BnF d’un recueil de poèmes, Le
Tribut d'Airain, publié en 1909, visiblement à compte
d’auteur, et seulement à 150 exemplaires, dont l’un était
conservé à la Bibliothèque de France. Je m’y suis
rendu et j’en ai saisi quelques poèmes manuellement, ceux qu’on
trouvera dans cette page (1). |
(1)
Il faudra bien que quelque
jour je prenne le temps et la peine d’en saisir la suite.
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En faisant quelques recherches, j’ai trouvé
qu’il avait été le condisciple au collège d’un autre
poète plus connu, qui avait pour sa part survécu à
la Grande Guerre et perpétué son souvenir, à savoir
Henry Charpentier (2). J’ai donc réédité
également quelques textes de Charpentier glanés de-ci de-là,
en faisant appel à toute personne qui pourrait nous apprendre
davantage. Ce fut l’une des toutes premières pages de notre site,
en février 2002. C’est de cette manière, remarquons-le,
que nous avons pu nouer des contacts avec les descendants de plusieurs
grands Étampois oubliés, comme par exemple dans le cas de
l’aviateur Marcel Gressard, ou du littérateur étampois Adrien
Gaignon, dont les archives personnelles, qui intéressent grandement
l’histoire intellectuelle et littéraire d’Étampes au début
du XXe siècle, ont pu ainsi être rapatriées à
Étampes (3) plutôt que de disparaître
dans un grenier.
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(2) Notre beau collège-lycée
d’Étampes a vu naître d’autres amitiés entre futurs
littérateurs, comme celles de Jacques Lederer et de Georges Perec
(qui a consacré tout un chapitre d’un roman posthume à la
description de son internat), sans parler des premiers émois de Jean-Louis
Bory, prix Goncourt (ici).
(3) Clément
WINGLER, «Le fonds Adrien Gaignon (Archives municipales d’Étampes,
sous-série 400 Z)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cbe-gaignon.html,
2010.
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A quelque deux ans de là j’ai été
contacté par monsieur Morel, gendre d’Henry Charpentier, décédé
en 1952. Voyant que quelqu’un s’intéressait à nouveau à
ce poète, il me signalait aimablement qu’il tenait à ma disposition
un exemplaire des œuvres complètes de son beau-père, qui
n’avaient jamais été diffusées. Et comme je l’interrogeais
sur Krémer, il m’informa qu’il disposait de sa correspondance de
guerre avec Charpentier. Il se demandait d’ailleurs qu’en faire, et à
quelle institution en faire don.
A cette époque cependant j’étais
pour ma part très occupé par des recherches qui me paraissaient
plus cruciales pour l’histoire d’Etampes, notamment par l’étude du
tympan de l’église Saint-Basile, alors en voie de disparition rapide
sans que personne ne s’y soit jamais intéressé, ainsi que
par le rabbin étampois Nathan ben Meshulam d’Étampes et d’autres
terrains presque vierges de l’histoire plus ancienne de ma ville d’adoption.
Aussi promis-je à M. Morel de le recontacter dès que possible,
mais il faut bien avouer que je me laissai ensuite prendre par de nouveaux
chantiers, spécialement dans l’histoire plus ancienne d’Étampes,
qui est mon cœur de métier.
2) Édition en de sa correspondance de guerre
M. Morel a eu la très heureuse idée
de se tourner vers une spécialiste de la poésie de cette
époque, Laurence Campa, auteure d’ouvrages remarqués sur
Guillaume Apollinaire. Elle a depuis donné une édition magnifique
de la correspondance de guerre de Krémer, en y intégrant
d’intéressants dessins de ce poète mort pour la France (4).
Ce travail est remarquable à beaucoup
d’égards et resitue avec une grande netteté l’œuvre de Krémer
dans l’histoire proprement littéraire de son temps. Il soulève
aussi de nombreuses questions, à mon sens, sur ce qu’est la littérature.
Entre les lignes, sinon explicitement, on y trouve clairement l’idée
que Krémer est un poète mineur, sans personnalité
littéraire propre, lorsqu’arrive la guerre. C’est cette
épreuve qui l’aurait enfin amené à une sorte de maturité;
du moins sa correspondance constituerait l’essentiel de ce qu’il a laissé:
ce serait son œuvre majeure, la trace qu’il aurait laissée de plus
remarquable. Mais de quel point de vue?
Parce qu’il donne une forme plus ou moins littéraire
à l’horreur qu’il a vécue? En d’autres termes, s’agit-il
d’une correspondance de poilu qui sorte de l’ordinaire de par sa valeur
littéraire? ou bien d'une œuvre littéraire dont
la médiocrité serait comme miraculeusement excusée, voire
sublimée par le caractère extraordinairement pathétique
de son sujet? Ou bien, plus subtilement, son œuvre nous aiderait-elle à
faire une sorte de sociologie subjective de la littérature, à
l’intérieur d’un corpus réunissant les œuvres de guerre des
grands maître poilus de la littérature et celles des petits
maîtres poilus? Pour étudier et comparer les destins littéraires
des uns et des autres? Pour examiner tous les degrés parcourus par
chacun? Pour arriver à comprendre enfin ce qu’est la littérature,
et spécialement ce qui fait qu’une œuvre peut être considérée
comme majeure, ou s’en approcher? Oui, il semble bien que c’est là
la perspective dans laquelle se place cette édition si parfaitement
universitaire, et si parfaitement littéraire, de la correspondance
de guerre de l’Étampois Louis Krémer.
En définitive la redécouverte de
Krémer se place dans la même perspective que celle d’un petit
maître de la peinture à l’huile, Félix Giacommoti,
qui a partagé sa vie (1828-1909) entre Étampes et Besançon.
Notre époque rédécouvre avec fascination le monde des
petits maîtres. Pourquoi? Sans doute parce que ce qu’ils ont fait
de leurs dix doigts, ou de leur laborieuses veilles sur le Gaffiot, subsiste
et continue de parler, tandis que les tentatives pathétiques des
petits maîtres de l’art contemporain n’existent même pas tant
qu’elles ne se sont pas encore fait remarquer.
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(4)
Laurence CAMPA [éd.], Louis Kremer, D’encre, de fer et de feu.
Lettres à Henry Charpentier (1914-1918) [31 cm; 271 p.; illustration
en couleurs (dont des dessins de Louis Kremer); édition et notes
Laurence Campa; notice sur Henry Charpentier par Françoise Charpentier-Morel
et Paul Morel], Paris, Table ronde, 2008.
Édition Campa de la correspondance de guerre de Kremer (2008)
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3) Qui était
Louis Krémer?
De Louis Krémer, écrivais-je en février
2002, “nous savons pour l’instant peu de
choses” (février 2002). Né
à Étampes (5) en 1883 dans une famille modeste,
il y a fait ses études au Collège d’Étampes
en même temps qu’André Charpentier, qui y est devenu son ami,
quoique nettement plus jeune et de condition plus fortunée. La lecture
de vieux numéros du Mercure de France a été
pour eux une révélation (6),
et c’est sur les bancs de notre collège qu’ils ont tous deux commencé
de taquiner la Muse. André Dumas nous dit que le Tombeau de Mallarmé,
que Charpentier ne fit paraître qu’en 1910 (et qui fut encore imprimé
à Etampes, par Dormann) avait été composé
au Collège. Cependant le destin de ces deux amis fut bien différent.
Tous deux firent publier leur première
œuvre en 1909, chez des éditeurs parisiens: Charpentier La
mer fabuleuse, chez Messein, et Krémer Le tribut
d’airain, chez Falque, l’ouvrage étant imprimé par Ollivier
Lecesne à Étampes, à 125 exemplaires seulement; on
y trouve l’annonce d’une prochaine publication en commun avec Henry Charpentier,
qui ne paraît pas avoir eu de suite.
Charpentier poursuivit une carrière
poétique remarquée et mourut en 1952; ses poésies
complètes, parues quatre ans plus tard, mais non diffusées,
attestent d’une poésie extrêmement soignée et inspirée,
longuement murie, et pour tout dire arrivée à sa maturité. |
(5) Fait dont je
doutais dans la première édition de cette page, n’ayant
pas alors trouvé son acte de naissance par suite d’une erreur matérielle.
(6) Au témoignage
d’André Dumas en 1937, ci-dessous.
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Krémer, lui, sera fauché à l’âge de 35 ans par la Grande
Guerre, en 1918. Son nom est porté, dans le hall d’entrée
du Collège, parmi ceux des anciens élèves tombés
au champ d’honneur. Il n’apparaissait guère ailleurs en 2002, sinon
dans de brèves mentions et extraits dans des revues confidentielles
que désormais ne lisent plus que quelques universitaires.
Son
recueil est passé naturellement inaperçu. On ne manquera
pas d’ailleurs d’y trouver un peu d’emphase, et quelques tics.
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Cependant on y relève aussi de beaux vers, dont le sujet surtout
a quelque chose de prophétique et de touchant a posteriori, ou plutôt ab eventu
L’évocation des horreurs de la guerre y est très stylisée:
Krémer ne les connaissait que par ouï-dire, par les récits
de ses professeurs, par ses lectures classiques, et par les chants surtout
de ces poètes dont il rêvait de rejoindre les rangs, comme
Hugo ou Leconte de Lisle. Mais on pourrait inscrire, sous la liste de tous
les élèves du Collège comme lui morts pour la France,
ces vers prophétiques, écrits à 26 ans:
De
livides éclairs, dans le jour finissant,
Leur montrèrent l’horreur immense du carnage:
Tout l’Occident sombrant dans une mer de sang
Et les champs qui fumaient comme après un orage…
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Voilà
à peu près ce que je disais de Kremer en 2002. Il y a désormais plus à
en dire, du point de vue historique et biographique, terrain sur lequel
ne s’est pas suffisamment étendue l’équipe éditoriale
de l’édition de sa correspondance, qui s’est visiblement contentée,
pour ce qui est de sa vie antérieure à la Grande Guerre,
de la tradition orale de la famille de son ami Henry Charpentier — au demeurant, entendons-nous, riche, précieuse et même
irremplaçable. C’est le seul défaut que je trouve à
cette magistrale édition princeps, dont je conseille à tout
le monde la lecture.
Bernard Gineste, 21 octobre
2012
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LES TRIOMPHATEURS
Au poète Henry Charpentier.
I.
AU CONQUÉRANT FABULEUX
LA haute
majesté des nefs au becs d’airain
A vaincu,
sur la mer glauque des Archipels,
Le prestige
à jamais déchu des dieux marins
Et des
tritons cabrés qui, l’œil givré de sel,
Blancs d’écume,
bramaient dans les conques de nacre;
Et c’est pour toi que les Sirènes se lamentent,
Qui ne t’arrêtas pas, vainqueur des simulacres,
Aux appels, dans les soirs, des perfides amantes!
Maintenant la
trirème intrépide bondit
Et chevauche le dos houleux et vert des flots;
La mer geint; le mât craque et l’aplustre arrondi
Exhausse ses pennons de bois rouge sur l’eau.
Et ne rêves-tu
pas, guerrier, dont les galères
Ont coupé l’Océan de leurs lourdes étraves
Et vogué par delà l’horizon circulaire,
Toi qui regardes l’ombre avec ta face grave,
Dis, ne rêves-tu
pas aux matins clairs
De l’Ile merveilleuse, à l’Ariane-aux-Lys
Et ne pleures-tu pas, dans le vent de la mer
Où rôdent les odeurs des vergers de jadis?
Le fabuleux métal
de la toison conquise
Coule comme un torrent, parmi tes cales pleines,
Si lourd que les rameurs aux bras sanglants s’épuisent
Et gonflent leurs poumons sans force, à bout d’haleine;
Et le Veilleur,
debout sur la proue, attentif
A scruter l’immuable horizon des lointains,
Guide à travers l’embrun, la houle et les récifs
Les navires porteurs de l’or et des destins!
Mais de la rive
enfuie où son ombre recule,
Ne revient-elle pas obséder ta pensée,
Celle qui maintenant sanglote au crépuscule,
Et dont le rire est doux comme un chant d’insensée,
L’Amante qui livra
l’étreinte de son corps
A ta jeune splendeur de guerrier ingénu,
Ne la revois-tu pas qui te supplie encor
Et tend vers toi, du haut des caps, ses deux bras nus?
Non! Le héros
viril, las des yeux de la Reine
Et des mauvais sortilèges de l’Ile étrange,
S’attarde à regarder jaillir sous les carènes
Les gerbes de l’eau verte où des baves s’effrangent
Et se heurter,
d’un choc de cascades, les flots
Insurgés en troupeaux d’étalons écumants,
Tandis que la mer rauque, avec de lourds sanglots,
Gémit comme une femme aux lèvres de l’amant.
Mais joyeux de
sentir claquer la voile haute
Et l’esquif, lancé droit, tendre sa trajectoire,
Il évoque, au fracas du jusant sur les côtes,
La Péninsule vaste aux âpres promontoires
Où
viendra, par un soir d’or rouge et de métal,
Leurs
flancs vibrant encor de l’assaut des embruns,
Aborder
au rivage clair du port natal
La haute
majesté des nefs aux becs d’airain!
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II.
PARCE qu’il
ont foulé Galaad sous des herses,
Parce qu’ils
n’ont laissé dans Pi-Beseth fumant
Qu’un monceau
de tisons que le simoun disperse,
Le courroux
d’Iavhé gronda terriblement.
A travers le désert
les ouragans bondirent,
Tordant les sables roux aux tourbillons mouvants.
Et voici ce que les Contempteurs entendirent
En écoutant siffler les vipères du vent:
Par les foudres
du ciel, par la flamme et le glaive,
Cité de Miçraïm, ivre d’un fol orgueil,
Je t’anéantirai, comme on chasse un vain rêve;
Tes fils crieront mon nom dans les pleurs et le deuil.
Je t’anéantirai,
cité-des-races-viles!
Et ceux de Sîn et ceux d’Avèn suivront ton sort;
Je ferai la moisson sanglante de vos villes,
Ma droite y sèmera l’épouvante et la mort.
Ils mourront,
les guerriers que chérissaient vos femmes.
Et les Porteurs-de-sceptre à Beth-Eden mourront,
Et peuple châtié que mes fléaux affament,
Tu viendras à mes pieds, Aram, courber ton front.
Le sang ruissellera
comme un fleuve prodigue
Et sur Thé ’hapné ’hês le jour deviendra
noir;
Mes élus s’en iront accablés de fatigue
Ainsi que faucheurs au déclin d’un beau soir.
Vous ne les verrez
plus, les vierges bien-aimées
Au son des tambourins ou de l’aigre Kinnor
Soulever en dansant leurs robes parfumées,
Faisant tinter à leurs genoux leurs anneaux d’or;
Mais, les cheveux
épars, tremblantes et captives,
Elles iront, suivant le char de leurs vainqueurs,
Rougissant leurs yeux las de leurs larmes furtives,
Leur cœur fier ulcéré du poison des rancœurs.
Vous connaîtrez
alors le poids de ma vengeance;
Alors vous frémirez en entendant ma voix,
Tristes et déplorant l’irréparable offense
Et l’orgueil dont vos fronts me bravaient autrefois.
Car je
suis le Chasseur invincible et superbe,
Celui qui
n’a jamais menti, le Très-puissant.
Je briserai
vos dieux comme on foule un brin d’herbe
Et ma Force
rira dans la splendeur du sang!
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III.
HALÉ, son
front lauré, ruisselant de parfums,
Du haut du char massif, comme d’un promontoire,
L’Imperator, parmi les ors de la victoire,
Domine le fracas des délires sans fin…
Au soleil clair
du môle où les galères peintes
Victorieusement dressent leurs rostres, lourds
D’une floraison de roses et de velours,
Au tumulte des cris, des rires et des plaintes,
Poussant dans
un remous de tourbillons humains
L’attelage effaré qui s’ébroue et se cabre,
Glabre sous ses sourcils rehaussés de cinabre
Et la lèvre au contour avivé de carmin,
Impassible, et
superbe, et triomphal, il passe…
Les reins chauds de sueur, de stupres et d’encens,
Les mimes et les courtisanes, en dansant
Ont suscité pour Lui l’émoi de leurs chairs lasses.
Mais sans rien
voir de la luxure de leurs corps
Ni de la vile ivresse où leurs rires se traînent,
Il maîtrise, tordant dans son poing nu les rênes,
Les quatre étalons blancs qui saignent sous le mors;
Et les héros
pensifs autour du Cæsar pâle,
Comme aux soirs triomphaux des batailles rangés,
Rêvant aux hurlements des vaincus égorgés
Par les couchants royaux ivres d’un flux de râles,
A l’odeur moite
des cadavres, aux corps bruns
Des captives jonchant les lits des gynécées,
Au sang tiède fumant sur les croupes froissées,
Dressent les lourds faisceaux sur les pavois d’airain,
Haussent les haches
prétoriennes au faîte
De l’autel sombre où la victime se débat
Et chantent le pæan des atroces combats;
Cependant qu’au-dessus de la Cité de fête,
L’essaim
des tournoyants rapaces, dans les airs,
Poursuit
le Pourvoyeur de ses cris dérisoires
Par delà
les frontons du temple où la Victoire
Enfle éternellement
son vol de bronze vert!
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IV.
UN soir
d’ombre et de sang, sinistre, suffocant,
Baignant
d’un flux vitreux l’œil d’une lune ronde
Crispe
son agonie et son deuil sur le Camp
Où
la révolte des légions monte et gronde;
Et de la Porte
décumane l’on entend
— Parmi l’effondrement des fascines qui croulent,
Les balistes qu’on bande et les câbles qu’on tend —
Déferler la rumeur croissante de la foule.
Porteurs des étendards
aux têtes de béliers,
Des louves d’airain noir aux hampes des enseignes,
Les vexillaires sur une pique ont lié
Le masque grimaçant d’une tête qui saigne.
Eux, debout, et couvrant de leurs clameurs de mort
Le frénétique appel des trompettes de cuivre,
Vétérans insurgés des campagnes du Nord,
Las des hivers sans solde et des marches sans vivres,
Des steppes où
l’effort des Aïeux s’ébranla,
Las du leurre éternel des horizons farouches
Et des monts noirs vêtus de forêts, ils sont là
Soufflant dans des clairons qui sonnent sur leurs bouches…
Mais soudain tous
les cris et toutes les rumeurs
S’interrompent; les voix se dispersent, moins fortes;
Leur tumulte ivre de soldatesque se meurt
Et l’on voit chanceler l’audace des cohortes,
Car entouré
de ses licteurs, son profil brun
Emergeant du remous de la foule hésitante,
La dextre s’appuyant sur le pommeau d’airain
Et le front nu parmi la mâture des tentes,
Sur sa haute litière
aux tentures de cuir,
Le Proconsul bravant la horde qui recule,
Dont le flot devant lui s’écarte et n’ose fuir,
Apparaît contemplant, domptés, les manipules.
Les pæans
triomphaux tant de fois entonnés
Dans les cités, parmi les captifs qu’on égorge,
Hantent confusément leurs songes étonnés;
Des sanglots réfrénés s’étranglent
dans leurs gorges.
Et muets
maintenant, les yeux levés vers Lui,
Dans un
frémissement de suprême colère,
Vers l’Orient
tragique où les lances ont lui,
Ils regardent
jaillir les verges consulaires…
|
v
V.
De livides
éclairs, dans le jour finissant,
Leur montrèrent
l’horreur immense du carnage:
Tout l’Occident
sombrant dans une mer de sang
Et les
champs qui fumaient comme après un orage…
Alors se
ruant vers la ville qui brûlait,
Ivres,
le front sanglant, les yeux cernés de fièvres,
Ils vinrent…
Sous leurs pas, le sol rude tremblait
Et des
buccins d’airain frémissaient sur leurs lèvres;
La poussière,
la faim, les bises de l’hiver,
Tous les hasards des camps, des combats, des bourrasques,
Avaient bruni leurs cous nerveux, mordu leurs chairs,
Ravagé leurs fronts durs sous le fer de leurs casques.
Et serrant à
leurs flancs le cuir des ceinturons,
Pâles sous le réseau sanglant de leurs blessures,
Ils allaient, au galop rythmé des escadrons,
Foulant la Terre sainte où les Grands Dieux vécurent.
Le soir fauve
allumait de magiques reflets
Dans le miroir incandescent de leurs cuirasses;
Mais vers la Ville au jardins clairs et les palais
Pleins d’une nudité de femmes aux terrasses,
Vers l’Acropole
blanche et les vastes remparts
Cerclés d’une forêt de créneaux à
leur faîte,
Par delà les faubourgs fumant de toutes parts,
Dans les clameurs et la rougeur des soirs de fête,
Étanchant
la sueur qui coulait en marchant
Sur leurs membres brunis par la route et le hâle,
Ils montaient, sans rien voir des splendeurs du couchant
Ni du soir qui mourait, triste, dans leurs yeux pâles.
*
*
*
Et c’étaient
des jardins pleins de cyprès et d’ifs
Avec des pins, des aloès, des sycomores,
Des bordures d’iris au penchant des massifs
Et des eaux qui coulaient dans les vasques sonores.
Des fleurs pleuvaient. Les paons parmi les chemins clairs
Traînaient l’or somptueux et grave de leurs queues;
Un vent tiède berçait le sommeil de la mer
Et le soir était mort sur les montagnes bleues.
Il y avait dans
l’air des odeurs de fruits murs,
Tout un parfum mouillé de feuilles et de roses
Et des lueurs glissaient sur la pâleur des murs
Dans le mystère des palais aux portes closes.
Leur pas rude
ébranla les sonores pavés;
Des galops de chevaux martelèrent les côtes,
Tandis que sous leurs poings et leurs glaives levés
Retentissait l’airain massif des portes hautes,
Puis des feux
crépitant dans l’ombre çà et là
Piquèrent de reflets cruels la nuit tranquille
Et calme, un long rideau de fumée ondula
Comme un voile funèbre au front clair de la Ville…
*
*
*
Rumeurs.
Cris des soldats. Aboiements de clairons.
Brusque
émoi de la foule au choc des escadrons…
Hennissements
cabrés de chevaux qui s’effarent.
Cris des
femmes au son triomphal des fanfares!…
Rouges
dans la nuit tiède et lourde de parfums,
Les parcs
ont retrouvé l’éclat des soirs défunts;
Et leur
splendeur s’embrase et le cuivre des casques
Réverbèrent
l’éclat des jets d’eau dans les vasques.
Voici la
nudité superbe des guerriers,
Les torses
bruns, l’éclair des airains meurtriers,
Le sang
qui colle au cuir empourpré des sandales…
Des pieds
nus ont fleuri sur le sable des dalles;
Dans le
marbre aux reflets frémissants des bassins
Jaillit
l’ambre des chairs et le bronze des seins
Et tendant
aux vainqueurs pour de longues étreintes
L’onde
de leurs yeux clairs avec leurs lèvres peintes,
Des femmes
ont crié dans l’ombre des jardins.
En bas,
la Ville immense étagée en gradins
Descend
fumante encor, vide et comme élargie,
Dans l’alourdissement
des soirs d’orgie.
Des feux
aux creux des murs clignent leurs regards lourds,
Des bruits
montent: rumeur lointaine des faubourgs,
Cris de
foule, frissons d’airain, chanson de bouges…
Et le sang
coule au large flux des ruisseaux rouges.
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Source: Krémer, Le tribut d’airain, 1909.
Saisie de Bernard Gineste, février 2002, sur l’exemplaire de la BNF.
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André Dumas
HENRY CHARPENTIER
[extrait annoté par B. Gineste, sept. 2001]
[...] M. Henry Charpentier,
né à Paris le 15 juin 1889, vécut une partie de
sa jeunesse à Étampes, où, avec son ami Louis Kremer,
tué à la guerre en 1918 [et mentionné
parmi les anciens élèves du collège Guettard morts
pour la France, sur la plaque commémorative du hall d’entrée],
il s’éveilla à la poésie en dévorant de
vieux numéros du Mercure de France tombés entre les
mains des deux jeunes gens. [Cette très ancienne
revue, refondée par Alfred Valette en 1890 et bimensuelle à
partir de 1905, fut le principal éditeur des écrivains de
l’école symboliste.] Il était encore sur les bancs
du collège quand il composa le Tombeau de Stéphane Mallarmé,
qui, paru en 1910, le fit à ce point estimer par la famille du grand
poète que le docteur Bonniot, à sa mort, désigna
M. Henry Charpentier pour conserver et publier éventuellement les
manuscrits de son beau-père. [...]
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André Dumas, Poètes nouveaux, 1937,
p. 368 (Saisie et notes: B. G., sept. 2001).
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BIBLIOGRAPHIE
Henry
CHARPENTIER, La mer fabuleuse, poèmes [in-16; 35 p.; planche:
bois d’A. Danger], Paris, A. Messein, 1909 [le poète est alors
agé de 20 ans; dans l’exemplaire sur Japon de la BNF, avec un envoi
autographe de l’auteur à Tancrède de Visan, on a joint 3
poèmes autographes de l’auteur].
Louis KRÉMER, Le Tribut
d’airain — Poèmes [in-16; non paginé (93 p.); 23 pièces
poétiques en deux parties: 1. Les Triomphateurs (19 pièces);
2. Le Rire de la Saison (4 pièces)], Paris, Henri Falque [imprimé
à Étampes par Ollivier Lecesne; 125 exemplaires], 1909.
Henry CHARPENTIER & Louis KRÉMER,
L’heure qui fut charmante. Poèmes. Proses [parution
annoncée par KRÉMER 1909, p.3, mais qui n’eut jamais lieu;
dossier aujourd’hui conservé par la famille d’Henry Charpentier]
Henry CHARPENTIER, Tombeau de
Stéphane Mallarmé, poème [in-4°; non paginé
(19 p.); avec un (poème-) frontispice de Guy-Robert Du Costal],
Paris, à compte d’auteur (imprimé à Etampes par
M. Dormann), 1910.
Louis KREMER,
«Le dernier soir», in Les Facettes. Cahier trimestriel de
poésie [Toulon] 2/4 (juin 1912), p. ?.
Henry CHARPENTIER, «Au poète Louis Krémer,
aux armées», in Les Facettes. Cahier trimestriel de poésie
[Toulon] 7/3 (mars 1921), p. ?.
Louis KREMER, «Églogue», in Les
Facettes. Cahier trimestriel de poésie [Toulon] 9/3 (été
1923), p. ?.
André
DUMAS, «Henry Charpentier», in ID., Poètes nouveaux.
Morceaux choisis accompagnés de notices bio- et bibliographiques
et de nombreux autographes [in-16; 447 p.], Paris, Delagrave [«Collection
Pallas»], 1937, p. 368-376.
Bernard GINESTE [éd.], «Louis
Kremer: Les Triomphateurs (1909)», in Corpus Étampois,
http://www.corpusetampois.com/cle-20-louiskremer.html,
2002. Deuxième édition en 2012.
Bernard GINESTE [éd.], «Collège
d’Étampes: Aux maîtres et élèves
morts pour la Patrie», in Corpus Étampois,
http://corpusetampois.com/che-20-clg-memorial1918.html,
2002-2003.
FRANCE-GENWEB, «Étampes,
Plaque commémorative Collège Jean-Etienne Guettard»,
in Mémorial-GenWeb, http://www.memorial-genweb.org (relevé n°
12075, saisi par par Bernard Gineste, en ligne en 2003).
Laurence
CAMPA [éd.], Louis Kremer, D’encre, de fer et de feu. Lettres
à Henry Charpentier (1914-1918) [31 cm; 271 p.; illustration en
couleurs (dont des dessins de Louis Kremer); édition et notes Laurence
Campa; notice sur Henry Charpentier par Françoise Charpentier-Morel
et Paul Morel], Paris, Table ronde, 2008.
Jérôme
GARCIN, «Un poète dans les tranchées» [recension
et extraits], in Le Nouvel Observateur. Livres
par BiblioObs, http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20081106.BIB2355/un-poete-dans-les-tranchees.html,
novembre 2008, en ligne en 2014.
Nathalie JUNGERMAN, «Entretien avec Laurence Campa» [au sujet de son édition des lettres
de Kremer], in Fondation d'entreprise
La poste, http://www.fondationlaposte.org/article.php3?id_article=1066,
décembre 2008, en ligne en 2014.
Frédéric
ROUSSEAU, «Krémer,
Louis (1883-1918)» [analyse et
extraits], in Témoignages de 1914-1918.
Dictionnaire et guide des témoins de la Grande Guerre, par le Crid
14-18, http://www.crid1418.org/temoins/2009/01/06/kremer-louis-1883-1918/,
6 janvier 2009, en ligne en 2012.
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