Un prix d’excellence
[Du bombardement d’Étampes, en 1944]
[p.65]
De mémoire de Beauceron, on n’avait jamais
vu ça. On avait eu plus peur que pendant le bombardement d’Étampes,
en 1944. Pour les Mérévillois dont je suis, l’année 1977
restera l’année du cyclone. Il va faire date. Pour charpenter la mémoire.
Pour étayer la chronique.
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[Scolarité à Étampes]
[pp 110-115]
Plus tard, quand tu seras encore prix d’excellence au collège Geoffroy
Saint-Hilaire de Fignes — pardon, d’Étampes — et que, dans les chauds
recoins des calorifères souterrains où tu sauras entraîner
l’élu provisoire de tes caresses adolescentes, tu rencontreras des
rats — est-ce à cause du conte de Mlle Picou? —, tu n’auras pas peur.
Moins peur que du concierge descendu fourgonner dans les chaudières
et qui s’avancera dans les galeries obscures en utilisant pelle et tisonnier
comme l’aveugle sa canne blanche, et le bruit, immanquablement, t’évoquera
le cliquetis du député Mandore, cliquetis salutairement avertisseur,
MAALESH!
prêt que tu seras bouche
sur la bouche de l’autre comme un bâillon, à partager le refuge
du rat pour t’assurer l’accomplissement de ton désir amoureux.
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Par bonheur tu ne sauras que beaucoup plus tard encore, par la lecture d’un
article d’un hebdomadaire*, que si ces rongeurs
voraces et prolifiques ne connaissaient pas un grande mortalité infantile,
nous ne saurions plus où mettre les pieds — d’ailleurs ils nous les
auraient mangés. Popiel, le grand roi de Pologne, par dégoût
de sa femme, du monde, et peur de ses ennemis, s’était enfermé
dans une tour isolée au milieu d’un lac. Sa femme et ses ennemis, par
une nuit sans lune, lâchèrent des rats, qui gagnèrent
l’île à la nage. On ne retrouva de Popiel que son squelette et
sa couronne. L’empereur Héliogabale, dans ses arènes, lâchait
dix mille rats contre ses gladiateurs — qui n’étaient pas toujours
vainqueurs, auquel cas Héliogabale lâchait dans l’arène
vingt mille chats. Un prix d’excellence pour l’homme-ratier qui, dit-on, dans
le nord de la France, juste avant la [p. 112]
Première Guerre mondiale, entrait torse nu dans une
cage grillagée où l’on avait enfermé et affamé
douze gros surmulots. L’homme devait venir à bout des douze rats, uniquement
avec ses dents; un premier temps, les rats s’effrayaient de la grosseur carnassière
de l’intrus; au deuxième temps, ils attaquaient, ils déchiquetaient
joues, oreilles, nez, poitrine; au troisième temps, ils finissaient
par succomber aux mâchoires de l’homme-ratier sous les applaudissements
de la foule.
Et dans l’instant où, enfoui dans l’ombre tiède des calorifères
du collège, tu fais gémir de plaisir ton jeune amant et serres
les dents sur le plaisir que tu prends du sien, un rat, ton diable, ne te
grignote-t-il pas la cervelle?
Plaisir d’amour ne serait-il que plaisir de rat?
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* Le Nouvel Observateur, n°663, article
de Gérard Petitjean. (Note de l’auteur)
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[p.113]
LE NOIR DE L’AMOUR
Fatiguée d’être dans le noir, Psyché, rétablissant
l’éclairage, renverse l’huile de sa lampe sur Amour. Nous voilà,
depuis cette maladresse insigne, condamnés, fût-ce sous les
pleins feux du soleil, à aimer dans l’obscurité. Et les yeux
du cœur éblouis par cette nuit, comment éviter les erreurs?
On court, on court, on s’accroche, on embrasse trop, on étreint mal.
Êtes-vous ma moitié d’orange?
Si oui — miracle! délices! grandes orgues et chœur des anges — l’Amour
me paraît alors singulièrement aveugle à l’arithmétique.
Pour lui 1 et 1 font 1. En cas d’erreur sur la personne, 1 et 1 font deux
fois 1. Alors que nous vivons. Alors que nous vivons dans un monde qui exige
déplorablement que 1 + 1 fassent toujours deux. Faut-il voir, dans
la faiblesse de l’Amour en calcul, la raison de sa fragilité.
[p.114]
Petit Bobo, toujours et encore prix d’excellence — ne récoltes-tu
pas partout la première place, en français comme en géométrie,
en histoire comme en chimie, en latin comme en anglais? Le collège
d’Étampes ne t’a-t-il pas présenté au Concours général
en dissertation et en mathématiques (tu t’es contenté de faire
acte de présence, trop heureux de t’escamoter de la salle d’examen
pour explorer le Boul’ Mich’) — mais, dans l’enseignement secondaire on ne
distribue plus de prix. Si, pardon, erreur: pour avoir réussi mes deux
bacs (première A et philosophie) avec mention Très Bien, l’Office
du Baccalauréat de l’Université de Paris m’offrit, au nom
de la Faculté des Lettres, un gros livre rouge mais sans or, infiniment
moins beau que les Hetzel de mes dix ans, et infiniment moins exaltant que
les aventures du nain Holgersson,
encore qu’il me contât, ce livre (fallait-il voir dans cette permanence
un signe, une invitation?), une autre aventure féérique, non
plus de comte [sic] [p.115] suédois mais
de lutin de la colline anglaise, non plus de Nils mais Puck, et non plus de
Selma Lagerlöf mais de Rudyard Kipling.
Jeune Bobo prix d’excellence, que peux-tu alors savoir de l’amour que tu
continueras assez longtemps de confondre avec le vertige délicieux
de la jouissance, l’éblouissement fugace sur lequel tes paupières
se closent avec force, le trouble de tout l’être par quoi tes genoux
tremblants se dérobent sous toi? A moins que comme Bertrande Petit,
la cousine d’une copine en compagnie de laquelle tu prends le train chaque
jour ouvrable pour opérer la navette Méréville-Étampes
entre maison et collège, la cousine est pensionnaire chez les sœurs,
tu te laisses bourrer le mou par des reflets.
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