Corpus Littéraire Étampois
 
Jean-Louis Bory 
Un prix d’excellence (deux extraits relatifs à Étampes)
1978
 
Jean-Louis Bory Jean-Louis Bory (1919-1979) a commencé sa scolarité à Méréville, et l’a poursuivie au collège d’Étampes, vraisemblablement de 1930 à 1936 environ (ce que nous n’avons pas encore vérifié); nous citons ici ce qui, dans son dernier ouvrage, se rapporte à Étampes. On y découvre notamment que l’auteur semble avoir connu sa première expérience homosexuelle dans les caves du collège de la rue Saint-Antoine, qui s’appelait alors Geoffroy-Saint-Hilaire. On remarquera que, comme Georges Perec, c’est dans un ouvrage posthume que Bory a révélé les souvenirs les plus intimes de sa scolarité étampoise.
  
  
Un prix d’excellence
 

[Du bombardement d’Étampes, en 1944] 
[p.65] 

     De mémoire de Beauceron, on n’avait jamais vu ça. On avait eu plus peur que pendant le bombardement d’Étampes, en 1944. Pour les Mérévillois dont je suis, l’année 1977 restera l’année du cyclone. Il va faire date. Pour charpenter la mémoire. Pour étayer la chronique.






[Scolarité à Étampes] 
[pp 110-115] 

     Plus tard, quand tu seras encore prix d’excellence au collège Geoffroy Saint-Hilaire de Fignes — pardon, d’Étampes — et que, dans les chauds recoins des calorifères souterrains où tu sauras entraîner l’élu provisoire de tes caresses adolescentes, tu rencontreras des rats — est-ce à cause du conte de Mlle Picou? —, tu n’auras pas peur. Moins peur que du concierge descendu fourgonner dans les chaudières et qui s’avancera dans les galeries obscures en utilisant pelle et tisonnier comme l’aveugle sa canne blanche, et le bruit, immanquablement, t’évoquera le cliquetis du député Mandore, cliquetis salutairement avertisseur,   

MAALESH!
prêt que tu seras bouche sur la bouche de l’autre comme un bâillon, à partager le refuge du rat pour t’assurer l’accomplissement de ton désir amoureux.  

     Par bonheur tu ne sauras que beaucoup plus tard encore, par la lecture d’un article d’un hebdomadaire*, que si ces rongeurs voraces et prolifiques ne connaissaient pas un grande mortalité infantile, nous ne saurions plus où mettre les pieds — d’ailleurs ils nous les auraient mangés. Popiel, le grand roi de Pologne, par dégoût de sa femme, du monde, et peur de ses ennemis, s’était enfermé dans une tour isolée au milieu d’un lac. Sa femme et ses ennemis, par une nuit sans lune, lâchèrent des rats, qui gagnèrent l’île à la nage. On ne retrouva de Popiel que son squelette et sa couronne. L’empereur Héliogabale, dans ses arènes, lâchait dix mille rats contre ses gladiateurs — qui n’étaient pas toujours vainqueurs, auquel cas Héliogabale lâchait dans l’arène vingt mille chats. Un prix d’excellence pour l’homme-ratier qui, dit-on, dans le nord de la France, juste avant la [p. 112] Première Guerre mondiale, entrait torse nu dans une cage grillagée où l’on avait enfermé et affamé douze gros surmulots. L’homme devait venir à bout des douze rats, uniquement avec ses dents; un premier temps, les rats s’effrayaient de la grosseur carnassière de l’intrus; au deuxième temps, ils attaquaient, ils déchiquetaient joues, oreilles, nez, poitrine; au troisième temps, ils finissaient par succomber aux mâchoires de l’homme-ratier sous les applaudissements de la foule.  
     Et dans l’instant où, enfoui dans l’ombre tiède des calorifères du collège, tu fais gémir de plaisir ton jeune amant et serres les dents sur le plaisir que tu prends du sien, un rat, ton diable, ne te grignote-t-il pas la cervelle?  
     Plaisir d’amour ne serait-il que plaisir de rat?   

     *
Le Nouvel Observateur, n°663, article de Gérard Petitjean.
(Note de l’auteur)


[p.113]
 
LE NOIR DE L’AMOUR

     Fatiguée d’être dans le noir, Psyché, rétablissant l’éclairage, renverse l’huile de sa lampe sur Amour. Nous voilà, depuis cette maladresse insigne, condamnés, fût-ce sous les pleins feux du soleil, à aimer dans l’obscurité. Et les yeux du cœur éblouis par cette nuit, comment éviter les erreurs? On court, on court, on s’accroche, on embrasse trop, on étreint mal. Êtes-vous ma moitié d’orange?  
     Si oui — miracle! délices! grandes orgues et chœur des anges — l’Amour me paraît alors singulièrement aveugle à l’arithmétique. Pour lui 1 et 1 font 1. En cas d’erreur sur la personne, 1 et 1 font deux fois 1. Alors que nous vivons. Alors que nous vivons dans un monde qui exige déplorablement que 1 + 1 fassent toujours deux. Faut-il voir, dans la faiblesse de l’Amour en calcul, la raison de sa fragilité.  
  



[p.114]

      Petit Bobo, toujours et encore prix d’excellence — ne récoltes-tu pas partout la première place, en français comme en géométrie, en histoire comme en chimie, en latin comme en anglais? Le collège d’Étampes ne t’a-t-il pas présenté au Concours général en dissertation et en mathématiques (tu t’es contenté de faire acte de présence, trop heureux de t’escamoter de la salle d’examen pour explorer le Boul’ Mich’) — mais, dans l’enseignement secondaire on ne distribue plus de prix. Si, pardon, erreur: pour avoir réussi mes deux bacs (première A et philosophie) avec mention Très Bien, l’Office du Baccalauréat de l’Université de Paris m’offrit, au nom de la Faculté des Lettres, un gros livre rouge mais sans or, infiniment moins beau que les Hetzel de mes dix ans, et infiniment moins exaltant que les aventures du nain Holgersson,  
     encore qu’il me contât, ce livre (fallait-il voir dans cette permanence un signe, une invitation?), une autre aventure féérique, non plus de comte [sic] [p.115] suédois mais de lutin de la colline anglaise, non plus de Nils mais Puck, et non plus de Selma Lagerlöf mais de Rudyard Kipling.  
     Jeune Bobo prix d’excellence, que peux-tu alors savoir de l’amour que tu continueras assez longtemps de confondre avec le vertige délicieux de la jouissance, l’éblouissement fugace sur lequel tes paupières se closent avec force, le trouble de tout l’être par quoi tes genoux tremblants se dérobent sous toi? A moins que comme Bertrande Petit, la cousine d’une copine en compagnie de laquelle tu prends le train chaque jour ouvrable pour opérer la navette Méréville-Étampes entre maison et collège, la cousine est pensionnaire chez les sœurs, tu te laisses bourrer le mou par des reflets. 


 

Source: © Gallimard 1986. Saisie Bernard Gineste, novembre 2002.
BIBLIOGRAPHIE
    
 
     Jean-Louis BORY [†juin 1979], Un prix d’excellence [le texte lui-même est daté à la fin de Noël 1978], Paris, Gallimard, 1986. Réédition au format de poche: Paris, Gallimard [«Folio»], 1988.

     Bernard GINESTE [éd.], «Jean-Louis Bory: Un Prix d’excellence (deux extraits relatifs à Étampes, 1978)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-20-jlbory-excellence.html, 2002.



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