CORPUS  LITTÉRAIRE  ÉTAMPOIS
 
Aurélien Scholl
Un exorcisme en 1890
satire de l’aristocratie catholique étampoise
   
Aurélien Scholl caricaturé par André Gill  
Aurélien Scholl (1833-1092 caricaturé par André Gill (1840-1885)

     Voici une nouvelle fantaisie étampoise d’Aurélien Scholl, prince de la critique en son temps. Nous supposons que l’idée lui en est venue après un passage à l’armurerie de la rue Saint-Antoine.
     
C’est une satire bouffonne de l’aristocratie catholique étampoise et plus généralement provinciale. On y reconnaît ces familles qui paient alors dans les églises d’Étampes comme d’ailleurs des vitraux à la gloire de la vierge de Lourdes.

Bernard Gineste, décembre 2016
 
     
Aurélien Scholl
Un exorcisme en 1890
satire de l’aristocratie catholique étampoise
 
Aurélien Scholl caricaturé par André Gill      Qui aime bien châtie bien. Aurélien Scholl, prince de la critique, bel esprit parisien, était tombé sous le charme d’Étampes, où il finit par se retirer, à une date qui reste à déterminer. Il y passait l’été dès avant 1892, et finit même par s’y faire élire conseiller municipal, en 1896. Il se moque ici de l’aristocratie catholique de province, spécialement étampoise.

     Nous avons déjà réédité une autre bouffonnerie étampoise d’Aurélien Scholl
, en date de 1880, où il s’inspirait de la convocation de Guy de Maupassant devant le tribunal d’Étampes après la publication d’un poème licencieux.

Bernard Gineste, décembre 2016
 


UN EXORCISME EN 1890
La scène représente un salon dans une maison qui n’est pas située rue Saint-Antoine (1).

PERSONNAGES DIVERS.
FEMMES DU MONDE.
HOMMES SÉRIEUX.
QUELQUES HYPOCRITES.
UN PRÊTRE ET DES DOMESTIQUES.

     (1) Cette allusion burlesque est très énigmatique, mais s’explique peut-être par l’existence de boiseries peintes du XVIIIe siècle dans l’ancienne armurerie étampoise du n°21 rue Saint-Antoine, en face du collège, et où s’est établi depuis peu le théâtre des Grands Solistes de Romain Bouteille. On y voyait notamment une jeune fille poursuivie par quelqu’un qui voulait lui administrer un clystère. Précisément celui qui est ici censé administrer l’exorcisme s’appelle l’abbé Dulcify, ce qui fait penser au clystère dulcifiant que Saganarelle voudrait administrer à la belle nourrice Jacqueline du Médecin malgré lui de Molière. On peut donc penser que cette fantaisie burlesque a été imaginée par Aurélien Schol lors de l’un de ses séjours au château de Valnay, après un passage dans cette armurerie (B.G.).
SCÈNE PREMIÈRE

MADAME DE BELLEPELOUSE, LE BARON DE SAINT-GALMIER, LE DOCTEUR BRÉCHARD, MADAME DE HAUT-FAUCON.


     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Oui, madame, c’est une idée qui m’est venue... Ayant appris qu’une jeune paysanne des environs d’Étampes était possédée du démon, j’ai fait venir cette fille, et c’est ici, en plein salon, qu’elle sera exorcisée par l’abbé Dulcify (2).

     LE DOCTEUR. — Comment peut-on savoir si elle est possédée du démon? C’est peut-être une épileptique?
     (2) Cf Le Médecin imaginaire: “Cette grande santé est à craindre : et il ne sera mauvais de vous faire quelque petite Saignée amiable, de vous donner quelque petit clystère dulcifiant.”

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Ah! docteur, toujours voltairien!

     LE BARON DE SAINT-GALMIER. — J’ai vu cette malheureuse... elle se contorsionne... elle pousse des hurlements... elle porte la main à sa gorge en disant: «Là! c’est là!...» puis elle se frappe la poitrine et ajoute: «Ici, maintenant!...» Cela n’est pas naturel. Ma grand’mère m’a raconté qu’elle avait vu pareille chose vers la fin de Louis quinzième de France (3).

     (3) Une des favorites les plus connues de Louis XV a été madame de Choiseul-Beaupré: faut-il y voir la source du nom burlesque de madame Bellepelouse? (B.G.
     MADAME DE BELLEPELOUSE. — J’ai pensé que le spectacle d’un exorcisme ne pouvait être que salutaire à cette époque d’indifférence et de scepticisme.

     SAINT-GALMIER. — Où l’on refuse de croire aux apparitions! (4)

     LE DOCTEUR. — Même quand elles sont certifiées par un témoin digne de foi comme une petite gardeuse d’oies ou un ramasseur de bouse de vache!

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Mais, dites-moi, toute belle, cet abbé Dulcify n’est-il pas bien jeune pour être admis ainsi dans notre intimité?

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Qu’importe son âge? Il est charmant, c’est tout ce que je sais. Et des mains blanches, potelées... On dirait des mains de femme... Il est bien fait pour toucher les cœurs!

     UNE FEMME DE CHAMBRE. — Madame la comtesse!

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Qu’est-ce que c’est?

     LA FEMME DE CHAMBRE. — C’est une mendiante avec trois enfants... On lui a dit qu’il y avait chez madame une soirée de charité, et elle se recommande aux bontés de madame.

     SAINT-GALMIER. — On ne quêtera qu’après la cérémonie.

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Dites-lui que j’ai mes pauvres.

     LE DOCTEUR. — C’est drôle; tout le monde a ses pauvres, et les pauvres n’ont personne!...
     (A la femme de chambre.) Tenez... donnez cent sous à cette femme de la part d’un voltairien.

     SAINT-GALMIER, à part. — Que cet homme est commun!

     (4) Allusion probable aux apparitions de Lourdes en 1858, qui drainent désormais des foules de pélerins et sucitent la controverse et les railleries des anticléricaux.
SCÈNE II

LES MÊMES, UN DOMESTIQUE

     LE DOMESTIQUE, annonçant. — Madame la marquise de Calomel et mademoiselle Ildegonde de Calomel!... madame la duchesse de Laroche-Abrutie!... M. Peroxyde de Manganèse! (5)

     SAINT-GALMIER, bas. — Qu’est-ce que c’est que celui-là?

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Nouvelle noblesse!


     (5) Le peroxyde de manganèse, autrefois appelé magnésie noire, était spécialement employé au XIXe siècle pour préparer l’oxygène et le chlore, ainsi que pour la fabrication du verre et la peinture sur verre.
     LE DOCTEUR. — Les salons sont déjà remplis de monde...

     LA MARQUISE DE CALOMEL. — Que de toilettes pour un acte si grave!

     SAINT-GALMIER. — En effet, on manque un peu de recueillement...

     LE DOCTEUR. — Le respect s’en va!

     SAINT-GALMIER. — Vous croyez rire? c’est pourtant la triste vérité. Mon père, le comte de Saint-Galmier, était tellement façonné au respect qu’un jour, étant entré dans une chambre où se trouvait un habit de ministre sur un porte-manteau, il n’osa pas lever les yeux assez haut et s’exprima pendant dix minutes dans les termes les plus respectueux, sans s’apercevoir que le ministre n’avait pas de tête.

     LE DOCTEUR. — Oh! ce sont de ces choses dont on s’aperçoit toujours trop tard.


SCÈNE III

LES MÊMES, L’ABBÉ DULCIFY

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Vous voilà, monsieur l’abbé, asseyez-vous donc!

     L’ABBÉ. — Madame la comtesse, madame la marquise, madame la duchesse, monsieur le baron, je suis votre serviteur.

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Vous paraissez ému.

     L’ABBÉ DULCIFY. — En entrant dans ces salons, la chaleur m’a surpris.

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Voulez-vous quelques gouttes de l’élixir de la mère Marie-Joséphine de la Miséricorde? (6)

     L’ABBÉ DULCIFY. — Merci, je sors de table.

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Pardon, monsieur l’abbé, ma question est peut-être indiscrète. Avez-vous déjà exorcisé?

     L’ABBÉ. — Très souvent, madame. Pendant mon séjour dans le Midi, je n’ai fait que cela... J’en étais fatigué.

     SAINT-GALMIER. — Mais enfin, qu’est-ce au juste que l’exorcisme?

     L’ABBÉ. — C’est la cérémonie par laquelle on chasse les démons des corps qu’ils obsèdent ou qu’ils habitent. Nous avons les exorcismes ordinaires, qui se font sur les lieux et les personnes, et les exorcismes extraordinaires, qui ont lieu sur les orages, les animaux malfaisants, les épidémies...

     MADAME DE CALOMEL. — Nous n’avons ce soir qu’un exorcisme ordinaire?

     L’ABBÉ. — Ordinaire, oui, madame.

     MADAME DE CALOMEL. — C’est fâcheux.
     (6) Allusion probable à l’élixir du révérend père Gaucher des moines prémontrés de Saint-Michel de Frigolet, rendu célèbre par un conte d’Alphonse Daudet intégré à ses Lettres de mon moulin (B.G.).
     SAINT-GALMIER. — M. Édouard Drumont (7) viendra-t-il?

     L’ABBÉ. — Non. Il est à Étretat. Le skating (8) l’a beaucoup fatigué, et il m’a dit: «Ma foi, je vais piquer une tête!»

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Quelles mesures faut-il prendre pour les boissons?

     L’ABBÉ. — On peut faire circuler des rafraîchissements dès à présent, puis après l’exorcisme seulement.

     MADAME DE BELLEPELOUSE, sonnant. — Faites servir le thé et la limonade!

     L’ABBÉ. — Je vous demande la permission d’aller voir le sujet.

     SAINT-GALMIER. — La jeune fille est dans la lingerie; je vais vous y conduire.

     L’ABBÉ. — Comment se nomme-t-elle?
     (7) Édouard Drumont (1844-1917), alors directeur du journal Le Monde, et auteur d’un succès de librairie antisémite, La France juive, 1886. (B.G.).

     (8) Patin à roulettes. En d’autres termes, Drumont faisait du patin à roulettes près des célèbres falaises d’Étretat, d’où il a eu la bonne idée de se jeter à la mer (B.G.).
     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Dorothée-Caroline Berlibois, née à Étampes le 14 juillet 1867 (9).

     L’ABBÉ. — Parfait.
     Il sort avec Saint-Galmier.
     (9) Cette fantaisie burlesque ne semble viser personne en particulier. Aucune Étampoise en tout cas n’est née ce jour-là (B.G.).
SCÈNE IV

LES MÊMES, moins l’abbé. INVITÉS, CURIEUX, DAMES DÉCOLLETÉES

     MADAME DE CALOMEL. — M. Dulcify est vraiment un homme d’un grand mérite.

     M. DE MANGANÈSE. — Avez-vous lu ses ouvrages dans la Bibliothèque de la jeunesse de Tours? (10)
     (10) Allusion à la Bibliothèque de la jeunesse chrétienne alors éditée à Tours par Alfred Mame (1811-1893) et de rayonnement national (B.G.).
     MADAME DE CALOMEL. — Non.

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Achetez ça tout de suite, c’est charmant: Marie ou les Deux Agneaux de ma mère... On a tout le temps la larme à l’œil... Puis, Assez de crimes ou la Lassitude, et enfin son dernier volume: Alphonse ou le Malheur de s’exagérer ses devoirs (11).

     MADAME DE CALOMEL. — J’aurai tout ça demain.


     (11) Titre imaginé et discuté par le dramaturge mondain Théodore Leclercq (1777-1851) dans l’un de ses  Proverbes dramatiques, à savoir L’Enseignement mutuel, composé et joué en 1836 (B.G.).

SCÈNE V

LES MÊMES, L’ABBÉ, SAINT-GALMIER, CAROLINE LA POSSÉDÉE

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Entrez, mon enfant, n’ayez pas peur.

     CAROLINE. — Oh! oh! . . . là!  là!
     Elle s’arrête et pleure. Stupeur générale. Le silence est tel qu’on pourrait entendre payer un coupon de la Rente turque (12).

     (12) Pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, l’Empire ottoman emprunte sur les marchés européens mais par suite d’une gestion calamiteuse n’est pas capable le plus souvent de rembourser les intérêts de ces emprunts: les coupons de la rente turque ne sont pas honorés (B.G.).
     SAINT-GALMIER. — Appuyez-vous sur moi... Nous vous sauverons!

     CAROLINE. — Oh! hu!... (Elle frappe du pied comme Gustave Claudin quand il a mal aux dents.)

     LE DOCTEUR. — Voulez-vous permettre?

     L’ABBÉ. — Quoi donc, monsieur?

     LE DOCTEUR. — Que j’examine cette jeune fille.

     L’ABBÉ. — La science est présomptueuse, monsieur le docteur.

     LE DOCTEUR. — Oh! c’est pure curiosité... Prêtez-moi une lampe!

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Docteur, prenez garde à ce que vous allez faire!

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Vous assumez une bien grande responsabilité...

     LE DOCTEUR. — Approchez, jeune fille!

     CAROLINE. — Oh! oh!... bien mal!

     SAINT-GALMIER. — On ne se doute pas des ravages que peut causer un démon dans le corps d’une femme!

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Dites donc, vous, vous pourriez être poli!

     M. DE MANGANÈSE. — Comme elle est maigre et pâle! elle fait peine à voir.

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — Il y a plusieurs semaines qu’elle ne peut rien prendre... ni viande, ni pain; on la nourrit de lait et de bouillon.

     SAINT-GALMIER. — C’est épouvantable.

     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Sait-on le nom du démon par lequel elle est hantée?

     MADAME DE BELLEPELOUSE. — On a cru tout d’abord que c’était Astaroth... mais, réflexion faite, on pense que c’est Baalim (13).

     SAINT-GALMIER. — Quel gredin que ce Baalim!...

     M. DE MANGANÈSE. — Si je le tenais, je lui ferais passer un mauvais quart d’heure.
     (13) Astaroth et Baalim sont au départ des noms hébraïques de divinités au pluriel, respectivement féminines (Astaroth, pluriel d’Astarté) et masculines (Baalim, pluriel de Baal), extraits de la Bible au Premier livre des Rois, VII, 3: “Ôtez du milieu de vous les Dieux étrangers, les Baalim et les Astaroth”; mais en démonologie classique, ces noms deviennent ceux de deux démons particuliers (B.G.).
     MADAME DE HAUT-FAUCON. — Mais qui dit que c’est lui?

     SAINT-GALMIER. — On n’en est pas sûr... cependant on a cru reconnaître sa manière.

     LE DOCTEUR, à Caroline. — Ouvrez la bouche... Bien. (Il examine le sujet.)

     CAROLINE. — Hou! hou.!... là!
      Le docteur lui appuie deux doigts sur l’estomac.

     CAROLINE, poussant des cris affreux. — Ah! ah!... Oui, oui.

     LE DOCTEUR, froidement. — Cette jeune fille a avalé une fourchette.
     
     L’ABBÉ DULCIFY. — Monsieur, quelle est cette plaisanterie?

     LE DOCTEUR. — Astaroth n’a rien à voir à tout ceci.

     CAROLINE. — Ah!

     LE DOCTEUR. — N’est-ce pas que c’est une fourchette?

     CAROLINE, faisant signe de la tête. — Oui, oui.

     LE DOCTEUR. — Il faut aller vous coucher, et demain matin je viendrai avec un de mes collègues qui vous enlèvera ça.

     SAINT-GALMIER. — Quel collègue?

     LE DOCTEUR. — Le chirurgien Labbé (14).

     TOUS. — Ah! vous voyez bien!

     L’ABBÉ DULCIFY. — Lui ou moi, peu importe. Rendons grâce, mesdames. Il y a des cas où le démon prend la forme d’une fourchette.

Aurélien Scholl.
     (14) Allusion à un chirurgien alors célèbre, Léon Labbé (1832-1916 (B.G.)
  

Toute critique, correction ou contribution sera la bienvenue. Any criticism or contribution welcome.
Sources: l’édition de 1890 mise en ligne par le site Gallica de la BnF et celle de 1891 mise en ligne par la Bibliothèque de Lyon.
           
BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE
   
Aurélien Scholl caricaturé par André Gill Scholl vu par Gill

Édition

     Aurélien SCHOLL (1833-1902), «Un exorcisme en 1890», in Supplément littéraire de La Lanterne  390 (8 juin 1890), p. 2.

     Aurélien SCHOLL (1833-1902), «Un exorcisme en 1890», in Le Progrès illustré. Supplément littéraire du Progrès de Lyon 2/6 (dimanche 25 janvier 1891), pp. 6-7.

     Bernard GINESTE, «Aurélien Scholl: Un exorcisme en 1890 (satire de l’aristocratie catholique étampoise, 1890)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-19-scholl1890exorcisme.html, 2016.

Aurélien Scholl au pays d’Étampes

     Bernard GINESTE, «Aurélien Scholl: Deux ans de prison (satire du tribunal d’Étampes, février 1880)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-19-scholl1880deuxansdeprison.html, 2008.


Toute critique, correction ou contribution sera la bienvenue. Any criticism or contribution welcome.
  
Explicit
 
SommaireNouveautésBeaux-Arts — HistoireLittératureTextes latinsMoyen Age NumismatiqueLiensRemerciementsAssociationNous écrire - Mail