|                                                  
                   
      
                                                          
                                                            
                                                              | Journal des Demoiselles 2/2 
 (1836), pp. 47-55 | Comme quoi un pauvre sire dota richement sa lignée |  
 
                                                 
                   
                                                      
                                                     
                     
      
                       
      
 
              
                
               | Dans  une tour isolée au milieu des bois qui avoisinaient jadis 
la ville  de Paris, vivait un certain gentilhomme. Il se nommait Hugues Lemaire. 
Jeune,  beau chevalier et noble s’il en fut, mais ruiné de fortune 
par les  voyages de ses pères en Palestine, il ne lui restait que cette
tour  pour tout héritage. Elle était haute, forte, et décorée
 de son blason, mais obscure et si étroite, qu’à grand’peine
 y trouvait-il un gîte. Un champ l’environnait, petit, inculte, tout
 couvert de chardons, de ronces, [p.47a] de
bruyères;  cette tour et ce champ, il les nommait son castel et son
fief. 
 Or, il advint qu’un jour ce beau, noble et pauvre 
 gentilhomme vit une demoiselle nommée Arlette, encore plus belle, 
encore plus noble, encore plus pauvre que lui, et, la trouvant digne de tous 
biens, il lui fit offre de ceux qui lui étaient départis, savoir: 
son cœur, sa foi, son champ et sa tour. Elle ne trouva pas l’offre indigne 
d’être acceptée, lui rendit amour pour amour, lui accorda sa 
main, et après qu’ils eurent reçu la nuptiale bénédiction, 
ils s’en vinrent ensemble partager le petit castel et disaient en y entrant: 
Dieu nous bénira.
 
 Dieu bénit en effet leur union; trop
peut-être!  car à la fin de la quatrième année
ils avaient déjà  six enfans, la brave gentilfemme n’en ayant
jamais pour un seul à la fois. Mais à mesure que cette famille
s’accroissait, leur réduit  étroit semblait se rétrécir
encore, car on ne pouvait  en ouvrir la porte qu’il n’en débordât
soudain un pied, une épaule ou un bras, tant ils y étaient
entassés.
 
 Or, dans ce logis si petit, la misère 
devint  si grande que souvent les enfans allaient se coucher sans souper, 
et si pour  eux une fois, quatre pour le père et la mère, qui 
leur partageaient  toujours le dernier morceau de pain sans en rien réserver.
 
 Un soir que notre gentilhomme et sa femme étaient 
 tristement assis au milieu de leurs enfans endormis, Hugues Lemaire dit à
 Arlette: «Cela ne peut durer ainsi; ayez-moi quelque vieil habit de
 vilain afin que je me déguise et que j’aille louer mes bras pour
labourer  le champ des moines, ou pour aider dans ses travaux quelque artisan
de la  ville.
 — N’ayez garde! dit la prud’femme, mieux vaut 
un trou à votre peau qu’une tâche à votre noblesse. Revêtez 
 plutôt votre armure, et vous en allez à Paris devers l’abbaye 
 de Saint-Germain-d’Auxerre; vous vous offrirez aux moines pour être 
             [p.47b] leur champion ès-jugemens
  de Dieu. S’ils vous agréent, en soutenant leurs droits envers et
contre tous, vous aurez à la fois honneur et profit.»
 
 Le chevalier s’en fut doue trouver les moines. 
 Tout était bien changé! Le clergé, de concert avec les
 nobles, était en grand discord contre le roi, qui voulait abolir entièrement
 les combats singuliers. On tramait une révolte; mais en attendant
qu’elle fut mûre, on s’abstenait de soumettre les causes et délits
au jugement de Dieu.
 
 Cependant un petit noble à deux quartiers 
 s’obstinait à disputer aux moines de Saint-Germain je ne sais quel 
 droit de peu d’importance à la pointe de l’épée; on 
le fit battre contre Hugues, mais à huis-clos, dans les cours de l’Abbaye, 
 tandis que les religieux, peu soucieux d’une cause aussi mesquine, vaquaient 
 à leurs offices et ne s’occupaient nullement de ce combat.
 
 Champion d’une cause étrangère,
 contre un adversaire inconnu, s’escrimant à l’écart, sans
autres  spectateurs de ses prouesses que deux juges indifférens, témoins
 obligés, notre homme avait peu de cœur à se battre. Hugues
ne vainquit son adversaire qu’à grand’peine, si cela toutefois s’appelle
 vaincre: car les juges voyant les deux athlètes également
meurtris,  harassés, hors d’haleine, parce que l’abbaye était
plus riche  et plus puissante, donnèrent la victoire à son
champion.
 |   
 
 
 
 
 
 
   |  
               | Hugues ne fut donc ni prisé, ni applaudi; et de cette cause chétive
  ne retira pour tout salaire que trois sous (1) et force horions qu’il rapporta
  au logis. 
 |      (1) Le sou d’or 
 valait 12 fr. 60 cent.
 |  
               | «Ne m’y renvoyez plus, dit-il à sa femme en rentrant, le bon 
 tems des duels est passé; ils ont trouvé là-bas un vieux
 parchemin où le diable a écrit son grimoire et qu’ils appellent
 les Pandectes. Le roi veut qu’on y trouve réponse à tout grief
 et qu’on ne se batte plus autrement que de [p.48a]
 ]a langue et de la plume; la gloire de Dieu et de l’épée ne
 le touchent plus. — Venez ça, dit la femme, que je panse
 vos blessures avec de l’huile et du vin que j’ai préparés;
et puisque vous avez rapporté quelques tournois, nous les mangerons
tout en cherchant un autre expédient.»
 
 | 
 |  
               | Tant que dura l’argent, ils se creusèrent en vain la cervelle; mais 
 quand ce vint à leurs derniers blancs (1), le gentilhomme commença 
 derechef a se plaindre de sa noblesse, qui l’empêchait de gagner son 
 pain et de dire à sa femme: «Que ferai-je? — Le haut baron de Montmorency marie son fils, 
 et pour ce donne des fêtes en son châtel. II y aura toutes sortes 
 d’amusemens de batterie: tournois, pas d’armes, combats à fer émoulu, 
 notamment un combat à la foule. Allez-y, mon doux seigneur, vous y
 ferez quelque riche prisonnier qui se rachètera d’une année 
 de son revenu selon l’usage, ou au moins vous y conquerrez quelque beau coursier
 ou de belles armes que vous vendrez pour nous nourrir.»
 
 | (1) Le blanc, petite monnaie de cuivre de la valeur
 de deux centimes.
 
 |  
               |                           
                 Le
 mari fit selon qu’il était conseillé. Il s’en alla aux fêtes; 
 mais hélas! il n’en ramena qu’un mauvais roussin éborgné, 
 tout meurtri, qu’il saisit dans la mêlée et qu’il ne put vendre 
 que quatre deniers (2). Cette ressource ne dura pas long-tems, et ils recommencèrent 
 à se douloir, leur pauvreté devenant de plus en plus âpre.
 Le lendemain d’un jour où il ne leur était
 resté que  trois oboles (3), Arlette se leva dès l’aube, monta
 dans le donjon d« la tour, ouvrit un grand coffre, et en tira quelques
 restes d’oripeaux et d’anciennes parures qu’elle avait apportés dans
 le tems de son mariage, et serrés dans cet endroit; depuis, les soucis
 d’un tel ménage lui en avaient ôté même le souvenir.
             [p.48b]
 
 Elle s’occupa avec diligence à les rajuster
 pour s’en vêtir; elle prit autant et plus de soin que jamais pour
se  parer; elle employa beaucoup d’adresse et d’art afin de cacher l’usure
et  le fané de ses atours,  retourna ses vieilles étoffes,
les plissa, les drapa, ne laissa paraître  aux yeux que les pièces
fraîches et chatoyantes; elle arrangea ses longs cheveux, ajusta tout
& l’air de son visage et à la grâce de sa taille. Bref,
elle réussit de telle sorte, que sou mari crut la revoir aux premiers
tems de sa beauté et de leurs amours. Ajoutez qu’elle avait repris
comme à souhait son air de gentilfemme, tant il est vrai que noblesse
ne peut faillir.
 «Je m’en vais, dit-elle à son mari, 
 vers une mienne cousine qui demeure à la cour du roi. Cependant, restez
 auprès de nos enfans et prenez-en soin.
 — Allez, ma mie; que Dieu vous soit en aide: 
faites  selon votre prudence et votre sagesse.»
 
 D’aussi loin que sa cousine la vit venir, remplie 
 d’aise, elle courut au-devant d’elle en lui disant: «Voici donc enfin 
 que vous vous souvenez de moi, qu’il y a si longtems que vous n’avez vue!
 encore dois-je vous remercier de votre visite, car votre fraîcheur 
et votre parure m’annoncent que vous êtes heureuse et richement mariée.
 — Dieu soit loué! répondit la
femme  de Hugues; un beau gentilhomme est mon époux, je suis mère 
d’une belle lignée, et noire château, tout blasonné de 
nos armes, est entouré de nos terres de tous côtés.
 — Venez donc, dit encore sa parente, je ferai
 de mon mieux pour vous bien recevoir.»
 
 Elles entrèrent; 
 et la dame du lieu ayant fait asseoir l’arrivante auprès d’une table, 
 servit devant elle une boule (1) de beau pain blanc, quelques reliefs de 
viandes froides, du vin et des épices à foison, qu’elle disait 
avoir été faites pour remplir le drageoir [p.49a] du roi; puis, comme elle aimait fort à 
parler, elle se mit à caqueter pendant qu’Arlette occupait le tems 
à se repaître, ce dont elle avait grand besoin.
 
 | (2) Le denier valait 50 centimes.
 
 (3) L’obole valait a peu près 8 centimes.
 
 
 
   
 
                           
                 (1) Les pains
avaient la forme d’une boule, d’où vient le nom de boulangers.
 |  
              | Dès
 qu’elle eut l’estomac bien garni et réchauffé de  quelques
verres de bon vin, la gentilfemme, pour laquelle c’était jour de grand’fête,
 se prit à entrer en gaité, à tenir propos joyeux, voire
 à se rappeler les tensons et le bon rire du jeune tems. Mais son
hôtesse  l’arrêtant aussitôt: «Gardons-nous, cousine,
d’être  entendues, nous esbattant joyeusement, causer, chanter et rire;
car le roi,  depuis quelque tems attaqué de maladie noire, se montre
partout et  toujours triste; partant la reine est triste, adonques la noblesse
qui les  entoure et les visite est triste; de là vient que leurs dames,
leurs  varlets, leurs serviteurs le sont aussi; bref, à la cour nous
le sommes  tous. C’est spectacle à fendre le cœur. — Au fait, demanda la gentilfemme, quel événement 
 est donc arrivé si fâcheux pour tous, que chacun en prenne sa
 part et se tienne en telle morosité?
 — Peu le savent, lui répondit la cousine 
 d’un air mystérieux, mais de tout ce qui se passe, moi je n’ignore 
 rien. C’est une étrange histoire!... Sachant combien je suis discrète, 
 on est venu me la conter, à condition, toutefois, que je n’en parlerais 
 pas; aussi je me tais. Révéler un secret! fi donc!.. Celui 
qu’on me confie est enfoui comme dans un antre, mort comme dans un tombeau; 
la tête sur le billot je n’en voudrais parler!... A toute autre qu’à 
 vous s’entend, cousine, vous femme prudente et sage, dont je n’ai pas l’injustice 
 de me défier. Approchez-vous donc tout près de moi et ne pensez 
 à rien qu’à me prêter l’oreille.»
 
 | 
 |  
               | La dame du petit castel, curieuse, intriguée, ne se le fit pas répéter;
 et sa compagne, voyant avec quelle attention elle était écoutée,
 commença ainsi: «Pour racheter un gros péché 
 qu’il a commis et qu’il tient secret, attendu qu’il [p.49b] n’en doit compte qu’en confession, notre roi
Philippe-le-Bel a fait le vœu d’aller en Terre-Sainte, à pied, tout
armé et tenant un cierge allumé dans sa main.
 »Mais quand ledit péché
n’a  plus été si récent, que la peur du feu éternel
  s’est amoindrie, le bon roi a commencé de réfléchir 
 que la route était bien longue, ses armes bien lourdes, et qu’il lui
 serait bien difficile de tenir en main son luminaire depuis Paris jusqu’à 
 Jérusalem sans qu’il s’éteignît. Il commença aussi
 à regretter à l’avance ses aises de roi qui ne devaient pas
 le suivre, à comparer ses habits moelleux à la dure et lourde
 armure qu’il ne devrait plus quitter; il trouva l’allure de son cheval plus
 douce, l’abri de son palais plus commode; bref, il eut regret à son
 vœu, sans pourtant oser le rompre.
 »Ce fut alors qu’il devint sombre et silencieux; 
 chacun espéra que ce ne serait qu’un nuage; mais au contraire, son 
 chagrin se rengrégea de jour en jour et sa santé en fut altérée.
 »La reine s’en alarma, chercha, mais inutilement, 
 à en connaître la cause. Elle employa tous les moyens de persuasion 
 auprès du roi, soins inutiles! elle eut recours aux saints, aux reliques, 
 aux offrandes, peines superflues! que vous dirai-je: après s’être 
 adressée aux plus saints hommes, elle consulta les physiciens, les 
 magiciens, les sorciers; et comme les rois ont toujours à leur dévotion 
 les plus habiles, tant firent ceux-ci, qu’un jour le roi vaincu par ce fardeau, 
 qu’il ne pouvait plus porter, s’en vint comme de lui-même s’en débarrasser 
 dans le sein de la reine, et lui découvrit à la fois son vœu 
 et le regret de l’avoir fait.
 
 »La reine dit au roi: — Vous voilà 
 bien empêché; que n’envoyez-vous quelqu’un à votre place? 
 Ignorez-vous que, moyennant des aumônes à l’église, cela
 se pratique souvent ainsi.
 »— Votre conseil serait bon, dit le roi, 
 si je n’avais à cœur que la chose restât secrète. — Bon,
 fit-elle, elle le [p.50a] sera, puisque nous
 n’en ferons part qu’à nos plus privés confidens. Dans cette
 occasion il ne s’agit que d’ouvrir largement la bourse; envoyons chez les
 moines, afin que l’un d’eux se charge de pérégriner pour vous.
 »Ou y alla du même tems, et le roi 
 se sentit tout regaillardi, ne doutant, sur l’assurance de sa femme, qu’il 
 ne s’offrit, non pas un moine, mais dix pour aller à Jérusalem 
 à sa place, attendu qu’il était résolu de ne pas chicaner
  sur le prix.
 »Les moines répondirent: qu’il
ne  leur convenait d’endosser l’armure que pour la défense des biens 
de  l’église... que d’abandonner leur sainte robe pour le tems si long
 d’un tel voyage, ce serait enfreindre leur règle et courroucer leur
 patron.... que d’ailleurs et de mémoire de moine, on n’avait mis
un  clerc en voie pour courir aussi loin à pied et sous le harnois.
 »A cette réponse la reine se prit 
 à dire: — Au vrai, nous n’avions pas réfléchi que cette 
 condition de porter l’armure ne peut convenir à des clercs. Envoyons 
 proposer sous main à des nobles et à des chevaliers de partir 
 à votre place. Séduits d’abord par la magnificence de vos offres,
 ils n’hésiteront pas; et celui dont vous aurez fait choix et auquel
 vous vous découvrirez, tiendra à honneur de vous remplacer.
 »Les nobles s’excusèrent: — l’un
 était nouveau marié et craignait d’exposer sa jeune femme
aux  ennuis d’une si longue absence; un autre bâtissait; un troisième
 guerroyait contre son voisin; cet autre craignait que l’abbaye voisine n’envahît 
 son héritage. Bref, tous alléguaient raisons diverses, mais 
 n’avaient qu’un même refrain: c’était gausserie que de proposer 
 à gens de leur sorte d’aller à pied ainsi que des manans. Pour
 en finir, on voulut composer avec de simples écuyers, des varlets 
et même des vavasseurs; tous ont refusé.
 »Depuis lors au regret, au dépit, 
 à la honte, au remords peut-être, notre bon [p.50b] roi, joignant l’humiliation d’être condamné
à faire ce que dédaignent les moindres de ses sujets, est devenu
morose, hargneux, colère. Il maltraite la reine et les grands qui
n’en peuvent mais; ceux-ci le rendent à leurs officiers, à
leurs femmes, à leurs servans, qui se rejettent sur les gens de peine
et de service, lesquels se ruent à leur tour sur nos oiseaux,  nos
chevaux et nos chiens; tant et si bien qu’il n’est ici ni bêtes ni
gens qui l’échappent et ne fassent piteuse contenance.
 »Au reste cela ne remédie à 
 rien: chaque jour la raison d’un si grand discord s’ébruite davantage; 
 chaque jour de plus grandes récompenses sont offertes et de nouveaux 
 refus essuyés. S’il en va longtems ainsi, nous y mourrons tous à 
 la peine.»
 
 |   
 |  
              | A mesure que la conteuse avançait dans son histoire, la femme de Hugues
 redoublait d’attention, et elle réfléchissait profondément
 encore, long-tems après que l’autre eut terminé. Puis tout-à-coup
 se levant: «Ne pensez-vous pas, cousine, que quiconque saurait un
remède  à tous ces maux devrait se hâter de l’aller quérir?
—  Voire certes, dit la cousine. — Adieu donc, reprit  la gentilfemme, je
vous  enverrai mon époux, faites que de suite il parle au roi; il
apportera  le remède.» Là-dessus elle laissa sa cousine
interdite  et toute ébaubie. »Ne voudriez-vous point à votre 
tour  aller pérégriner en Palestine? demanda Arlette, en rentrant, 
 à son mari: — Non, non, dit-il, mon père et mon aïeul 
n’y ont été que trop! par trop grande piété ils 
ont engagé tous leurs biens aux moines, qui par trop grande avarice 
ont tout gardé. Non, non, je n’irai point; par ce chemin de Judée 
 est venue ma ruine et ma misère! — Et par ce chemin vous reviendront 
 les richesses et les honneurs, si vous le voulez!» Alors elle lui raconta
 ce qui se passait à la cour du roi, et l’engagea à se présenter
 pour faire le voyage en Terre-Sainte». [p.61a]
 
 Hugues l’ayant écoutée, commença 
 de se gratter l’oreille, de retourner sa pochette qui était vide et
 de dire: «Que pourrais-je demander au roi? croyez-vous qu’il me voulut
 emplir de royaux mon escarcelle? — Ne craignez pas de lui demander force
joyaux, terres, honneurs et priviléges; ajoutez à vos demandes
aussi long-tems que vous le verrez en humeur de donner: avec les rois c’est
ainsi qu’on en use. Surtout, vantez votre richesse et les biens que vous
quittez; car à un riche homme, on ne peut offrir petite récompense.»
 
 Les parens de Hugues Lemaire s’étaient
 trouvés ruinés tandis qu’il était encore en bas âge.
 Il connaissait et regrettait les biens qu’il aurait dû posséder,
 mais il n’avait jamais vu que bien rarement plusieurs pièces d’or
en sa puissance. Chemin faisant donc, pour aller trouver le roi, il enfonçait
 sa main jusqu’au fond de sa pochette vide, se disant à part soi:
—  Si le roi me l’emplissait, je serais bien riche; mais à grand’peine
 le fera-t-il  au quart ou à la moitié!
 
 Tout caleulant et ruminant, il arriva près 
 du palais et trouva sur la porte la cousine de sa femme qui l’attendait. 
Dès qu’il se fut nommé, «Soyez le bienvenu, dit-elle, 
venez-vous nous remettre en joie? — J’y tâcherai, dit-il,» et 
elle le mena devers le roi.
 
 «Voici un mien parent, sire, noble et
riche  homme qui se vante de vous rendre la santé, dit-elle au roi.» 
 Philippe sourit amèrement; puis, quand elle se fut éloignée, 
 se tournant vers Hugues: «Crois-tu donc pouvoir me guérir? que
 feras-tu pour cela? — Je mettrai ma cotte et mes brassards, mes cuissards 
 et mes grèves, et m’en irai à pied porter au saint tombeau 
un cierge à cette fin. — Feras-tu cela! s’écria le roi; s’il 
est ainsi, parle, car je ferai pour toi bien autre chose! — D’abord, dit le
chevalier, emplissez de royaux ma pochette. — Oui! oui! dit le roi, puisant 
dans un grand coffre et versant sans [p.51b] 
compter, voici les arrhes du marché. A présent, que demandes-tu?
 
 |   
 |  
               | Le pauvre homme, ébloui à la vue de tant d’or, fut interdit 
 de cette question imprévue. Il sentait qu’il fallait parler, mais 
ne savait quoi répondre. — J’aurai beaucoup de droits et de péages 
 à payer jusqu’à vos marches (1), balbutia-t-il. — Est-ce de 
 priviléges qu’il s’agit, dit Philippe, il te sera délivré 
 une charte en bon parchemin qui t’exemptera de péages, acquits, barrages, 
 travers, pontenages et de tous autres droits et tributs par terre et par 
eau, sur mes domaines et ceux de mes vassaux, toi et tes hoirs mâles 
 et femelles de présent et à toujours. — Grand merci, dit Hugues, qui, n’ayant jamais 
 rien eu à charroyer, ne connaissait pas l’importance des franchises 
 qu’il venait d’obtenir, mais qui, pendant que le roi parlait, avait eu le 
 tems de se recorder et se trouvait plus hardi. Que fera cependant ma femme, 
 seule, en son castel hors de la ville, et qui la défendra, si des 
brigands viennent l’assaillir pendant mon absence? — Je lui donnerai un hostel 
dans la ville de Paris et veillerai moi-même à ce qu’il ne manque 
 rien à ta famille.
 
 | 
 (1) Frontières.
 
 |  
               | — J’ai un fils, dit Hugues, qui serait orphelin si je mourais en route. —
 Je te fais dès cejourd’hui seigneur de la terre de Châlo-Saint-Mard, 
 près d’Étampes, qui deviendra son héritage si tu viens 
 à mourir. — Un fils est plus aisé à pourvoir que des 
 filles; j’en ai cinq dont leur mère serait fort embarrassée. 
 — Je les doterai, dit le roi, d’ailleurs ne t’ai-je pas promis qu’elles porteraient
 de leur chef franchise dans les familles? j’ajoute qu’elles y porteront
aussi noblesse, afin que même sans dot leurs descendantes soient recherchées
 de chacun. — Mais, dit Hugues, si je reviens, n’aurais-je pas bien gagné
 d’ajouter à mes armes un quartier de Jérusalem? — Assurément,
 dit Philippe, tu les porteras             [p.52a]
de Jérusalem  d’argent a la croix potencée, accompagnée
de quatre croisettes  de même, à enquerre écartelée
de sinople à  l’écu de gueule, chargé d’une feuille
de chêne d’argent  à la bordure d’or. — Quant aux frais de mon
voyage et de mon équipement,  il serait juste que vous les fissiez,
ce me semble, dit Lemaire. — Prends  donc la clef de ce coffre, afin que
ce qu’il contient te soit remis à  cet effet.» 
 Cependant Arlette, impatiente, était
montée  à sa tour pour voir de plus loin revenir son mari.
Je jugerai bien  s’il a fait de bonnes affaires, se disait-elle; l’homme
qui a le cœur content  est allègre, et s’il est soucieux, son pas
est lourd et sa marche traînante. Enfin elle l’aperçut; il revenait
lentement. Elle, ne devinant pas qu’il était appesanti par le poids
de l’or, fut toute courroucée, pensant qu’il n’avait pas réussi.
 
 «Hé quoi! lui cria-t-elle, dès 
 qu’il entra, les choses étaient en si bon train et vous n’avez pas 
 su en profiter! innocent que vous êtes!... Notre dame! que n’ai-je 
la force pour exécuter, aussi bien que j’ai un chef pour inventer; 
il en irait bien autrement!...
 
 Ici, elle fut interrompue par un son métallique 
 et lourd; c’était son mari qui se débarrassait de son fardeau. 
 «Qu’est-ce cela! dit-elle, ah! je savais bien que vous étiez 
 un homme de tête et d’expédition! racontez-moi donc au plus 
vite ce qui s’est dit, ce qui s’est fait, n’omettez rien! je veux tout savoir... 
 que d’or!... mon Dieu que d’or! jamais je n’en vis tant! Ah! désormais 
 voilà que nous pourrons nourrir nos enfans! que nous ne manquerons
  plus de rien!.. . Nous pourrons agrandir notre castel...
 — Ne vous en mettez pas en peine, femme! le
roi  vous donne un bel hostel en sa ville de Paris. — Que dites-vous! qui,
moi,  j’habiterais une belle maison en ville que m’aurait donnée le
roi?  avec mes enfans, sans doute, quel bonheur! Alors je pourrai produire
notre  fils, il sera facile [p.52b] avec sa
figure et le nom de son père...; — Mon nom est maintenant Hugues Lemaire, 
sire de Châlo-Saint-Mard, belle terre auprès d’Étampes 
dont le roi m’a fait don. — Est-il possible! que dites-vous! comment! répétez 
 donc? un hostel en ville! un chastel près d’Étampes! vous y
 ferez peindre notre blason? — Avec un quartier aux armes de Jérusalem. 
 — Oh! pour le coup, nous voici aussi nobles, aussi riches que le roi! nous 
 pourrons marier au moins deux de nos filles et faire entrer les autres en 
 religion? — N’ayez cure, ma mie, le roi les dotera toutes les cinq; il leur 
 donne de tels droits, titres et priviléges, pour elles et pour leurs 
 hoirs, que vous aurez plus de demandeurs que vous n’avez de filles.
 — Oh! dit la pauvre mère suffoquée 
 par la joie, le bon roi! que Dieu le bénisse! je n’en puis plus! je
 suis muette de contentement!.. Il faudra vous mettre en bel équipage 
 pour faire honneur à ce grand prince. — Voici la clef d’un large coffre
 plein d’or, où je puiserai à ma volonté.»
 
 |   
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              | A ce coup la femme de Hugues resta vraiment muette et ce fut au tour du
chevalier  de bâtir des projets. »Je ferai faire, dit-il, une armure la 
plus  légère qu’il se pourra et si brillante que le soleil en
aura  honte; et comme je ne suis pas trop mal fait de ma personne, on me
donnera  en tous lieux le nom du beau pèlerin. J’aurai aussi un varlet
qui me suivra menant un roussin pour porter mes bagages; ledit varlet ayant
charge  de dire aux gens en me montrant: C’est un noble et riche seigneur, 
qui ne  va ainsi à pied que par dévotion et humilité.
 — Foin des plaisirs de vanterie! dit Ariette,
 songez plutôt à vous entretenir en santé, quand je ne
 serai plus là pour y veiller. Je crains bien que souvent vous ne
manquiez  de gîte et de repas pendant ce long trajet, dans des contrées 
 inconnues, et n’ayez guère le loisir de vous pavaner de vos richesses 
 et de votre bonne [p.53a] mine. — Craintes frivoles,
 dit Hugues, qui voyait tout en beau; n’y a-t-il pas des moustiers et des
châteaux par toute la terre? quand j’apporterai l’offrande du roi aux
plus fameuses reliques, croyez qu’il me sera offert gîte et repas dans
les couvons et abbayes, repas de moines! jamais nous n’en fîmes de
pareils! d’autre part, je ne puis manquer d’être bien accueilli par
les châtelains dont les manoirs se trouveront sur ma route; voire, je
serai fêté et choyé par les nobles châtelaines, 
qui, au dire de chacun, désarment de leurs mains blanches les chevaliers 
pélerins.
 
 — N’allez pas oublier, dit vivement sa femme,
 que vous êtes commis pour une oeuvre pie, qui doit se faire en grande
 dévotion! — Une chose me point, interrompit Hugues: comment ferai-je
 pour tenir mon cierge allumé le long de la route? — Vous le porterez
 dans une lanterne, dit Arlette. — Vous êtes de bon conseil et vous
avez réponse à tout. J’userai de l’expédient, mais seulement
 par les voies désertes et détournées; car il me fera
 plus d’honneur,  je pense, d’entrer ès villes et châteaux tenant
 au poing une torche bien flamboyante.»
 
 Ainsi s’entretinrent-ils, puis en hâte 
ils  s’occupèrent de leurs préparatifs. Hugues, faisant ses 
acquits  d’armes, vêtemens, roussin, équipages; sa femme cousant 
robes  et surcots pour elle et ses enfans, ne voyant arriver assez vite le 
glorieux  moment où son mari devait les présenter au roi.
 
 Tout alla bien jusqu’aux approches du départ, 
 qu’ils commencèrent à se rappeler qu’ils s’aimaient et qu’ils 
 allaient se quitter pour long-tems. Quelquefois alors la femme eût 
voulu tout rendre et garder son mari. J’étais accoutumée à 
 la mauvaise fortune, lui disait-elle, et je crains de ne pouvoir m’habituer 
 à votre absence. Mais lui, moins soucieux, la réconfortait:
  — Il faut savoir acheter tant de biens de quelques peines. Songez à 
 vos enfans, [p.53b] prenez courage, je reviendrai 
 bientôt quel plaisir vous aurez au retour, quand, heureuse et tranquille, 
 vous m’entendrez vous raconter tant de belles choses que j’aurai vues dans 
 mes voyages. Il promit tant, et d’un autre côté la raison et 
 la nécessité parlaient si haut, qu’il fallut se résoudre.
 
 Vint enfin le moment de quitter la tour: peut-être 
 ils sentirent quelque regret! il n’est point de lieu ou l’habitude ne nous 
 attache!
 
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               | Les voici donc beaux et braves s’acheminant vers Paris. Les voilà 
devant le roi, ainsi que vous le voyez dans l’image que nous vous donnons. 
Elle est copiée sur la copie d’un tableau qui se voyait autrefois dans
l’église de Saint-Pierre d’Étampes (1); Châlo menant sa
femme, sa femme menant son fils, lequel est suivi de ses cinq sœurs, et, pour
peu que vous connaissiez le blason, vous pouvez voir que leurs armes sont
écartelées de Jérusalem. 
 |      (1) Voir la lithographie.
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               | Le roi les reçoit sur son trône, sa couronne sur la tête 
 et son sceptre à la main. A propos de sceptre en main, il m’est avis 
 qu’au moyen âge les rois prenaient leur couronne et leur sceptre en 
 se levant, comme le constatent les estampes et sculptures des tems qui les 
 représentent toujours ainsi: dans quelque occasion que ce soit. 
 En somme, Philippe accueillit nos gens à 
 merveille. Il leur donna une charte de priviléges, terres et revenus, 
 y ajouta force promesses, sourit aux enfans, flatta la femme, encouragea 
le mari, bref, les fit installer dans une belle maison à tourelles 
et à pignons pointus, qu’ils trouvèrent pourvue de meubles et
de provisions achetés des deniers royaux.
 
 Dieu sait comme ils admirèrent et se
réjouirent,  puis comme ils s’affligèrent et pleurèrent,
puis enfin il s’embrassèrent  et finirent par se quitter.
 
 Après le départ de Hugues, 
 Arlette fut [p.54a] conviée à 
prendre part à tous les esbattemens de la cour; mais avec son esprit 
 et sa prudence, elle comprit qu’il ne lui convenait pas de passer dans des 
 divertissemens oiseux le tems du pénible voyage de son mari, entrepris 
avec la chance de mille maux pour conquérir le bien-être de sa
famille; donc, pour se soustraire aux empressemens des seigneurs de la cour
et de Philippe lui-même, qui, la voyant si belle et avenante, aurait
volontiers porté ses couleurs, elle témoigna le désir 
de visiter sa terre de Châlo et s’y rendit avec ses enfans.
 
 Quand elle y fut, elle envoya un message au
roi:  Je vous prie, sire, lui disait-elle, au nom de celui qui s’en est allé 
 remplir votre vœu au travers de mille périls, de permettre que je 
reste ici pour y ménager le bien du sire de Châlo mon époux, 
 et élever avec honneur et piété nos enfans, afin qu’à 
 son retour il puisse jouir du repos dont il aura tant besoin, sans trouble 
 ni regrets de son absence.
 
 Le roi ne put qu’approuver une aussi sage conduite. 
 Il mit la gentilfemme sous la garde des habitans d’Étampes, afin qu’ils
 la protégeassent et la défendissent contre les voleurs et
les  brigands qui étaient communs en ce tems-là.
 
 Après deux ans le sire de Châlo 
revint;  il avait rempli toutes les conditions de son pélerinage, rapportait
 de belles reliques de la Terre-Sainte et nombre de belles histoires et aventures
 à raconter. Il trouva son fils Ansolde, qui déjà promettait
 d’être bon et brave comme son père; ses cinq filles bien apprises
 en sagesse et piété; il retrouva sa bonne femme toujours belle
 et sage, et prête à lui servir de conseil et d’amie. Que vous
 dirai-je! ils vécurent heureux et contens pendant de longues annees,
 entourés de leurs enfans et des enfans de leurs enfans, dont il virent
 je ne sais combien de générations.
 
 Cela finit comme toutes les vieilles histoires; 
 mais ce qui arriva ensuite à la lignée du sire de Châlo 
 et d’Ariette sa [p.54b] femme n’est arrivé 
 à nulle autre. Leurs cinq filles, mariées au sortir de l’enfance 
 dans les meilleures familles de la ville d’Étampes, outre leurs droits 
 et priviléges conférés par le roi, apportant une heureuse 
 fécondité qu’elles tenaient de leur mère, eurent aussi 
 beaucoup d’enfans. Ce furent surtout des filles, qui crurent et multiplièrent 
 de telle sorte que, de générations en générations, 
 elles peuplèrent entièrement la ville d’Étampes de leur
 descendance. Or, la renommée de l’immense avantage qu’avaient les
filles de cette ville de transmettre franchise et noblesse à leurs 
enfans s’étant répandue de toutes parts, on vit accourir des 
provinces de France, nobles, magistrats, commerçons et riches roturiers 
pour prendre femme en ce pays.
 
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              | Au tems du roi Jean II, l’accroissement de cette lignée, qu’on nommait
 la franchise, était déjà tel, que plus d’un millier
de familles s’en disaient issues, et étaient exemptes de tous les
tributs dus au roi. Alors, ceux qui gouvernaient les finances de l’état
commencèrent d’ouvrir les yeux et de représenter au prince
que, s’il en allait long-tems ainsi, les revenus royaux en souffriraient
beaucoup. On commença donc à contester la validité de
la charte; mais le roi Jean, homme d’un bon naturel et facile à persuader,
 se laissa circonvenir par les intéressés, et confirma le privilége
 moyennant quelques restrictions. Ce fut à ce sujet que la postérité 
 de Châlo triomphante fit peindre et appendre dans l’église d’Étampes
 le tableau dont nous avons parlé. 
 Sous le règne de François Ier, 
c’est-à-dire  cent soixante-dix ans après, plus de cinquante 
mille familles, se disant issues de cette souche, étaient répandues 
sur toute la surface de la France, et menaçaient de tarir un jour les
revenus de l’état. Le roi François, guerrier et dissipateur, 
de son autorité coupa au vif dans la franchise, et en restreignit considérablement
les prérogatives. Malgré [p.55a]
cela, le mal s’accrut encore puisque le nombre des familles s’augmentait
toujours. Ce vint au point qu’Henri IV, effrayé d’une multiplication
 si prodigieuse, jurant un jour son gros juron: «Ventre saint gris,
dit-il, ces Châlo nous réduiront à la besace. Ainsi que
la famille de notre mère Eve, ils couvriront bientôt toute la
terre.»
 
 Alors il exigea de ces descendances féminines 
 des preuves d’origine que le long tems et les innombrables ramifications 
de l’arbre généalogique rendaient impossibles. Ainsi les priviléges 
 se trouvèrent abolis, et la postérité de Hugues Lemaire, 
 sire de Châlo, rentra sous la loi commune. Elle s’obscurcit d’autant 
 plus que le fanal qui la tenait en lumière était éteint. 
 Ainsi finit son histoire, qui a donné lieu au proverbe qu’on répète 
 encore dans le pays: Facile à marier comme les filles d’Étampes.
 
 
  Mme PlET 
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