Je suis né sur cette partie de l’héritage des anciens rois
qu’on appelle aujourd’hui le département de l’Aisne, et qu’on
appelait autrefois l’Ile-de-France*; mon père et ma mère
habitaient un petit village situé au milieu de la forêt de
Villers-Cotterêts et qu’on appelle Fleury. Avant ma naissance, mes
parents avaient déjà eu cinq enfants, trois garçons
et deux filles, qui, tous, étaient morts. Il en résulta
que, lorsque ma mère se vit enceinte de moi, elle me voua au blanc
jusqu’à l’âge de sept ans, et mon père promit un pèlerinage
à Notre-Dame de Liesse**.
Ces deux vœux ne sont point rares en province, et ils avaient entre
eux une relation directe, puisque le blanc est la couleur de la Vierge,
et que Notre Dame de Liesse n’est autre que la vierge Marie.
Malheureusement, mon père mourut pendant la grossesse de ma
mère: mais ma mère, qui était une femme pieuse,
ne résolut pas moins d’accomplir le double vœu dans toute sa
rigueur; aussitôt ma naissance, je fus habillé de blanc
des pieds à la tête, et, aussitôt qu’elle put marcher,
ma mère entreprit à pied, comme il avait été
voué, le pèlerinage sacré.
Notre-Dame de Liesse, heureusement, n’était située qu’à
quinze ou seize lieues du village de Fleury; en trois étapes,
ma mère fut rendue à destination.
Là, elle fit ses dévotions, et reçut des mains du
curé une médaille d’argent, qu’elle m’attacha au cou.
Grâce à ce double vœu, je
fus exempt de tous les accidents de la jeunesse, et, lorsque j’eus atteint
l’âge de raison, soit résultat de l’éducation religieuse
que j’avais reçue, soit influence de la médaille, je me
sentis entraîné vers l’état ecclésiastique.
Ayant fait mes études au séminaire de Soissons, j’en sortis
prêtre en 1780, et fus envoyé vicaire à Étampes.***
Le hasard fit que je fus attaché à celle des quatre****
églises d’Étampes qui est sous l’invocation de Notre-Dame.
|
*Le
Pays de Soissons formait la pointe orientale de l’ancienne Île-de-France,
mais appartient aujourd’hui à la Picardie.
**Notre-Dame-de-Liesse
est une vierge noire, patronne du diocèse de Soissons.
*** Le curé réel de Notre-Dame
s’appelait Boivin; il le fut de 1755 à 1791. C’est seulement en 1783 que lui
furent adjoints deux vicaires, Picou et Gregy.
**** Première erreur. L’auteur fait allusion aux quatre églises
subsistant à son époque: Notre-Dame, Saint-Basile, Saint-Gilles
et Saint-Martin; et il semble ignorer qu’à l’époque de ces événements
supposés, avant la Révolution, il y avait encore à Étampes deux autres, depuis détruites:
Sainte-Croix et Saint-Pierre.
|
Cette église est un des merveilleux monuments que l’époque
romane a légués au moyen âge. Fondée par Robert
le Fort*, elle fut achevée
au douzième siècle seulement; elle a encore aujourd’hui
des vitraux admirables qui, lors de son édification récente,
devaient admirablement s’harmoniser avec la peinture et la dorure qui
couvraient ses colonnes et en enrichissaient les chapiteaux.
Tout enfant, j’avais fort aimé ces merveilleuses efflorescences
de granit que la foi a fait sortir de terre du dixième au seizième
siècle, pour couvrir le sol de la France, cette fille aînée
de Rome, d’une forêt d’églises, et qui s’arrêta
quand la foi mourut dans les cœurs, tuée par le poison de Luther
et de Calvin.**
J’avais joué, tout enfant, dans les ruines de Saint-Jean de Soissons:
j’avais réjoui mes yeux aux fantaisies de toutes ces moulures,
qui semblent des fleurs pétrifiées, de sorte que, lorsque
je vis Notre-Dame d’Étampes, je fus heureux que le hasard, ou
plutôt la Providence, m’eût donné, hirondelle, un
semblable nid; alcyon, un pareil vaisseau.
Aussi mes moments heureux étaient ceux que je passais dans l’église.
Je ne veux pas dire que ce fut un sentiment purement religieux qui m’y
retînt; non, c’était un sentiment de bien-être qui
peut se comparer à celui de l’oiseau que l’on tire de la machine
pneumatique, où l’on a commencé à faire le vide,
pour le rendre à l’espace et à la liberté. Mon espace
à moi, c’était celui qui s’étendait du portail à
l’abside; ma liberté, c’était de rêver, pendant deux
heures à genoux sur une tombe ou accoudé à une colonne.
A quoi rêvais-je? ce n’était certainement pas à quelque
argutie théologique; non, c’était à cette lutte
éternelle du bien et du mal qui tiraille l’homme depuis le jour
du péché; c’était à ces beaux anges aux ailes
blanches, à ces hideux démons aux faces rouges, qui, à
chaque rayon de soleil, étincelaient sur les vitraux, les uns resplendissants
du feu céleste, les autres flamboyants aux flammes de l’enfer; Notre-Dame
enfin, c’était ma demeure: là, je vivais, je pensais, je priais.
La petite maison presbytérienne***
qu’on m’avait donnée n’était que mon pied à terre,
j’y mangeais et j’y couchais, voilà tout.
Encore souvent ne quittais-je ma belle Notre-Dame qu’à minuit
ou une heure du matin.
On savait cela. Quand je n’étais pas au presbytère, j’étais
à Notre-Dame. On venait m’y chercher, et l’on m’y trouvait.
Des bruits du monde, bien peu parvenaient jusqu’à moi, renfermé
comme je l’étais dans ce sanctuaire de religion, et surtout
de poésie.
Cependant, parmi ces bruits, il y en avait un qui intéressait
tout le monde, petits et grands, clercs et laïques. Les environs
d’Étampes étaient désolés par les exploits
d’un successeur, ou plutôt d’un rival de Cartouche et de Poulailler****, qui, pour l’audace, paraissait
devoir suivre les traces de ses prédécesseurs.
Ce bandit, qui s’attaquait à tout, mais particulièrement
aux églises, avait nom L’Artifaille.
Une chose qui me fit donner une attention
plus particulière aux exploits de ce brigand, c’est que sa femme,
qui demeurait dans la ville basse d’Étampes, était une
de mes pénitentes les plus assidues. Brave et digne femme, pour
qui le crime dans lequel était tombé son mari était
un remords, et qui, se croyant responsable devant Dieu, comme épouse,
passait sa vie en prières et en confession, espérant, par
ses œuvres saintes, atténuer l’impiété de son mari.
Quant à lui, je viens de vous le dire, c’était un bandit
ne craignant ni Dieu ni diable, prétendant que la société
était mal faite, et qu’il était envoyé sur la terre
pour la corriger; que, grâce à lui, l’équilibre se
rétablirait dans les fortunes, et qu’il n’était que le
précurseur d’une secte que l’on verrait un jour*, et qui prêcherait
ce que lui mettait en pratique, c’est-à-dire la communauté
des biens.
Vingt fois il avait été pris et conduit en prison, mais
presque toujours, à la deuxième ou troisième nuit
on avait trouvé la prison vide; comme on ne savait de quelle façon
se rendre compte de ces évasions, on disait qu’il avait trouvé
l’herbe qui coupe le fer.
Il y avait donc un certain merveilleux qui s’attachait à cet
homme.
|
* Deuxième erreur: Notre-Dame
d’Étampes n’a pas été fondée par Robert le
Fort (mort en 866) mais passe pour l’avoir été par son arrière-petit-fils
Robert le Pieux, vers l’an mil.
**
C’est le point de vue d’un ecclésiastique catholique, pour qui
la Réforme protestante a ouvert la route au développement
de l’esprit de libre-examen et par suite à la diminution de la piété.
Étampes présente une trace manifeste de cette diminution
de la générosité des fidèles au XVIe siècle,
dans une inscription encore lisible au chevet de Saint-Basile, comme
le note déjà Fleureau, dans ses Antiquitez, p. 400:
«mais les charités de ceux qui avoient
fait cette entreprise n’ayant pas continué, elle est demeurée
imparfaite pour être parachevée quand il plaira à
Dieu. Faxit Deus ut perficiar. Ces parolles sont écrites au bout
de l’ouvrage avec l’année 1559. que l’on a cessé d’y travailler.»
*** Il
y a là une incontestable faute de vocabulaire: «presbytérienne» signifie uniquement «en rapport avec la
secte presbytérienne» (qui s’oppose à la mouvance épiscopalienne)
et l’on attendrait plutôt ici la périphrase consacrée «maison presbytérale». De plus le presbytère
était la résidence du curé, et non de son vicaire!
**** Cartouche et Poulailler: le premier
est un brigand parisien pris et exécuté en 1721 après
avoir déjoué les recherches de la police pendant dix ans;
le second était si célèbre au XVIIIe siècle
que son nom en vint à désigner toute cette sorte de brigands
qui s’attaquaient alors plus spécialement aux fermes isolées.
*Allusion probable par Alexandre Dumas
au saint-simonisme, fondé vers 1819 et encore très
influent en 1849.
|
Quant à moi, je n’y songeais, je l’avoue, que quand sa pauvre femme
venait se confesser à moi, m’avouant ses terreurs et me demandant
mes conseils.
Alors, vous le comprenez, je lui conseillais d’employer toute son influence
sur son mari pour le ramener dans la bonne voie. Mais l’influence de
la pauvre femme était bien faible. Il lui restait donc cet éternel
recours en grâce que la prière ouvre devant le Seigneur.
|
|
Les fêtes de Pâques de l’année 1783 approchaient. C’était
dans la nuit du jeudi au vendredi saint. J’avais, dans la journée
du jeudi, entendu grand nombre de confessions et, vers huit heures du
soir, je m’étais trouvé tellement fatigué, que je
m’étais endormi dans le confessionnal.
Le sacristain m’avait vu endormi; mais, connaissant
mes habitudes, et sachant que j’avais sur moi une clef de la porte de
l’église, il n’avait pas même songé à m’éveiller;
ce qui m’arrivait ce soir-là m’était arrivé cent
fois.
Je dormais donc, lorsque au milieu de mon sommeil
je sentis résonner comme un double bruit. L’un était
la vibration du marteau de bronze sonnant minuit, l’autre était
le froissement d’un pas sur la dalle.
J’ouvris les yeux, et je m’apprêtais à sortir du confessionnal
quand, dans le rayon de lumière jeté par la lune à
travers les vitraux d’une des fenêtres, il me sembla voir passer
un homme.
Comme cet homme marchait avec précaution, regardant autour de
lui à chaque pas qu’il faisait, je compris que ce n’était
ni un des assistants, ni le bedeau, ni le chantre, ni aucun des habitués
de l’église, mais quelque intrus se trouvant là en mauvaise
intention.
Le visiteur nocturne s’achemina vers le chœur. Arrivé là,
il s’arrêta, et, au bout d’un instant, j’entendis le coup sec du
fer sur une pierre à feu; je vis pétiller une étincelle,
un morceau d’amadou s’enflamma, et une allumette alla fixer sa lumière
errante à l’extrémité d’un cierge posé
sur l’autel.
A la lueur de ce cierge, je pus voir alors un homme de taille médiocre,
portant à la ceinture deux pistolets et un poignard, à
la figure railleuse plutôt que terrible, et qui, jetant un regard
investigateur dans toute l’étendue de la circonférence
éclairée par le cierge, parut complètement rassuré
par cet examen. |
Illustration
d’Andrieux (1852) |
En conséquence, il tira de sa poche, non pas un trousseau de clefs,
mais un trousseau de ces instruments destinés à les remplacer,
et que l’on appelle rossignols du nom sans doute de ce fameux Rossignol
qui se vantait d’avoir la clef de tous les chiffres. A l’aide d’un de ces
instruments il ouvrit le tabernacle, en tirant d’abord le saint ciboire,
magnifique coupe de vieil argent ciselée sous Henri II, puis un
ostensoir massif, qui avait été donné à la ville
par la reine Marie-Antoinette**, puis
enfin deux burettes de vermeil.
Comme c’était tout ce que renfermait le tabernacle, il le referma
avec soin, et se mit à genoux pour ouvrir le dessous de l’autel,
qui faisait châsse.
Le dessous de l’autel renfermait une Notre-Dame en cire couronnée
d’une couronne d’or et de diamants, et couverte d’une robe toute brodée
de pierreries**.
Au bout de cinq minutes, la châsse, dont, au reste, le voleur
eût pu briser les parois de glace, était ouverte, comme
le tabernacle, à l’aide d’une fausse clef, et il s’apprêtait
à joindre la robe. et la couronne à l’ostensoir, aux burettes
et au saint-ciboire, lorsque, ne voulant pas qu’un pareil vol s’accomplît,
je sortis du confessionnal et m’avançai vers l’autel.
Le bruit que je produisis en ouvrant la porte fit retourner le voleur.
Il se pencha de mon côté, et essaya de plonger son regard
dans les lointaines obscurités de l’église, mais le confessionnal
était hors de la portée de la lumière, de sorte
qu’il ne me vit réellement que lorsque j’entrai dans le cercle
éclairé par la flamme tremblotante du cierge.
|
**Tout ce qui est dit ici des reliques conservées
à Notre-Dame est inspiré à l’auteur par sa seule
imagination, comme le montre le dossier documentaire
que nous éditons ci-après. Marie-Antoinette n’a
jamais rien offert à Notre-Dame d’Étampes, et le reliquaire
le plus précieux contenait en fait les Corps Saints des saints
martyrs Cant, Cantien et Cantienne.
|
En apercevant un homme, le voleur s’appuya contre l’autel, tira un pistolet
de sa ceinture et le dirigea vers moi.
Mais, à ma longue robe noire, il put bientôt voir que
je n’étais qu’un simple prêtre inoffensif, et n’ayant
pour toute sauvegarde que la foi, pour toute arme que la parole.
Malgré la menace du pistolet dirigé contre moi j’avançai
jusqu’aux marches de l’autel. Je sentais que, s’il tirait sur moi,
ou le pistolet raterait, ou la balle dévierait; j’avais la main
à ma médaille, et je me sentais tout entier couvert du saint
amour de Notre-Dame.
Cette tranquillité du pauvre vicaire parut émouvoir le
bandit.
— Que voulez-vous? me dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre
assurée.
— Vous êtes L’Artifaille? lui dis-je.
— Parbleu! répondit-il, qui donc oserait, si ce n’était moi,
pénétrer seul dans une église, comme je le fais?
— Pauvre pécheur endurci qui tires orgueil de ton crime, lui
dis-je, ne comprends-tu pas qu’à ce jeu que tu joues tu perds
non seulement ton corps, mais encore ton âme?
— Bah! dit-il, quant à mon corps, je l’ai sauvé déjà
tant de fois, que j’ai bonne espérance de le sauver encore, et
quant à mon âme...
— Eh bien! quant à ton âme!
— Cela regarde ma femme: elle est sainte pour deux, et elle sauvera
mon âme en même temps que la sienne.
— Vous avez raison, votre femme est une sainte femme, mon ami, et elle
mourrait certainement de douleur si elle apprenait que vous eussiez accompli
le crime que vous étiez en train d’exécuter.
— Oh! oh! vous croyez qu’elle mourra de douleur, ma pauvre femme?
— J’en suis sûr.
— Tiens! je vais donc être veuf, continua le brigand en éclatant
de rire et étendant les mains vers les vases sacrés.
Mais je montai les trois marches de l’autel et lui arrêtai le
bras.
— Non, lui dis-je, car vous ne commettrez pas ce sacrilège.
— Et qui m’en empêchera?
— Moi.
— Par la force?
— Non, par la persuasion. Dieu n’a pas envoyé ses ministres sur
la terre pour qu’ils usassent de la force, qui est une chose humaine, mais
de la persuasion, qui est une vertu céleste. Mon ami, ce n’est pas
pour l’église, qui peut se procurer d’autres vases, mais pour vous,
qui ne pourrez pas racheter votre péché; mon ami, vous ne
commettrez pas ce sacrilège.
— Ah çà! mais vous croyez donc que c’est le premier,
mon brave homme?
|
|
— Non, je sais que c’est le dixième, le vingtième, le trentième
peut-être, mais qu’importe? Jusqu’ici vos yeux étaient
fermés, vos yeux s’ouvriront ce soir, voilà tout. N’avez-vous
pas entendu dire qu’il y avait un homme nommé Paul qui gardait
les manteaux de ceux qui lapidaient saint Etienne? Eh bien! cet homme, il
avait les yeux couverts d’écailles, comme il le dit lui-même;
un jour les écailles tombèrent de ses yeux; il vit, et ce
fut saint Paul. Oui, saint Paul!... le grand, l’illustre saint Paul!...*
— Dites-moi donc, monsieur l’abbé, saint Paul n’a-t-il pas été
pendu?
— Oui.**
— Eh bien! à quoi cela lui a-t-il servi de voir?
— Cela lui a servi à être convaincu que, parfois, le salut
est dans le supplice. Aujourd’hui, saint Paul a laissé un nom
vénéré sur la terre, et jouit de la béatitude
éternelle dans le ciel.
— A quel âge est-il arrivé à saint Paul de voir?
— A trente-cinq ans.
— J’ai passé l’âge, j’en ai quarante.
— Il est toujours temps de se repentir. Sur la croix, Jésus
disait au mauvais larron: Un mot de prière, et je te sauve.
— Ah çà! tu tiens donc à ton argenterie? dit le
bandit en me regardant.
— Non. Je tiens à ton âme, que je veux sauver.
— A mon âme! tu me feras accroire cela; tu t’en moques pas mal!
— Veux-tu que je te prouve que c’est à ton âme que je
tiens? lui dis-je.
— Oui, donne-moi cette preuve, tu me feras plaisir.
— A combien estimes-tu le vol que tu vas commettre cette nuit?
— Eh! eh! fit le brigand en regardant les burettes, le calice, l’ostensoir
et la robe de la Vierge avec complaisance, à mille écus.
— A mille écus?
— Je sais bien que cela vaut le double; mais il faudra perdre au moins
les deux tiers dessus; ces diables de juifs sont si voleurs!
— Viens chez moi.
— Chez toi?
|
*La conversion de saint-Paul est
un élément important de l’apologétique catholique
du temps d’Alexandre Dumas, notamment depuis qu’en 1754 l’abbé Guénée,
étampois, a traduit et édité en français La
Religion chrétienne démontrée par la conversion et
l’apostolat de Saint-Paul, ouvrage de George Lyttelton, réédité
en 1822.
**Approximation bizarre dans la bouche
d’un ecclésiastique, et concernant une scène si souvent
représentée: saint Paul a été décapité;
mais il est vrai que la discussion ne se prête pas aux arguties
historiques. Ici encore on remarque une certaine inculture religieuse chez
Dumas, ou chez son nègre.
|
— Oui, chez moi, au presbytère***. J’ai une somme de mille
francs, je te la donnerai à compte.
— Et les deux autres mille?
— Les deux autres mille? eh bien! je te promets, foi de prêtre!
que j’irai dans mon pays; ma mère a quelque bien, je vendrai
trois ou quatre arpents de terre pour faire les deux autres mille francs,
et je te les donnerai.
— Oui, pour que tu me donnes un rendez-vous et que tu me fasses tomber
dans quelque piège?
— Tu ne crois pas ce que tu dis là, fis-je en étendant
la main vers lui.
— Eh bien! c’est vrai, je n’y crois pas, dit-il d’un air sombre. Mais
ta mère, elle est donc riche?
— Ma mère est pauvre.
— Elle sera ruinée, alors?
— Quand je lui aurai dit qu’au prix de sa ruine j’ai sauvé une
âme, elle me bénira. D’ailleurs, si elle n’a plus rien,
elle viendra demeurer avec moi, et j’aurai toujours pour deux.
— J’accepte, dit-il; allons chez toi.
— Soit, mais attends.
— Quoi?
— Renferme dans le tabernacle les objets que tu y as pris, referme-le
à clef, cela te portera bonheur.
Le sourcil du bandit se fronça comme celui d’un homme que la
foi envahit malgré lui: il replaça les vases sacrés
dans le tabernacle et le referma avec le plus grand soin.
— Viens, dit-il.
— Fais d’abord le signe de la croix, lui dis-je. Il essaya de jeter
un rire moqueur, mais le rire commencé s’interrompit de lui-même.
Puis il fit le signe de la croix.
— Maintenant, suis-moi, lui dis-je.
Nous sortîmes par la petite porte, en moins de cinq minutes nous
fûmes chez moi.
Pendant le chemin, si court qu’il fût, le bandit avait paru fort
inquiet, regardant autour de lui et craignant que je ne voulusse le faire
tomber dans quelque embuscade.
Arrivé chez moi, il se tint près de la porte.
— Eh bien! ces mille francs? demanda-t-il.
— Attends, répondis-je.
J’allumai une bougie à mon feu mourant; j’ouvris une armoire,
j’en tirai un sac.
— Les voilà, lui dis-je.
Et je lui donnai le sac.
— Maintenant les deux autres mille, quand les aurai-je?
— Je te demande six semaines.
— C’est bien, je te donne six semaines.
— A qui les remettrai-je?
Le bandit réfléchit un instant.
— A ma femme, dit-il.
— C’est bien!
— Mais elle ne saura pas d’où ils viennent ni comment je les
ai gagnés?
— Elle ne le saura pas, ni elle ni personne. Et jamais, à ton tour,
tu ne tenteras rien ni contre Notre-Dame d’Étampes ni contre toute
autre église sous l’invocation de la Vierge?
— Jamais!
— Sur ta parole?
— Foi de L’Artifaille!
— Va, mon frère, et ne pèche plus.
Je le saluai en lui faisant signe de la main qu’il était libre
de se retirer.
Il parut hésiter un moment; puis, ouvrant la porte avec précaution,
il disparut.
Je me mis à genoux, et je priai pour cet homme.
|
***Il est bizarre que Dumas fasse habiter le vicaire au presbytère,
qui était en fait la résidence de son supérieur le
curé (juste derrière Notre-Dame, au n°6 rue du Cloître
Notre-Dame, jusqu’en 1796, puis, de 1808 à 1908, dans la maison coincée
entre l’impasse au Cerf, côté jardin, et l’impasse au Chat,
côté cour; après quoi, à nouveau chassés,
les curés se replient au Petit-Séminaire, 18 rue Évezard).
La maison vicariale en était bien distincte. Elle était,
de 1830 à 1868, au 16, rue de la Cordonnerie; avant cela, probablement
dans le même secteur que le presbytère, tout près de
Notre-Dame.
|
Je n’avais pas fini ma prière que j’entendis frapper à la
porte.
— Entrez****,
dis je sans me retourner.
Quelqu’un effectivement, me voyant en prière, s’arrêta en
entrant et se tint debout derrière moi.
Lorsque j’eus achevé mon oraison, je me retournai, et je vis
L’Artifaille immobile et droit près de la porte, ayant son sac
sous son bras.
— Tiens, me dit-il. Je te rapporte tes mille francs.
— Mes mille francs
— Oui, et je te tiens quitte des deux mille autres.
— Et cependant la promesse que tu m’as faite subsiste?
— Parbleu!
— Tu te repens donc?
— Je ne sais pas si je me repens, oui ou non, mais je ne veux pas de ton argent, voilà
tout.
Et il posa le sac sur le rebord du buffet.
Puis, le sac déposé, il s’arrêta comme pour demander
quelque chose; mais cette demande, on le sentait, avait peine à sortir
de ses lèvres. Son œil m’interrogeait.
— Que désirez-vous? lui demandai-je. Parlez, mon ami. Ce que
vous venez de faire est bien; n’ayez pas honte de faire mieux.
— Tu as une grande dévotion à Notre-Dame? me demanda-t-il.
— Une grande.
— Et tu crois que, par son intercession, un homme, si coupable qu’il
soit, peut être sauvé à l’heure de la mort? Eh
bien! en échange de tes trois mille francs, dont je te tiens
quitte, donne-moi quelque relique, quelque chapelet, quelque reliquaire
que je puisse baiser à l’heure de ma mort.
Je détachai la médaille et la chaîne d’or que ma
mère m’avait passées au cou le jour de ma naissance, qui
ne m’avaient jamais quitté depuis, et je les donnai au brigand.
Le brigand posa ses lèvres sur la médaille et s’enfuit.
|
**** L’édition
Wagner de 1949 porte: Entre, tandis que l’édition en ligne
Pitbook porte Entrez. Mme Anne-Marie Callet-Bianco nous précise que l’édition
originale de 1849 porte bien Entrez.
|
Un an s’écoula sans que j’entendisse parler de L’Artifaille: sans
doute il avait quitté Étampes pour aller exercer ailleurs.
Sur ces entrefaites, je reçus une lettre de mon confrère,
le vicaire de Fleury. Ma bonne mère était bien malade et
m’appelait près d’eux. J’obtins un congé et je partis.
Six semaines ou deux mois de bons soins et de prières rendirent
la santé à ma mère. Nous nous quittâmes, moi
joyeux, elle bien portante, et je revins à Étampes.
J’arrivai un vendredi soir; toute la ville était en émoi.
Le fameux voleur L’Artifaille s’était fait prendre du côté
d’Orléans, avait été jugé au présidial
de cette ville, qui, après condamnation, l’avait envoyé
à Étampes pour être pendu, le canton d’Étampes
ayant été principalement le théâtre de ses
méfaits.
L’exécution avait eu lieu le matin même.
Voilà
ce que j’appris dans la rue: mais, en entrant au presbytère,
j’appris autre chose encore: c’est qu’une femme de la ville basse était
venue depuis la veille au matin, c’est-à-dire depuis le moment
où L’Artifaille était arrivé à Étampes
pour y subir son supplice, s’informer plus de dix fois si j’étais
de retour.
Cette insistance n’était pas étonnante. J’avais écrit
pour annoncer ma prochaine arrivée, et j’étais attendu
d’un moment à l’autre.
Je ne connaissais dans la ville basse que la pauvre femme qui allait
devenir veuve. Je résolus d’aller chez elle avant d’avoir même
secoué la poussière de mes pieds.
Du presbytère à la ville basse, il n’y avait qu’un pas.
Dix heures du soir sonnaient il est vrai; mais je pensais que, puisque
le désir de me voir était si ardent, la pauvre femme ne
serait pas dérangée par ma visite.
|
|
Je descendis donc au faubourg et me fis indiquer sa maison. Comme tout le
monde la connaissait pour une sainte, nul ne lui faisait un crime du crime
de son mari, nul ne lui faisait une honte de sa honte.
J’arrivai à la porte. Le volet était ouvert, et, par
le carreau de vitre, je pus voir la pauvre femme, au pied du lit, agenouillée
et priant. Au mouvement de ses épaules, on pouvait deviner qu’elle
sanglotait en priant.
Je frappai à la porte.
Elle se leva, et vint vivement ouvrir.
— Ah! monsieur l’abbé! s’écria-t-elle, je vous devinais.
Quand on a frappé, j’ai compris que c’était vous. Hélas!
hélas! vous arrivez trop tard: mon mari est mort sans confession.
— Est-il donc mort dans de mauvais sentiments?
— Non; bien au contraire, je suis sûre qu’il était chrétien
au fond du cœur, mais il avait déclaré qu’il ne voulait
pas d’autre prêtre que vous, qu’il ne se confesserait qu’à
vous, et que, s’il ne se confessait pas à vous, il ne se confesserait
à personne qu’à Notre-Dame.
— Il vous a dit cela?
— Oui, et, tout en le disant, il baisait une médaille de la
Vierge pendue à son cou avec une chaîne d’or, recommandant
par-dessus toute chose qu’on ne lui ôtât point cette médaille,
et affirmant que, si on parvenait à l’ensevelir avec cette médaille,
le mauvais esprit n’aurait aucune prise sur son corps.
— Est ce tout ce qu’il a dit?
— Non. En me quittant pour marcher à l’échafaud, il m’a dit
encore que vous arriveriez ce soir, que vous viendriez me voir sitôt
votre arrivée; voilà pourquoi je vous attendais.
— Il vous a dit cela? fis-je avec étonnement.
— Oui, et puis encore il m’a chargé d’une dernière prière.
— Pour moi?
— Pour vous. Il a dit qu’à quelque heure que vous veniez, je
vous priasse... Mon Dieu! je n’oserai jamais vous dire une pareille chose,
ce serait si pénible pour vous?..
— Dites, ma bonne femme, dites.
— Eh bien! que je vous priasse d’aller à la Justice, et là,
sous son corps, de dire au profit de son âme cinq Pater et cinq
Ave. Il a dit que vous ne me refuseriez pas, monsieur l’abbé.
— Et il a eu raison, car je vais y aller.
— Oh! que vous êtes bon!
Elle me prit les mains et voulut me les
baiser.
Je me dégageai.
— Allons, ma bonne femme, lui dis-je,
du courage!
— Dieu m’en donne, monsieur l’abbé, je ne m’en plains pas.
— Il n’a rien demandé autre chose?
— Non.
— C’est bien! S’il ne faut que ce désir accompli pour le repos
de son âme, son âme sera en repos.
Je sortis.
Il était dix heures et demie à peu près. C’était
dans les derniers jours d’avril, la bise était encore fraîche.
Cependant le ciel était beau, beau pour un peintre surtout, car
la lune roulait dans une mer de vagues sombres qui donnaient un grand
caractère à l’horizon.
|
Illustration
d’Andrieux (1852)
|
|
Voici Étampes au début du XVIIIe siècle,
en venant de Paris, d’après une copie du XIXe siècle, par
Philippe Delisle, et conservée au Musée d’Étampes, d’un
tableau original anonyme et depuis perdu.
De gauche à droite: le clocher de Saint-Basile,
la Porte Saint-Jacques, les murs depuis détruits par le percement
du chemin de fer, puis la Tour de Guinette entourée de ce qui restait
alors du château.
|
Voici la Tour de Guinette vers 1828, d’après une gravure
de Civeton éditée par Dulaure dans sa description des Environs
de Paris. C’est visiblement sur la base de cette gravure, me semble-t-il,
que Dumas, ou son nègre, ont conçu leur itinéraire
fantaisiste du vicaire d’Étampes.
En effet cette vue est trompeuse, en ce qu’elle
ne fait pas apparaître l’importante dénivellation qui existe
entre la Tour et le reste de la ville; ce qui paraît expliquer que
Dumas nous dise qu’elle semble une sentinelle
posée isolément dans la plaine pour garder la ville. Notons qu’on y voit aussi la nuée d’oiseaux
à laquelle fait allusion notre auteur.
B.G.
|
|
Je tournai autour des vieilles murailles de la ville, et j’arrivai à
la porte de Paris*. Passé onze heures
du soir, c’était la seule porte d’Étampes qui restât
ouverte.
Le but de mon excursion était sur une esplanade, qui, aujourd’hui
comme alors, domine toute la ville. Seulement aujourd’hui, il ne reste
d’autres traces de la potence, qui alors était dressée sur
cette esplanade, que trois fragments de la maçonnerie qui assurait
les trois poteaux reliés entre eux par deux poutres et qui formaient
le gibet.
Pour arriver à cette esplanade, située à gauche
de la route quand on vient d’Étampes à Paris, et à
droite quand on vient de Paris à Étampes; pour arriver
à cette esplanade, il fallait passer au pied de la tour de Guinette,
ouvrage avancé qui semble une sentinelle posée isolément
dans la plaine** pour garder la ville.
Cette tour, que vous devez connaître, chevalier Lenoir***,
et que Louis XI**** a essayé de faire
sauter autrefois sans y réussir, est éventrée par
l’explosion et semble regarder le gibet dont elle ne voit que l’extrémité
avec l’orbite noire d’un grand œil sans prunelle.
Le jour, c’est la demeure des corbeaux; la nuit, c’est le palais des
chouettes et des chats-huants. Je pris, au milieu de leurs cris et de
leurs hululements, le chemin de l’esplanade, chemin étroit,
difficile, raboteux, creusé dans le roc, percé à
travers les broussailles.
Je ne puis pas dire que j’eusse peur. L’homme qui croit en Dieu, qui
se confie à lui ne doit avoir peur de rien, mais j’étais
ému.
On n’entendait au monde que le tic-tac monotone du moulin de la basse
ville, le cri des hiboux et des chouettes, et le sifflement du vent
dans les broussailles.
La lune entrait dans un nuage noir, dont elle brodait les extrémités
d’une frange blanchâtre. Elle disparut.
Mon cœur battait. Il me semblait que j’allais voir, non pas ce que
j’étais venu pour voir, mais quelque chose d’inattendu. Je montais
toujours.
Arrivé à un certain point de la montée je commençai
à distinguer l’extrémité supérieure du
gibet, composé de ses trois piliers et de cette double traverse
de chêne dont j’ai déjà parlé.
C’est à ces traverses de chêne que pendent les croix de
fer auxquelles on attache les suppliciés.
J’apercevais, comme une ombre mobile, le corps du malheureux L’Artifaille,
que le vent balançait dans l’espace.
Tout à coup je m’arrêtai; je découvrais maintenant
le gibet de son extrémité supérieure à sa
base. J’apercevais une masse sans forme qui semblait un animal à
quatre pattes et qui se mouvait.
|
*Cette
porte s’appelait en fait la Porte Saint-Jacques
**Nouvelle
erreur: la Tour de Guinette est au contraire sur le coteau qui mène
au plateau. Il est possible que Dumas confonde sa localisation avec celle
de la Tour de Brunehaut, qui existait encore en 1819.
La Tour de Guinette en 2003.
***C’est
l’un des protagoniste de cette prétendue soirée, où
chacun raconte aux autres un fait fantastique dont il aurait été
témoin.
****Nouvelle
erreur: Louis XI (†1483) n’a jamais essayé de faire sauter la
Tour de Guinette; cette tentative ne remonte qu’à 1589, sous Henri
IV, à la demande des Étampois eux-mêmes.
|
Je m’arrêtai et me couchai derrière un rocher. Cet animal
était plus gros qu’un chien et plus massif qu’un loup.
Tout à coup, il se leva sur les pattes de derrière, et je
reconnus que cet animal n’était autre que celui que Platon appelait
un animal à deux pieds et sans plumes, c’est-à-dire un homme.*
Que pouvait venir faire, à cette heure, un homme sous un gibet,
à moins qu’il n’y vînt avec un cœur religieux pour prier,
ou avec un cœur irréligieux pour y faire quelque sacrilège?
Dans tous les cas, je résolus de me tenir coi et d’attendre.
|
*La
source qui nous fait connaître cette définition platonicienne
peut-être apocryphe est la Vie des philosophes illustres de
Diogène Laërce: Platon avait défini l’homme comme
un animal bipède sans plume et la définition avait du succès;
Diogène (dit le Cynique) pluma un coq et l’amena
à l’école de Platon. «Voilà, dit-il, l’homme
de Platon!» D’où l’ajout que fit Platon à sa définition:
«et qui a des ongles plats».
|
En ce moment la lune sortit du nuage qui l’avait cachée un instant,
et donna en plein sur le gibet. Je levai les yeux.
Alors, je pus voir distinctement l’homme, et même tous les mouvements
qu’il faisait.
Cet homme ramassa une échelle couchée à terre,
puis la dressa contre un des poteaux, le plus rapproché du cadavre
du pendu.
Puis il monta à l’échelle.
Puis il forma avec le pendu un groupe étrange, où le
vivant et le mort semblèrent se confondre dans un embrassement.
Tout à coup un cri terrible retentit. Je vis s’agiter les deux corps;
j’entendis crier à l’aide d’une voix étranglée, qui
cessa bientôt d’être distincte: puis, un des deux corps se détacha
du gibet, tandis que l’autre restait pendu à sa corde et agitait
ses bras et ses jambes.
Il m’était impossible de deviner
ce qui se passait sous la machine infâme; mais enfin, œuvre de
l’homme ou du démon, il venait de s’y passer quelque chose d’extraordinaire,
quelque chose qui appelait à l’aide, qui réclamait du secours.
Je m’élançai.
A ma vue, le pendu parut redoubler d’agitation, tandis que, dessous lui,
était immobile et gisant le corps qui s’était détaché
du gibet.
Je courus d’abord au vivant. Je montai vivement les degrés de
l’échelle, et, avec mon couteau, je coupai la corde; le pendu
tomba à terre, je sautai à bas de l’échelle.
Le pendu se roulait dans d’horribles convulsions, l’autre cadavre se
tenait toujours immobile.
Je compris que le nœud coulant continuait de serrer le cou du pauvre
diable. Je me couchai sur lui pour le fixer, et à grand-peine
je desserrai le nœud coulant qui l’étranglait.
|
|
Pendant
cette opération, qui me forçait à regarder cet homme
en face, je reconnus avec étonnement que cet homme était
le bourreau.**
Il avait les yeux hors de leur orbite, la face bleuâtre, la mâchoire
presque tordue, et un souffle qui ressemblait plus à un râle
qu’à une respiration s’échappait de sa poitrine.
Cependant l’air rentrait peu à peu dans ses poumons, et, avec
l’air, la vie.
Je l’avais adossé à une grosse pierre; au bout d’un instant,
il parut reprendre ses sens, toussa, tourna le cou en toussant, et
finit par me regarder en face.
Son étonnement ne fut pas moins grand que l’avait été
le mien.
— Oh! oh! monsieur l’abbé, dit-il, c’est vous?
— Oui, c’est moi.
— Et que venez-vous faire ici? me demanda-t-il.
— Mais vous-même?
Il parut rappeler ses esprits. Il regarda encore une fois autour de
lui; mais, cette fois, ses yeux s’arrêtèrent sur le cadavre.
— Ah! dit-il en essayant de se lever, allons-nous-en, monsieur l’abbé,
au nom du ciel, allons-nous-en!
— Allez-vous-en si vous voulez, mon ami; mais moi, j’ai un devoir à
accomplir.
— Ici?
— Ici.
— Quel est-il donc?
— Ce malheureux, qui a été pendu par vous aujourd’hui,
a désiré que je vinsse dire au pied du gibet cinq Pater
et cinq Ave pour le salut de son âme.
— Pour le salut de son âme? oh! monsieur l’abbé, vous
aurez de la besogne si vous sauvez celle-là, c’est Satan en personne.
— Comment! c’est Satan en personne?
— Sans doute, ne venez-vous pas de voir ce qu’il m’a fait?
— Comment, ce qu’il vous a fait, et que vous a-t-il donc fait?
— Il m’a pendu, pardieu!
— Il vous a pendu? mais il me semblait, au contraire, que c’était
vous qui lui aviez rendu ce triste service?
— Oui, ma foi! et je croyais l’avoir bel et bien pendu, même.
Il paraît que je m’étais trompé! Mais comment donc
n’a-t-il pas profité du moment ou j’étais branché
à mon tour pour se sauver?
J’allai au cadavre, je le soulevai; il était raide et froid.
— Mais parce qu’il est mort, dis-je.
— Mort! répéta le bourreau. Mort! ah! diable, c’est bien
pis; alors sauvons-nous, monsieur l’abbé, sauvons-nous.
Et il se leva.
— Non, par ma foi! dit-il, j’aime encore mieux rester; il n’aurait
qu’à se relever et à courir après moi. Vous, au
moins, qui êtes un saint homme, vous me défendrez.
— Mon ami, dis-je à l’exécuteur en le regardant fixement,
il y a quelque chose là-dessous. Vous me demandiez tout à
l’heure ce que je venais faire ici à cette heure. A mon tour,
je vous demanderai: Que veniez-vous faire ici, vous?
— Ah! ma foi! monsieur l’abbé, il faudra toujours bien que je
vous le dise, en confession ou autrement. Eh bien! je vais vous le
dire autrement. Mais attendez donc...
Il fit un mouvement en arrière.
— Quoi donc?
— Il ne bouge pas là-bas?
— Non, soyez tranquille, le malheureux est bien mort.
— Oh! bien mort... bien mort... n’importe! Je vais toujours vous dire
pourquoi je suis venu, et, si je mens, il me démentira, voilà
tout.
— Dites.
— Il faut vous dire que ce mécréant-là n’a pas
voulu entendre parler de confession. Il disait seulement de temps en
temps: «L’abbé Moulle est-il arrivé?» On lui
répondait: «Non, pas encore.» Il poussait un soupir;
on lui offrait un prêtre, il répondait: «Non! l’abbé
Moulle... et pas d’autre.»
— Oui, je sais cela.
— Au pied de la tour de Guinette, il s’arrêta: «Regardez
donc, me dit-il, si vous ne voyez pas venir l’abbé Moulle.
— «Non,» lui dis-je. Et nous nous remîmes en chemin.
Au pied de l’échelle, il s’arrêta encore.
— «L’abbé Moulle ne vient pas?» demanda-t-il.
— «Eh non! que l’on vous dit.» Il n’y a rien d’impatientant
comme un homme qui vous répète toujours la même chose.
— «Allons!» dit-il.
Je lui passai la corde au cou. Je lui mis les pieds contre l’échelle, et lui dis:
«Monte.» Il monta sans trop se faire prier; mais, quand il
fut arrivé aux deux tiers de l’échelle:
— «Attendez, me dit-il, que je m’assure que l’abbé Moulle
ne vient pas.
— «Ah! regardez, lui dis-je, ça n’est pas défendu.»
Alors il regarda une dernière fois dans la foule; mais, ne vous
voyant pas, il poussa un soupir. Je crus qu’il était résolu
et qu’il n’y avait plus qu’à le pousser; mais il vit mon mouvement.
— «Attends, dit-il.
— «Quoi encore?
— «Je voudrais baiser une médaille de Notre-Dame, qui
est à mon cou.
— «Ah! pour cela, lui dis-je, c’est trop juste; baise.»
Et je lui mis la médaille contre les lèvres.
— «Qu’y a-t-il donc encore? demandai-je.
— «Je veux être enterré avec cette médaille.
— «Hum! hum! fis-je, il me semble que toute la défroque
du pendu appartient au bourreau.
— «Cela ne me regarde pas, je veux être enterré
avec ma médaille.
— «Je veux! je veux! comme vous y allez!
— «Je veux, quoi!»
La patience m’échappa; il était tout prêt, il avait
la corde au cou, l’autre bout de la corde était au crochet.
— «Va-t’en au diable!» lui dis-je. Et je le lançai dans
l’espace.
— «Notre-Dame, ayez pi...»
— Ma foi! c’est tout ce qu’il put dire; la corde étrangla à
la fois l’homme et la phrase. Au même instant, vous savez comme
cela se pratique, j’empoignai la corde, je sautai sur ses épaules,
et han! han! tout fut dit. Il n’eut pas à se plaindre de moi, et
je vous réponds qu’il n’a pas souffert.
— Mais tout cela ne dit pas pourquoi tu es venu ce soir.
— Oh! c’est que voilà ce qui est le plus difficile à
raconter.
— Eh bien! je vais te le dire, moi: tu es venu pour lui prendre sa
médaille.
— Eh bien! oui, le diable m’a tenté. Je me suis dit: Bon! bon!
tu veux: c’est bien aisé à dire, cela; mais quand la nuit
sera venue, sois tranquille, nous verrons. Alors quand la nuit a été
venue, je suis parti de la maison. J’avais laissé mon échelle
aux alentours; je savais où la retrouver. J’ai été
faire une promenade; je suis revenu par le plus long et puis, quand je
n’ai plus entendu aucun bruit, je me suis approché du gibet, j’ai
dressé mon échelle, je suis monté, j’ai tiré
le pendu à moi, je lui ai décroché sa chaîne,
et...
— Et quoi?
— Ma foi! croyez-moi si vous voulez: au moment où la médaille
a quitté son cou, le pendu m’a pris, a retiré sa tête
du nœud coulant, a passé ma tête à la place de
la sienne, et, ma foi! il m’a poussé à mon tour, comme
je l’avais poussé, moi. Voilà la chose.
— Impossible! vous vous trompez.
— M’avez-vous trouvé pendu, oui ou non?
— Oui.
— Eh bien! je vous promets que je ne me suis pas pendu moi-même.
Voilà tout ce que je puis vous dire.
Je réfléchis un instant.
— Et la médaille, lui demandai-je, où est-elle?
— Ma foi! cherchez à terre, elle ne doit pas être loin. Quand
je me suis senti pendu, je l’ai lâchée.
|
**En 1783, le bourreau
réel d’Étampes s’appelait Pierre Desmorets.
Voyez notre dossier sur lui.
Illustration
d’Andrieux (1852)
|
Je me levai et jetai les yeux à terre. Un rayon de la lune donnait
dessus comme pour guider mes recherches.
Je la ramassai. J’allai au cadavre du pauvre
L’Artifaille et je lui rattachai la médaille au cou.
Au moment où elle toucha sa poitrine, quelque chose comme un frémissement
courut pour tout son corps, et un cri aigu et presque douloureux sortit
de sa poitrine.
Le bourreau fit un bond en arrière.
Mon esprit venait d’être illuminé par ce cri. Je me rappelai
ce que les saintes Ecritures disent des exorcismes et du cri que poussent
les démons en sortant du corps des possédés.
Le bourreau tremblait comme la feuille.
— Venez ici, mon ami, lui dis-je, et ne craignez rien.
Il s’approcha en hésitant.
— Que me voulez-vous? dit-il.
— Voici un cadavre qu’il faut remettre à sa place.
— Jamais. Bon! pour qu’il me pende encore.
— Il n’y a pas de danger, mon ami, je vous réponds de tout.
— Mais, monsieur l’abbé! monsieur l’abbé!
— Venez, vous dis-je.
Il fit encore un pas.
— Hum! murmura-t-il, je ne m’y fie pas.
— Et vous avez tort, mon ami. Tant que le corps aura sa médaille,
vous n’aurez rien à craindre.
— Pourquoi cela?
— Parce que le démon n’aura aucune prise sur lui. Cette médaille
le protégeait, vous la lui avez ôtée; à l’instant
même le mauvais génie qui l’avait poussé au mal, et
qui avait été écarté par son bon ange, est rentré
dans le cadavre, et vous avez vu quelle a été l’œuvre de ce
mauvais génie.
— Alors ce cri que nous venons d’entendre?
— C’est celui qu’il a poussé quand il a senti que sa proie lui
échappait.
— Tiens, dit le bourreau, en effet, cela pourrait bien être.
— Cela est.
— Alors, je vais le remettre à son crochet.
— Remettez-le; il faut que la justice ait son cours; il faut que la
condamnation s’accomplisse.
Le pauvre diable hésitait encore.
— Ne craignez rien, lui dis-je, je réponds de tout.
— N’importe, reprit le bourreau, ne me perdez pas de vue, et au moindre
cri venez à mon secours.
— Soyez tranquille.
|
Médaille miraculeuse
dite de la Rue du Bac, dont le port fut prescrit par la Sainte Vierge à
Catherine Labouré le 27 novembre 1830 et qui connut une vogue extraordinaire,
qui dure encore.
|
Il s’approcha du cadavre, le souleva doucement par les épaules et
le tira vers l’échelle tout en lui parlant.
— N’aie pas peur, L’Artifaille, lui disait-il, ce n’est pas pour te
prendre ta médaille. Vous ne nous perdez pas de vue, n’est-ce
pas, monsieur l’abbé?
— Non, mon ami, soyez tranquille.
— Ce n’est pas pour te prendre ta médaille, continua l’exécuteur
du ton le plus conciliant; non, sois tranquille: puisque tu l’as désiré,
tu seras enterré avec elle. C’est vrai, il ne bouge pas, monsieur
l’abbé.
— Vous le voyez.
— Tu seras enterré avec elle; en attendant, je te remets à
ta place, sur le désir de monsieur l’abbé, car, pour moi
tu comprends!...
— Oui, oui, lui dis-je, sans pouvoir m’empêcher de sourire, mais
faites vite.
— Ma foi! c’est fait, dit-il en lâchant le corps qu’il venait
d’attacher de nouveau au crochet et en sautant à terre du même
coup.
Et le corps se balança dans l’espace immobile et inanimé.
Je me mis à genoux et je commençai les prières
que L’Artifaille m’avait demandées.
— Monsieur l’abbé, dit le bourreau en se mettant à genoux
près de moi, vous plairait-il de dire les prières assez
haut et assez doucement pour que je puisse les répéter?
— Comment! malheureux! tu les as donc oubliées?
— Je crois que je ne les ai jamais sues.
Je dis les cinq Pater et les cinq Ave, que le bourreau répéta
consciencieusement après moi.
La prière terminée, je me levai.
— L’Artifaille, dis-je tout bas au supplicié, j’ai fait tout ce
que j’ai pu pour le salut de ton âme, c’est à la bienheureuse
Notre Dame de faire le reste.
— Amen! dit mon compagnon.
En ce moment un rayon de lune illumina le cadavre comme une cascade
d’argent. Minuit sonna à Notre-Dame.
— Allons, dis-je à l’exécuteur, nous n’avons plus rien
à faire ici.
— Monsieur l’abbé, dit le pauvre diable, seriez-vous assez bon
pour m’accorder une dernière grâce?
— Laquelle?
— C’est de me reconduire jusque chez moi; tant que je ne sentirai pas
ma porte bien fermée entre moi et ce gaillard-là, je ne
serai pas tranquille.
— Venez, mon ami.
|
|
Nous quittâmes l’esplanade, non sans que mon compagnon, de dix pas,
en dix pas, se retournât pour voir si le pendu était bien
à sa place.
Rien ne bougea.
Nous rentrâmes dans la ville. Je conduisis mon homme jusque chez
lui. J’attendis qu’il eût éclairé sa maison, puis
il ferma la porte sur moi, me dit adieu, et me remercia à travers
la porte. Je rentrai chez moi, parfaitement calme de corps et d’esprit.
Le lendemain, comme je m’éveillais, on me dit que la femme du
voleur m’attendait dans ma salle à manger.
Elle avait le visage calme et presque joyeux.
— Monsieur l’abbé, me dit-elle,
je viens vous remercier: mon mari m’est apparu hier comme minuit sonnait
à Notre-Dame, et il m’a dit: «Demain matin, tu iras trouver
l’abbé Moulle, et tu lui diras que, grâce à lui et
à Notre-Dame, je suis sauvé.»
|
|
|