A cette époque Voltaire avoit inondé la France et l’Europe
d’un torrent d’idées impies, et l’on avoit point encore vu d’écrivain
se dévouer impunément à ses fureurs, à sas calomnies,
et au ridicule dont il écrasoit toujours ses faibles adversaires.
Il est vrai que Larcher l’avoit attaqué avec succès sur des
points de critique et d’érudition historique; l’abbé Foucher
lui avoit démontré son ignorance dans ses citations orientales;
mais on n’avoit point encore osé l’attaquer de front, ni lutter pour
ainsi dire pied à pied contre lui sur ce qui appartient à l’érudition [p.264] sacrée. Nul n’avoit
opposé le texte même aux citations frauduleuses ou aux interprétations
forcées, le sang-froid imperturbable de la raison ou d’une plaisanterie
toujours décente, aux bouffonneries ou aux injures; l’abbé
Guénée publia ses Lettres de quelques Juifs portugais,
et ce livre porta un coup presque mortel à Voltaire. On y voit paroître à
nu la mauvaise foi qui déshonora si long-temps son beau génie
dans tout ce qu’il a écrit contre la religion. Renouveler sans cesse
des difficultés résolues, sans faire mention des réponses
qu’on y a faites, affecter une immense érudition et n’être que
copiste, insulter aux commentateurs mêmes, où il puise ses
propres objections, se contredire, loure, blâmer tour-à-tour
la même chose, afficher des connoissances qu’il n’a jamais eues, traduire
le latin comme un écolier, hébraïser ne sachant
pas lire l’hébreu, écrire enfin sur la langue grecque, et ne
l’entendre que sur de mauvaises versions latines: tels furent les reproches
que l’on osa lui faire, et auxquels il ne put répondre. En effet,
l’abbé Guénée, avec une critique toujours sage, toujours
décente, toujours pressante, le ramène sans cesse aux faits
que son adversaire admet ou rejette tour-à-tour, aux auteurs qu’il
cite lui-même, aux textes qu’il falsifie ou qu’il [p.265] n’entend point, aux suppositions
absurdes qu’il présente. Il ouvre les livres dans lesquels Voltaire
avoue qu’il a puisé ses objections, et il lui prouve que ces auteurs,
tels que Wolaston, Aben-Ezra, Leclerc, Newton, expriment une opinion contraire.
En vain d’Alembert, en lui parlant de cet ouvrage, essaie de traiter l’auteur
avec mépris, Voltaire, plus juste, lui répond: «Le secrétaire
juif, nommé Guénée, n’est pas sans esprit et sans connoissances;
mais il est malin comme un singe, il mord jusqu’au sang en faisant semblant
de baiser la main.»
L’attaque étoit enfin devenue sérieuse,
et Voltaire, pour la première fois, se voyoit réduit à
la nécessité de respecter ses adversaires, et de désavouer
encore ses écrits avec sa candeur ordinaire. «L’auteur
de cette correspondance, dit-il, sous le nom d’un prétendu neveu,
a la cruauté d’imputer à sa victime je ne sais quelles
brochures, les unes judaïques, les autres anti-judaïques,
dont ce cher ami est très-innocent. Il expose un vieillard plus
qu’octogénaire, couché déjà peut-être
dans le lit de la mort, à la barbarie de quelques persécuteurs
qu’il croit animer par ses délations calomnieuses; et c’est en feignant
de le ménager, en lui prodiguant des louanges ironiques, en l’appelant [p.266] grand homme, qu’il
lui porte respectueusement le poignard dans le cœur.»
Après avoir fait la distinction du vrai
philosophe et de ceux qu’il nomme lui-même de misérables
charlatans, il ajoute que les philosophes de nos jours sont des hommes
d’État, des citoyens illustres, profondément instruits, cultivant
les sciences dans une retraite occupée et paisible, des magistrats
d’une probité inaltérable. «Ils sont tolérans et
vous êtes bien éloigné de l’être, continue-t-il,
vous qui employez toutes sortes d’armes contre un vieillard isolé,
mort au monde, en attendant une mort prochaine; contre un homme que vous n’avez
jamais vu, qui ne vous a jamais pu offenser. Pourquoi faites-vous contre
lui trois volumes? pourquoi, dans ces trois volumes, toutes ces ironies continuelles,
toutes ces accusations? Je ris quelquefois des calomnies atroces que vous
vous êtes permis de recueillir et de répéter contre mon
ami; soyez persuadé que je n’en ris pas toujours. Vous lui imputez
je ne sais quelles brochures intitulées: Dictionnaire philosophique,
Questions de Zapata, Dîner du comte de
Boulainvilliers, et vingt autres ouvrages un peu trop gais, à ce
qu’on dit. Je suis très-sûr, et je vous atteste qu’ils ne [p.267] sont point de lui. Ce sont
des plaisanteries faites autrefois par des jeunes gens. Il y a bien de la
cruauté (je parle ici sérieusement) à vouloir charger
un homme accablé de soucis et d’années, un solitaire presqu’inconnu,
un moribond, des facéties de quelques jeunes plaisans qui folâtraient
il y a quarante ans. Vous espérez lui faire intenter un procès
criminel par des fanatiques; vous perdrez votre peine; il sera mort avant
qu’il soit ajourné, et s’il est en vie, il confondra les calomniateurs…
Comment me consolerais-je des calomnies, ajoute le prétendu neveu,
dont vous ne cessez d’accabler un homme qui doit m’être cher? que vous
a-t-il fait, encore une fois?… Je ne vous dit pas: Vous êtes un calomniateur;
je vous dis: Vous êtes la trompette de la calomnie. Il ne convient pas
à un homme aussi éclairé et aussi spirituel que vous
l’êtes, de répéter des discours de café… Au fonds
(sic), votre livre
est une facétie; c’est un savant professeur qui représente
une comédie où il fait paroître six acteurs juifs; il
joue tout seul tous les rôles.»
On voit par ces citations combien le livre de
l’abbé Guénée avoit tourmenté Voltaire; et
combien, malgré son ressentiment mal déguisé, il paroissoit
craindre ce nouvel adversaire. Il ne [p.268]
parloit plus avec le ton si tranchant, si insultant
qu’il avoit employé naguère contre le savant et modeste Larcher.
«Je vous répète, disoit-il aux six Juifs portugais,
ce que mon ami qui aimoit à répéter a dit tant de fois:
Le monde entier n’est qu’une famille, les hommes sont frères; les
frères se querellent quelquefois, mais les bon cœurs reviennent aisément.
Je suis prêt à vous embrasser, vous et M. le secrétaire,
dont j’estime la science, et style et la circonspection dans plus d’un endroit
scabreux.»
Malgré tous ses désaveux, Voltaire,
qui se représente ici comme un solitaire inconnu, comme un moribond
que l’on veut accabler par la calomnie et le fanatisme, venoit de publier
sa Bible commentée par les aumôniers du roi de Prusse,
ouvrage que nulle expression ne peut assez dévouer à l’infamie.
Qui, de lui ou des défenseurs du christianisme, troubloit ainsi
sa vieillesse, sa retraite profonde, et l’obscurité de sa solitude?
Il se consoloit de ces disgraces par les hommages
que le roi de Prusse et l’impératrice Catherine venoient rendre
à sa vieillesse et à sa renommée. Etc.
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BIBLIOGRAPHIE
Éditions
François-Antoine-Joan
MAZURE (1776-1828), Vie de Voltaire [VI+345 p.], Paris, A. Eymery
& Delaunay, 1821. Dont une réédition
en microfiches: (4 microfiches acétate de 49 images, diazoïques
; portr.; 104 mm sur 148 mm), Paris, Hachette, 1978. Dont une réédition
numérique en mode image par la BNF, 1995, en ligne en 2005.
Bernard GINESTE [éd.],
«François-Antoine Mazure:
Voltaire face à l’abbé Guénée
(1821)», in Corpus Etampois, www.corpusetampois.com/cle-18-guenee1821mazure.html (novembre 2002).
Autres sources
ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES,
Épitaphe de l’Abbé Guenée, dans un cimetière
de Fontainebleau, 1817.
ANONYME, «Épitaphe de l’abbé
Guenée» [titre de la table des matières], in L’ami
de la religion et du roi, journal ecclésiastique, politique et littéraire
[Paris] 13 (1817) [dont une saisie numérique en mode image par la
BNF, gallica.bnf.fr [fascicule N031593. 1817. 26. T. 13 N 314-339 (août-novembre)],
(en ligne en 2002)], p. 13.
Bernard GINESTE [éd.],
«René Pomeau: Notes sur l’abbé
Guenée (extraits de: La Religion de Voltaire, 1969)»,
in Corpus Etampois, www.corpusetampois.com/cle-18-guenee-pomeau.html (décembre
2002).
Clément WINGLER, «Les Étampois
méconnus : Antoine Guénée», in Étampes-Info
571 (16 mai 2003), p. 5.
Clément WINGLER, «Antoine Guénée»,
in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-18-gueneedewingler.htlm,
mai 2003.
Bernard GINESTE [éd.], «Antoine Guénée. Une
bibliographie», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cbe-antoineguenee.html,
mai 2003.
Autre ouvrage du même auteur
François-Antoine-Joan
MAZURE, Histoire de la Révolution de 1688, en Angleterre [22
cm; 3 volumes (XV+486 p.; 484 p.; 462 p.)], Paris, C. Gosselin, 1825. Dont
une réédition numérique en mode image (3 unités
numérisées) par la BNF, 1995, en ligne en
2005.
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