Corpus Littéraire Étampois
 
François-Antoine Mazure
Voltaire face à l’abbé Guénée
[Extraits de La Vie de Voltaire]
1821
 
Lettres de quelques Juifs, édition de 1822 (exemplaire en vente en 2005)
 
     François-Antoine Mazure fut sous la Restauration recteur d’académie, inspecteur général des études et censeur des journaux. On comprendra donc facilement que sa Vie de Voltaire, qui date de 1821, ne brille pas par l’anticonformisme.

     Voltaire est certes un grand génie, mais il faut déplorer ses écarts en matière de religion, qui, sous la Restauration, auraient sans doute été l
objet de poursuites.

     Heureusement, nous explique Mazure, rencontra-t-il l’opposition vigoureuse de l’abbé Guénée, qui fut l’un des précepteurs du futur Charles X, et dont les Lettres de quelques juifs à M. de Voltaire, précisément, sont constamment rééditées sous la Restauration.
 

Bernard Gineste, novembre 2002
   
Voltaire face à l’abbé Guénée


     A cette époque Voltaire avoit inondé la France et l’Europe d’un torrent d’idées impies, et l’on avoit point encore vu d’écrivain se dévouer impunément à ses fureurs, à sas calomnies, et au ridicule dont il écrasoit toujours ses faibles adversaires. Il est vrai que Larcher l’avoit attaqué avec succès sur des points de critique et d’érudition historique; l’abbé Foucher lui avoit démontré son ignorance dans ses citations orientales; mais on n’avoit point encore osé l’attaquer de front, ni lutter pour ainsi dire pied à pied contre lui sur ce qui appartient à l’érudition [p.264] sacrée. Nul n’avoit opposé le texte même aux citations frauduleuses ou aux interprétations forcées, le sang-froid imperturbable de la raison ou d’une plaisanterie toujours décente, aux bouffonneries ou aux injures; l’abbé Guénée publia ses Lettres de quelques Juifs portugais, et ce livre porta un coup presque mortel à Voltaire.  On y voit paroître à nu la mauvaise foi qui déshonora si long-temps son beau génie dans tout ce qu’il a écrit contre la religion. Renouveler sans cesse des difficultés résolues, sans faire mention des réponses qu’on y a faites, affecter une immense érudition et n’être que copiste, insulter aux commentateurs mêmes, où il puise ses propres objections, se contredire, loure, blâmer tour-à-tour la même chose, afficher des connoissances qu’il n’a jamais eues, traduire le latin comme un écolier, hébraïser ne sachant pas lire l’hébreu, écrire enfin sur la langue grecque, et ne l’entendre que sur de mauvaises versions latines: tels furent les reproches que l’on osa lui faire, et auxquels il ne put répondre. En effet, l’abbé Guénée, avec une critique toujours sage, toujours décente, toujours pressante, le ramène sans cesse aux faits que son adversaire admet ou rejette tour-à-tour, aux auteurs qu’il cite lui-même, aux textes qu’il falsifie ou qu’il [p.265] n’entend point, aux suppositions absurdes qu’il présente. Il ouvre les livres dans lesquels Voltaire avoue qu’il a puisé ses objections, et il lui prouve que ces auteurs, tels que Wolaston, Aben-Ezra, Leclerc, Newton, expriment une opinion contraire. En vain d’Alembert, en lui parlant de cet ouvrage, essaie de traiter l’auteur avec mépris, Voltaire, plus juste, lui répond: «Le secrétaire juif, nommé Guénée, n’est pas sans esprit et sans connoissances; mais il est malin comme un singe, il mord jusqu’au sang en faisant semblant de baiser la main.»

     L’attaque étoit enfin devenue sérieuse, et Voltaire, pour la première fois, se voyoit réduit à la nécessité de respecter ses adversaires, et de désavouer encore ses écrits avec sa candeur ordinaire. «L’auteur de cette correspondance, dit-il, sous le nom d’un prétendu neveu, a la cruauté d’imputer à sa victime je ne sais quelles brochures, les unes judaïques, les autres anti-judaïques, dont ce cher ami est très-innocent. Il expose un vieillard plus qu’octogénaire, couché déjà peut-être dans le lit de la mort, à la barbarie de quelques persécuteurs qu’il croit animer par ses délations calomnieuses; et c’est en feignant de le ménager, en lui prodiguant des louanges ironiques, en l’appelant [p.266] grand homme, qu’il lui porte respectueusement le poignard dans le cœur.»

     Après avoir fait la distinction du vrai philosophe et de ceux qu’il nomme lui-même de misérables charlatans, il ajoute que les philosophes de nos jours sont des hommes d’État, des citoyens illustres, profondément instruits, cultivant les sciences dans une retraite occupée et paisible, des magistrats d’une probité inaltérable. «Ils sont tolérans et vous êtes bien éloigné de l’être, continue-t-il, vous qui employez toutes sortes d’armes contre un vieillard isolé, mort au monde, en attendant une mort prochaine; contre un homme que vous n’avez jamais vu, qui ne vous a jamais pu offenser. Pourquoi faites-vous contre lui trois volumes? pourquoi, dans ces trois volumes, toutes ces ironies continuelles, toutes ces accusations? Je ris quelquefois des calomnies atroces que vous vous êtes permis de recueillir et de répéter contre mon ami; soyez persuadé que je n’en ris pas toujours. Vous lui imputez je ne sais quelles brochures intitulées: Dictionnaire philosophique, Questions de Zapata, Dîner du comte de Boulainvilliers, et vingt autres ouvrages un peu trop gais, à ce qu’on dit. Je suis très-sûr, et je vous atteste qu’ils ne [p.267] sont point de lui. Ce sont des plaisanteries faites autrefois par des jeunes gens. Il y a bien de la cruauté (je parle ici sérieusement) à vouloir charger un homme accablé de soucis et d’années, un solitaire presqu’inconnu, un moribond, des facéties de quelques jeunes plaisans qui folâtraient il y a quarante ans. Vous espérez lui faire intenter un procès criminel par des fanatiques; vous perdrez votre peine; il sera mort avant qu’il soit ajourné, et s’il est en vie, il confondra les calomniateurs… Comment me consolerais-je des calomnies, ajoute le prétendu neveu, dont vous ne cessez d’accabler un homme qui doit m’être cher? que vous a-t-il fait, encore une fois?… Je ne vous dit pas: Vous êtes un calomniateur; je vous dis: Vous êtes la trompette de la calomnie. Il ne convient pas à un homme aussi éclairé et aussi spirituel que vous l’êtes, de répéter des discours de café… Au fonds (sic), votre livre est une facétie; c’est un savant professeur qui représente une comédie où il fait paroître six acteurs juifs; il joue tout seul tous les rôles.»

     On voit par ces citations combien le livre de l’abbé Guénée avoit tourmenté Voltaire; et combien, malgré son ressentiment mal déguisé, il paroissoit craindre ce nouvel adversaire. Il ne [p.268] parloit plus avec le ton si tranchant, si insultant qu’il avoit employé naguère contre le savant et modeste Larcher. «Je vous répète, disoit-il aux six Juifs portugais, ce que mon ami qui aimoit à répéter a dit tant de fois: Le monde entier n’est qu’une famille, les hommes sont frères; les frères se querellent quelquefois, mais les bon cœurs reviennent aisément. Je suis prêt à vous embrasser, vous et M. le secrétaire, dont j’estime la science, et style et la circonspection dans plus d’un endroit scabreux.»

     Malgré tous ses désaveux, Voltaire, qui se représente ici comme un solitaire inconnu, comme un moribond que l’on veut accabler par la calomnie et le fanatisme, venoit de publier sa Bible commentée par les aumôniers du roi de Prusse, ouvrage que nulle expression ne peut assez dévouer à l’infamie. Qui, de lui ou des défenseurs du christianisme, troubloit ainsi sa vieillesse, sa retraite profonde, et l’obscurité de sa solitude?

     Il se consoloit de ces disgraces par les hommages que le roi de Prusse et l’impératrice Catherine venoient rendre à sa vieillesse et à sa renommée. Etc.

Extrait de l'édition de 1817
 
Source: réédition numérique en mode texte de 1995, saisie en mode texte par Bernard Gineste, 2002.
BIBLIOGRAPHIE
 
 Éditions
 
     François-Antoine-Joan MAZURE (1776-1828), Vie de Voltaire [VI+345 p.], Paris, A. Eymery & Delaunay, 1821. Dont une réédition en microfiches: (4 microfiches acétate de 49 images, diazoïques ; portr.; 104 mm sur 148 mm), Paris, Hachette, 1978. Dont une réédition numérique en mode image par la BNF, 1995, en ligne en 2005.


     Bernard GINESTE [éd.], «François-Antoine Mazure: Voltaire face à l’abbé Guénée (1821)», in Corpus Etampois, www.corpusetampois.com/cle-18-guenee1821mazure.html (novembre 2002).
  
Autres sources
  
     ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES, Épitaphe de l’Abbé Guenée, dans un cimetière de Fontainebleau, 1817. 
   
    ANONYME, «Épitaphe de l’abbé Guenée» [titre de la table des matières], in L’ami de la religion et du roi, journal ecclésiastique, politique et littéraire [Paris] 13 (1817) [dont une saisie numérique en mode image par la BNF, gallica.bnf.fr [fascicule N031593. 1817. 26. T. 13 N 314-339 (août-novembre)], (en ligne en 2002)], p. 13. 

     Bernard GINESTE [éd.], «René Pomeau: Notes sur l’abbé Guenée (extraits de: La Religion de Voltaire, 1969)», in Corpus Etampois, www.corpusetampois.com/cle-18-guenee-pomeau.html (décembre 2002).

     Clément WINGLER, «Les Étampois méconnus : Antoine Guénée», in Étampes-Info 571 (16 mai
2003), p. 5.

     Clément WINGLER, «Antoine Guénée», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-18-gueneedewingler.htlm, mai
2003.

     Bernard GINESTE [éd.], «Antoine Guénée. Une bibliographie», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cbe-antoineguenee.html, mai 2003.

Autre ouvrage du même auteur
 
       François-Antoine-Joan MAZURE, Histoire de la Révolution de 1688, en Angleterre [22 cm; 3 volumes (XV+486 p.; 484 p.; 462 p.)], Paris, C. Gosselin, 1825. Dont une réédition numérique en mode image (3 unités numérisées) par la BNF, 1995, en ligne en 2005.

 
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