Vincent Voiture
Apprenez notre voyage
chanson
Fils d’un marchand de vins qui suivait la cour,
Vincent Voiture fit ses études à Paris et gagna la protection
de Gaston d’Orléans, frère du roi, en lui adressant une pièce
de vers à l’âge de seize ans. Ce prince le nomma contrôleur
général de sa maison, puis introducteur des ambassadeurs.
Le comte d’Avaux, dont il avait été le
condisciple, le mit en relation avec plusieurs personnes de la haute société.
Chaudebonne (appelé Frère Claude dans notre chanson)
l’introduisit à l’hôtel de Rambouillet. C’est de Madame de
Mme de Rambouillet qu’il est question ci-dessous sous le nom de Julie.
Voiture enseigna le beau langage et les belles manières aux habitués
de son hôtel. Il en fut le héros galant et badin, comme Guez
de Balzac en était le héros sérieux.
Quand il accompagna le duc d’Orléans en Lorraine après la Journée
des Dupes (10 novembre 1630), puis dans le Languedoc, les épîtres
qu’il envoyait de province à Paris étaient un événement
dans le monde des beaux-esprits dont l’avait séparé la politique.
Il en écrivit aussi d’Espagne, où le prince l’avait chargé
d’une mission.
Notre lettre-chanson est écrite par Voiture lors
de l’un de ces exils passagers, depuis Orléans, où il règle
les affaires du duc d’Orléans avec Frère Claude. Elle
est adressée aux dames de l’hôtel de Rambouillet.
Sur l’air du branle
de mets.
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Belles l’honneur de nostre âge,
Et le but de nos souhaits
Sur l’air du branle de mets,
Apprenez nostre voyage;
Mais pleurez en le chantant,
Car nous en faisons autant.
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Branle de Metz: danse à la mode.
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Nous n’estions qu’au Bourg La Reyne,
Et je creus estre à Goa,
Ou cent milles par delà,
Tant mon cœur estoit en peine,
S’éloignant de la beauté,
Qui retient sa liberté.
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Bourg-la-Reine
Goa: comptoir portugais aux Indes.
Cent milles: milles marins.
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Nous vismes dedans la nuë
La tour de Mont-Le-Heris,
Qui pour regarder Paris
Allongeoit son col de gruë;
Et pour y voir vos beaux yeux,
S’élevoit jusques aux cieux.
[p.77]
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La Tour de Montlhéry.
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Quand nous fusmes dans Estampe
Nous parlasmes fort de vous;
J’en souspiray quatre coups,
Et j’en eus la goutte-crampe:
Estampe et crampe vrayment,
Riment admirablement. |
La goutte-crampe est simplement une crampe
|
Dans le milieu d’Angerville,
Monsieur nostre chancelier,
En me parlant d’un soulier,
Me fit devenir débile,
Me souvenant de celuy
Qui m’a causé tant d’ennuy. |
Notre chancelier: Chaudebonne.
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Une heure estoit bien passée,
Quand nous vinsmes à Toury,
Alors Monsieur Griboury
Me revint en la pensée,
Un certain noir et frisé,
Fort bien fait et composé. |
Allusion perfide sans doute, le gribouri étant un coléoptère
parasite de la vigne parfois appelé écrivain.
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Nous trouvasmes prés Sercote,
(Cas estrange et vray pourtant)
Des bœufs qu’on voyoit broutant,
Dessus le haut d’une motte;
Et plus bas quelques cochons,
Et bon nombre de moutons. [p.78]
|
Sercote:
aujourd’hui Cercotte.
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Nous vismes deux demoiselles,
Lors que nous fusmes dedans,
Qui paroissoient à leurs dents,
D’assez gentilles femelles;
Frere Claude qui les vit,
De fort bon cœur leur sousrit.
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Frère Claude: Chaudebonne.
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Dans Orleans cent harangues,
Se firent au chancelier;
Et l’on le vint supplier,
En dix-huict sortes de langues:
Les trois mores furent pleins
De maires et d’echevins.
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Les Trois-Maures: nom d’hôtel (qui était
aussi représenté à Étampes)
|
Voyant cela, je m’écoule,
Et desirant estre à part,
Je me sceus mettre à l’écart
Dans un coin; hors de la foule,
Où rêvant jusqu’à la nuit,
J’escrivis ce qui s’ensuit.
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|
Nostre aurore de la barre,
Est maintenant un soleil:
Le ciel n’a rien de pareil,
La terre rien de si rare;
Mais en cas de Merlenbeau,
Son esprit n’est pas fort beau.
[p.79]
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Aurore
de la Barre: Mlle du Vigean la cadette. (Voyez Cousin, Mme de Longueville,
p.199).
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Cette beauté souveraine
A r’allumé mes vieux ans:
Ses attraits sont si charmans,
Que pour sortir de la peine
Où m’a conduit son bel œil,
Je n’attens que le cercuëil. |
|
Quel éclat et quelles flammes,
Quels rayons vois-je dans l’air?
A voir tant de feux briller,
C’est la princesse des ames,
La reyne des volontez,
La deesse des beautez. |
|
Cachez vos beautez mortelles,
Je voy paroistre Cloris;
Tous vos attraits sont peris,
Voicy la belle des belles;
Son soulier a plus d’attraits,
Que vos yeux et tous vos traits. |
Cloris: la duchesse d’Aiguillon.
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Ce que le ciel a de flamme
Il l’a mis dedans ses yeux;
Ce qu’il eut de precieux,
Il le mit dedans son ame,
Rien du tout ne luy deffaut,
Que d’avoir le sang plus chaud.
[p.80]
|
|
La belle baronne darde
De ses yeux mille trespas,
Mais dites, n’a-t-elle pas
La mine un peu bien gaillarde?
Je pense que sa vertu
A bien souvent combattu. |
La baronne
du Vigean.
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Quelle est celle qui m’éclaire
Et brille de tant d’appas?
Est-ce Diane ou Pallas?
Ou la reyne de Cythere?
Car en elle j’apperçois
Quelque air de toutes les trois. |
Diane, ou Minerve.
Ou Vénus
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A voir sa grace embellie
Avec tant de majesté,
C’est l’attrayante beauté
De la charmante Julie,
Dont mon cœur seroit épris,
S’il n’estoit pas à Cloris.
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Julie: Mme de Rambouillet.
Cloris: la duchesse d’Aiguillon.
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Il seroit temps de me taire,
Et ma plume n’en peut plus;
Mais que diront les vertus,
Si je me tais de sa mere?
Qui joint à tant de beautez
Tant de rares qualitez. [p.81]
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Artenice où je contemple
Tant de miracles divers!
Les autres ont eu des vers,
Mais à vous il faut un temple;
Il sera fait dans un an,
Et j’en ay desja le plan.
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Frere Claude l’heroïque
En sera le sacristain,
Chapelain le chapelain;
Et l’angelique Angelique
Nuit et jour y chantera,
Les hymnes qu’il vous fera.
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Frère
Claude: Chaudebonne.
Jean Chapelain, poète
français (1595-1674)
Angélique: Mlle Paulet.
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Source du texte: texte
de l’édition Frantext, reconfiguré par Bernard Gineste, 2007.
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ANNEXE 1
Claude-Sidoine
Michel & Louis-Charles Desnos
Paris-Étampes-Orléans
Extrait de leur Indicateur fidèle, guide du voyageur, 1765
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ANNEXE 2
Occurence médiévale
de la même rime
dans la Bataille des vins d’Henri
d’Andeli (XIIIe siècle)
Bataille des vins, vers
49-62 (édition Wikisource)
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Adaptation moderne (Bernard Gineste,
2007)
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Un prestre englois si prist s’estole,
Qui moult avoit la teste fole,
S’escommenïa Dans Mauvais
Qui estoit du clos de Biauvais,
Et Dant Petart de Chaalons
Qui le ventre enfle et les talons,
Et me sire Rogoel d’Estampes
Qui amaine les goutes crampes:
Cil troi vin amainent la roingne.
A grant honte et a grant vergoingne,
Batant, ferant d’un baston cort,
Les amainent ferant a cort
Et lor dist que jamés n’entraissent
La ou nul preudomme hantaissent.
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Un prêtre anglais prit son étole;
Il avait tant la tête folle
Qu’il excommunia dom Mauvais
Qui était du clos de Beauvais,
Et monsieur Pétard de Châlons
Qui fait enfler ventre et talons,
Et messire Rogueux d’Étampes
Qui donne de mauvaises crampes.
Ces trois vins-là donnent la galle.
Il leur fait honte et grand scandale,
Les frappe et bat du bâton court
Pour les mener devant sa cour,
Ordonne à jamais qu’ils évitent
Tout lieu que braves gens habitent.
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ANNEXE 3
Billet de Vincent Voiture à
Pierre Costar
se référant vers 1633-1634 au même poème
Pierre Costar (1603-1660) était un ami
de Voiture.
BILLET IV. (1)
Je vous envoie des vers qui ont été
faits contre moi, où l’on fait rimer Voiture avec roture (2). Cette
rime ne vous semble-t-elle pas bien riche, et ne vaut-elle pas bien celle
d’Étampes et de goutte-crampe, qui est dans la chanson:
Quand nous fûmes dans Étampe,
Nous parlâmes fort de vous,
J’en soupirai quatre coups,
Et j’en eus la goutte-crampe, etc.
(3).
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(1) Entretiens, p.460.
(2) C’était une addition à une série
de rimes en ture, qui avaient été commencées, à
ce qu’il paraît, par Mme Desloges, et qu’on appela depuis le Portrait
du pitoyable Voiture. Tallemant place cette pièce à l’année
1633 ou 1634. Voyez Historiettes, t.IV, p.32.
(3) Voyez plus bas, aux Poésies.
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Il me prend
envie de montrer à M. Chapelain cette belle poésie qu’on a
composée à ma louange, afin qu’il se sache meilleur gré
de m’avoir comparé à Horace. En effet,nous nous ressemblons
en roture, si nous ne nous ressemblons en autre chose ; et si notre génie [p.149] est différent, notre
naissance est assez pareille: et il me semble que lorsque j’aurai fait un
livre, je pourrai bien lui dire ce qu’il dit au sien: Si tes lecteurs t’informent
de ma condition, tu leur répondras: qu’étant né d’un
père qui étoit homme de peu et qui n’avoit guère de
bien, j’ai pris et soutenu un vol plus haut que ne portoit la petitesse de
mon nid:
Me libertino natum patre et in tenui
re
Majores pennas nido extendisse loqueris.
Je n’oserois ajouter ce qui suit:
Ut quantum generis demas, vitutibus
addas.
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Dites-le pour
moi, si vous jugez que je le mérite. En vérité, monsieur,
ceux qui me font de semblables reproches me connoissent bien mal, s’ils pensent
me faire dépit. Je proteste que je voudrois que tout le monde sût
qui je suis. On me blâmeroit moins, si je valois peu, et si j’avois
du mérite, il en seroit plus estimé. A la vérité,
la noblesse tient un grand rang dans l’ordre des biens de la fortune, et
c’est un avantage qui sert à en acquérir beaucoup d’autres.
Mais il y a des choses bien plus désirables en la vie, et ce seroit
une des dernières que je m’aviserois de souhaiter. Si on ne pouvoit
être généreux sans être ce que les Latins appellent
generosus; si on ne pouvoit avoir lesprit beau, l’âme forte, grande
et relevée; si la santé, la réputation et les richesses
dépendoient de là nécessairement, alors il n’y auroit
point de consolation pour Horace ni pour moi. Mais il n’en va pas ainsi, grâces
à Dieu, et je sais sur ce sujet toute une satire de Juvénal,
et une harangue entière de Marius
[p.150] dans Salluste. Vous, monsieur,
qui vous plaisez tant à faire des paraphrases, et qui en faites aussi
qui plaient tant, je ne fais point de doute que vous n’ayez traduit tous ces
beaux endroits, et que vous ne les sachiez par cœur. Mais vous ne savez peut-être
pas ce proverbe castillan: Chacun est fils de ses œuvres; ni le mot d’un
brave de ce pays-là, parlant à un seigneur italien: Moi et
mon bras droit, que je reconnois à cette heure pour mon père,
valons mieux que vous. Je pense que vous trouverez bien que j’ajoute, qu’en
espagnol hidalgo, qui signifie «gentilhomme», vient de hijo
d’algo, comme qui diroit fils de «quelque chose», pour marquer
que la véritable noblesse vient des actions de vertu, qui nous donnent
une seconde naissance, meilleure te plus glorieuse que la première.
Cela étant, monsieur, celui qui est né roturier peut renaître
gentilhomme, et remplir sa vie de lumière, malgré l’obscurité
de son origine. Mais, pour cela, il faut posséder les qualités
éclatantes qui me manquent et qui me manqueront toujours. Je suis
bienheureux qu’elles ne soient pas absolument nécessaires pour avoir
vos bonnes grâces; je perdrois l’espérance que j’ai de les
pouvoir conserver, et c’est une des plus agréables pensées
dont je m’entretienne.
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Source: édition Ubicini de 1855, tomme II,
pp. 148-150, saisi en mode texte par Bernard Gineste, 2007.
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ANNEXE 3
Jugement de Voltaire sur cette
chanson
(article «Goût» de son Dictionnaire philosophique)
Y a-t-il un bon et un mauvais goût? oui, sans
doute, quoique les hommes différent d’opinions, de moeurs, d’usages.
Le meilleur goût en tout genre est d’imiter
la nature avec le plus de fidélité, de force, et de grâce.
Mais la grâce n’est-elle pas arbitraire? non,
puisqu’elle consiste à donner aux objets qu’on représente de
la vie et de la douceur.
Entre deux hommes dont l’un sera grossier, l’autre
délicat, on convient assez que l’un a plus de goût que l’autre.
Avant que le bon temps fût venu, Voiture, qui,
dans sa manie de broder des riens, avait quelquefois beaucoup de délicatesse
et d’agrément, écrit au grand Condé sur sa maladie
(Épître à Mgr le Prince, sur son retour d’Allemagne
en 1643.):
Commencez doncques à songer
Qu’il importe d’être et de vivre;
Pensez mieux à vous ménager.
Quel charme a pour vous le danger,
Que vous aimiez tant à le suivre?
Si vous aviez, dans les combats,
D’Amadis l’armure enchantée,
Comme vous en avez le bras
Et la vaillance tant vantée,
De votre ardeur précipitée,
Seigneur, je ne me plaindrais pas.
Mais en nos siècles où
les charmes,
Ne font pas de pareilles armes;
Qu’on voit que le plus noble sang,
Fût-il d’Hector ou d’Alexandre,
Est aussi facile à répandre
Que l’est celui du plus bas rang;
Que d’une force sans seconde
La mort sait ses traits élancer;
Et qu’un peu de plomb peut casser
La plus belle tête du monde;
Qui l’a bonne y doit regarder.
Mais une telle que la vôtre
Ne se doit jamais hasarder.
Pour votre bien et pour le nôtre,
Seigneur, il vous la faut garder....
Quoi que votre esprit se propose,
Quand votre course sera close,
On vous abandonnera fort
Et, Seigneur, c’est fort peu de chose
Qu’un demi-dieu quand il est mort.
Ces vers passent encore aujourd’hui pour être pleins de goût,
et pour être les meilleurs de Voiture.
Dans le même temps, L’Estoile, qui passait
pour un génie; L’Étoile, l’un des cinq auteurs qui travaillaient
aux tragédies du cardinal de Richelieu; L’Estoile, l’un des juges
de Corneille, faisait ces vers qui sont imprimés à la suite
de Malherbe et de Racan:
Que
j’aime en tout temps la taverne!
Que librement je m’y gouverne!
Elle n’a rien d’égal à
soi.
J’y vois tout ce que j’y demande;
Et les torchons y sont pour moi
De fine toile de Hollande.
Il n’est point de lecteur qui ne convienne que les vers de
Voiture sont d’un courtisan qui a le bon goût en partage, et ceux
de L’Estoile d’un homme grossier sans esprit.
C’est dommage qu’on puisse dire de Voiture: «Il
eut du goût cette fois-là». Il n’y a certainement qu’un
goût détestable dans plus de mille vers pareils à ceux-ci:
Quand
nous fûmes dans Étampe,
Nous parlâmes fort de vous;
J’en soupirai quatre coups,
Et j’en eus la goutte crampe.
Étampe et crampe vraiment
Riment admirablement.
Nous trouvâmes prés Sercote
(Cas étrange et vrai pourtant)
Des boeufs qu’on voyait broutant
Dessus le haut d’une motte,
Et plus bas quelques cochons
Et bon nombre de moutons, etc.
(Voiture, Chanson sur l’air du branle
de Metz.)
La fameuse Lettre de la carpe au brochet, et qui lui fit tant
de réputation, n’est-elle pas une plaisanterie trop poussée,
trop longue, et en quelques endroits trop peu naturelle? n’est-ce pas un
mélange de finesse et de grossièreté, de vrai et de faux?
Fallait-il dire au grand Condé, nommé le brochet dans une société
de la cour, qu’à son nom «les baleines du Nord suaient à
grosses gouttes,» et que les gens de l’empereur pensaient le frire
et le manger avec un grain de sel?
Est-ce un bon goût d’écrire tant de
lettres, seulement pour montrer un peu de cet esprit qui consiste en jeux
de mots et en pointes?
N’est-on pas révolté quand Voiture
dit au grand Condé, sur la prise de Dunkerque: «Je crois que
vous prendriez la lune avec les dents!»
Il semble que ce faux goût fut inspiré
à Voiture par le Marini, qui était venu en France avec la reine
Marie de Médicis. Voiture et Costar le citent très souvent
dans leurs lettres comme un modèle. Ils admirent sa description de
la rose, fille d’avril, vierge et reine, assise sur un trône épineux,
tenant majestueusement le sceptre des fleurs, ayant pour courtisans et pour
ministres la famille lascive des zéphyrs, et portant la couronne d’or
et le manteau d’écarlate.
Bella figlia d’aprile,
Verginella e reina,
Su le spineso trono
Del verde cespo assisa,
De’ fior le scettro in maestà
sostiene;
E corteggiata interno
Da lasciva famiglia
Di Zefiri ministri,
Porta d’or’ la corona e d’ostro il
manto.
Voiture cite avec complaisance, dans sa trente-cinquième lettre
à Costar, l’atome sonnant du Marini, la voix emplumée, le souffle
vivant vêtu de plumes, la plume sonore, le chant ailé, le petit
esprit d’harmonie caché dans de petites entrailles, et tout cela
pour dire un rossignol.
Una voce pennuta, un suon volante,
E vestito di penne, un vivo fiato,
Una piuma canora, un canto alato,
Un spiritel’ che d’armonia composto
Vive in si anguste viscere nascosto.
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ANNEXE 4
Une imitation postérieure,
par Jean-François Régnard
Voyage de Normandie: Lettre
à Artémise (1689).
Jean-François Régnard (1655-1709)
a donné dans le même genre une chanson-lettre-récit de
voyage, et sur le même air. Nous en donnons ci-après le texte,
pour le plaisir de la comparaison.
VOYAGE
DE NORMANDIE
(LETTRE A ARTÉMISE)
Vous m’aviez ordonné, mademoiselle, en vous
quittant, de vous faire un récit exact du voyage de Normandie, duquel
vous ne pouviez être. Je satisfais à vos ordres si fidèlement,
que je suis sûr qu’en le lisant vous croirez l’avoir fait, sans être
sortie de Paris.
Les desseins médités longtemps avant
l’exécution sont d’ordinaire sans effet; c’est ce qui a fait que proposer
et assurer ce voyage a presque été pour nous la même
chose. Nous partîmes un lundi, 26 septembre 1689. Admirez notre bonheur.
Il y avait trois mois qu’il n’était tombé une goutte d’eau,
le ciel en versa ce jour-là suffisamment pour toute une année;
mais, pour nous consoler, nous séchâmes ces humides influences
par un fonds de bonne humeur qui ne nous a jamais abandonnés. Vous
le verrez par le couplet suivant et par les autres, sur l’air du branle de
Metz.
Pour quinze jours de campagne,
Enfin nous voilà partis
De la ville de Paris.
Le bon Dieu nous accompagne!
Surtout bon gîte, bon lit,
Avec du vin de Champagne;
Surtout bon gîte, bon lit,
Belle hôtesse, bon appétit.
Pour l’appétit, il faut dire la vérité,
il nous manquait pendant cinq ou six heures de la nuit; mais il faut bien
prendre son mal en patience, on ne peut pas manger et dormir tout à
la fois: tant que nos yeux étaient ouverts, nos dents faisaient
également leur fonction, et c’était un charme d’entendre
crier miséricorde à toutes les basses-cours où nous
arrivions.
A Triel, si j’ai mémoire,
Autour d’un gigot assis,
Comme moines bien appris,
Las de manger, non de boire,
Nous ne fîmes rien tous dix,
En sortant du réfectoire,
Nous ne fîmes rien tous dix
Qu’un saut de la table au lit.
Les dames furent presque aussitôt levées
que couchées. Vous vous imaginez peut-être que cette diligence
à quitter le chevet fut une ardeur de novice, qui ne dura que peu
de temps: vous vous trompez, et elles ont toujours été les
premières en carrosse et à la table. Vous jugez bien que, comme
on se levait matin, l’appétit se levait de même, et saluait
toujours l’aurore par deux ou trois petits repas anticipés; car il
est à remarquer que nous faisions autant de provisions dans notre
carrosse pour faire quatre lieues que d’autres auraient fait en s’embarquant
pour les Indes. Aussi aurait-il été difficile de ne nous pas
trouver consommant nos provisions. Nous fîmes tant ce jour-là
par nos déjeunés qu’enfin
A Mantes fut la dînée,
Où croît cet excellent vin.
Que sur le clos célestin
Tombe à jamais la rosée!
Puissions-nous dans cinquante ans
Boire pareille vinée!
Puissions-nous dans cinquante ans
Tous ensemble en faire autant!
Avant de quitter ce pays, vous voulez bien que je
vous fasse part du déplorable état où sont ces pauvres
Célestins: ils font vœu présentement de boire le vin qui
croît dans leur clos; je n’en sais pas la raison: mais enfin, par
obéissance et par mortification, ils avalent ce calice du mieux
qu’ils peuvent; Dieu leur donne la patience nécessaire pour supporter
de pareilles adversités!
Si j’étais bien sûr de votre discrétion,
mademoiselle, je vous dirais des choses que vous n’avez pas encore entendues;
mais les filles sont comme les femmes, elles ne vont jamais sans leurs
langues; et je me suis étonné cent fois comment de si grandes
langues pouvaient tenir dans de si petites bouches: c’est pourquoi,
De Vernon je me veux taire
Pour le mauvais vin qu’on but;
Chacun s’y coucha, mais chut;
Car j’aime en tout le mystère.
Je sais trop comme tout va,
Le monde est fait de manière;
Je sais trop comme tout va,
L’envie jamais ne mourra.
Vous qui vous escrimez de la rime, vous allez dire
qu’il y un e de trop à ce dernier vers: je le sais aussi bien que
vous; mais si on ne me donne cette licence et de pareilles, je quitte dès
à présent le métier de poète de la troupe,
que je fais à mon grand regret, et aux dépens de mes ongles,
qui sont déjà assez courts. Je ne suis que trop rebuté
de la profession; et, sans les petits profits que nous autres rimailleurs
attrapons auprès des filles, qui aiment ce genre d’écrire,
il y aurait longtemps que j’aurais vendu ma charge à bon marché.
Mais, puisque nous voilà sur le chapitre des filles, vous saurez que
nous en trouvâmes une charmante proche la chartreuse de Gaillon. Vous
me direz que ce n’est pas là un meuble de chartreuse; mais ces jolis
animaux-là se trouvent partout.
Au Pont-de-l’Arche et au Roule
Le ciel exauça nos vœux,
Et fit paraître à nos yeux
Jeune hôtesse faite au moule:
Elle portait devant soi
Deux petits monts faits en boule;
Elle portait devant soi
Un morceau digne d’un roi.
La Normandie, comme vous savez, est une terre fertile
en pommes. Le voisinage de la mer leur donne un orgueil et une dureté
qu’elles n’ont point ailleurs. Nos dames de Paris voudraient bien que leur
terrain fût aussi bon; mais on ne peut pas tout avoir: à cela
près, les femmes de Rouen sont, à ce que je crois, faites
comme à Paris; ce qui nous fit dire
A Rouen laides et belles,
Comme partout, l’on trouva,
Les filles de l’opéra
Sont, comme à Paris, cruelles.
Enfin, rien n’est différent,
Dans les jeux, dans les ruelles;
Enfin, rien n’est différent,
Hors qu’on parle mieux normand.
Il faut dire la vérité, cette langue-là
est en grande vénération dans ce pays-ci; les habitans reçoivent
tous en naissant des talents merveilleux pour l’apprendre: à quatre
ans les enfants y parlent déjà normand comme de petits anges;
on dirait qu’ils n’auraient fait autre chose toute leur vie. Les merles
même et les perroquets n’y parlent point autrement. On m’a dit que
cette langue-là était merveilleuse pour plaider; c’est ce
qui fait qu’il n’y a guère de Normand qui n’ait vaillant sur pied
plus de vingt procès, sans les espérances de ceux qu’il a déjà
perdus.
Nous trouvâmes ici notre bon ami Fatouville.
Vous ne sauriez croire les instances qu’il nous fit pour nous mener à
sa terre de la Bataille, et le plaisir que sa conversation donna aux dames:
elles voulurent à toute force qu’il en fût fait mention par
les vers suivantes:
Le seigneur de la Bataille,
Qui charme dès qu’on l’entend,
Malgré nous, malgré nos dents,
Voulut nous faire ripaille;
Mais le diable s’en mêla,
On fit grâce à sa volaille;
Mais le diable s’en mêla,
A Caudebec on alla.
Vous croyez qu’en ce lieu-là on se couche
pour dormir, comme à Paris: vous vous trompez; toute la nuit l’hôtellerie
fut en rumeur pour fournir aux dames des rôties au vin. On en fait
prendre aux perroquets qui ont perdu la parole; mais d’en donner à
des dames usantes et jouissantes de leurs langues, c’est avoir envie de
se lever comme on se couche: aussi cela ne manqua pas d’arriver.
A cette maigre couchée
On oublia de dormir:
Que sert de s’en souvenir,
Quand une femme éveillée,
Pour aiguiser son caquet,
Tout le long de la nuitée,
Pour aiguiser son caquet,
Mange soupe à perroquet?
Il ne fallait pas se lever de si bon matin pour
aller dans la plus maudite hôtellerie qui soit, je crois, de Paris
au Japon, et pour avaler un brouillard épais, que le soleil ne put
percer que sur les deux heures. Un autre plus galant vous dirait que les
yeux des dames, plus puissants que cet astre, dissipèrent d’abord
cette noire vapeur; mais pour moi, qui suis plus sincère, je vous
dirai franchement que les brouillards d’octobre sont fort difficiles à
gouverner proche la mer, et de plus, que nos dames dormirent dans le carrosse
cahin, caha, toute la matinée, et n’ouvrirent les yeux qu’à
la Botte. A propos de Botte, vous voulez bien que je vous donne un petit
avis:
Passant, fuyez de la Botte
Le séjour trop ennuyeux;
Il est vrai que dans ces lieux
La maîtresse n’est pas sotte;
Mais sans pain, sans vin, sans feu,
Dans un pays plein de crotte,
Mais sans pain, sans vin, sans feu,
L’amour n’a pas trop beau jeu.
Nous trouvions assez plaisant d’aller, comme bonnes
personnes, toujours devant nous; et je crois que nous aurions été
dix lieues par-delà le bout du monde, sans le malheur que vous allez
apprendre.
Après six jours de voyage
Où tout allait à gogo,
Nous allions jusqu’à Congo,
Valets, chevaux et bagage;
Mais au Havre on s’arrêta,
Malgré ce vaste courage;
Mais au Havre on s’arrêta,
Car la terre nous manqua,
Voilà une plaisante excuse! m’allez-vous
dire. Quand on a bien envie d’aller, au défaut de la terre, on prend
la mer. Nous n’y manquâmes pas aussi; et les dames, dès le
lendemain,
D’une valeur plus qu’humaine
Affrontèrent l’Océan.
Mon Dieu! que le monde est grand
Sur cette liquide plaine,
Où l’on touche en un moment,
Sur une vague incertaine,
Où l’on touche en un moment,
L’enfer et le firmament!
N’aurait-ce pas été un coup de bonne
fortune pour les maris, si quelque honnête homme de corsaire eût
mis la main sur la chaloupe? J’en connais quelques-uns qui n’auraient point
regretté d’avoir donné de l’argent à leurs femmes pour
aller voir la mer, si pareil cas leur arrivait. Pour moi, qui ai déjà
tâté de ces messieurs les Turcs, gens fort incivils, j’en voulus
courir le risque sur le rivage; et, considérant ces gros vaisseaux,
et faisant réflexion qu’il n’y avait qu’une planche épaisse
de deux doigts qui séparait de la mort ceux qui étaient dedans,
je me mis à chanter:
Qu’un autre avec des boussoles,
Sur ces grands palais flottants,
Bravant Neptune et les vents,
Cherche l’or sous les deux poles;
Mais pour moi je ne veux pas
Servir de pâture aux soles;
Mais pour moi je ne veux pas
Leur faire un si bon repas.
Je vous avoue que je ne me consolerais jamais, si
je me voyais ainsi pour mon plaisir; et j’aurais été encore
plus fâché ce jour-là, car M. de Louvigni, intendant
de la marine, nous envoya le soir six bouteilles d’un vin de Canarie si
exquis, que, quand il l’aurait fait lui-même, je doute qu’il l’eût
fait meilleur.
Sus, ma muse, je te prie,
Brûlons quatre grains d’encens
A cet illustre intendant,
Pour son vin de Canarie.
Avec ce nectar, je croi
La province bien munie;
Avec ce nectar, je croi
Qu’on sert dignement son roi.
Vous voyez qu’il fait bon nous faire du bien: pour
cinq ou six bouteilles de vin, voilà un homme immortalisé.
Après tout, je ne sais si les six meilleurs vers du monde valent seulement
une pinte d’une pareille liqueur. Quoi qu’il en soit, il s’en contenta, et
nous eussions bien souhaité que tous les hôtes de la route eussent
été aussi raisonnables.
Le lendemain le gouverneur, pour nous recevoir,
fit mettre la citadelle en armes. Nous visitâmes l’arsenal, ce terrible
palais de Mars. Mon Dieu! que d’instruments pour abréger nos pauvres
jours! Ce qui nous fit dire à tous:
Il faudrait être bien ivre,
D’aimer ces lieux de fracas,
Où, pour cent mille trépas,
On fond le fer et le cuivre.
Que de moyens pour mourir,
Lorsqu’il n’en est qu’un pour vivre!
Que de moyens pour mourir!
Je ne le saurais souffrir.
Voilà des sentiments bien héroïques!
me direz-vous. D’accord; mais si vous saviez comme moi, mademoiselle, ce
qu’il en coûte pour mettre un enfant au monde, vous auriez, plus que
personne, horreur de ces lieux de destruction; et en vérité,
si vous étiez une personne bien raisonnable, vous vous marieriez
au plus vite, afin de travailler comme il faut à la réparation
du genre humain, lequel, pendant que toute l’Europe est en guerre, court
le grand chemin de sa ruine totale. C’est à vous d’y penser, et de
faire réflexion que vous passeriez mal votre temps, s’il n’y avait
plus d’hommes au monde.
Vous croyez peut-être, mademoiselle, que parce
que l’on vous a menée en vers au Havre, on vous ramènera
par la même voiture; c’est ce qui vous trompe: Pégase n’a
pas accoutumé de faire avec moi de si longues traites. Je vous dirai
donc en prose que nous revînmes à Rouen en très-peu
de temps, ayant toujours vent derrière: cela n’est pas trop nécessaire
en carrosse; mais c’est pour vous dire que tout conspirait à seconder
l’envie que j’ai d’être auprès de la plus aimable personne
du monde.
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Source du texte:
tome premier de l’édition parisienne des Œuvres complètes de Regnard
par la librairie Adolphe Delahays en 1854 (saisie en 2000 par Olivier Bogros
pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale
de Lisieux).
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BIBLIOGRAPHIE
SOMMAIRE
Quelques éditions
Les œuvres
de Monsieur de Voiture, tome 2 2 [202 p.],Paris, A. Courbé,
1654
Dont une saisie numérique en mode texte
par l’INALF (Paris, INALF, 1961-) mise en ligne par la BNF sur son site
Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k898647,
1997, en ligne en 2007.
Dont le texte de la présente édition.
A. UBICINI [éd.], Œuvres de Voiture.
Lettres et poésies. Nouvelle édition, revue en partie sur le
manuscrit de Conrart, corrigée et augmentée de lettres et
pièces inédites, avec le commmentaire de Tallemant des Réaux,
des éclarcissements et des notes, par M. A. Ubicini. Tome second
[440 p.], Paris, Charpentier, 1855.
Dont une réédition numérique
en mode image par Google, en ligne en 2007
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