|
|
|
|
“LE
PORTRAIT”
PROPOS DE PHILIPPE LEJEUNE RECUEILLIS PAR FRANCK SENAUD Philippe Lejeune, lorsque vous avez décidé d’ouvrir une école, pourquoi avez-vous pensé au portrait? Qu’espériez-vous y trouver? Pour une raison simple, la peinture faisant partie des beaux-arts, il est normal de vouloir prendre comme modèle ce qui nous semble le plus estimable. De plus, cela constitue un bon objet pour étudier la peinture: je suis obligé de reconnaître que l’approche du visage est d’autant plus compliquée que nous en avons un concept plus exigeant. Ce qui gêne dans l’approche de toute connaissance, c’est la pré-connaissance que nous avons des choses; or, le visage humain est le domaine du visible où nous avons le plus de préavis, le plus de préjugés. Nous savons des tas de choses devant le visage, parce que le visage c’est le nôtre, c’est un reflet de nous-mêmes; par conséquent, il faut y faire très attention, nous savons des tas de choses avant même de commencer: nous savons que le blanc de l’œil est blanc, que les cheveux c’est noir! Pour un peintre, dire que le blanc de l’œil est blanc n’a aucun sens, attendu que, pour lui, il n’y a pas de couleur propre, il y a des tons. Alors la barbe, ça peut être fait d’un brun rouge, d’un brun Van Dyck, d’un bleu de Prusse et d’un bleu de cobalt avec un peu de jaune de Naples par endroit, voilà, c’est ce qu’on appelle une barbe, mais le peintre ne peut pas dire qu’elle est noire, il donnera l’effet de noir grâce à la composition de différents éléments qu’il appelle des tons. Un peintre ne parle que de tons. C’est le visage humain qui contient le plus d’interdits intellectuels, c’est ce qui le rend si difficile. Nous sommes d’autant plus exigeants que nous nous sentons visés: être partie prenante de la qualité du sujet, rend les choses plus difficiles, les idées préconçues plus nombreuses et l’exécution beaucoup plus hésitante et embarrassée; donc c’est un sujet privilégié puisque la difficulté provoque l’invention des solutions. Il y a une autre raison également, c’est que la perspective du visage est très complexe, c’est une perspective des sphères, qui est plus difficile évidemment que la perspective des cubes. A l’atelier de Maurice Denis et Jean Souverbie, aviez-vous pratiqué le portrait? Oui mais ça va de soi, c’est comme si vous me demandiez si on faisait des versions latines à Stanislas. Traire, «tirer», pris dans son sens ancien de représenter un visage a donné pourtraire. Le portrait est lié à notre identité, à la fois lexique et syntaxe. [p.3] Y a-t-il une espèce de grammaire de formes à étudier dans le visage? ou une recherche d’équilibre entre dessin et couleur qui se tisserait dans le portrait précisément... c’est une idée sur laquelle vous revenez souvent, et qui donnerait tout l’intérêt à l’exercice du portrait. Le portrait est un «exemple», comme on dit dans les grammaires latines: le portrait est parfaitement représentatif de la somme des difficultés que l’on rencontre en art. Au plus haut point, cette difficulté majeure de l’accord entre le dessin et la couleur qui, comme vous le savez, est une équation qui n’a pas de racine: il n’y a pas moyen de trouver un passage sans faille, un nombre entier qui rende compte à la fois du dessin et de la peinture. L’exemple en est manifeste, non pas entre Ingres et Delacroix (je crois que l’opposition n’est pas bien posée), mais entre David et Delacroix. Là, l’opposition est parfaitement posée: le dessin de David se voulait exact, puisqu’il utilisait la projection plane d’une manière scientifique, puisqu’il faisait dessiner ses élèves sur une glace, usant d’une projection plane en soi, le front étant immobilisé, pour ne pas avoir de déplacements ni de parallaxe; et on dessine avec un pinceau ce que l’on voit sur la glace, c’est-à-dire exactement ce que fait la pellicule Kodak! Il est arrivé à ce dessin extraordinairement précis si l’on veut, mais totalement irréel! Vous savez, nous admirons le «Léonidas aux Thermopyles»; moi je veux bien, et c’est en effet admirable, mais enfin, au prix de quels sacrifice! On dit cet art classique parce qu’il est scolaire, je veux bien, mais il a fait l’impasse, complètement, sur la couleur, en partie sur la composition, sur la vraisemblance historique, sur la vraisemblance théâtrale, sur l’émotion elle-même. Effectivement, mais à ce prix-là on peut avoir un dessin impeccable! Voyez-vous, c’est l’histoire du taquin, ce petit jeu où il y a toujours une case que l’on ne peut remplir. Même chose chez Ingres, il est peut-être parfait, dans un certain inventaire des contours où il est d’une grande rigueur, mais, lorsque Ingres est obligé de dire: «il faut absolument mettre du blanc dans les ombres», c’est un parti pris tellement énorme, extrême, que l’on ne peut plus être coloriste; je ne dis pas que pour être coloriste il faut nécessairement ne pas mettre de blanc dans les ombres. Mais c’est un tel parti pris pour sauver le dessin, qu’il en est monstrueux! Et cela produisit pourtant des chefs-d’œuvre. Vous ne pouvez avoir tout à égalité. Il y en a toujours un qui trinque, c’est la couleur ou le dessin! De même que vous ne pouvez avoir à égalité la composition de Raphaël, l’expression de Michel-Ange, le [p.4] «sfumato» de Vinci et le clair-obscur de Rembrandt, c’est tout à fait évident. Cette obligation de choix... c’est pour cela que je parlais de grammaire du visage… Il y a une grammaire du visage, mais la grammaire n’est pas dans le visage, elle est dans notre entendement. Et dans le modèle il y a justement, toujours un parti à prendre. C’est une évidence, c’est un couple de chevaux attelés, il faut qu’ils arrivent en même temps. il ne faut donner ni à l’un ni à l’autre l’avantage.. Vous ne pouvez pas obtenir à la fois, l’exactitude des contours et l’exactitude des couleurs. Quand Rubens arrive à la couleur pure. le dessin devient évanescent. Vous parlez de grammaire: je le veux bien, car il y a un ensemble de formulations dans le visage humain qui résume à peu près toutes les difficultés de la perspective. C’est en cela que c’est passionnant, parce que si vous savez faire la perspective du visage humain vous saurez faire la perspective du Parthénon qui est beaucoup moins complexe! La perspective d’un escalier à vis est beaucoup moins difficile que la perspective d’une joue! Alors je dois dire que, dans le visage humain, il y a un répertoire de toutes les formes, qui n’est pas seulement une grammaire. Je vous ai souvent expliqué, par exemple, le principe d’identité de l’ellipse et de la circonférence: une circonférence en perspective est une ellipse, une ellipse en perspective est une circonférence; il y a une réversibilité très curieuse, mais qui se vérifie dans le visage humain. Le portrait va fournir l’occasion de retrouver ce vocabulaire formel. Vous avez également le principe de la route de montagne. Voyez, une route qui gravit sur une montagne: elle n’a pas la même largeur suivant qu’on la voit latéralement ou au contraire longitudinalement; vous savez que quand elle tourne autour de la montagne, elle devient très large ensuite puisque les deux bords de la route sont à hauteur des yeux, elle devient comme un fil. [p.5] Le ruban à trois dimensions… Le ruban lui, c’est le principe d’une bande de papier que l’on replie et qui devient, suivant l’angle sous lequel on la voit, une simple ligne, puis un parallélogramme, puis une simple ligne, puis un parallélogramme. ce sont des éléments qu’il faut connaître, reconnaître, pour les appliquer au visage humain. Alors, pourquoi faut-il connaître ça? Prenez une photographie, une belle actrice qui sourit; eh bien, regardez ses lèvres: il y a ce principe du ruban! Mais si on ne vous a pas montré où il est, vous ne le verrez pas! Alors voilà, c’est l’histoire de la découverte, c’est l’histoire du doigt tendu qui indique... Après, on reconnaît, mais si on n’a pas cette connaissance, la vision immédiate est pauvre. Je reviendrai sur ce doigt tendu, ce guide... Alors, créer une école? Moi vous savez je n’y suis pour rien, le maire d’Etampes Gabriel Barrière, qui était un ami, m’a dit: «Il faut créer une école d’art, on a essayé plus de dix fois, et ça a duré généralement un mois, un mois et demi et puis plus rien». Ce fut différent cette fois; on a créé cette école à Etampes, dans l’hôtel Anne de Pisseleu, où nous fûmes pendant un an pratiquement. J’étais tout seul au début, il y avait quelques élèves, dans une toute petite pièce, c’était malcommode; ensuite, on m’a donné la grande pièce qui est rue de la Vigne et je suis venu là, tous les jours, six mois, un an: il y avait un élève ou personne! Et, comme je suis têtu — c’est le seul défaut dont je puisse m’enorgueillir, j’avais pris l’habitude de venir peindre là plutôt que chez moi! Eh bien, peu à peu, les gens sont venus, ils n’ont pas cessé de venir! Parce que quand vous venez régulièrement dans un endroit les gens viennent voir: ça cache quelque chose. Et très tôt il y a eu un atelier de portrait? la première année? Je vous répète, c’était parce que c’était ce qu’il y avait de plus simple: est-ce que quelqu’un veut bien poser? Ce fut amusant, parce que les différentes personnalités de la ville étaient contentes de se faire tirer le portrait comme on disait au XVIIe siècle. [p.6] Pendant longtemps, je faisais ça de façon très didactique, c’est à dire avec des carreaux tracés sur le fond, des carreaux tracés par terre et même, on avait prévu des panneaux sur les côtés. avec la même dimension des carrés, ce qui englobait le modèle dans un système de coordonnées rectangulaires, la hauteur la longueur et la largeur. Grâce à cela, on pouvait repérer tous les points de l’espace, puisque l’on avait un système de référence. il suffisait de mettre en perspective le carroyage, et, une fois qu’il était mis en perspective, on situait ce qui était à l’intérieur et le modèle se trouvait en «situation». Je voulais savoir si cette installation, cette petite scène, était héritée du portrait classique, mur simple et lumière naturelle unique? Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe entre cette installation simple et la volonté de composer un tableau? Non! non! il peut y avoir cette opposition et puis, il ne faut pas voir des intentions partout. La grande tentation c’est le moindre effort! Il est évidemment plus commode de faire poser le modèle devant un mur. Et, comme c’était un exercice, comme il s’agissait beaucoup moins de faire un tableau harmonieux que d’apprendre des pièges, parce que mon dessein était de montrer aux gens les pièges, non pas de montrer ce qu’il fallait faire ni de leur dire: «Oh! Regardez comme c’est beau!» (s’ils ne voient pas que c’est beau, on ne peut pas le leur apprendre) ce qu’on peut leur apprendre, ce sont les pièges, le portrait est une étude, mon enseignement est un enseignement défectif, c’est-à-dire je peux dire: «Ce n’est pas ça». La véritable erreur n’est jamais originale. Quelles orientations techniques avez-vous données concrètement? Alors, il faut bien vous dire que je ne suis pas parti des petits éléments de réflexion que je vous donne là: c’est l’école qui me les a donnés, il est certain également, que lorsqu’on se lance dans une entreprise comme celle-là, sans grande idée préconçue, c’est alors que l’on apprend et que l’on comprend ensuite ce qu’il fallait faire. Au départ je n’avais pas d’intentions. C’était amusant: j’avais des élèves débutants et c’était passionnant, en trois coups de pinceaux, de remettre le portrait d’aplomb: vous avez l’impression que vous savez quelque chose, c’est une illusion mais enfin, ça aide un petit peu... [p.7] A propos des orientations que vous avez par la suite données, avez-vous donné une palette de base, dès le départ? J’ai donné la palette simple qu’il y a dans toutes les académies, les tons chauds d’un coté, les tons froids de l’autre, trouver les correspondances, et savoir que ce n’était que le déploiement du cercle chromatique. Vous avez restreint les couleurs? Non, pas tout de suite, un peu plus tard. J’ai mis au point ce que j’appelle le quatuor classique (ocre rouge, noir, ocre jaune et blanc), et indiqué ensuite la nécessité de ne pas mettre toutes les couleurs sur la palette. De même qu’un compositeur, un organiste qui compose, qui fait des improvisations, ne se sert pas de toutes les notes je dois dire que les variations Goldberg, c’est avant tout, une récapitulation, une nomenclature, des notes sur lesquelles il ne faut pas appuyer! encore le principe défectif! Après la mise en place du modèle à la craie, vous indiquez d’esquisser à grosses brosses, sans médium, sans chercher de nuances de dessin, en travaillant par aplats pour une première couche qui soit utile à la suite, techniquement et visuellement; techniquement pour que des rapports de tons s’instaurent et composent la toile et visuellement pour contourner l’anecdote. Tous les portraits se peignent-ils de la même manière? Pas du tout, vous avez toute une école de portrait qui est fondée sur le dessin, et la couleur vient habiller le dessin, regardez le portrait étonnant de Bonaparte par David, il fut fait en deux heures. C’est une esquisse, avec soit le brun rouge, soit la terre d’ombre bridée, et puis, sur cette esquisse ressemblante parce que c’est la première impression et un dessin suffisamment fort, on pose quelques blancs avec du jaune de Naples, on remplit les ombres en frottaillant avec de la terre d’ombre verdâtre et un petit peu de blanc, on garde le brun van Dyck pour faire les grandes ombres: il y a un vocabulaire qui est prévu, à l’avance, un code, c’est-à-dire que c’est presque aussi précis que dans C. Cennini: «Manière de faire un homme brun ou de faire une femme blonde»; c’est tout à fait classique, vous savez que [p.8] cette notion-là a duré pendant toute la peinture puisque Le Tintoret appelait son frère, ils peignaient ensemble à San Rocco à Venise, et il lui disait: «Passe-moi le pot des blondes»; ça nous semble tout à fait étonnant qu’il y ait une recette pour faire les blondes, qu’il y ait une recette pour faire la peau des brunes. Comme Napoléon était brun, David a dû regarder dans son petit livre de recette, comment on fait les bruns, non pas comment on fait les Corses, ce n’était peut-être pas assez précis pour ça! Mais enfin, il savait comment on fait les hommes petits et bruns. Il avait la recette qui correspond, Géricault faisait la même chose. Est-ce qu’en un sens, il s’est passé la même chose à Etampes puisque cette approche... Non! Non! Parce qu’il faut bien distinguer: Etampes est devenue l’école, le creuset où se sont formés les professionnels, mais c’est par grâce, c’est peut-être par un calcul de probabilités, je n’en sais rien; des gens entraient là et ont fait une carrière. En réalité, c’était une école comme partout; par conséquent, il ne s’agissait pas du tout d’apprendre la recette pour faire la peau des blondes ou la barbe d’un homme mort comme dans Cennini, il s’agissait beaucoup plus de mettre en face des difficultés. Ce que je voulais au fond, et ça, ça a toujours été mon but dès le début: c’est que les gens partent en disant: «la peinture décidément c’est impossible!» Là j’aurais gagné beaucoup, parce que 1’idée qu’il n’y a qu’à faire ce qu’on voit est une idée tellement bête, qui a fait tellement de tort à la cause de l’art que je préfèrerait l’aveu d’ignorance qui, vous le savez, est l’aveu de la philosophie: «Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien.» Partir à grosses bosses, en esquisse, sans médium est une méthode qui s’applique à tous les portraits à Etampes? A peu près, mais c’est lié à la peinture à l’huile. Non, souvent je n’ai pas appris ça, parce qu’on travaillait sur l’isorel. L’isorel n’ayant pas de grain, on ne peut pas faire une première couche empâtée. On ne peut peindre une première couche à sec que sur les alvéoles qui forment la trame de la toile; sur une surface lisse, on commence à poser des touches à la façon de l’impressionnisme classique et, pratiquement la seconde ou la troisième [p.9] séance est très compromise. Le portrait doit être fait en une séance. D’ailleurs il est significatif qu’au départ, on avait une ou deux séances à tout casser! Au fur et à mesure que la méthode se perfectionne, sur l’ensemble de la peinture à l’huile et sur toile, alors on peut faire trois séances, quatre séances, mais c’est une question purement technique, d’étalage de couleurs. Si on travaillait à fresque, il faudrait que ce soit fait dans les trois heures sans discussion. Sur isorel encollé à la colle de peau, on peut faire une séance de retouche mais généralement ça gâche le portrait, ça vient du premier coup ou rien... D’un point de vue technique c’est entendu, mais d’un point de vue visuel, vous êtes également attaché à l’idée d’aller progressivement, d’une première couche qui soit assez tachée vers… Là, c’est un petit peu autre chose, c’est l’idée de ne pas aller tout de suite à l’effet... se dire que ce qu’on sait faire, ce qu’on a su faire, on saura le refaire et pourtant, c’est là-dessus qu’on se précipite! Mais pour montrer à qui? Vous allez épater qui? Gardez-le, mettez-le en réserve, et n’hésitez pas, d’un grand coup de brosse, à tout fiche en l’air! C’est comme ça que l’on travaille, suivant le principe éternel de Michel-Ange: «Vie, mort et résurrection.» Cette exécution comme un précipité, J’appelle cela un dessin par cristallisation, c’est-à-dire une mise en point progressive. Je vous ai souvent donné l’exemple d’une image qui apparaît dans le révélateur: une image argentique que vous voyez monter dans la cuve. Il y a là une leçon fondamentale pour le peintre: l’image ne se révèle pas de façon hiérarchique. Aucun point de la surface sensible n’est privilégié sauf l’ordre de la lumière. D’abord va naître, tout à fait sur les bords, un petit détail parce que celui-là était particulièrement sombre et par conséquent, il a laissé un blanc pur sur la pellicule, et puis, un petit noir qui apparaît là... mais ce ne sont pas du tout les yeux qui tiennent d’abord, ou les sourcils, ou le nez, ou la pipe, c’est une autre hiérarchie que celle commune, triviale. Alors, peignez en suivant cette hiérarchie des valeur, moi je suis tout à fait d’accord! Commencez par le plus sombre et puis vous allez vers le plus clair, alors ça va vous [p.10] amener à des détours absolument insensés! C’est-à-dire que, dans les tons moyens vous allez avoir d’abord l’aile du nez et la petite fleur qui est dans la tapisserie derrière, ensuite le bouton de l’interrupteur électrique! Mais ça n’a aucune importance! Car vous nous mettez dans un autre ordre que l’ordre trivial. Ce qu’il faut fuir, c’est l’ordre normal! C’est encore un enseignement défectif... Ah! Mais je ne connais que ça! L’enseignement est forcément défectif! Ce que vous avez à dire, moi je ne le sais pas! Je ne peux donc pas vous dire de le faire ou de ne pas le faire! Mais ce que je peux vous dire, vous montrer, c’est ce que nous avons de commun — l’erreur commune — je peux donc vous dire de ne pas la faire, mais ce que vous devez faire ça ne me concerne pas. Vous insistez régulièrement sur la nécessité de composer, de réfléchir au format, à son sens, au cadrage. Je voudrais savoir si un portrait est autre chose qu’une étude? Il y a forcément autre chose qu’une étude, parce que nous ne pouvons échapper à cette mission de 1’œuvre d’art: consacrer. Consacrer, c’est offrir quelque chose. Regardez quand un artisan fait une cuillère: au début, c’est un os creusé qui lui sert à manger le ragoût de mammouth mais très vite, il va faire un petit dessin sur la poignée, l’extrémité de la cuillère va devenir ouvragée, il ne peut pas s’en empêcher! Il le consacre, parce que ce travail-là ne sert à rien. C’est un acte inutile donc sacré. L’étude doit être belle, une étude de Delacroix c’est superbe! Il n’y a pas je crois d’étude à proprement parler comme celles qui précèdent la fabrication d’une machine, j’ai vu des pages d’étude de Puvis de Chavannes, inévitablement elles étaient composées! Vous savez, quand un peintre écrit une simple lettre, il ne peut pas s’empêcher de la disposer dans la page, même quand il écrit au percepteur! Et puis il y a une autre raison à cela, c’est que les ressources que nous avons en face du visible sont ridiculement faibles. Il faut donc utiliser toutes celles dont nous disposons! Face au visible par exemple, il n’y a pas absolument de cadrage, nous avons une vue floue, une vue arrondie, une image ovoïde de plus en plus floue sur les bords, on ne peut pas dire que l’on voit dans un rectangle! Voir dans un rectangle, sacrifier à la composition. Et la [p.11] composition a une vertu en elle-même, qui peut pallier les insuffisances de la couleur, les insuffisances de l’analyse chromatique, les insuffisances de l’analyse perspective, voilà, il ne faut pas hésiter à tout utiliser. A quel moment l’intérêt pour le portrait dépasse la reconnaissance d’un modèle? Il le dépasse dès le départ. D’abord je voudrais attirer votre attention sur le fait que la ressemblance est une notion extrêmement complexe, il est très difficile d’y voir un peu clair, je me connais pas de femmes qui, allant au photomaton, regardent cette image pourtant exacte du point de vue de la pyramide visuelle et se trouvent ressemblantes, elle se trouvent affreuses, épouvantables, toux ceux qui ont de l’estime pour leur visage partagent cet avis. Mais est-ce que la recherche de la composition ne permet pas de dépasser la question de l’identité du modèle, si on ne connaît pas cette personne? Il ne s’agit pas de dépasser l’identité du modèle! Elle est illimitée, elle n’est pas quelque part, elle dépasse tout. L’identité du modèle ce sont ses grands-parents, toutes les générations qui l’ont précédé et Dieu le père lui même. On ne peut rien en dire! Cela est innombrable et dépend de la place où vous le regardez, c’est une question d’échelle. Alors, où est la ressemblance?… Ca mériterait une analyse qui me dépasse. On peut pourtant apprécier le portrait de Castiglione de Raphaël sans savoir qui est Castiglione: est-ce dû à la composition, à l’exécution? On sait en effet d’un portrait s’il est ressemblant ou pas sans avoir vu le modèle, parce que le portrait ressemblant est celui qui rassemble le plus grand nombre de probabilités. Je voudrais finir là-dessus: vous avez un mot célèbre d’Ingres qui résume parfaitement la situation: «Si j’avais un fils, je lui apprendrais la peinture en faisant des tableaux»; réfléchissez à ça, c’est quelque chose d’énorme! Maurice Denis était dans cette perspective-là, [p.12] c’est-à-dire que 1’étude n’a d’intérêt que si elle est harmonieuse: ce n’est pas un bagage technique ou artisanal qui va permettre de faire l’œuvre. Elle est intéressante si elle introduit, dans son propos, cette valeur inestimable, cette valeur qui dépasse le concept et qui est la beauté. Donc l’étude n’aura d’intérêt que si elle est belle, et quand Dürer fait une étude de doigt ou d’ongle cela n’a rien à voir avec le dessin d’anatomie pour tous, c’est simplement beau! Il y a cette idée à laquelle vous êtes attaché: de coïncidence entre l’exactitude et la beauté… L’exactitude… Je parle de la probabilité maximale, ce n’est pas tout à fait l’exactitude, c’est même très différent. Toutes les connaissances humaines, quand elles sont un peu conséquentes entre elles, arrivent à un probabilisme. Elles arrivent surtout à une nécessaire réserve quant à la définition des choses, à un principe d’incertitude. Le principe d’incertitude est probablement ce que les Pères de l’Église appellent la foi ; si vous ne l’avez pas vous êtes sûrement à côté! Seuls les sots n’ont pas d’incertitude! Ils savent ce qu’ils disent et pour savoir ce que l’on dit! Il faut avoir fait l’impasse sur beaucoup de choses. L’ignorance nourrit la certitude. Le calcul quantique est une mécanique mystique. Sur l’idée de ressemblance, et pour rejoindre ce que vous dites, je voulais savoir, à la différence de la photo… Ça c’est important. A la fois l’impuissance et l’intérêt que présente la photographie a revigoré la peinture. S’il n’y a pas, contre l’idée d’une image montrant un instant précis, plutôt une idée de récapitulation, une image, un portrait peint qui serait une condensation d’informations... Exactement! Le portrait est une récapitulation, c’est-à-dire une recréation à partir d’éléments divers qui ne sont pas juxtaposables, dont on ne peut pas faire la somme et qui n’ont de rapport entre eux qu’au travers d’une notion extrêmement difficile à analyser qui est le probable. Il y a dans tous ces éléments-là une synthèse. Le portrait est donc une image [p.13] synthétique qui répond d’ailleurs au système de la vision, puisque ce sont deux images que nous synthétisons. Je ne vois qu’une image de vous; en réalité mon cerveau reçoit deux informations très différentes, il en fait une synthèse; s’ajoute à cela tout ce que je sais de vous, toute la connaissance que j’en ai, à la déformation rédhibitoire d’un peintre qui fait que je vous vois, mais je vois aussi un certain ton froid sur la gauche, avec des reflets un peu mauves et un doré sur la partie droite, qui sont une analyse purement professionnelle, que jamais un homme normal, qui n’est pas déformé par la profession, ne verra. Il y a dans toutes ces visions, une dominante, celle qui peut mettre en ordre ces différente paramètres ces différentes appréciations et en faire un ensemble cohérent. Là où c’est très important que vous soyez peintre, c’est que la coïncidence de toutes ces probabilités baigne dans une lumière: vous n’imposez pas une coïncidence arbitraire. Vous avez parfaitement raison! Le grand unificateur et le grand moyen d’analyse c’est la lumière! C’est une référence, un préalable avec celui qui regardera! Parce que son cerveau, sans qu’il le sache, a analysé toutes les lumières possibles au monde et il sait très bien ce qu’est un spectre coloré! C’est pour cette raison que si vous posez une couleur qui ne tient pas dans un tableau, l’erreur tient à l’incohérence de l’analyse chromatique vis-à-vis de l’ensemble! Oui! C’est important ça! parce que ça signifie que la reconnaissance du spectateur de cette probabilité... Elle est fondée sur quelque chose? Elle se fonde sur quelque chose. Sinon, partant du principe qu’il y a eu des milliards d’êtres humains différents, si le portrait n’est pas tout à fait ressemblant c’est qu’il pourrait s’agir de quelqu’un d’autre! On fait avant tout le portrait du spectre de la lumière, c’est absolument d’accord! [p.14] Est-ce que la ressemblance serait plutôt une capacité à compiler le plus d’informations issues du modèle ou au contraire à économiser ces informations vers l’essentiel? Ce n’est pas un empilement, un empilement ne donnerait qu’un affadissement. Si vous empilez suffisamment d’images différentes du modèle vivant, vous obtiendrez une image de plus en plus stéréotypée qui va ressembler à un portrait robot, c’est-à-dire à personne. Non, ce n est pas une accumulation de données comme fait une superposition de cartes perforées par exemple Plutôt une idée d’économie? Non, c’est autre chose. C’est l’idée de synthèse, une synthèse dynamique. Compte tenu de toutes les impressions que vous avez eues, l’énergie créatrice qui est dans l’homme va inventer un nouveau personnage qui lui, va être stable, ce qui est profondément insensé! Car faire une image stable avec celui qui est par essence vivant, mobile, mouvant, qui est en train de mourir sous mes yeux, c’est un propos que ne peut pas gérer la science, encore moins les ordinateurs qui n’y parviendront jamais ou alors il faudrait des logiciels qui soient chipés au paradis, c’est à dire les algorithmes du créateur A propos de cette idée de synthèse dynamique, je peux taire un parallèle qui est parlant: cette manière de dessiner et de peindre ressemble à votre enseignement lui-même, une approche défective justement, qui est de dire: on va progressivement vers quelque chose, en écartant des éléments. Probablement... …il y a un parallèle, l’un éclaire l’autre. Je le veux bien, parce que n’ayant pas d’idée préconçue, d’idée a priori, ce qui m’a, petit à petit, conduit devait être de quelque qualité puisque ce n’était pas une volonté personnelle. [p.15] Alors pour revenir à l’enseignement, quelles difficultés avez-vous à corriger les travaux des élèves? Quelle limite a votre intervention? J’ai de plus en plus de mal, Parce que la connaissance est d’abord la découverte des difficultés d’un art. C’est ce que dit Degas «quand on ne sait pas c’est très facile, quand on sait ça devient impossible!» Eh bien quand on sait peu, la transmission d’un savoir, d’une connaissance quelle qu’elle soit est évidemment relativement aisée, mais, au fur et à mesure que l’on approfondit les choses, on est de plus en plus hésitant. Et j’ai l’intuition que si j’avais parmi mes élèves, Cézanne, je ne le remarquerais peut-être pas. Des élèves que l’on l’oit longtemps oui! On finit par remarquer quelque chose. Mais si un nommé Cézanne Paul, venait une ou deux fois, peut-être que je ne le verrais pas… Justement, je voulais savoir: qu’est-ce que vous corrigez? Je corrige les fautes que je connais pour les commettre moi-même, ou les avoir commises! Tout professionnel a un débutant qui sommeille en lui, et qui ne demande qu’à se réveiller. Et on recommence les mêmes erreurs, après soixante ans passés devant un chevalet. Mais c’est bon en cela que ça montre que l’être n’est pas changé, que la connaissance ne modifie pas l’individu. S’il y a déformation de l’individu par l’exercice de la profession, ça devient une maladie professionnelle et ça n’est plus une qualité. Tandis que, au contraire, on se rend compte que l’individu est intact, que le savoir n’a pas modifié l’élément et les outils de la connaissance; c’est bon signe. Il arrive à Renoir à soixante dix ans, de faire des fautes de débutant absolu! Ça n’a jamais été Titien, mais enfin, il a fait de très beaux tableaux! Et il lui arrive pourtant, je ne sais plus à quelle époque de peindre un portrait de Wagner qui est vraiment épouvantable! C’est totalement nul! Vous avez la même chose chez Delacroix, il peint à la même époque ce portrait de Chopin qui est superbe, et le portrait de Sand, qui est beaucoup moins bien! Parce que, probablement, Sand l’intriguait davantage: il était moins à l’aise devant elle, il en a fait un portrait de débutant. Il voyait George au lieu de voir un tableau. Oui, le fait de se connaître soi-même et de connaître ces erreurs communes n’est même pas une vertu ou un affinement, c’est le point de départ! [p.16] C’est le départ, c’est non seulement un départ, mais il s’enrichit au fur et à mesure, on met en lumière, de plus en plus, son incompétence. Ce qui ne veut pas dire que l’on fasse de l’auto-flagellation et que l’on se dise «je suis nul.» Il est certain que je ne pourrais pas vous dire que je n’en sais pas plus qu’un débutant qui vient s’inscrire à l’atelier, j’en sais un peu plus, mais si je me trompe, je tombe de plus haut, du soixantième étage de mon âge! Concernant l’observation, une chose m’intéresse et vous êtes une des seules personnes qui puisse répondre à cela: pratiquer le portrait rend sensible au caractère graphique d’un modèle, que l’on devine, et qui fait de nous des La Bruyère… …exactement. ….une familiarité immédiate mais par l’intermédiaire d’une sensation picturale... Alors… pleinement d’accord! Je vous l’ai dit souvent, je me souviens d’une personne par le portrait que j’en ai fait, parce que la personne n’existe pas! le portrait c’est la synthèse de ce nuage de probabilités... Selon vous, qu’est ce qui fait qu’il peut y avoir une correspondance entre caractère graphique, pictural que l’on pressent immédiatement avec l’habitude, et caractère moral? Alors ça, c’est très curieux... …qui fait de nous presque des caricaturistes? Le caricaturiste fait une démarche inverse, il se sert du dessin pour exprimer quelque chose, nous au contraire c’est l’exercice de la peinture qui nous fait voir. Le portrait trahit totalement, à la fois le peintre et son modèle, mais ça ne l’eut pas dire qu’il en ait connaissance. C’est vrai que le portrait est d’une indiscrétion extraordinaire, et que le peintre trahit des quantités de choses dont lui-même n’a pas conscience, c’est une confession. [p.17] Vous dites que la pratique du portrait suppose une sorte d’innocence face à la lumière, il ne peut sans doute pas y avoir simultanément de connaissance... Alors ça c’est le principe de la distraction nécessaire qui permet de faire le bien. Alors que la distraction pascalienne est ce qu’il y a en soi de plus épouvantable: c’est le zapping, c’est ce qui tue l’homme. Mais, d’un autre coté c’est ce qui lui permet de faire son devoir en oubliant le rationnel: il y a cela effectivement dans l’exercice de la peinture, le peintre est tellement mobilisé par l’agencement de l’harmonie des couleurs, des rapports de tons, que pendant ce temps-là, il a une hypersensibilité, qu’il n’aurait pas s’il n’avait mis en route l’ordinateur de l’intelligence discursive, de la raison raisonnante. Il voit beaucoup de choses qui n’arrivent pas à sa claire conscience puisque cela n’arrive à sa conscience que si la raison raisonnante a donné son aval. C’est donc un acquis... c’est encore plus beau parce que c’est inutile! Un exemple: le grand peintre fait le portrait d’un grand assassin, il ne sait rien mais sa peinture écrit c’est un assassin et le peintre ne le verra pas! Il ne le verra pas parce que ce qu’il a dit de vrai, en court-circuitant tous ses schémas qui le mettent habituellement en garde, et qui faussent, somme toute, sa perception, sa sensibilité, est complètement écornée par son intelligence, mais l’artiste justement, a le luxe de s’en passer. Il est plus perspicace que savant. Ainsi, le travail du peintre est de mettre en veille plusieurs fonctions pour n’en faire travailler qu’une seule... Oui, qui va être magnifiée! puisqu’elle mobilise toute l’énergie disponible. S’il y a une idée de progrès dans la pratique de la peinture, elle serait dans la capacité de convoquer de plus en plus d’énergies au service de cette fonction? Parfaitement compris! et par conséquent, toujours de façon défective: supprimer de plus en plus de sensations qui n’ont rien à voir. C’est pour ça que je me mets en colère quand on «fait» le blanc de l’œil, vous comprenez! C’est une analyse triviale! Non, la seule chose que vous pouvez dire c’est: il y a du mauve dans cette tache. Il y a du [p.18] rose au sommet de l’ovoïde qui est à peu près au tiers gauche de ma composition; là vous êtes un peintre (le mauve deviendra des cheveux et le rose la lumière sur le front). Mais l’expérience personnelle m’a amené à vous mettre en garde contre l’intention et donc, une position orientée dans notre investigation! C’est finalement tout ce que je peux vous dire! Chaque fois qu’en faisant un portrait je me disais: «C’est tout à fait un Clouet! Je vais essayer dans ce sens», je faisais autre chose! Quand je n’ai pas d’idée, quand je me dis: « Il faut le faire parce qu’il faut faire un tableau», quelquefois ça marche. En art, on ne vous jugera pas sur vos intentions. Pour continuer sur un autre chapitre, sur l’école elle-même, l’école de portrait d’Etampes, on peut dégager des points communs entre les membres de cette école: un grand souci de la mise en page, une mise en scène des portraits davantage liés au théâtre qu’une composition, un intérêt pour l’analyse de la lumière, une mise en place par aplat, par grandes taches qui fait songer aux estampes japonaises, un dessin impressionniste qui est plutôt une cristallisation d’accents et un souci décoratif, une vision par vides. La vision par les vides est uniquement une vision, une perception sans la signification dont celui qui analyse les variations de la lumière sur des surfaces diverses, n’a pas à se soucier. La pellicule Kodak qui prend la photo ne sait pas si c’est un plein ou un vide! Elle met autant de soins à faire le vide que le plein, c’est ce que Maurice Denis appelait les «objets picturaux»… Sur la couleur, il y a des choses que je reconnais dans votre travail mais qui sont propres à ce qui se fait à Etampes une utilisation des valeurs des couleurs, une grande dynamique de contrastes, un dessin donc qui serait une sorte de cristallisation, une palette de départ restreinte au quatuor, une approche dite impressionniste classique, c’est-à-dire un métier classique, des tons préparés et la recherche d’un modelé, au service d’une observation impressionniste... [p.19] Voilà, le grand moteur de tout cela c’est d’inventer une nécessité! Parce que l’art, qui a le mérite extraordinaire de ne pas obéir à la nécessité, n’acquiert sa dignité que si on lui invente une nécessité! et tant que la touche que vous avez posée ne sera pas rendue nécessaire par votre projet, et par le contexte, elle n’aura pas de valeur. Voyez-vous, il y a cette espèce d’ambiguïté extraordinaire: comme c’est un exercice qui se moque de la nécessité justement, toute sa valeur sera de s’inventer une nécessité dans l’ordre des choses réelles. Nous ne connaissons aucun réel qui n’obéisse aux lois de la nécessité. Quant aux lois du hasard, nous les appelons les lois du probable, c’est très différent. Le probabilisme et le nécessaire me semblent les éléments propres de la conception artistique. Donc, quand une couleur n’est pas nécessaire, elle est seulement une faveur; par conséquent elle n’a pas de valeur, il faut qu’elle soit nécessaire. Il y a des points communs entre votre travail, même s’il parait différent, et les portraits qui se font à l’atelier d’Etampes: votre travail de composition... Au premier abord, vos compositions n’ont pas de rapport avec un portrait et pourtant, dans le fait de restreindre la palette de départ, dans l’utilisation des contrastes assez fortement, il y a quelque chose qui vous est propre. Vous amenez à la composition… Pourtant, vous disiez au début de l’entretien que vous n’avez pas tellement prémédité vos apports… Non... Car cette idée de dessin par cristallisation par exemple, ne se trouve pas chez les nabis; et cela correspond bien à votre manière de manier la probabilité de lumière: les choses viennent se croiser, elles se précisent, elles se cristallisent... Elles acquièrent un degré de nécessité... [p.20] C’est curieux que ça ait pu se transmettre au portrait? Si c’est une loi vraie, elle est universelle. Elle peut donc s’appliquer à la nature morte, au portrait ou… au dessin animé! Vous comprenez, si on découvre un principe qui est probable, cette probabilité s’applique à tout le reste... Et vous avez vu rapidement apparaître des rejetons? C’est-à-dire voir dans la peinture de vos élèves à Etampes, des choses qui vous appartenaient? Oui bien sûr, des quantités... mais moins qu’on ne peut le penser… en tout cas ça ne m’a pas gêné… Une chose m’a toujours surpris, c’est que l’atelier, au fil des années, où vous avez formé trois générations de peintres, moi, je n’ai jamais eu le sentiment que quelque chose naissait à Étampes, mais plutôt que c’était un monde qui existait depuis toujours, et dans lequel je devais entrer. Faire partie de la famille comme vous dites, demandait la ténacité d’un apprenti qui entre dans un atelier: observer, travailler, se taire accepter, se sentir isolé, et puis un jour, ce fut moi un des plus anciens, le temps avait passé sans qu’il me semblât appartenir à une école! Une école de portrait s’est créée, la réalité l’imposait, une école tout court, autour de votre pensée, sans que je m’en aperçoive... Ni que je le sache... Alors, comment? Ceci est lié à votre manière d’enseigner, par maximes, à l’occasion, toujours à propos d’un travail en cours, toujours occasion d’en tirer un principe, une pensée par ricochets, une énonciation par comparaison, qui donne une vision de l’histoire de l’art originale, une pensée de bricoleur qui se révèle la plus adaptée à l’enseignement de la peinture… [p.21] Ce n’est pas un enseignement ex cathedra, c’est un enseignement par digressions... c’est très différent… Oui, je pense que c’est une de ces raisons qui a créé une école. Certainement parce que ce n’était pas du tout sûr… Vous avez des gens de la première génération, qui reviennent de temps en temps, et qui viennent faire le portrait, et qui n’hésitent pas à me tendre la palette et le pinceau en disant: «Rattrapez-moi!» reconnaissant en cela que celui qui corrige n’a aucune supériorité sur le corrigé, mais il a l’avantage, n’étant pas l’auteur de l’esquisse, d’y voir plus clair, c’est tout! Alors, je peux certainement corriger des gens qui font des choses que je serais bien incapable de faire et qui auront plus de talent que moi, c’est tout à fait possible. Mais en soi, c’est assez joli: il y a vraiment une famille; le père de famille n’est pas le meilleur, mais s’il n’y a pas le père de famille, le meilleur n’existera pas! Je parlais d’enseignement par ricochets et par comparaisons, c’est l’idée que je vous énonçais tout à l’heure: il est clair que ce type d’enseignement et ce type de peinture se ressemblent et on ne sait pas lequel a commencé le premier! Personne ne le sait… L’idée d’enseignement par défection, dont vous parliez au départ, ressemble à votre manière d’énoncer les choses… Je l’ai su après, on ne sait les choses qu’après! Nous faisons des choses beaucoup plus importantes.. et que nous ne pouvons énoncer parce que nous ne savons pas qu’elles existent! Vous savez ce que disait Einstein: «Ceux qui ont fait de grandes découvertes étaient des gens assez ignorants pour ne pas savoir que ce qu’ils recherchaient était impossible»! Alors, l’ignorance d’une certaine impossibilité de l’entreprise est indispensable, je crois, et, en art, plus qu’ailleurs! [p.22] C’est un peu ce que je voulais dire en décrivant mon statut d’élève: on est plutôt confronté à des situations qu’à un discours. Exactement! Ça va beaucoup plus loin que ça! Ça déclenche des éléments qui ne sont qu’à vous! C’est l’intérêt de l’enseignement et de la philosophie défective, c’est que tous les acquis sont votre bien propre. Tandis que l’enseignement ex cathedra propose des solutions que vous êtes obligé de confronter avec celles que vous acceptez ou refusez, il y a une espèce de détour. Mais, si on peut se mettre d’accord sur l’erreur, ça ne limite en rien les possibilités de trouver des solutions diverses! Ce qui est important dans ce que vous dites, pour les personnes qui ne connaîtrait pas l’atelier d’Etampes, c’est que le rapport très personnel de professeur à élève avec vous, vient de votre manière d’enseigner par contradictions on pourrait dire, elle parle au peintre autant qu’à la personne, et c’est ce qui crée un lien avec vous... …On ne peut pas les dissocier. Dans quelle mesure prenez-vous conscience de votre intervention, de votre part dans la manière de peindre de cet atelier et en quoi des découvertes d’élèves peuvent, en retour vous influencer? Il y a une part, je dirais volontiers, qui vient, non pas de ce qu’ils font de bien; ce qu’ils font de bien m’énerve plutôt, je suis loin d’être un saint, je n’ai des vertus que tout à fait médiocres, et la réussite quelquefois, dans un premier temps, je le dis à ma grande honte, m’énerve un peu, c’est un sentiment que j’éprouve de moins en moins, mais, il s’est présenté. Alors ce n’est pas du tout ce qu’on raconte dans les images d’Épinal, de l’instruction nationale où le maître est tellement heureux des succès de ses élèves. Ce n’est pas vrai, parce que, malgré tout, on fait le même métier. En revanche, là où ils m’apprennent beaucoup, c’est par les imbécillités qu’ils font! parce que ça m’évite de les faire! Et, par élève interposé, j’ai commis beaucoup plus d’erreurs que je n’aurais pu en commettre tout seul, ce qui m’a beaucoup instruit! [p.23]
De quoi est constituée l’école d’Etampes? ... en quoi vos élèves se ressemblent? Alors, mes élèves se ressemblent parce que ceux qui me supportent ont probablement un ensemble de qualités qui le leur permet. Ceux qui demeurent, c’est qu’ils ont vraiment quelque chose dans la peau parce que je n’ai rien fait pour les encourager. Quand je vois qu’ils veulent faire de la peinture, je suis aussi désagréable que possible, en ce sens que, lorsque je dis à quelqu’un que sa peinture est exécrable, je n’ai pas du tout l’impression de lui faire une insulte personnelle! Ça n’a rien à voir! Si vous avez quelqu’un qui commence à jouer au tennis, et l’entraîneur lui dit: «Monsieur, vous êtes doué pour le tennis comme moi pour dire la bonne aventure!» il ne doit pas s’en offusquer. Bon eh bien, c’est comme ça! Vous avez des gens qui font de la peinture qui n’ont aucun talent, qui ont même un contre-talent! Parce qu’il y a cela aussi! le contre-talent c’est pire encore! L’ignorant on peut en faire quelque chose, mais ceux qui ont un contre-talent, c’est épouvantable! il y a une contre-indication spécifique! Mais les mêmes peuvent avoir un talent réel dans la musique, dans l’écriture! Souvent, ils sont considérés dans leur entourage comme étant très doués; s’ils s’amusent, c’est très bien; peut-être est-ce qu’ils en vendent, on n’en sait rien, j’espère que non! Enfin, ça peut arriver parce qu’ils entretiennent tout de même une sorte de mauvais goût, la chose la mieux partagée du monde; mais on ne peut pas les améliorer! Ils prennent dans ce que vous avez à leur dire, ce qu’ils veulent bien entendre! Il y a une question d’œil, vous avez des gens qui voient les rapports de tons, et puis des gens qui ne les voient pas!… Mais ça, c’est de l’ordre des personnes qui vont acheter des rideaux et qui ne savent pas marier les couleurs! Mais peut-être ont-ils une subtilité dans les rapports des sons musicaux? J’ai vu beaucoup d’élèves à l’atelier qui avaient une contre-indication très nette pour la peinture alors qu’ils faisaient des choses qui épataient leur concierge. Quand est apparue pour la première fois l’idée d’«École d’Étampes»? Parce que, de différents endroits, me revenait qu’on avait jugé que suffisamment de peintres avaient été formés, pour qu’on parle de l’École d’Étampes. Ça répondrait à la question: de quoi est constituée l’École d’Étampes? [p.24] Elle est constituée de ceux que je n’ai pas découragés. C’est une marque d’opiniâtreté et de tempérament, voilà tout! Mais, revenons toujours sur l’école: il faut bien savoir que dans la vie, il y a une part de décision et une part de surprise; je ne pense pas que l’on puisse commencer une petite entreprise comme celle de l’atelier, en se disant: voilà, je vais faire ça! Parce que vous agissez sur du vivant, vous ne faites qu’agir par réaction. Alors, la stratégie est une chose, mais je parlerais plus volontiers de la stratégie qui structure l’individu qui entreprend quelque chose, c’est-à-dire sa façon d’être; d’après celle-là, on peut extraire ce qui va se passer, mais lui-même ne décide pas, puisqu’il ne fera rien d’autre que ce qui correspond à cas grandes options qu’il a prises une fois pour toutes, mais, à chaque fois, ce sera une affaire de tactique... Ça! C’est ce qui m’a le plus surpris! Je voulais vous poser des questions pratiques disant: quels pinceaux vous utilisez, etc. Et puis, ce que j’ai découvert, à propos de votre idée d’enseignement défectif, comparable à votre manière de voir la peinture… Je ne conseillerai pas «un pinceau» si vous voulez, mais je dirai qu’à coup sûr, en s’y prenant comme ça… on ne réussira à rien! Cela m’a surpris, et ma vie dans votre atelier a aussi fonctionné comme ça, parce que je m’attendais, je me suis toujours attendu à ce que vous me disiez: «Bon, maintenant il faut faire ça!» Et puis ma maturité de peintre, entre guillemets, c’est d’accepter que ça ne soit pas comme ça! Et c’est ce qui fait que les peintres qui sont passés par cet atelier ne sont nullement des peintres de ma façon, ils sont des peintres de la leur! Et j’ai aidé leur façon à les façonner, mais je ne suis pas intervenu directement, je suis intervenu beaucoup plus indirectement par les notions générales que je pouvais avoir sur la vie, sur les êtres, et qui, effectivement, par un détour assez long, influent sur la peinture. [p.25] Précédemment, à propos du point commun entre tous ces élèves, leur ressemblance, vous avez dit: «La seule chose qui donne un point commun à mes élèves, c’est qu’ils m’aient supporté!» Et je pense que ce n’est pas seulement une boutade, c’est l’idée qu’il y a quelque chose à quoi vous réagissez, que vous essayez de cultiver... Vous savez, Socrate disait en parlant de Protagoras: «Que voulez-vous que je lui apprenne, il ne m’aime pas!» C’est un peu la même chose: si vous restez là, c’est que vous n’avez pas une hostilité fondamentale vis-à-vis de ma pensée; or, quand on est sincère, qu’on n’est pas seulement tin exécutant, et quand on a fait passer, essayé au moins de faire passer ses convictions profondes dans son art, si vous êtes d’accord arec l’homme profond, reconnaissant tout ce qu’il peut y avoir à rejeter, mais si en gros ça ne vous rebute pas, il y a des chances que l’enseignement, lui, pourra vous atteindre, atteindre, dans le bon sens! Je suis entré à quinze ans à l’atelier, comme d’autres, comme Idir, Giraud ou Debusschère; vous m’avez conseillé d’apprendre d’abord à dessiner, puis de peindre le portrait le dimanche et vous avez ajouté alors que quatre à cinq portraits à l’huile suffirait à évaluer ce que le pouvais attendre de la peinture: quelle possibilité avez-vous de voir à travers les élèves, et jusqu’où? Attendez, j’ai dit évaluer, pour tous, pas pour moi! C’est vous qui pouviez évaluer; moi je pouvais me rendre compte si vous aviez une contre-indication, mais ça se borne là! Je pense, je vous l’ai souvent dit, que s’il y avait eu Cézanne qui vienne se présenter à l’atelier, probablement je ne l’aurais pas reconnu. Je crois tout à fait que l’on ne peut pas reconnaître immédiatement, il fallait attendre que Cézanne coupe ses pommes. L’élève Cézanne faisait ce qu’il appelait «de la peinture couillarde», des tartouillades comme il n’est pas possible et j’aurais trouvé cela consternant! Est-ce que j’aurais trouvé qu’il y avait quelque chose? C’est possible, parce que, même dans ses choses les plus couillardes, il arrivait à coller un petit vert Véronèse qui tenait le coup et ça c’est un signe. Il y a tout de même un examen qui vaut la prise de température, c’est celui de la palette! Si vous avez une palette bête, il n’y a rien à faire. [p.26] Oui! Il y a contenu dans ce que vous dites la notion de talent, qui fait toujours peur aux débutants et aux amateurs, et, sans parler de talent, quand je rentre à quinze ans, je ne connais vraiment rien! Il y a donc de grande chance que je fasse d’énormes erreurs; alors, comment pouvez-vous évaluer? Eh bien parce qu’il y a des erreurs par sottise et des erreurs par incompétence. L’erreur par incompétence n’a aucune importance. l’erreur par sottise est effrayante parce que la sottise est une valeur négative, en dessous de zéro et qu’elle s’apprend! …Le mot talent, j’hésite à le prononcer mettons, j’emploierai le terme de saint Augustin qui avait écrit un traité quand il était jeune, qui s’intitulait: «De pulchro et apto», c’est-à-dire «du beau et de l’utile»; Aptum, c’est ce qui est convenable; il y avait une définition fameuse qui voulait que le beau soit le maximum du convenable, c’est d’ailleurs une définition très belle! Parce que ce convenable-là devient une valeur tout à fait subjective. Et nous savons à quel point, plus on progresse dans la connaissance, quel que soit le niveau où on est arrivé, plus on se rend compte que l’objectivité est vraiment une idée de sauvage! Il n’y a vraiment que des subjectivités à la recherche d’une vérité bien réelle celle-là! Alors, dans cette perspective-là! Parler du talent! Le talent, c’est une aptitude exceptionnelle pas tellement dans l’exécution même de la discipline que l’on a choisie, mais dans la façon de trouver une sorte de passage entre son être profond, entre son être en soi et l’exercice d’une discipline particulière; alors ça, le talent, j’aimerais mieux ne pas en parler! Mais parler de 1’aptitude oui, il y a des gens qui ne sont pas aptes à la peinture. Il y a quelque chose qui a dû apparaître, auquel vous n’aviez pas pensé: c’est que les élèves s’influencent mutuellement. ….Je n’avais pensé à rien du tout, vous avez raison! …parce que vous procédez à un enseignement par ricochets, l’influence se poursuit et l’on suppose que les élèves se portent les uns les autres et c’est la force qu’il y a dans un atelier... Vous savez, quand un nouveau vient, je lui dis: «Monsieur, les peintres qui sont là, regardez [p.27] ce qu’ils font, posez-vous des questions, ils vous apprendront beaucoup plus que ce que je pourrais vous dire» ; cela fait un ensemble de conseils en actions, des conseils in vivo, ce n’est plus comme l’enseignement d’un professeur! Alors évidemment, ils apprennent beaucoup comme ça; cet esprit d’atelier vaut beaucoup mieux que l’esprit du patron! Vous voyez, il y a déjà une distillation: ce que j’ai pu dire à chacun d’entre vous a fait son chemin, avec probablement des conclusions éloignées de celles que j’imaginais! Peut-être bien meilleures! Alors il faut avoir aussi cette humilité-là, savoir aussi que tout cela est très étrange, très subtil; il vaut mieux passer par des distillations successives; or vous, vous êtes un distillat qui est probablement plus accessible parce que vous avez introduit dans mon discours des problèmes de votre âge, de vos préoccupations actuelles; par conséquent c’est ce qu’on appelle actualiser, ce qui n’est pas du tout changer! L’évolution avance grâce aux réformes, cette lutte contre la dégradation de toutes choses, c’est-à-dire contre les révolutions qui entérinent les mœurs. Ce qui est curieux, c’est qu’il est clair que vos élèves ont repris de vos conseils, en les actualisant au travers de leur caractère, et pourtant, il a été parfois reproché à cet atelier beaucoup de ressemblances entre les élèves. Pardonnez-moi, mais ceux qui disent ça sont des sots! Parce que c’est un poncif, j’entends ça depuis que j’ai vingt ans! Quand on visite l’atelier de quelqu’un, on dit: «C’est dommage, ils font tous pareil»! Parce que dans l’atelier d’Étampes, justement, on ne fabrique pas. Je voudrais revenir au portrait, aux fins que l’on se propose en faisant du portrait. Est-ce que vous pensez que les portraitistes ont, du point de vue de la peinture, quelque chose à apporter, ou cet exercice n’est qu’une confrontation? C’est exactement comme le paysage ou la peinture religieuse. La peinture religieuse, vous avez des chemins de croix qui ne valent pas trois sous, et puis vous avez celui de Tiepolo! C’est la [p.28] même chose dans le portrait! Nous faisons du portrait parce qu’il est éminemment fondateur et formateur, pourquoi? Parce que, je vous l’ai dit cent fois, la figure humaine est ce que nous croyons le mieux connaître et donc ce que nous voyons le moins! Toute ma génération et la génération précédente a été formée par le devoir majeur qui était la version latine. La version latine n’avait pas du tout le but de nous apprendre à parler le latin: c’était pour former les méninges pour vous apprendre la syntaxe qui est le pendant exact du raisonnement mathématique; alors le portrait, c’est la version latine. Est-ce encore un genre en soi utilisable? Je vous répète! Vélasquez n’a fait que des portraits, et quelques compositions. Mais «La tunique sanglante ramenée à Isaac», c’est prodigieux! C’est un des plus grands tableau du monde! Et puis «Les Ménines», qui n’est pas vraiment une composition. Le portrait, ça peut donner la mère de Whistler, ça peut donner les «Bellelli» de Degas! Vous savez, ça vaut la peine ça! Et puis les portraits de Cézanne et de son fils, n’est-ce pas ce qu’il a fait de mieux? Bien sûr que si! Même les autoportraits, où il atteint le génie absolu! Alors la puissance du portrait est considérable.
Non, ce n’est pas seulement un ensemble de gammes, je crois que c’est la forme de l’exercice de «Gradus ad Parnassum» qui est la plus ouverte, la plus fructueuse, et qui renferme le plus de pièges, de pièges intellectuels, parce que des pièges d’exécution?... je trouve aussi difficile de peindre un compotier que de peindre la joue du modèle. C’est à partir de votre manière, que des peintres, de personnalités diverses ont puisé, soit un grand souci de composition, soit une sensibilité dans l’analyse de la lumière, un autre du dessin. Est-ce une chose que, sans l’avouer, on souhaite rencontrer quand on crée une école? Je n’y avais pas pensé du tout,vraiment... je n’ai pas créé une école... Lorsque vous disiez en quoi vos élèves avaient pu vous influencer, [p.29] vous avez dit: «Surtout dans les erreurs qu’ils ont commises à ma place»! Est-ce que ce n’est pas un moyen, par élève interposé, de voir explorer d’autres domaines? Mais bien sûr! Ils ont exploré à ma place et puis il faudrait aussi dire que, pratiquement, il y a l’art de la correction, c’est-à-dire prendre une peinture en cours, trouver les tons qui vont avec, et la remettre sur pieds, et ça me sert beaucoup pour terminer mes propres esquisses. C’est depuis que j’ai fait suffisamment de corrections que j’arrive à terminer mes tableaux. Parce que je tes vois avec l’œil que j’aurais devant un tableau d’un de mes élèves, j’ai donc une sorte d’indulgence, et aussi je ne suis pas arrêté par l’idée que je vais abîmer un de mes enfants, ça donne beaucoup de courage! Vous parlez de cela souvent, à propos de votre propre peinture quand vous dites qu’il faut terminer un tableau, pour annuler les autres possibilités... On fait l’esquisse pour soi, on termine pour les autres, il faut bien se mettre ça dans la tête, et en terminant, on esquinte l’esquisse! Toujours! Tout ceci, ramené au portrait, est essentiel! Parce qu’on disait auparavant que la ressemblance, parmi d’autres, était un élément de la peinture de portrait, qu’elle était avant tout le portrait de la lumière et puis, ensuite, il y avait une sorte... …de prime de la ressemblance. …Oui, et puis ce croisement de possibilités qui fait que le spectateur se rend compte, même s’il ne connaît pas le modèle, que c’est effectivement tel modèle qui a été représenté... Et ce croisement, ce réseau qui donne le vraisemblable, reprend ce que vous dites de la peinture en général, c’est-à-dire: s’il faut que ça ressemble, c’est aussi pour terminer, achever, c’est pour que ça soit visible et vu. [p.30] Il se trouve que la peinture à l’huile a un pouvoir de ressemblance, je n’ai pas le droit de ne pas l’utiliser! En sachant que de toutes façons, du point de vue des moyens, je serai toujours en dessous de ce que je voudrais reproduire! Voyez-vous, l’intérêt fou du portrait, c’est qu’il éternise un instant. Je vous en donne immédiatement une preuve irréfutable quand je veux me souvenir de quelqu’un si par hasard j’ai fait son portrait, c’est l’image du portrait qui me revient, pas l’inverse! Parce que cette personne ce sont des millions et des milliards d’attitudes! Tandis que le portrait a eu l’audace, a couru ce péril extraordinaire de résumer, de condenser, de récapituler des heures de pose en un moment sans durée, tandis que, à l’inverse, la photographie est un moment de petite durée. C’est la trahison la plus complète! Si la photographie rendait compte du visible, toute seule, il n’y aurait pas besoin de photographe; il y a besoin de photographe pour pallier cette trahison: réduire un être vivant à un vingt-cinquième de seconde! J’arrive à ma dernière question, il est difficile de conclure… …Je vous répondrai que, si c’était à refaire, je le referai, moins les erreurs si possible! …J’ai cherché techniquement des points communs entre les élèves, la gestion de la palette, du dessin, j’ai cherché une formule qui résumerait votre enseignement mais, puisqu’il est défectif, le résultat ne peut être une formule; il me semble que j’ai accroché quelque chose: entre votre conception de la peinture, un croisement d’informations qui fait se cristalliser une image, et votre manière d’enseigner il y a vraiment un parallèle qui est parlant dans la façon de... On pourrait déduire, en vous voyant peindre, votre façon d’enseigner, et inversement… Probablement, c’est un grand compliment que vous me faites, cela prouve qu’il n’y a pas de calcul ni de tromperie... …et à cause de cela, il est difficile de ramener cela à une formule; et puis, en lisant l’histoire de l’École d’Etampes, Nathalie Gobin parle d’un «optimisme qui se réclame de Velasquez et de Vuillard», il y a là [p.31] une perspective; on a parlé d’enseignement défectif, des personnalités que vous guidez, mais en parlant d’optimisme: vous donnez une attitude plus qu’un contenu. La valeur que j’essaie de vous enseigner et que vous résumez, c’est la révélation et l’admiration: savoir que le monde est admirable; eh bien, trouver cela, c’est la plus profonde humilité qui soit. Et, découvrir en soi l’étonnement que peut apporter la complexité de soi- même, c’est un hommage à Dieu. J’ai compris que la délectation que procure l’art est justement un autre point de vue, un autre éclairage qui fait que l’on s’attache à autre chose, qu’à l’aspect trivial, utilitaire, comestible… Ce qui me semble intéressant quand on parle d’optimisme à propos du portrait, c’est qu’il n’y a pas d’a priori humaniste… Alors pas du tout. …comme s’il y avait un hommage dans le portrait... Je crois que vous ne m’avez jamais entendu en parler. Le portrait ne vaut pas la peine d’être fait s’il est seulement l’imitation d’un original qu’on n’admire pas, ça n’a aucun intérêt! Mais, si Pascal avait analysé la peinture de Vélasquez, il aurait vu que l’on peignait bien autre chose, qu’on supprimait le temps pour l’image d’un homme: ce n’est pas éterniser, c’est supprimer l’usure, c’est-à-dire le récapituler et en faire une succession d’aspects suffisamment grande pour qu’il soit ressemblant, pour qu’il ne bouge plus. Voyez-vous, les Anglais disent «still life», «nature tranquille»: le portrait c’est une «still life», mais ce n’est pas une nature morte, les photos ont l’air de morts, ce sont les morts successives qui sont l’avènement lent et continu de votre propre mort. La photo ne peut prendre que cela, sauf certains grands, mais à quel prix! Voyez aujourd’hui pour prendre une photo, un portrait, ils prennent 150 clichés! Ils ont un appareil photo avec des vues successives qui ressemble à un appareil de cinéma, c’est bien la preuve qu’il faudra un tri considérable pour trouver le moment qui récapitule les autres, qui est tout à fait rare! Exceptionnel! [p.32] Que l’on ne peut pas préalablement connaître. Lorsque vous dites à la personne: «Ne bougez plus et soyez naturelle», c’est évidemment d’une grande sottise! Car il n’y a pas de naturel! Le «naturel» est un comportement enseigné dans les cours d’art dramatique. Il y avait quelque chose de différent quand Nadar faisait le portrait de grands de ce monde, parce qu’ils les faisaient poser plusieurs minutes, la tête étant tenue… Et puis il avait affaire à des grandes personnalités. Delacroix était capable de se tenir immobile et d’être Delacroix, mais pour ça quel homme il faut être! Il faut à la fois être revenu de son aspect, de l’illusion qu’on peut faire sur les autres. Il faut être parfaitement lucide avec soi-même pour résister à vingt secondes de vérité et ça ne marche que comme ça. J’ai fait une photo du père Laborde, ah! ça ne fut pas difficile, parce qu’il a un visage pour l’éternité, le renoncement au monde ça se voit! La peinture: c’est tirer le portrait de l’éternité. |
|||||||
|
|||||||
Sources: l’édition de 2002, saisie et illustrée par Bernard Gineste en octobre 2004. | |||||||
BIBLIOGRAPHIE
Philippe LEJEUNE & Franck SENAUD, Le
Portrait. Propos recueillis par Franck Senaud [21 cm sur 15; 32 p.; 3
portraits en noir et blanc sur les pp. 1 & 3 de couverture et sur le
page de garde], Étampes, Imprimerie municipale, 2002.Réédition numérique illustrée: Bernard GINESTE: «Philippe Lejeune & Franck Senaud: Le Portrait (entretien, 2002)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-20-philippelejeune-francksenaud-leportrait.html, 2004. Sur Philippe Lejeune
Bernard GINESTE,
«Philippe Lejeune, une bibliographie (depuis 2010)»
in Corpus Étampois, http://corpusetampois.com/cbe-philippelejeune.html,
depuis 2010.
Sur Franck Senaud
Philippe
LEJEUNE & Franck SENAUD: «Le Portrait (entretien, 2002)» [édition illustrée], in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-20-philippelejeune-francksenaud-leportrait.html, 2003. Bernard GINESTE, «Franck
Senaud, éléments de bibliographie», in Corpus Étampois,
http://corpusetampois.com/cbe-francksenaud.html,
depuis 2004. Toute information
critique, correction ou contribution sera la bienvenue. Any criticism
or contribution welcome.
|
|
|