Corpus Littéraire Étampois
 
Voltaire
La Henriade, chant neuvième
1723 
     
Voltaire peint par Quentin de la Tour vers 1735
Voltaire
peint vers 1735 par Quentin de la Tour.
Ci-contre: Frontispice du Neuvième Chant
Frontispice du chant 9: Le Temple de l'Amour
    
     Voltaire, dans le chant 9 de l’épopée qu’il a consacrée à Henri IV, célèbre les amours du roi avec Gabrielle d’Estrée, future duchesse d’Étampes. Gabrielle ne jouit de ce duché que quelques mois, mais il resta à ses descendants pendant trois générations, jusqu’en 1712. Ce poème a connu un grand succès dans toute l’Europe et de nombreuses éditions. Nous donnons ici le texte de ce chant, avec les notes de l’auteur et celle de Beuchot.  Nous y joindrons ultérieurement les critiques  de La Baumelle et les réponses de Voltaire.
   
LA HENRIADE

ARGUMENT DU NEUVIÉME CHANT
 
 
    DESCRIPTION du Temple de l’Amour: La Discorde implore son pouvoir pour amolir le courage de Henri IV. Ce Héros est retenu quelques tems auprès de Madame D’ESTRÉE, si célebre sous le nom de LA BELLE GABRIELLE. Mornay l’arrache à son amour, & le Roi retourne à son Armée.

LA HENRIADE
NEUVIÉME CHANT
(1)


5

SUR les bords fortunés de l’antique Idalie (2),
Lieux où finit l’Europe et commence l’Asie,
S’éleve un vieux Palais (a) respecté par les tems:
La nature en posa les premiers fondemens;
Et l’art ornant depuis sa simple architecture,

10

Par ses travaux hardis surpassa la nature.
Là, tous les champs voisins peuplés de mirtes verds (3),
N’ont jamais ressenti l’outrage des hyvers.
Partout on voit meurir, partout on voit éclore,
Et les fruits de Pomone, et les présens de Flore;
 

15

Et la terre n’attend, pour donner ses moissons,
Ni les vœux des humains, ni l’ordre des saisons.
L’Homme y semble goûter, dans une paix profonde (4)
Tout ce que la nature aux premiers jours du monde,
De sa main bien-faisante accordoit aux humains,
 
 

20

Un éternel repos, des jours purs et serains,
Les douceurs, les plaisirs que promet l’abondance,
Les biens du premier âge hors la seule innocence.
On entend tour tout bruit des concerts enchanteurs,
Dont la morne harmonie inspire les langueurs,

25

Les voix de mille Amans, les chants de leurs Maîtresses,
Qui célebrent leur honte, et vante leurs faiblesses.
Chaque jour on les voit, le front paré de fleurs,
De leur aimable Maître implorer les faveurs;
Et dans l’art d’angereux de plaire et de séduire,

30

Dans son Temple à l’envi s’empresser de s’instruire.
La flatteuse espérance, au front toûjours serain,
A l’autel de l’Amour les conduit par la main (5).
Près du Temple sacré les Graces demi-nuës,
Accordent à leurs voix leurs danses ingénuës (6).

35

La molle volupté sur un lit de gazons,
Satisfaite & tranquille écoute leurs chansons.
On voit à ses côtés le mystere en silence,
Le Sourire enchanteur, les Soins, la Complaisance (7),
Les Plaisirs amoureux, & les tendres Désirs,

40

Plus doux, plus séduisants encore que les Plaisirs.
De ce Temple fameux telle est l’aimable entrée;
Mais lorsqu’en s’avançant sous sa voute sacrée,
On porte au Sanctuaire un pas audacieux,
Quel spectacle funeste épouvante les yeux!

45

Ce n’est plus des Plaisirs la troupe aimable & tendre,
Les concerts amoureux ne s’y font plus entendre,
Les plaintes, les dégouts, l’imprudence, la peur,
Font de ce beau séjour un séjour plein d’horreur.
La sombre jalousie, au teint pâle et livide,

50

Suit d’un pas chancelant le Soupçon qui la guide:
La Haine, & le Couroux répandant leur venin,
Marchent devant ses pas un poignard à la main.
La Malice les voit, & d’un souris perfide,
Applaudit en passant à leur troupe homicide.

55

Le Repentir les suit détestant leur fureur,
Et baisse en soupirant ses yeux moüillez de pleurs.
C’est là, c’est au milieu de cette Cour affreuse,
Des plaisirs des humains compagne malheureuse,
Que l’Amour a choisi son séjour éternel.

60

Ce dangereux enfant, si tendre & si cruel,
Porte en sa foible main les destins de la Terre (8),
Donne avec un souris, ou la paix, ou la guerre,
Et répandant partout ses trompeuses douceurs,
Anime l’Univers, & vit dans tous les cœurs.

65

Sur un Trône éclatant, contemplant ses conquêtes,
Il fouloit à ses pieds les plus superbes têtes,
Fier de ses cruautés plus que de ses bienfaits,
Il semblait s’applaudir des maux qu’il avoit fait.
La Discorde soudain conduite par la rage,

70

Ecarte les plaisirs, s’ouvre un libre passage,
Secouant dans ses mains ses flambeaux allumés,
Le front couvert de sang et les yeux enflâmés:
Mon frère, lui dit-elle, où sont tes traits terribles?
Pour qui réserves-tu tes fléches invincibles?

75

Ah! si de la Discorde allumant le tison,
Jamais à tes fureurs tu mêlas mon poison;
Si tant de fois pour toi j’ai troublé la nature,
Viens, vole sur mes pas, viens venger mon injure.
Un Roi victorieux écrase mes serpens,

80

Ses mains joignent l’olive aux lauriers triomphans.
La clémence avec lui marchant d’un pas tranquille,
Au sein tumultueux de la Guerre civile,
Va sous ses Etendarts, flottans de tous côtez,
Réunit tous les cœurs par moi seule écartez.

85

Encore une victoire, & et mon Trône est en poudre;
Aux remparts de Paris Henri porte la foudre.
Ce Héros va combattre, & vaincre & pardonner;
De cent chaînes d’airain son bras va m’enchaîner.
C’est à toi d’arrêter ce torrent dans sa course (9).

90

Va de tant de hauts faits empoisonner la source.
Que sous ton joug, Amour, il gémisse, abattu;
Va dompter son courage au sein de la vertu.
C’est toi, tu t’en souviens, toi dont la main fatale,
Fit tomber sans effort Hercule au piés d’Omphale.

95

Ne vit-on pas Antoine amoli dans tes fers,
Abandonnant pour toi les soins de l’Univers,
Fuyant devant Auguste, & te suivant sur l’onde,
Préferer Cléopatre à l’empire du monde.
Henri te reste à vaincre après tant de Guerriers,

100

Dans ses superbes mains va flétrir ses lauriers,
Va du myrte amoureux ceindre sa tête altiere;
Endors entre tes bras son audace guerriere.
A mon Thrône ébranlé cours servir de soutien,
Viens, ma cause est la tienne, & ton régne est le mien.

105

Ainsi parloit ce monstre, & la voute tremblante
Répetoit les accens de sa voix effrayante.
L’Amour qui l’écoutoit, couché parmi des fleurs,
D’un souris fier et doux répond à ses fureurs.
Il s’arme cependant de ces fléches dorées.

110

Il fend des vastes Cieux les voutes azurées;
Et précédé des jeux, des graces, des plaisirs,
Il vole aux champs François sur l’aîle des zéphirs.
Dans sa course, d’abord, il découvre avec joye,
Le faible Ximoïs, & les champs où fut Troye (10).

115

Il rit en contemplant dans ces lieux renommés,
La cendre des Palais par ses mains consumés.
Il apperçoit de loin ces murs bâtis sur l’onde (11),
Ces remparts orgueilleux, ce prodige du monde,
Venise, dont Neptune admire le destin,

120

Et qui commande aux flots renfermés dans son sein.
Il descend, il s’arrête aux champs de la Sicile,
Où lui-même inspira Théocrite et Virgile,
Où l’on dit qu’autrefois par des chemins nouveaux,
De l’amoureux Alphée il conduisit les eaux.

125

Bien-tôt quittant les bords de l’aimable Aréthuse (12),
Dans les champs de Provence il vole vers Vaucluse (b),
Azile encor plus doux, lieux où dans ses beaux jours
Petrarque soupira ses vers et ses amours.
Il voit les murs d’Anet bâtis aux bords de l’Eure (13);

130

Lui-même en ordonna la superbe structure.
Par ses adroites mains avec art enlassés,
Les chiffres de Diane (c) y sont encor tracés.
Sur sa tombe en passant les plaisirs & les graces,
Epandirent les fleurs qui naissoient sur leurs traces.

135

Aux campagnes d’Ivry l’Amour arrive enfin.
Le Roi prêt d’en partir pour un plus grand dessein,
Mêlant à ses plaisirs l’image de la guerre,
Laissoit pour un moment reposer son tonnerre,
Mille jeunes Guerriers à travers les guérêts,

140

Poursuivoient avec lui les hôtes des forêts.
L’Amour sent à sa vûë une joye inhumaine (14),
Il aiguise ses traits, il prépare sa chaîne,
Il agite les airs que lui-même a calmés (15),
Il parle, on voit soudain les Elémens armés.

145

D’un bout du monde à l’autre appellant les orages,
Sa voix commande aux vents d’assembler les nuages,
De verser ces torrents suspendus dans les airs,
Et d’apporter la nuit, la foudre, & les éclairs.
Déjà les Aquilons à ses ordres fidéles,

150

Dans les Cieux obscurcis ont déployé leurs aîles;
La plus affreuse nuit succede au plus beau jour;
La nature en gemit, & reconnoît l’Amour (16).
Dans les sillons fangeux de la campagne humide,
Le Roi marche incertain, sans escorte et sans guide:

155

L’Amour en ce moment allumant son flambeau,
Fait briller devant lui ce prodige nouveau.
Abandonné des siens, le Roi dans ces bois sombres,
Suit cet astre ennemi, brillant parmi les ombres.
Comme on voit quelquefois les voyageurs troublés,

160

Suivre ces feux ardens de la terre exhalés,
Ces feux dont la vapeur maligne et passagere
Conduit au précipice à l’instant qu’elle éclaire.
Depuis peu sa fortune en ces tristes climats
D’une illustre mortelle avoit conduit les pas.

165

Dans le fond d’une Château, tranquille et solitaire,
Loin du bruit des combats elle attendoit son pere,
Qui fidéle à ses Rois, vieilli dans les hazards,
Avait du grand Henri suivi les étendarts.
D’Estrée (d) étoit son nom; la main de la nature

170

De ses aimables dons la combla sans mesure.
Telle ne brilloit point aux bords de l’Eurotas (17),
La coupable beauté qui trahit Menelas;
Moins touchante & moins belle, à Tarse on vit paroître,
Celle (e) qui des Romains avoit dompté le Maître;

175

Lorsque les habitans des rives du Cidnus,
L’encensoir à la main, la prirent  pour Venus.
Elle entrait dans cet âge, hélas! trop redoutable,
Qui rend des passions le joug inévitable.
Son cœur né pour aimer, mais fier & généreux,

180

D’aucun amant encor n’avait reçu les vœux.
Semblable en son printemps à la rose nouvelle,
Qui renferme en naissant sa beauté naturelle,
Cache aux vents amoureux les trésors de son sein,
Et s’ouvre aux doux rayons d’un jour pur et serein.

185

L’Amour, qui cependant s’apprête à la surprendre,
Sous un nom supposé vient près d’elle se rendre,
Il paroît sans flambeau, sans fléches, sans carquois,
Il prend d’un simple enfant la figure et la voix.
On a vû, lui dit-il, sur la rive prochaine,

190

S’avancer vers ces lieux le vainqueur de Mayenne;
Il glissoit dans son cœur, en lui disant ces mots (18),
Un désir inconnu de plaire à ce Héros.
Son teint fut animé d’une grace nouvelle.
L’Amour s’applaudissoit en la voyant si belle;

195

Que n’espéroit-il point, aidé de tant d’appas!
Au-devant du Monarque il conduisit ses pas (19).
L’art simple dont lui-même a formé sa parure,
Paroît aux yeux séduits, l’effet de la nature.
L’or de ses blonds cheveux, qui flotte au gré des vents,

200

Tantôt couvre sa gorge, & ses trésors naissans;
Tantôt expose aux yeux leur charme inexprimable.
Sa modestie encor la rendoit plus aimable:
Non pas cette farouche et triste austerité,
Qui fait fuir les Amours, & même la beauté:

205

Mais cette pudeur douce, innocente, enfantine,
Qui colore le front d’une rougeur divine;
Inspire le respect, enflâme les désirs,
Et de qui la peut vaincre augmente les plaisirs.
Il fait plus; à l’Amour tout miracle est possible (20).

210

Il enchante ces lieux par un charme invincible.
Des Mirtes enlassés, que d’un prodigue sein,
La terre obéissante a fait naître soudain,
Dans les lieux d’alentour étendent leur feuillage.
A peine a-t’on passé sus leur fatal ombrage,

215

Par des liens secrets on se sent arrêter;
On s’y plaît, on s’y trouble, on ne les peut quitter.
On voit fuir sous cette ombre une onde enchanteresse;
Les amans fortunés, pleins d’une douce yvresse,
Y boivent à longs traits l’oubli de leur devoir.

220

L’Amour dans tous ces lieux fait sentir son pouvoir.
Tout y paroît changé, tous les cœurs y soupirent,
Tous sont empoisonnés du charme qu’ils respirent ;
Tout y parle d’Amour. Les oiseaux dans les champs
Redoublent leurs baisers, leurs caresses, leurs chants.

225

Le moissonneur ardent qui court avant l’aurore,
Couper les blonds épis que l’Eté fait éclore,
S’arrête, s’inquiéte, & pousses des soupirs;
Son cœur est étonné de ses nouveaux désirs.
Il demeure enchanté dans ces belles retraites,

230

Et laisse en soupirant ses moissons imparfaites.
Près de lui, la Bergère oubliant ses troupeaux,
De sa tremblante main sent tomber les fuseaux.
Contre un pouvoir si grand qu’eût pû faire d’Estrée?
Par un charme indomptable elle étoit attirée.

235

Elle avoit à combattre en ce funeste jour,
Sa jeunesse, son cœur, un Héros, & l’Amour.
Quelque tems de Henri, la valeur immortelle
Vers ses drapeaux vainqueurs en secret le rappelle:
Une invisible main le retient malgré lui (21).

240

Dans sa vertu premiere il cherche un vain appui.
Sa vertu l’abandonne, & son ame enyvrée
N’aime, ne voit, n’entend, ne connoît que d’Estrée (22).
Loin de lui cependant tous ses Chefs étonnés,
Se demandent leur Prince, & restent consternés.

245

Ils trembloient pour ses jours: hélas! Qui l’eût pu croire (23),
Qu’on eût dans ce moment dû craindre pour sa gloire?
On le cherchoit en vain; ses soldats abattus,
Ne marchant plus sous lui sembloient déjà vaincus.
Mais le Génie heureux qui préside à la France,

250

Ne souffrit pas long-tems sa dangereuse absence.
Il descendit des cieux à la voix de Louis,
Et vint d’un vol rapide au secours de son fils.
Quand il fut descendu vers ce triste Hémisphère,
Pour y trouver un sage, il regarda la terre.

255

Il ne le chercha point dans ces lieux réverez,
A l’étude, au silence, au jeûne consacrez.
Il alla dans Ivry. Là, parmi la licence,
Où du soldat vainqueur s’emporte l’insolence,
L’Ange heureux des François fixa son vol divin

260

Au milieu des drapeaux des enfans de Calvin.
Il s’adresse à Mornay, c’était pour nous instruire,
Que souvent la raison suffit à nous conduire,
Ainsi qu’elle guida chez des peuples Payens,
Marc-Aurele, ou Platon, la honte des Chrétiens.

265

Non moins prudent ami que Philosophe austere,
Mornay sçut l’art discret de reprendre et de plaire:
Son exemple instruisoit bien mieux que ses discours;
Les solides vertus furent ses seuls amours,
Avide de travaux, insensible aux délices,

270

Il marchait d’un pas ferme au bord des précipices.
Jamais l’air de la Cour, & son souffle infecté
N’altera de son cœur l’austere pureté.
Belle Arethuse, ainsi, ton onde fortunée
Roule au sein furieux d’Amphitrite étonnée,

275

Un crystal toûjours pur, & des flots toûjours clairs,
Que jamais ne corrompt l’amertume des Mers (24).
Le génereux Mornay, conduit par la sagesse (25),
Part, & vole en ces lieux, où la douce molesse
Retenoit dans ses bras le vainqueur des humains,

280

Et de la France en lui maîtrisoit les destins.
L’Amour à chaque instant redoublant sa victoire,
Le rendoit plus heureux pour mieux flétrir sa gloire;
Les plaisirs qui souvent ont des terms si courts,
Partageoient ses momens & remplissoient ses jours.

285

L’Amour au milieu d’eux découvre avec colere,
A côté de Mornay la sagesse sévere;
Il veut sur ce guerrier lancer un trait vengeur,
Par l’attrait des plaisirs il croit vaincre son cœur (26);
Mais Mornay méprisoit sa colere et ses charmes,

290

Tous ses traits impuissans s’émoussoient sur ses armes.
Il attend qu’en secret le Roi s’offre à ses yeux,
Et d’un œil irrité contemple ces beaux lieux.
Au fond de ces jardins, au bord d’une onde claire,
Sus un Mirte amoureux, azile du mystere,

295

D’Estrée à son amant prodiguoit ses appas;
Il languissoit près d’elle, il brûloit dans ses bras.
De leurs doux entretiens rien n’alteroit les charmes,
Leurs yeux étoient remplis de ces heureuses larmes;
De ces larmes qui  font les plaisirs des Amans.

300

Ils sentoient cette yvresse & ces saisissemens (27),
Ces transports, ces fureurs, qu’un tendre amour inspire (28),
Qui lui seul fait goûter, que lui seul peut décrire (29).
Les folâtres plaisirs, dans le sein du repos,
Les amours enfantins désarmoient ce héros:

305

L’un tenoit sa cuirasse encor de sang trempée,
L’autre avoit détaché sa redoutable épée,
Et rioit en tenant dans ses débiles mains,
Ce fer appui du Trône, & l’effroi des humains.
La discorde de loin, insulte à sa faiblesse;

310

Elle exprime en grondant sa barbare allégresse:
Sa fiere activité ménage ces instans.
Elle court de la Ligue irriter les serpens.
Et tandis que Bourbon se repose, & sommeille,
De tous ses ennemis la rage se réveille.

315

Enfin dans ces jardins où sa vertu languit,
Il voit Mornay paroître: il le voit, & rougit.
L’un de l’autre en secret ils craignoient la présence,
Le sage en l’abordant garde un morne silence;
Mais ce silence même, & ses regards baissés (30),

320

Se font entendre au Prince, & s’expliquent assez.
Sur ce visage austere, où régnoit la tristesse (31),
Henri lut aisément sa honte & sa faiblesse.
Rarement de sa faute on aime le témoin.
Tout autre eût de Mornay mal reconnu le soin (32).

325

Cher ami, dit le Roi, ne crains point ma colere,
Qui m’apprend mon devoir est trop sûr de me plaire.
Viens, le cœur de ton Prince est digne encor de toi,
Je t’ai vû, c’en est fait, & tu me rends à moi:
Je reprends ma vertu que l’amour m’a ravie (33);

330

De ce honteux repos fuyons l’ignominie:
Fuyons ce lieu funeste, où mon cœur mutiné
Aime encore les liens dont il fut enchaîné:
Me vaincre est désormais ma plus belle victoire (34).
Partons, bravons l’Amour dans les bras de la gloire,

335

Et bien-tôt vers Paris répandant la terreur,
Dans le sang Espagnol effaçons mon erreur.
A ces mots généreux, Mornay connut son Maître;
C’est vous, s’écria-t’il, que je revois paroître,
Vous de la France entiere auguste défenseur,

340

Vous, vainqueur de vous-même, & Roi de votre cœur (35);
L’Amour à votre gloire ajoûte un nouveau lustre;
Qui l’ignore est heureux, qui le dompte est illustre.
Il dit: le Roi s’apprête à partir de ces lieux.
Quelle douleur, ô Ciel! attendrit ses adieux (36).

345

Plein de l’aimable objet qu’il fuit et qu’il adore,
En condamnant ses pleurs il en versoit encore.
Entraîné par Mornay, par l’Amour attiré,
Il s’éloigne, il revient, il part désesperé.
Il part: en ce moment d’Estrée évanoüie,

350

Reste sans mouvement, sans couleur & sans vie.
D’une soudaine nuit ses beaux yeux sont couverts.
L’Amour qui l’apperçut jette un cri dans les airs:
Il s’épouvante, il craint qu’une nuit éternelle
N’enlève à son Empire une nymphe si belle;

355

N’efface pour jamais les charmes de ses yeux,
Qui devoient dans la France allumer tant de feux.
Il la prend dans ses bras; & bien-tôt cette Amante,
Rouvre à sa douce voix sa paupiere mourante,
Lui nomme son amant, le redemande en vain,

360

Le cherche encor des yeux, & les ferme soudain.
L’Amour baigné des pleurs qu’il répand auprès d’elle
Au jour qu’elle fuyoit tendrement la rappelle;
D’un espoir séduisant il lui rend la douceur,
Et soulage les maux dont lui seul est l’auteur.

365

Mornay toûjours sévere & toûjours inflexible,
Entraînoit cependant son Maître trop sensible.
La force et la vertu leur montre le chemin,
La gloire les conduit les lauriers à la main;
Et l’Amour indigné, que le devoir surmonte,



Va cacher loin d’Anet sa colere & sa honte (37).




NOTES DE VOLTAIRE
(depuis l’édition de 1730, selon Beuchot;
mais en fait on les trouve déjà dans l’édition de 1728. B.G.)


     (a) Cette description du Temple de l’Amour, & la peinture de cette passion personifiée, sont entierement allégoriques. On a placé en Chypre le lieu de la Scene, comme on a mis à Rome la demeure de la Politique; parce que les peuples de l’Isle de Chypre ont de tout tems passé pour être très-abandonnés à l’amour, de même que la Cour de Rome a eu la réputation d’être la Cour la plus politique de l’Europe.
     On ne doit donc point regarder ici l’Amour comme fils de Venus & comme un Dieu de la Fable, mais comme une passion representée avec tous les plaisirs & (et) tous les desordres qui l’accompagnent.

     (b) VAUCLUSE, Vallisclausa, près de Gordes en Provence, celebre par le séjour que fit Petrarque dans les environs. L’on voit même encore près de sa source une maison qu’on appelle la Maison de Petrarque.

     (c) ANET fut bâti par Henri II. pour Diane de Poitiers, dont les chiffres sont mêlés dans tous les ornemens de ce Château, lequel n’est pas loin de la plaine d’Ivry.

     (d) GABRIELLE D’ESTRÉE, d’une ancienne Maison de Picardie, fille & petite-fille d’un Grand-Maître de l’Artillerie, mariée au Seigneur de Liancourt, & depuis Duchesse de Beaufort, &c.
     Henri IV. en devint amoureux pendant les Guerres Civiles; il se déroboit quelquefois pour l’aller voir. Un jour même il se déguisa en Paysan, passa au-travers des Gardes ennemies, & arriva chez elle, non sans courir le risque d’être pris.
     On peut voir ces détails dans l’Histoire des Amours du grand Alcandre, écrite par une Princesse de Conti.

     (e) CLEOPATRE allant à Tarse où Antoine l’avait mandée, fit ce voyage sur un vaisseau brillant d’or, & orné des plus belles peintures; les voiles étoient de pourpre, les cordages d’or et de soye. Cléopatre étoit habillée comme on représentoit alors la Déesse Venus, les femmes représentoient les Nymphes et les Graces; la poupe & la proüe étoient remplies des plus beaux Enfans déguisés en Amours. Elle avançoit dans cet équipage sur le fleuve Cidnus, au son de mille instrumens de musique. Tout le peuple de Tarse la prit pour la Déesse. On quitta le tribunal d’Antoine pour courir au devant d’elle. Ce Romain lui-même alla la recevoir, & en devint éperdument amoureux. (PLUTARQUE.)

    NOTES ET VARIANTES DU CHANT NEUVIÈME
(par Adrien Beuchot dans l’édition de 1830)
 

     (1) Ce chant était le huitième dans l’édition de 1723. Il est imité du chant dixième de l’Odyssée, du quatrième de l’Énéide, du quinzième et du seizième de la Jérusalem délivrée, du neuvième des Lusiades, du huitième de Télémaque, etc.

     (2) Dans son opéra de Samson (prologue, vers I), Voltaire avait dit:
Dur les bords fortunés embellis par la Seine.
     (3) Imitation de Segrais:
Dans un bois écarté dont les ombrages verts
Ne sentirent jamais la rigueur des hivers.
     (4) Au lieu de ce vers et des sept qui le suivent, on trouve dans l’édition de 1723 ceux que voici:
Dans ces climats charmants habite l’Indolence.
Les peuples paresseux, séduits par l’abondance,
N’ont jamais exercé, par d’utiles travaux,
Leurs corps appesantis qu’énerve le repos;
Dans un loisir profond, aux soins inaccessible,
La Mollesse entretient un silence paisible:
Seulement quelquefois on entend dans les airs
Les sons efféminés des plus tendres concerts,
Les voix de mille amants, etc.
     (5) Édition de 1723:
A l’autel de leur dieu les conduit par la main.
     (6) J.-B. Rousseau (Ode à une jeune veuve, livre II, ode VII):
Une riante jeunesse
Folâtre autour de l’autel;
Les Graces à demi nues
A ces danses ingénues
Mêlent de tendres accents.
     (7) Édition de 1723:
Les refus attirants, les Soins, la Complaisance.
     (8) Voici comme l’édition de 1723 a mis ces deux vers:
Sans cesse armé de traits plus prompts que le tonnerre,
*Porte en sa faible main les destins de la terre.
     (9) Racine a dit dans Iphigénie, acte I, scène I:
Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent?
     (10) L’édition de 1723 met ainsi ce vers:
La campagne où jadis on vit les murs de Troie.
     C’est le Campos ubi Troja fuit, de Virgile (Æn., liv. III, v. II).

     (11) Édition de 1723:
Il voit en un moment ces murs bâtis sur l’onde.
     (12) Dans l’édition de 1723, on lisait:
Bientôt dans la Provence il voit cette fontaine
Dont son pouvoir aimable éternisa la veine,
Quand le tendre Pétrarque, au printemps de se sjours,
Sur ces bords enchantés soupirait ses amours.
Il voit les murs d’Anet, etc.
     (13) Voyez, page 286, la note 2 sur le chant VIII.

     (14) Édition de 1723:
L’amour sent, à le voir, une joie inhumaine.
     (15) Édition de 1723:
Il soulève avec lui les éléments armés;
Il trouble en un moment les airs qu’il a calmés.
     (16) Édition de 1723:
Présage infortuné des chagrins de l’amour.
     (17) Au lieu de ces vers, on lisait dans l’édition de 1723:
Jamais rien de plus beau ne parut sous les cieux,
Et seule elle ignorait le pouvoir de ses yeux.
Elle entrait dans cet âge, etc.
     (18) Édition de 1723:
Il excitait son cœur en lui disant ces mots,
Par un desir secret de plaire à son héros.
     C’est une imitation de Virgile (Æn., I, 725-26):
…Et vivo tentat prævertere amore
Jam pridem resides animos, desuetaque corda.
     (19) On lisait dans l’édition de 1723:
Au-devant du monarque il conduisit ses pas:
Armé de tous ses traits, présent à l’entrevue,
Il allume en leur ame une crainte inconnue,
Leur inspire ce trouble et ces émotions
Que forment en naissant les grandes passions.
Quelque temps de Henri la valeur immortelle, etc.
     (20) Cette fiction est, pour le fonds et pour quelques détails, imités de la Jérusalem délivrée, chant XV.

     (21) Édition de 1723:
Une invincible main le retient malgré lui.
     (22) Imitation de Boileau, épître VIII, vers 64:
Ne regarde, n’entends, ne connaît plus de roi.
     Dans l’édition de 1723, après ce vers, on lisait:
C’est alors que l’on vit dans les bras du repos
Les folâtres Plaisirs désarmer ce héros:
L’un tenait sa cuirasse encor de sang trempée;
L’autre avait détaché sa redoutable épée,
Et riait en voyant en ses débiles mains
Ce fer, l’appui de trône et l’effroi des humains
     Tandis que de l’amour Henri goûtait les charmes,
Son absence en son camp répandait les alarmes;
Et ses chefs étonnés, ses soldats abattus,
Ne marchant plus sous lui, semblaient déjà vaincus.
Mais le génie heureux qui préside à la France
Ne souffrit pas long-temps sa dangereuse absence;
Il va trouver Sulli d’un vol léger et prompt,
Il lui dit de son roi la faiblesse et l’affront.
Non moins prudent ami que philosophe austère,
Sulli sut l’art heureux de reprendre et de plaire;
Des solides vertus rigoureux sectateur,
Favori de son maître, et jamais son flatteur;
Avide de travaux, etc.
     (23) Édition de 1728:
Ils tremblaient pour ses jours: hélas! qui l’eût pu croire.
     (24) La Harpe, dans son Lycée, ou Cours de littérature, troisième partie, dix-huitième siècle, livre I, chapitre I, section 2, a remarqué que cette comparaison avait été employée, mais mal employée, par Malherbe dans son Ode au duc de Bellegarde. Avant Malherbe, saint Grégoire de Nazianze, en parlant de ses relations avec saint Basile, avait dit: «Nous coulions des jours purs et tranquilles, comme cette source qui passe, et conserve la douceur de ses eaux, à travers les flots amers de Sicile.» Voyez aussi le Traité des études, par Rollin, liv. I, chap. I art. 3.

     (25) Édition de 1723:
Ce guerrier généreux, conduit par la Sagesse.
     (26) Édition de 1723:
Par l’attrait des plaisirs il croit vaincre son cœur.
     (27) Tout ce passage est imité du poëme d’Adonis de la Fontaine, vers 128-134:
Quand d’une égale ardeur l’un pour l’autre on soupire,
Et que de la contrainte ayant banni les lois
On se peut assurer au silence des bois,
Jours devenus moments, moments filés de soie,
Agréables soupirs, pleurs, enfants de la joie,
Vœux, serments et regards, transports, ravissements,
Mélange dont se fait le bonheur des amants.
     (28) Madame Deshoulières a dit:
Agréables transports qu’un tendre amour inspire.
     (29) Édition de 1723:
Que lui seul fait sentir, que lui seul peut décrire.
     Enfin, dans le repos où sa vertu languit,
Il voit Sulli paraître, il le voit, et rougit.
     (30) Édition de 1723:
Mais son silence même et son regard baissés.
     (31) Édition de 1723:
Sur ce visage austère où régnait la sagesse.
     (32) Édition de 1723:
Tout autre de Sulli eût mal recoonu le soin,
Tout autre eût d’un censeur haï le front sévère.
«Cher ami, dit le roi, tu ne peux me déplaire;
Viens, le cœur de ton prince, etc.
     (33) Édition de 1723:
Je reprends la vertu que l’amour m’a ravie.
     (34) La Fontaine a dit, dans son élégie VII:
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.
     (35) Édition de 1723:
Vous, maître de vous-même et roi de votre cœur.
     (36) Racine a dit dans Mithridate, acte I, scène 2:
Quelle vive douleur attendrit mes adieux!
     (37) Édition de 1723:
Va cacher dans Paphos sa colère et sa honte.

FIN DES NOTES ET VARIANTES DU CHANT NEUVIÈME.
Source: trois éditions différentes. Saisie de Bernard Gineste, 2001.
 
   
     
BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE
 
 Éditions consultées
 
     VOLTAIRE [pseudonyme deFrançois-Maris AROUET], La Henriade [IV+202 p.], Londres, sans nom d’éditeur, 1728 [dont une réédition numérique en mode image par la BNF, gallica.bnf.fr, N070173, http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?E=0&O=N070173, 1995]

     Pour le texte, nous avons suivi une édition du XIXe siècle dont nous avons perdu provisoirement les références, et dont le texte est légèrement différent de celui de Beuchot, et que nous lui préférons parce que l’orthographe n’y est pas modernisée.

     Adrien-Jean-Quentin BEUCHOT [éd.], Œuvres de Voltaire. Tome X, La Henriade, avec préfaces, avertissements, notes, etc. [XIX-501 p.], Paris, Firmin-Didot frères, 1834 [dont une réédition numérique en mode texte par la BNF, gallica.bnf.fr, N037518, http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?E=0&O=N037518, 2001], pp. 302-314 (Chant neuvième) & 315-319 (Notes et variantes du chant neuvième).
    
Études
  
     Élie-Catherine FRÉRON  [éd.], Laurent ANGLIVIEL DE LA BAUMELLE [dit LA BAULELLE], Commentaire sur la Henriade, par feu Mr de La Beaumelle, revu et corrigé par Mr F*** [in-4°], Berlin, 1775 [réédition: Paris, 1783].
 
     Élie-Catherine FRÉRON  [éd.], Laurent ANGLIVIEL DE LA BAUMELLE [dit LA BAUMELLE], VOLTAIRE [François-Marie AROUET], POPE, Abbé DESFONTAINES, etc., Commentaire sur la Henriade, par feu Mr de La Beaumelle, revu et corrigé par Mr F*** [Fréron]. — Changemens à faire dans la Henriade, proposés par l’auteur du Commentaire. — Essai sur la poésie épique, par M. de Voltaire. — Parallèle du Lutrin et de la Henriade, ou Lettres sur ces deux poèmes. — Extrait de l’Éloge historique et critique d’Homère, par Pope. — Discours sur l’Énéide, par l’abbé Desfontaines. - Jugemens de différens auteurs sur la Henriade [2 vol. in-f°; frontispice gravé], Berlin & Paris, Le Jay, 1775.
 
     B*** [VOLTAIRE], La Henriade vengée [ou:] La Henriade de Voltaire. Avec des Commentaires en réponse à ceux du feu sieur La Beaumelle. Par M. B*** [], Paris, J.-Fr. Bastien, 1779 [dont une édition numérique en mode image par la BNF, 1995, sur le site gallica.bnf.fr, N086427, http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?E=0&O=N086427, en ligne en 2003], pp. 253-286 [pour le chant 9].
 
     VOLTAIRE & P. L. [traducteur anonyme], The fourth book of Virgil’s Aeneid and the ninth book of Voltaire’s Henriad translated into english verse, with a view of comparison between the latin, french and english poetry, by the translator of the Henriad [in-8°; XVI+39 p.; épître dédicatoire «To Monsieur Delille» signée: «P. L.», suivie de «Preface». La traduction du 9e chant de la Henriade est précédée d’un faux titre portant: «The Henriad, canto IX»], Paris, C. Crapelet, 1804.

     Mathieu Mathurin TABARAUD, De la philosophie de la Henriade ou Supplément nécessaire aux divers jugemens qui en ont été portés surtout à celui de M. de La Harpe, par M. T*** [118 p.], Paris, Onfroi & Brajeu, an XIII [1805] [dont une réédition numérique par la BNF en 1995].

     Juliette RIGAL, «La Henriade». Catalogue des éditions illustrées de "La Henriade" au XVIIIe siècle [55 p.], Pau, Société des amis du Château de Pau [«Bulletin de la Société des amis du Château de Pau» n° spécial 105-107 (1986-1987)], 1987.

     Paul MIRONNEAU & Claude MENGES-MIRONNEAU [dir.], Voltaire et Henri IV. Pau, Musée national du Château, 27 avril-30 juillet 2001. En collaboration avec la Réunion des musées nationaux [24 cm; 103 p.; broché; illustrations], Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2001 [ISBN 2-7118-3999-0; 18,29 $].

   

 Merci de nous communiquer tout autre donnée disponible. 
    
Explicit
 
 
Sommaire généralCatalogue généralNouveautésBeaux-ArtsBibliographieHistoireLittératureTextes latinsMoyen Age Numismatique ProsopographieSciences et techniquesDom FleureauLéon MarquisLiensRemerciementsÉcrire au RédacteurMail to the Webmaster