Le duc
de Vendôme
Duc de Vendôme;
ses mœurs, son caractère, sa conduite.
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La cour et Paris virent en ce temps-ci un spectacle
vraiment prodigieux. M. de Vendôme n’était point parti d’Italie
depuis qu’il avait succédé au maréchal de Villeroi
après l’affaire de Crémone. Ses combats tels quels, les places
qu’il avait prises, l’autorité qu’il avait saisie, la réputation
qu’il avait usurpée, ses succès incompréhensibles dans
l’esprit et dans la volonté du Roi, la certitude de ses appuis, tout
cela lui donna le désir de venir jouir à la cour d’une situation
si brillante, et qui surpassait de si loin tout ce qu’il avait pu espérer.
Mais, avant de voir arriver un homme qui va prendre un ascendant si incroyable,
et dont jusqu’ici je n’ai parlé qu’en passant, il est bon de le faire
connaître davantage, et d’entrer même dans des détails
qui ont de quoi surprendre, et qui le peindront d’après nature. Il
était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux,
fort, et alerte; un visage fort noble et l’air haut; de la grâce naturelle
dans le maintien et dans la parole; beaucoup d’esprit naturel, qu’il n’avait
jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d’une hardiesse
naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée;
beaucoup de connaissance du monde, de la cour, des personnages successifs,
et, sous une apparente incurie, un soin et une adresse continuelle à
en profiter en tout genre; surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage
jusque de ses plus grands vices à l’abri du faible du Roi pour sa
naissance; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare, insolent
à l’excès dès qu’il crut le pouvoir oser impunément,
et en même temps familier et populaire avec le commun par une affectation
qui voilait sa vanité, et le faisait aimer du vulgaire; au fond l’orgueil
même, et un orgueil qui voulait tout, qui dévorait tout. A mesure
que son rang s’éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu
de ménagement, son opiniâtreté jusqu’à l’entêtement,
tout cela crût à proportion, jusqu’à se rendre inutile
toute espèce d’avis, et se rendre inaccessible qu’à un nombre
très petit de familiers, et à ses valets. La louange, puis
l’admiration, enfin l’adoration, furent le canal unique par lequel on pût
approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que
personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver. Il connut
et abusa plus que personne de la bassesse du Français. Peu à
peu il accoutuma les subalternes, puis de l’un à l’autre toute son
armée, à ne l’appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse.
En moins de rien, cette gangrène gagna jusqu’aux lieutenants généraux
et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à
l’exemple les uns des autres, n’osa plus lui parler autrement, et qui, l’usage
ayant passé en droit, y auraient hasardé l’insulte si quelqu’un
d’eux se fût avisé de lui parler autrement.
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Jean-Gilbert Murat: Louis-Joseph de Vendôme
(huile sur toile, 1835, Versailles, © RMN)
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Ce qui
est prodigieux à qui a connu le Roi galant aux dames une si longue
partie de sa vie, dévot l’autre, souvent avec importunité
pour autrui, et, dans toutes ces deux parties de sa vie, plein d’une juste,
mais d’une singulière horreur pour tous les habitants de Sodome, et
jusqu’au moindre soupçon de ce vice, M. de Vendôme y fut plus
salement plongé toute sa vie que personne, et si publiquement, que
lui-même n’en faisait pas plus de façon que de la plus légère
et de la plus ordinaire galanterie, sans que le Roi, qui l’avait toujours
su, l’eût jamais trouvé mauvais, ni qu’il en eût été
moins bien avec lui. Ce scandale le suivit toute sa vie à la cour,
à Anet aux armées. Ses valets et des officiers subalternes
satisfirent toujours cet horrible goût, étaient connus pour
tels, et comme tels étaient courtisés des familiers de M.
de Vendôme et de ce qui voulait s’avancer auprès de lui. On
a vu avec quelle audacieuse effronterie il fit publiquement le grand remède
par deux fois, prit congé pour l’aller faire, qu’il fut le premier
qui l’ait osé, et que sa santé devint la nouvelle de la cour,
et avec quelle bassesse elle y entra à l’exemple du Roi, qui n’aurait
pas pardonné à un fils de France ce qu’il ménagea avec
une faiblesse si étrange et si marquée pour Vendôme.
Sa paresse était à un point
qui ne se peut concevoir: il a pensé être enlevé plus
d’une fois pour s’être opiniâtré dans un logement plus
commode, mais trop éloigné, et risqué les succès
de ses campagnes, donné même des avantages considérables
à l’ennemi, par ne se pouvoir résoudre à quitter un camp
où il se trouvait logé à son aise. Il voyait peu à
l’armée par lui-même: il s’en fiait à ses familiers, que
très souvent encore il n’en croyait pas. Sa journée, dont il
ne pouvait troubler l’ordre ordinaire, ne lui permettait guère de
faire autrement. Sa saleté était extrême; il en tirait
vanité: les sots le trouvaient un homme simple. Il était plein
de chiens et de chiennes dans son lit, qui y faisaient leurs petits à
ses côtés. Lui-même ne s’y contraignait de rien. Une de
ses thèses était que tout le monde en usait de même, mais
n’avait pas la bonne foi d’en convenir comme lui; il le soutint un jour à
Mme la princesse de Conti la plus propre personne du monde, et la plus recherchée
dans sa propreté. Il se levait assez tard à l’armée,
se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres et y donnait
ses ordres du matin. Qui avait affaire à lui, c’est-à-dire pour
les officiers généraux et les gens distingués, c’était
le temps de lui parler. Il avait accoutumé l’armée à
cette infamie. Là, il déjeunait à fond, et souvent avec
deux ou trois familiers, rendait d’autant, soit en mangeant, soit en écoutant,
ou en donnant ses ordres; et toujours force spectateurs debout. II faut passer
ces honteux détails pour le bien connaître. Il rendait beaucoup;
quand le bassin était plein à répandre, on le tirait
et on le passait sous le nez de toute la compagnie pour l’aller vider, et
souvent plus d’une fois Les jours de barbe, le même bassin dans lequel
il venait de se soulager, servait à lui faire la barbe. C’était
une simplicité de mœurs, selon lui, digne des premiers Romains, et
qui condamnait tout le faste et le superflu des autres. Tout cela fini, il
s’habillait, puis jouait gros jeu au piquet ou à l’hombre; ou, s’il
fallait absolument monter à cheval pour quelque chose, c’en était
le temps. L’ordre donné au retour, tout était fini chez lui.
Il soupait avec ses familiers largement: il était grand mangeur, d’une
gourmandise extraordinaire, ne se connaissait à aucun mets, aimait
fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon.
La table se prolongeait en thèses, en disputes, et, par-dessus tout,
louanges, éloges, hommages toute la journée et de toutes parts.
Il n’aurait pardonné le moindre blâme à personne: il
voulait passer pour le premier capitaine de son siècle, et parlait
indécemment du prince Eugène et de tous les autres; la moindre
contradiction eût été un crime. Le soldat et le bas officier
l’adoraient pour sa familiarité avec eux et la licence qu’il tolérait
pour s’en gagner les cœurs, dont il se dédommageait par une hauteur
sans mesure avec tout ce qui était élevé en grade ou
en naissance.
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Chaise percée pour enfant du 18e siècle
(Musée Canadien de la Civilisation)
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Il traitait
à peu près de même ce qu’il y avait de plus grand en Italie,
qui avait si souvent affaire à lui.
Alberoni;
commencement de sa fortune.
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C’est ce qui fit la fortune du fameux Alberoni. Le duc
de Parme eut a traiter avec M. de Vendôme: il lui envoya l’évêque
de Parme qui se trouva bien surpris d’être reçu par M. de
Vendôme sur sa chaise percée, et plus encore de le voir se
lever au milieu de la conférence, et se torcher le cul devant lui.
Il en fut si indigné, que, toutefois sans mot dire, il s’en retourna
à Parme sans finir ce qui l’avait amené, et déclara
à son maître qu’il n’y retournerait de sa vie après ce
qui lui était arrivé. Alberoni était fils d’un jardinier,
qui, se sentant de l’esprit, avait pris un petit collet, pour, sous une
figure d’abbé, aborder où son sarrau de toile eût été
sans accès. Il était bouffon: il plut à Monsieur de
Parme comme un bas valet dont on s’amuse; en s’en amusant, il lui trouva
de l’esprit, et qu’il pouvait n’être pas incapable d’affaires. Il
ne crut pas que la chaise percée de M. de Vendôme demandât
un autre envoyé: il le chargea d’aller continuer et finir ce que
l’évêque de Parme avait laissé à achever. Alberoni, qui n’avait point de morgue à garder, et qui
savait très bien quel était Vendôme, résolut
de lui plaire à quelque prix que ce fût pour venir à
bout de sa commission au gré de son maître, et de s’avancer
par là auprès de lui. Il traita donc avec M. de Vendôme
sur sa chaise percée, égaya son affaire par des plaisanteries
qui firent d’autant mieux rire le général, qu’il l’avait préparé
par force louanges et hommages. Vendôme en usa avec lui comme il
avait fait avec l’évêque, il se torcha le cul devant lui.
A cette vue Alberoni s’écrie: O culo di angelo!... et courut
le baiser. Rien n’avança plus ses affaires que cette infâme
bouffonnerie. Monsieur de Parme, qui dans sa position avait plus d’une
chose à traiter avec M. de Vendôme, voyant combien Alberoni
y avait heureusement commencé, se servit toujours de lui, et lui
prit à tâche de plaire aux principaux valets, de se familiariser
avec tous, de prolonger ses voyages. Il fit à M. de Vendôme,
qui aimait les mets extraordinaires, de soupes au fromage, et d’autres
ragoûts étranges, qu’il trouva excellents. Il voulut qu’Alberoni
en mangeât avec lui, et, de cette sorte, il se mit si bien avec lui,
qu’espérant plus de fortune dans une maison de bohèmes et
de fantaisies qu’à la cour de son maître, où il se trouvait
de trop bas aloi, il fit en sorte de se faire débaucher d’avec lui,
et de faire accroire à M. de Vendôme que l’admiration et l’attachement
qu’il avait conçu pour lui lui faisait sacrifier tout ce qu’il pouvait
espérer de fortune à Parme. Ainsi il changea de maître,
et bientôt après, sans cesser son métier de bouffon
et de faiseur de potages et de ragoûts bizarres, il mit le nez dans
les lettres de M. de Vendôme, y réussit à son gré,
devint son principal secrétaire, et celui à qui il confiait
tout ce qu’il avait de plus particulier et de plus secret. Cela déplut
fort aux autres; la jalousie s’y mit au point que, s’étant querellés
dans une marche, [Magnani] le courut plus de mille pas à coups de
bâton, à la vue de toute l’armée. M. de Vendôme
le trouva mauvais, mais ce fut tout; et Alberoni, qui n’était pas
homme à quitter prise pour si peu de chose et en si beau chemin, s’en
fit un mérite auprès de son maître, qui, le goûtant
de plus en plus, et lui confiant tout, le mit de toutes ses parties, et sur
le pied d’un ami de confiance plutôt que d’un domestique, à
qui ses familiers même et les plus haut huppés de son armée
firent la cour.
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Alberoni
G.M. Delle Piane, dit Mulinaretto:
Portrait du cardinal Giulio Alberoni (détail)
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