Corpus Littéraire Étampois
 
 
Saint-Simon
Le Duc de Vendôme
février 1706
 
 
 Jean Alaud dit Le Romain: Bataille de Villaciosa, le 10 décembre 1710 (huile sur toile, 1836, Versailles, © RMN
Louis-Joseph de Vendôme à la bataille de Villaciosa, 10 décembre 1710
 
     Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, a tenu secrètement, comme on sait, sous Louis XIV, un journal de la cour qui ne fut publié selon sa volonté qu’à partir du siècle suivant. On trouve ici un portrait peu flatteur de Louis-Joseph (1654-1712), duc de Vendôme, et d’Étampes.
     Il était fils de Louis de Vendôme (1612-1669), petit-fils de César de Vendôme (1594-1654), et arrière petit-fils d’Henri IV et de sa favorite Gabrielle d’Estrées (1573-1599), qui avait été faite duchesse d’Étampes quelques mois avant sa mort.
     Louis-Joseph tint ce duché de 1669 à 1712, comme avant lui
Gabrielle (1598-1599), César (1599-1654) et Louis (1654-1669), et comme après lui sa veuve Marie-Anne de Bourbon (1712-1718); mais ils navaient pas denfant et le duché revenu à la couronne passa ensuite à Louise-Elisabeth de Bourbon-Condé (1718-1752), petite-fille de Louis XIV et de Mme de Montespan.
     Ce portrait au vitriol date de
février 1706, alors que Louis-Joseph de Vendôme commande l’armée d’Italie, pendant la guerre de succession d’Espagne. On y voit notamment comment le fils d’un jardinier italien, futur premier ministre de l’Espagne, arriva à s’insinuer dans son entourage. Lhomosexualité de ce grand seigneur  nétait pas non plus pour plaire à Saint-Simon, catholique sincère. Rappelons toutefois que le célèbre mémorialiste éprouve surtout une invincible répulsion pour les descendants des bâtards légitimés, dont Henri IV avait voulu qu’ils tiennent un rang intermédiaire entre les princes du sang et les premiers personnages du royaume.
  
Le duc de Vendôme

Duc de Vendôme; ses mœurs, son caractère, sa conduite.
     La cour et Paris virent en ce temps-ci un spectacle vraiment prodigieux. M. de Vendôme n’était point parti d’Italie depuis qu’il avait succédé au maréchal de Villeroi après l’affaire de Crémone. Ses combats tels quels, les places qu’il avait prises, l’autorité qu’il avait saisie, la réputation qu’il avait usurpée, ses succès incompréhensibles dans l’esprit et dans la volonté du Roi, la certitude de ses appuis, tout cela lui donna le désir de venir jouir à la cour d’une situation si brillante, et qui surpassait de si loin tout ce qu’il avait pu espérer. Mais, avant de voir arriver un homme qui va prendre un ascendant si incroyable, et dont jusqu’ici je n’ai parlé qu’en passant, il est bon de le faire connaître davantage, et d’entrer même dans des détails qui ont de quoi surprendre, et qui le peindront d’après nature. Il était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort, et alerte; un visage fort noble et l’air haut; de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole; beaucoup d’esprit naturel, qu’il n’avait jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d’une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée; beaucoup de connaissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et, sous une apparente incurie, un soin et une adresse continuelle à en profiter en tout genre; surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices à l’abri du faible du Roi pour sa naissance; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare, insolent à l’excès dès qu’il crut le pouvoir oser impunément, et en même temps familier et populaire avec le commun par une affectation qui voilait sa vanité, et le faisait aimer du vulgaire; au fond l’orgueil même, et un orgueil qui voulait tout, qui dévorait tout. A mesure que son rang s’éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de ménagement, son opiniâtreté jusqu’à l’entêtement, tout cela crût à proportion, jusqu’à se rendre inutile toute espèce d’avis, et se rendre inaccessible qu’à un nombre très petit de familiers, et à ses valets. La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration, furent le canal unique par lequel on pût approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver. Il connut et abusa plus que personne de la bassesse du Français. Peu à peu il accoutuma les subalternes, puis de l’un à l’autre toute son armée, à ne l’appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse. En moins de rien, cette gangrène gagna jusqu’aux lieutenants généraux et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à l’exemple les uns des autres, n’osa plus lui parler autrement, et qui, l’usage ayant passé en droit, y auraient hasardé l’insulte si quelqu’un d’eux se fût avisé de lui parler autrement.
Jean-Gilbert Murat: Louis-Joseph de Vendôme (huile sur toile, 1835, Versailles, © RMN)
Jean-Gilbert Murat: Louis-Joseph de Vendôme
(huile sur toile, 1835, Versailles, © RMN)
      Ce qui est prodigieux à qui a connu le Roi galant aux dames une si longue partie de sa vie, dévot l’autre, souvent avec importunité pour autrui, et, dans toutes ces deux parties de sa vie, plein d’une juste, mais d’une singulière horreur pour tous les habitants de Sodome, et jusqu’au moindre soupçon de ce vice, M. de Vendôme y fut plus salement plongé toute sa vie que personne, et si publiquement, que lui-même n’en faisait pas plus de façon que de la plus légère et de la plus ordinaire galanterie, sans que le Roi, qui l’avait toujours su, l’eût jamais trouvé mauvais, ni qu’il en eût été moins bien avec lui. Ce scandale le suivit toute sa vie à la cour, à Anet aux armées. Ses valets et des officiers subalternes satisfirent toujours cet horrible goût, étaient connus pour tels, et comme tels étaient courtisés des familiers de M. de Vendôme et de ce qui voulait s’avancer auprès de lui. On a vu avec quelle audacieuse effronterie il fit publiquement le grand remède par deux fois, prit congé pour l’aller faire, qu’il fut le premier qui l’ait osé, et que sa santé devint la nouvelle de la cour, et avec quelle bassesse elle y entra à l’exemple du Roi, qui n’aurait pas pardonné à un fils de France ce qu’il ménagea avec une faiblesse si étrange et si marquée pour Vendôme. Sa paresse était à un point qui ne se peut concevoir: il a pensé être enlevé plus d’une fois pour s’être opiniâtré dans un logement plus commode, mais trop éloigné, et risqué les succès de ses campagnes, donné même des avantages considérables à l’ennemi, par ne se pouvoir résoudre à quitter un camp où il se trouvait logé à son aise. Il voyait peu à l’armée par lui-même: il s’en fiait à ses familiers, que très souvent encore il n’en croyait pas. Sa journée, dont il ne pouvait troubler l’ordre ordinaire, ne lui permettait guère de faire autrement. Sa saleté était extrême; il en tirait vanité: les sots le trouvaient un homme simple. Il était plein de chiens et de chiennes dans son lit, qui y faisaient leurs petits à ses côtés. Lui-même ne s’y contraignait de rien. Une de ses thèses était que tout le monde en usait de même, mais n’avait pas la bonne foi d’en convenir comme lui; il le soutint un jour à Mme la princesse de Conti la plus propre personne du monde, et la plus recherchée dans sa propreté. Il se levait assez tard à l’armée, se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres et y donnait ses ordres du matin. Qui avait affaire à lui, c’est-à-dire pour les officiers généraux et les gens distingués, c’était le temps de lui parler. Il avait accoutumé l’armée à cette infamie. Là, il déjeunait à fond, et souvent avec deux ou trois familiers, rendait d’autant, soit en mangeant, soit en écoutant, ou en donnant ses ordres; et toujours force spectateurs debout. II faut passer ces honteux détails pour le bien connaître. Il rendait beaucoup; quand le bassin était plein à répandre, on le tirait et on le passait sous le nez de toute la compagnie pour l’aller vider, et souvent plus d’une fois Les jours de barbe, le même bassin dans lequel il venait de se soulager, servait à lui faire la barbe. C’était une simplicité de mœurs, selon lui, digne des premiers Romains, et qui condamnait tout le faste et le superflu des autres. Tout cela fini, il s’habillait, puis jouait gros jeu au piquet ou à l’hombre; ou, s’il fallait absolument monter à cheval pour quelque chose, c’en était le temps. L’ordre donné au retour, tout était fini chez lui. Il soupait avec ses familiers largement: il était grand mangeur, d’une gourmandise extraordinaire, ne se connaissait à aucun mets, aimait fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon. La table se prolongeait en thèses, en disputes, et, par-dessus tout, louanges, éloges, hommages toute la journée et de toutes parts. Il n’aurait pardonné le moindre blâme à personne: il voulait passer pour le premier capitaine de son siècle, et parlait indécemment du prince Eugène et de tous les autres; la moindre contradiction eût été un crime. Le soldat et le bas officier l’adoraient pour sa familiarité avec eux et la licence qu’il tolérait pour s’en gagner les cœurs, dont il se dédommageait par une hauteur sans mesure avec tout ce qui était élevé en grade ou en naissance.
Chaise percée pour enfant du 18e siècle (Musée Canadien de la Civilisation)
Chaise percée pour enfant du 18e siècle
(Musée Canadien de la Civilisation)
     Il traitait à peu près de même ce qu’il y avait de plus grand en Italie, qui avait si souvent affaire à lui.
Alberoni; commencement de sa fortune.
C’est ce qui fit la fortune du fameux Alberoni. Le duc de Parme eut a traiter avec M. de Vendôme: il lui envoya l’évêque de Parme qui se trouva bien surpris d’être reçu par M. de Vendôme sur sa chaise percée, et plus encore de le voir se lever au milieu de la conférence, et se torcher le cul devant lui. Il en fut si indigné, que, toutefois sans mot dire, il s’en retourna à Parme sans finir ce qui l’avait amené, et déclara à son maître qu’il n’y retournerait de sa vie après ce qui lui était arrivé. Alberoni était fils d’un jardinier, qui, se sentant de l’esprit, avait pris un petit collet, pour, sous une figure d’abbé, aborder où son sarrau de toile eût été sans accès. Il était bouffon: il plut à Monsieur de Parme comme un bas valet dont on s’amuse; en s’en amusant, il lui trouva de l’esprit, et qu’il pouvait n’être pas incapable d’affaires. Il ne crut pas que la chaise percée de M. de Vendôme demandât un autre envoyé: il le chargea d’aller continuer et finir ce que l’évêque de Parme avait laissé à achever. Alberoni, qui n’avait point de morgue à garder, et qui savait très bien quel était Vendôme, résolut de lui plaire à quelque prix que ce fût pour venir à bout de sa commission au gré de son maître, et de s’avancer par là auprès de lui. Il traita donc avec M. de Vendôme sur sa chaise percée, égaya son affaire par des plaisanteries qui firent d’autant mieux rire le général, qu’il l’avait préparé par force louanges et hommages. Vendôme en usa avec lui comme il avait fait avec l’évêque, il se torcha le cul devant lui. A cette vue Alberoni s’écrie: O culo di angelo!... et courut le baiser. Rien n’avança plus ses affaires que cette infâme bouffonnerie. Monsieur de Parme, qui dans sa position avait plus d’une chose à traiter avec M. de Vendôme, voyant combien Alberoni y avait heureusement commencé, se servit toujours de lui, et lui prit à tâche de plaire aux principaux valets, de se familiariser avec tous, de prolonger ses voyages. Il fit à M. de Vendôme, qui aimait les mets extraordinaires, de soupes au fromage, et d’autres ragoûts étranges, qu’il trouva excellents. Il voulut qu’Alberoni en mangeât avec lui, et, de cette sorte, il se mit si bien avec lui, qu’espérant plus de fortune dans une maison de bohèmes et de fantaisies qu’à la cour de son maître, où il se trouvait de trop bas aloi, il fit en sorte de se faire débaucher d’avec lui, et de faire accroire à M. de Vendôme que l’admiration et l’attachement qu’il avait conçu pour lui lui faisait sacrifier tout ce qu’il pouvait espérer de fortune à Parme. Ainsi il changea de maître, et bientôt après, sans cesser son métier de bouffon et de faiseur de potages et de ragoûts bizarres, il mit le nez dans les lettres de M. de Vendôme, y réussit à son gré, devint son principal secrétaire, et celui à qui il confiait tout ce qu’il avait de plus particulier et de plus secret. Cela déplut fort aux autres; la jalousie s’y mit au point que, s’étant querellés dans une marche, [Magnani] le courut plus de mille pas à coups de bâton, à la vue de toute l’armée. M. de Vendôme le trouva mauvais, mais ce fut tout; et Alberoni, qui n’était pas homme à quitter prise pour si peu de chose et en si beau chemin, s’en fit un mérite auprès de son maître, qui, le goûtant de plus en plus, et lui confiant tout, le mit de toutes ses parties, et sur le pied d’un ami de confiance plutôt que d’un domestique, à qui ses familiers même et les plus haut huppés de son armée firent la cour.
Alberoni
Alberoni

G.M. Delle Piane, dit Mulinaretto: Portrait du cardinal Giulio Alberoni (détail)
G.M. Delle Piane, dit Mulinaretto:
Portrait du cardinal Giulio Alberoni (détail)


 
Source: texte de d’édition d’Yves Coirault, 1990, saisie en mode texte par Bernard Gineste, 2005.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
 
Éditions


     Yves COIRAULT [éd.], Saint Simon: Mémoires. Additions au journal de Dangeau, présentés at annotés par Y. Coirault [8 vol.], Paris, Gallimard [«La Pléiade»], 1983-1988, tome II, pp. 692-697 [édition de référence].

     Yves COIRAULT [éd.], Saint Simon: Mémoires I [653 p.; orientations bibliographiques pp. 469-472], Paris, Gallimard [«Folio» 2165], 1990, pp. 105-111 [textes choisis, avec d’excellentes notes].

     Bernard GINESTE [éd.],
«Saint-Simon: Le duc de Vendôme (février 1706)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-18-saintsimon1706ducdevendome.html, 2005.

Varia

     Riccardo CIGOLA, «G. Alberoni», in History (Facts and persons), http://www.italycyberguide.com/History/factspersons/alberoni.htm, en ligne en 2005.


     PIACENZA MUSEI [Musées de Plaisance], «Il cardinale Giulio Alberoni», in Collegio Alberoni, http://www.piacenzamusei.it/s.php?i=0021, en ligne en 2005.

 
 
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