Claude Vallier et G. Pomier
“C’étaient des trimards”
Détective
n°655 (16 janvier 1959)
On a enterré
sans fleurs ni. couronne Auguste LEJEUNE et Maurice SAULNIER, victimes d’une
querelle d’ivrogne:
C’ÉTAIENT
DES “TRIMARDS”
ÉTAMPES (De nos envoy. spéciaux)
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On aurait aimé entendre un sanglot. Voire une fleur. Deviner
un regret. Il n’y eut rien. Qu’un frêle cercueil en bois blanc, sans
poignées, sans ornements, sans plaque d’identité, et si étroit
qu’il ne semblait pas y avoir place pour le corps d’un homme. Mais comment
pourrait-on en vouloir à ceux qui n’avaient pas pleuré, quand
celui qui était là, couché tout raide dans sa boîte
de pauvre, avait lui-même depuis longtemps choisi d’être oublié?
Une famille? Une maison? Ça n’avait jamais
plu à Auguste Lejeune. Ce qu’il aimait, c’était la liberté,
les ballades sur les routes, les amis de rencontre. Alors, un jour, il avait
mis un sac sur son dos avec un peu de linge dedans, et il était parti
au long des chemins. Il avait dormi à ciel ouvert l’été,
dans les granges l’hiver. Il avait fait mille métiers avoués
et peut-être — qui peut le dire — mille autres inavouables. Il avait
été de la «batterie». Il avait été
de la vendange. Bref, il étajt devenu trimard, Ni loi, ni feu, ni
lieu, mal vu, souvent soupçonné, fouillé, arrêté,
une botte de paille pour lit, une musette pour armoire. Mais il en était
fier. Il n’aurait pas fait bon lui dire qu’il n’était qu’un vagabond,
un vulgaire clochard des campagnes.
En somme, à 35 ans, Lejeune pouvait se
considérer comme heureux. Il ne demandait qu’une chose: travailler.
Ce n’était pas toujours facile. Mais Lejeune commençait à
être connu des employeurs beaucerons. On le savait courageux, habile.
On refusait rarement ses services. Cette année encore, pour la troisième
fois, Il, venait d’être engagé à l’entreprise de battage
de Roger Lafouasse, à Saint-Cyr-la-Rivière près d’Etampes.
Dès le premier jour, il s’y lia d’amitié avec deux autres
compagnons de son âge Maurice Saulnier et René Bouleau. Vint
le dimanche. Et que faire un dimanche d’hiver à Saint-Cyr, sinon aller
à l’unique café du pays, voir la télévision.
Ils avaient
pu vendre quelques balais...
Malheureusement, II n’y a pas que la télévision.
Il y a aussi le vin rouge qui coule sans arrêt des bouteilles dans
les verres, et des verres dans les gosiers. Ce dimanche-là pourtant
s’annonce bien. Lejeune et Saulnier viennent de vendre des balais qu’ils
ont eux-mêmes confectionnés. Il ne leur reste plus qu’à
dépenser en compagnie de Bouleau les cinq cents francs gagnés.
On partage un pain frais. On boit un litre. Sans s’occuper des autres consommateurs
qui emplissent la salle. Ils sont une dizaine, assis face à la télévision,
et qui regardent le programme. Un seul est debout…
Il se nomme Petit, André Petit. Ce n’est
pas un trimard, mais un homme du pays. Il possède, sur la route de
Saclas, une petite maisonnette jaune à volets verts, à demi-cachée
derrière un haut mur en ciment. Il y vit seul depuis huit mois, sa
seconde femme l’ayant quitté avec ses deux enfants.
Un drôle d’homme que Petit. Il pourrait
être riche et heureux. Charcutier de son métier, il a naguère
été établi rue de Flandre, à Paris, puis rue
d’Auteuil. Mais les affaires ne sont pas brillantes, et il a la nostalgie
du pays. Aussi, en 1942, il revient s’installer à Saint-Cyr, dans
la maison qu’il a fait construire. Il possède une camionnette, et
sa femme fait des tournées dans la région. Tout irait bien
si Petit n’aimait pas tant la dive bouteille.
— Il avait le vin méchant, confiera sa femme
plus tard...
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… qui, une heure plus
tard, ayant bouclé la mallette
qui contenait
toute sa fortune, prenait la route...
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Une
maison où tout n’était que saleté, tristesse et abandon.
Si méchant même, que l’écho
des disputes familiales retentit encore dans Saint-Cyr, et que Mme Petit,
excédée, s’en va un jour avec ses deux enfants habiter une
maison voisine. Pour vivre, elle entre aux établissements Bertrand-Faure
à Brières-les-Scellés.
Elle partie, le commerce de Petit périclite.
A son tour il entre en usine, et, ironie, il est embauché aux mêmes
établissements que son épouse. C’est un bon travailleur. il
semble tout à coup s’être assagi. Il va à la chasse avec
son fils. Et bien qu’il ne parle pas à son ancienne femme, il ne
manque jamais quand il tue une poule ou un lapin, de lui en porter la moitié.
Seulement, il y a les dimanches, ce jour de bonheur pour les uns, de solitude
pour les autres. Et Petit est terriblement seul. Alors il boit, un litre,
deux litres, parfois cinq litres. Ou bien, il invite, les hommes seuls comme
lui.
— Venez chez moi, les gars, on trouvera bien
de quoi faire à dîner.
Dans la maison, où depuis plusieurs mois
aucune main de femme n’est passée, c’est la tristesse, l’abandon
vaisselle sale dans l’évier, vêtements jetés sur les
chaises, lit découvert, feu éteint. Une lumière parcimonieuse
laisse deviner des murs sans papier ni peinture, noircis par la fumée
du poêle. Il flotte là une écœurante odeur de repas pris
à toute heure, un relent de vin rouge, de poubelles non vidées.
Qu’importe à ces hommes qui en ont vu d’autres...
Ils s’asseyent, débouchent une bouteille,
et commencent à éplucher des oignons pour la soupe. Mais l’atmosphère
est sinistre. Alors, Lejeune se lève, entre dans la chambre, et ouvre
la radio. Petit bondit derrière lui et se met à crier.
— Quand j’invite les gens, je n’aime pas qu’ils
aillent partout et se servent de tout.
Lejeune riposte. Ce que voyant, Bouleau qui n’aime
pas les disputes, décide de partir. Il entend encore:
— Puisqu’il y eu a un qui s’en va, que les autres
foutent le camp.
Puis, plus rien, Il descend la rue du village,
et s’en va coucher dans une grange.
Que se passa-t-il après son départ?
Il est bien difficile de le savoir exactement. A 10 heures, quand le gendarme
de service à Méréville décrocha le téléphone
et entendit la voix de Petit, il n’en crut pas ses oreilles.
— Voilà, vous pouvez venir, j’en ai aligné
deux...
— Qu’est-ce que tu dis?... Avec quoi? Avec ton
fusil de chasse?
— Non, avec le poignard.
Il disait vrai. Quand les gendarmes arrivèrent
chez lui quelques instants plus tard, les corps de Lejeune et de Saulnier
gisaient près de la porte.
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LES ENQUETEURS RÉUNIS
DEVANT LA MAISON DU CRIME…
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Sept litres
de vin...
Lejeune surtout, avait été horriblement
mutilé. Sept coups de poignard — un poignard S.S. de 25 cm. de lame
— l’avaient atteint.
— Ils ont voulu m’attaquer pour me voler. Je
me suis défendu, dit Petit.
Mais sa version parait bien difficile à
admettre. La position des cadavres près de la porte donnant sur la
cour, semble plutôt indiquer que les victimes, effrayées, ont
cherché s’enfuir. La véritable raison du crime? Elle est sur
la table: six litres de vin vides, un septième entamé.
Petit réalise-t-il maintenant l’horreur
de son geste? Il semble bien que non.
— Ça y’est, ça y’est! Qu’est- ce
que vous voulez que j’y fasse. Si le troisième avait été
là, il y serait passé aussi...
Voilà tout ce qu’il s trouvé à
dire. Pas un mot de regret pour les deux gars de 35 ans, qui aimaient tant
la route et le soleil.
Oubliés qu’ils étaient. Oubliés
ils le seront jusqu’au bout. Pour Saulnier, c’est encore, à la morgue,
l’attente d’une femme retrouvée à Castelnau-de-Brassac, mais
qui sans doute ne viendra pas. Pour Lejeune, c’est déjà le
trou ouvert dans le carré des indigents, le cercueil si blanc, si
étroit, si léger, quelques pelletées de terre mouillée,
et là- bas, à la sortie du cimetière, la silhouette
d’un gars qui s’enfonce dans le jour gris. C’est Bouleau, le rescapé,
l’errant, l’amoureux des grands chemins. Devant lui, la route est longue,
longue.... Adieu Compagnon.
Claude VALLIER
Reportage photo G. POMIER.
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ANDRÉ PETIT, LE MEURTRIER: IL AURAIT DÛ ÊTRE
HEUREUX.
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