À
tire d’ailes
Étampes en 1918
En cette dernière
année de guerre, Étampes vécut ardemment de la vie
de toute la France: elle connut les jours d’angoisse du début, elle
vibra d’enthousiasme lors des journées finales.
Néanmoins,
sa vie propre offrit quelques faits caractéristiques qui valent la
peine d’être signalés. L’hiver fut, comme partout, fort rude;
le 1er janvier 1918, il tomba une avalanche de neige et c’est sous un blanc
manteau d’une épaisseur telle que voitures et autos restaient en
panne sur les routes de notre arrondissement, qu’Étampes s’éveilla
frileusement; il fallut — spectacle peu banal en Beauce — faire usage de
traîneaux; certaines rues, notamment dans le quartier du Collège,
inondées à la suite de rupture de conduites d’eau, furent prises
par les glaces et les sentiers de Guinette ainsi que la descente de Saint-Pierre
offrirent des pistes qui eussent fait la joie des amateurs de sports d’hiver.
Enfin, notamment dans les environs de Milly, nos
Nemrods purent se livrer à la chasse aux sangliers, voire même
à la chasse aux loups.
Cependant, si attrayante que soit notre vallée sous
sa parure d’hiver, elle ne devait connaître les faveurs des touristes
parisiens qu’au printemps, lorsqu’avril revint, poudrant joliment de fleurettes
roses et blanches les arbres de nos verges, mais… permettant aussi, par
la lumineuse clarté de ses nuits, les randonnées meurtrières
des oiseaux boches au-dessus de la Capitale, accompagnées du bombardement
diurne de la région parisienne par de monstrueux obus.
Alors Étampes, loin de la Seine, ligne de repère
pour les gothas; Étampes coquettement parée de vertes pelouses,
de fraîches rivières; Étampes où les nuits s’écoulaient
dans une tranquillité parfaite et une complète sécurité,
Étampes et ses environs connurent une vogue à rendre jaloux
les centres de villégiature les plus réputés. Et il
n’y eut pas besoin pour cela qu’un syndicat d’initiative entreprenant s’abouchât
à quelques médecins à la mode pour accorder une vertu
médicale aux eaux de la Juine! Celles-ci se suffirent à elles-
mêmes et toutes les villes, tous les villages que traversaient la
jolie rivière et ses environs, de Méréville à
Étampes, d’Étampes à Lardy, furent envahis par une
foule de femmes et d’enfants à qui les trains du soir amenaient les
papas.
D’avril à octobre, il fut difficile, en notre arrondissement,
de trouver à louer un local quelconque, ferme, hangar ou grenier;
les propriétaires firent des affaires d’or, les commerçants
aussi.
La population d’Étampes atteignit 20.000
habitants. Jamais nos rues, nos promenades n’avaient connu une telle animation;
les après-midis, Guinette et les pelouses du Port et du Marché-Franc
voyaient s’ébattre une multitude d’enfants; les soirs, de 7 à
9, heures d’arrivée des trains, c’était, place de l’Embarcadère,
une cohue rappelant les beaux soirs de la Saint-Michel. Midinettes aux airs
effarouchés ou héros... en pantoufles ayant connu les détails
du dernier raid, étaient assaillis de questions par les Étampois
ayant leurs parents à Paris; il en résultait un brouhaha que
dominait le son aigu des trompettes des vendeurs de l’Intran, petites
figures de guerre populaires à Étampes jusque dans les quartiers
éloignés.
Cette animation, accrue encore par
le va-et-vient des corvées militaires et des transports automobiles,
donnait à notre ville un aspect joyeux; mais il y avait, hélas!
la contre-partie; comme en 1914, nous assistâmes aux longs et mornes
défilés des lourdes voitures chargées d’évacuer
les villages et les villes à nouveau envahis, puis les gothas, étendant
audacieusement le champ d’action de leurs monstrueux exploits, nous eûmes
aussi nos petites alertes; chaque soir, notre gare se plongeait dans l’obscurité;
un moment vint même où nos édiles durent, en prévision
des bombardements de la Beauce, chercher à Étampes les caves
susceptibles de servir de refuge: enfin, dans les journées critiques,
le bombardement se percevait nettement de Guinette et de Saint-Pierre; le
14 juillet au soir, à l’issue d’une représentation cinématographique
offerte par les Sammies, nous eûmes même le plaisir — on peut
bien appeler cela un plaisir puisqu’il décida de la Victoire — d’apercevoir
les lueurs du formidable duel d’artillerie qui se livra en Champagne; nous
perçûmes nettement le grondement des canons; ce furent les
derniers échos que nous eûmes du grand drame.....
Mais Étampes n’offrit pas seulement asile à
des touristes; des industriels — fabrique de bonneterie à l’hôtel
des Trois-Rois; fabrique de chaussures au moulin du Bourgneuf, blanchisserie
militaire de Saint-Pierre, etc. ; des écoles — pensionnat de garçons
rue Évézard — vinrent se réfugier en nos murs; une
activité intense régna par nos rues, mais il en résulta
de grosses difficultés pour le ravitaillement, difficultés
qui ne durent d’être solubles que grâce à l’énergie,
l’initiative et le dévouement à la chose publique de notre
Conseil municipal et particulièrement de notre maire, M. Marcel Bouilloux-Lafont,
enfin revenu de sa lointaine mission. Aidant l’homme d’action qui était
à leur tête, nos conseillers, continuant l’œuvre ébauchée
sous la direction de M. Lescuyer, accomplirent bénévolement
les tâches les plus difficiles, les plus délicates; ils mirent,
comme on dit vulgairement, la main à la pâte, s’improvisèrent
acheteurs, vendeurs, distributeurs, trouvant d’ailleurs parmi nos concitoyens
d’inlassables bonnes volontés. Et la population tint à marquer
l’estime qu’elle éprouvait à leur égard, en assistant
en foule aux obsèques de l’un d’entre eux, mort à la tâche,
M. Auclert.
Pour nous délasser l’esprit
et nous faire momentanément oublier la gravité des événements,
quelques fêtes et cérémonies nous furent offertes. M.
Condom tenta de rénover sur notre scène l’opéra-comique
et l’opérette française; mais l’électricité
lui joua pour ses débuts un vilain tour; la Fille du Régiment
fut représentée à la lueur des bougies et des lampes
à pétrole; et la valeur incontestable des artistes qu’il nous
présentait ne put prévaloir contre les difficultés
matérielles. Nos amis américains nous offrirent à leur
tour le spectacle des divertissements chers à leurs compatriotes;
nous les goûtâmes fort, bien qu’ils différassent des
nôtres. L’Independence Day nous valut (ainsi qu’à Milly)
une très belle parade militaire, exécutée par de vrais
poilus, sous le haut commandement de M. le Commandant d’armes Boulanger,
successeur de M. Delalande. Le 14 juillet, après la cérémonie
solennelle d’adoption des Pupilles de la Nation, il nous fut permis de goûter
à des divertissements artistiques et athlétiques dans l’exécution
desquels se distinguèrent nos musiciens de la Fanfare municipale
d’Étampes et nos jeunes gymnastes des Enfants de Guinette
et de la Revanche Étampoise; enfin, la cérémonie
annuelle d’anniversaire des Anciens Combattants et des Vétérans
donna l’occasion au public de saluer les étendards des vaillants
et fidèles sociétaires.
Milly vit aussi se dérouler sur ses places d’imposantes
parades militaires auxquelles, malheureusement, les habitants des autres
villes ne purent prendre part, le coquet chef-lieu de canton se trouvant
complètement et définitivement isolé à la suite
de l’enlèvement des rails du C. G. B.
Enfin, par tout l’arrondissement la signature de l’armistice
donna lieu à un pavoisement général et à des
illuminations très réussies.
Trop absorbés par les soucis quotidiens, les populations
ne prêtèrent que peu d’attention aux faits divers d’ordre juridique
qui se déroulaient dans l’arrondissement; très peu, d’ailleurs,
furent sensationnels; quelques incendies de meules de paille, quelques vols
de légumes et de lapins défrayèrent pour quelques heures
les conversations au village; la gendarmerie et le Parquet — qui perdit
son estimé procureur, M. Lair, victime de la grippe, et qui fonctionne
maintenant sous l’habile direction de M. François — la gendarmerie
et le Parquet n’eurent guère à s’occuper que de la fin tragique
à Pussay du trompette Ayousso et de sa fiancée, Lucie Tintelin;
des méfaits de la bande Rivet-Brunet qui terrorisait la région
de La Ferté-Alais; enfin de la terrible catastrophe de Maisse qui
coûta la vie à seize travailleurs tunisiens. Mentionnons aussi
la lutte très vive que menèrent les autorités judiciaires
contre les accapareurs, les spéculateurs, les fraudeurs, les tireurs
de sonnette... et les automobilistes.
Nous eûmes cependant à déplorer, sur tous
les points de l’arrondissement, de nombreux deuils: l’épidémie
de grippe infectieuse ne nous épargna pas et il n’est pas possible
de citer les noms de toutes les victimes qui furent ainsi ravies, à
la fleur de l’âge, à notre affection, à notre sympathie.
Au cours de cette épidémie, nos docteurs, nos pharmaciens,
avec des moyens réduits, accomplirent des prodiges de dévouement
pour secourir et sauver les malades; ils méritèrent la reconnaissance
de la population.
Quand nous aurons dit que les «Foyers du Soldat»
d’Étampes et de Milly; que les hôpitaux auxiliaires et postes
de secours des gares; que les Comités de Secours aux Réfugiés
fonctionnèrent sans interruption et mirent à contribution
le dévouement de nos vaillantes infirmières dont l’une, Mme
Van Loo, infirmière-major à l’hôpital du Collège,
mourut à son poste — nous aurons mentionné tout ce qu’il y
eut de remarquable en notre ville au cours de cette dernière année
de guerre.
Il nous reste cependant à signaler que, tout là-bas,
sur les champs de bataille, les enfants de l’arrondissement d’Étampes
se couvrirent de gloire, méritèrent les plus nobles citations,
moururent courageusement, mais ajoutèrent un fleuron à la
couronne de gloire qu’ils tressèrent, durant quatre ans, à
leur terre natale.
1919 s’annonce comme une année de rénovation.
Les nobles initiatives qui se sont manifestées au cours de la guerre
ne se lasseront pas, au contraire; Étampes, ville de garnison cosmopolite,
centre de villégiature, centre d’aviation, durant quatre ans, ne
peut, ne doit pas retomber brusquement dans la torpeur.
Et le Chroniqueur qui adresse à tous ses lecteurs ses
meilleurs vœux de Bonne et Heureuse Année est certain d’avoir à
signaler l’an prochain une poussée vigoureuse dans la voie du Progrès
et de bonnes réformes, sources de mieux-être et de bonheur
pour toute la population.
La Juinette.
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L’Abeille d’Étampes
et le Réveil d’Étampes 5/242 (4 janvier 1919), p.
1. (saisie de Bernard Gineste).
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