CORPUS HISTORIQUE ÉTAMPOIS
 
Edmond Frank
 Les nouveaux auxiliaires de la Justice
(Affaire du curé de Châtenay)
L’Illustration du 25 août 1906 
 
d
L’Hindou Devah ramassant de la terre pour la flairer, sur la route d’Etampes à Chalo-Saint-Mars

    Le 24 juillet 1906 est constatée la disparition du curé de Châtenay. On retrouve son vélo à Chalo-Saint-Mars. Alors comnence une singulière enquête qui tiendra toute la France en haleine, et où la presse joue pour la première fois un rôle non négligeable, et tout à fait singulier. Merci à Jean-Michel Rousseau d’avoir saisi cet article dans l’Illustration, hebdomadaire alors célèbre. Rappelons que nous avons déjà réédité une série de cartes postales étampoises relatives à cette affaire (cliquez ici).
 
Edmond Frank
LES AUXILIAIRES MODERNES DE LA JUSTICE
25 août 1906


Une instruction judiciaire à Etampes
Les journalistes
Le gendarme
Le devin
Une instruction judiciaire à Etampes
 


     L’affaire du curé de Châtenay, qui depuis un mois met les reporters sur les dents et tient le public en haleine, fournit à notre collaborateur Nozière, en son Courrier de Paris, le sujet d’une spirituelle fantaisie satirique, où la fiction dépasse à peine les bornes de la vraisemblance. En effet, au train dont vont les choses, une réforme radicale du code d’instruction criminelle et des procédés d’enquête judiciaire ne tardera pas à s’imposer. Déjà, dans la pratique, les pionniers de ce progrès avaient devancé le législateur; jamais encore leur audace novatrice ne s’était affirmée de façon aussi éclatante.

     Brusquement, l’abbé Delarue disparaît, le 24 juillet, à la grande surprise et au vif émoi de ses paroissiens et de sa famille. Aussitôt, la justice — en l’espèce le parquet d’Etampes — de mettre en mouvement son appareil ordinaire, composé des deux éléments traditionnels:  la police et la gendarmerie. Mais, au même moment, un autre élément intervient: le quatrième pouvoir, — la presse. Jadis,  la presse se contentait d’enregistrer les actes et les gestes de dame Thémis et de ses auxiliaires réguliers; c’était le vieux jeu; aujourd’hui, elle ne craint pas de leur faire concurrence, de se substituer à eux, agissant pour son compte, de sa propre initiative et avec ses propres moyens.

     Donc, afin de chercher la piste du prêtre disparu, on a vu des journaux détacher leurs plus fins limiers, chargés de courir le pays à pied, en voiture, en wagon, en auto, d’exercer leur flair et leur activité sous toutes les formes. Celui-ci s’est fié à la seule sagacité d’un maître reporter ubiquiste; celui-là, «ne reculant devant aucun sacrifice», a recruté une équipe de trente trappeurs pour battre la campagne, fouiller les bois, sonder les rivières, et offert aux explorateurs bénévoles l’appât de 1.000 francs de récompense; des rivaux ont engagé de véritables matches à qui arriverait bon premier à, la découverte de l’abbé, vivant ou mort. Car on flotte, anxieux, en pleine obscurité, entre l’hypothèse romanesque de la fuite et l’hypothèse dramatique de l’assassinat.  Finalement, cette dernière semble prévaloir à notre époque un fugitif garde malaisément l’incognito sous les yeux d’Argus, constamment en éveil, et, d’ailleurs, des témoignages dignes de foi démentent les racontars désobligeants trop facilement répandus touchant la conduite de l’honorable curé.

     Cependant, malgré leur ténacité proverbiale, leur fièvre d’émulation, le stimulant de l’amour-propre professionnel, les limiers du reportage se fatiguent sans .résultats, réduits à se poser quotidiennement cette cruelle énigme: «Où est-il?» à suppléer par des efforts d’imagination à l’insuffisance de leurs moyens pratiques et à prédire, au petit bonheur, un problématique «coup de théâtre».


     Alors, une idée surgit, dont une feuille hebdomadaire, le Pays parisien, revendique la priorité. Pourquoi n’aurait-on pas recours à l’adjuvant des sciences occultes? N’est-ce pas une excellente occasion d’en essayer l’application? Justement, on a sous la main un mage hindou, originaire de Ceylan, le «professeur» Devah. Sollicité, l’homme bronzé accorde ses bons offices; il se rend à Etampes, opère sur place, en présence des journalistes sceptiques et des badauds du cru ébahis, se livrant à de bizarres simagrées, humant l’air, flairant des traces présumées comme un chien de chasse, fouissant et goûtant la terre comme un... chercheur de truffes. Il découvre un mouton crevé et une bicyclette qui serait celle de l’abbé Delarue. Bientôt (Paris, décidément, est une ville unique au monde, où l’on peut se procurer de tout à volonté, même des fakirs authentiques), apparaît un second mage non moins hindou, le «professeur» Ramana; son système diffère essentiellement de celui de son compatriote: astrologue, au lieu de se baisser vers le sol, il interroge les astres, — et ne découvre rien du tout. Il est ensuite question de Pickmann, fameux par son extraordinaire faculté divinatoire.

     Enfin, à côté de ces seigneurs d’importance, l’affaire suscite une légion de magiciens de moindre acabit: voyantes éveillées, somnambules extralucides, cartomanciennes; bref, c’est un débordement soudain d’hypnotisme, d’occultisme, de spiritisme, d’empirisme, tranchons le mot, de charlatanisme, — phénomène qui ne laisse pas d’être curieux au vingtième siècle, époque où l’on professe volontiers le culte de la science positive.

     Sans doute le journal le Matin a- t-il voulu réagir contre cette tendance rétrograde en opposant au surnaturel le naturel. A son tour, il a eu le mérite d’une innovation, l’emploi de l’hyène, habile à déterrer les cadavres, et il a requis le concours d’une sinistre pensionnaire du dompteur Pezon; mais Carlos (tel est son nom) ne s’est pas montré à la hauteur de sa tâche: dépaysé, le fauve africain, selon l’expression populaire, n’a «rien voulu savoir», et cet animal qui ne «travaille» que la nuit n’a pas réussi à faire la lumière sur l’angoissant mystère de Châtenay.

L’Hindou Devah ramassant de la terre pour la flairer, sur la route d’Etampes à Chalo-Saint-Mars
L’Hindou Devah ramassant de la terre pour la flairer,
sur la route d’Etampes à Chalo-Saint-Mars





L’Hindou Ramana
L’Hindou Ramana
     On continue donc de se perdre en conjectures, et des copieuses informations publiées jusqu’à présent à ce sujet, nous ne pouvons guère que tirer deux moralités. Premièrement, c’est que, par une singulière antinomie, certains nouveaux procédés, prétendus «scientifiques», sont, peut-être en vertu du dicton: «Les extrêmes se touchent», empruntés aux pratiques primitives des âges les plus reculés, et que, en l’an de grâce 1906, aux champs, à la ville, dans le salon de la comtesse et dans la boutique de Figaro, des gens discutent encore sérieusement du merveilleux. Secondement, c’est que le pouvoir judiciaire doit désormais s’accommoder de ses modernes auxiliaires.

     La presse en est le principal, et — veuillez bien noter la gradation — après lui avoir apporté. d’abord son concours direct, voilà qu’elle y joint celui des empiriques et celui des bêtes. Est-ce un bien? Est-ce un mal? En tout cas, un fait reste acquis : le gendarme n’est plus que le bras gauche de la.  justice; le journaliste en est devenu le bras droit.

EDMOND FRANK.

Une instruction judiciaire à Etampes
Les journalistes
Le gendarme
Le devin


Le dompteur Pezon et son hyène
Le dompteur Pezon et son hyène
 

L’Illustration n°3313 du 25 août 1906, page 120
Notes

     On remarquera que la presse du temps — qui était pourtant à la fois plus copieuse et plus lue que celle d’aujourd’hui — ne reculait ni devant la longueur des phrases ni devant un minimum de références culturelles, dont certaines seraient aujourd’hui considérées comme d’insupportables coquetteries. Mais ces périphrases seraient-elles même comprises de tous les journalistes de notre époque?

     Les actes et les gestes de dame Thémis. Thémis est la deesse grecque de la Justice

     Sous les yeux d’Argus. Argus est dans la même mythologie grecque un prince argien doté de cent yeux, dont chaque moitié ne se fermait qu’alternativement. Junon l’avait donné pour gardien à la vache Io, qu’elle soupçonnait avec raison de n’être qu’une maîtresse de son époux Jupiter. Ce dernier le fit tuer par son fils Mercure. Junon dépitée récupéra du moins les yeux d’Argus, dont elle orna le plumage des paon qui tirait son char. Figurativement les yeux d’Argus désignent donc toute forme d’espionnage, ou de simple surveillance.


     Dans la boutique de Figaro. Rappelons que le héros de Beaumarchais était barbier.

B. G., novembre 2007

Source: L’Illustration. Saisie de Jean-Michel Rousseau, 2007.
BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE
       
Éditions

     Edmond FRANK, «Les nouveaux auxiliaires de la justice» [avec 4 illustrations], in L’Illustration 3313 (25 août 1906), p. 120.

     Jean-Michel ROUSSEAU [éd.], «Edmond Frank: Les nouveaux auxiliaires de la justice (sur l’affaire du curé de Châtenay, Illustration du 25 août 1906)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/che-20-edmondfrank19060825curedechatenay.html, 2007.

Sur cette affaire

     Jean-Michel DUHART, «Le curé de Chatenay a disparu», in C.L.C. (Carte postales et Collection) 107 (janvier-février 1987), pp. ?-?.

     Jean-Michel ROUSSEAU & Bernard GINESTE [éd.], «Pierre Royer (P.R): Route d’Étampes à Chalo-Saint-Mard (à la recherche du curé de Chatenay, 1906)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cpa-es-royer1906chatenay.html, 2006.

Quelques publications d’Edmond Frank

     Edmond Franck (1846-1911), journaliste, correspondant parlementaire, collabora au Bien public et au Journal des débats; il fut rédacteur à L’Écho universel et secrétaire de rédaction au Petit Parisien. Il a aussi publié quelques romans et fut membre de la Société des gens de lettres.

       Edmond FRANK (journaliste et romancier, 1846-1911), Histoire de l’Assemblée nationale de 1871, depuis le 8 février 1871 jusqu’au 24 mai 1873 [in-18; 407 p.], Paris, A. Le Chevalier, 1873.

       Edmond FRANK, La Maison fermée. 3e édition [in-8; 324 p.], Paris, G. Robert, 1885.

       Edmond FRANK, Le réveillon du père Buirette [28 cm; 8 p.; illustrations], Paris, L’Illustration [«Supplément au n°» 3016 (15 décembre 1900)], 1900.

       Edmond FRANK, Le Crime de Clodomir Busiquet, roman [in-16; 307 p.], Paris, A. Fontemoing [«Minerva»], 1905.

       Edmond FRANK [éd.], Paul MARROT (né en 1851) [auteur], Le Charme. Lazare (poésies posthumes). Œuvres choisies [in-16; XVI+260 p.], Paris, A. Fontemoing [«Minerva»], 1908.


 
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