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      Edmond Frank LES AUXILIAIRES
  MODERNES DE LA JUSTICE
 25 août 1906
 
 
 
                             
      
            
              Une instruction judiciaire à
  Etampes
                | Les journalistes 
 | Le gendarme 
 | Le devin |  
 
 
                             
      
            
              
                | L’affaire du curé de Châtenay, qui depuis un mois met les
reporters   sur les dents et tient le public en haleine, fournit à
notre collaborateur   Nozière, en son Courrier de Paris, le
sujet d’une spirituelle   fantaisie satirique, où la fiction dépasse
à peine les bornes de la vraisemblance. En effet, au train dont vont
les choses, une réforme radicale du code d’instruction criminelle
et des procédés   d’enquête judiciaire ne tardera pas
à s’imposer. Déjà,   dans la pratique, les pionniers
de ce progrès avaient devancé   le législateur; jamais
encore leur audace novatrice ne s’était   affirmée de façon
aussi éclatante. 
 Brusquement, l’abbé
  Delarue disparaît, le 24 juillet, à la grande surprise et
au   vif émoi de ses paroissiens et de sa famille. Aussitôt,
la justice  — en l’espèce le parquet d’Etampes — de mettre en mouvement
son appareil  ordinaire, composé des deux éléments traditionnels: 
  la police et la gendarmerie. Mais, au même moment, un autre élément
  intervient: le quatrième pouvoir, — la presse. Jadis,  la presse
  se contentait d’enregistrer les actes et les gestes de 
 dame Thémis et de ses auxiliaires réguliers; c’était 
 le vieux jeu; aujourd’hui, elle ne craint pas de leur faire concurrence, 
de se substituer à eux, agissant pour son compte, de sa propre initiative 
 et avec ses propres moyens.
 
 Donc, afin de chercher 
la piste du prêtre disparu, on a vu des journaux  détacher leurs 
plus fins limiers, chargés de courir le pays  à pied, en voiture, 
en wagon, en auto, d’exercer leur flair et leur   activité sous toutes 
les formes. Celui-ci s’est fié à  la seule sagacité d’un
maître reporter ubiquiste; celui-là,  «ne reculant devant
aucun sacrifice», a recruté une équipe  de trente trappeurs
pour battre la campagne, fouiller les bois, sonder les  rivières, et
offert aux explorateurs bénévoles l’appât   de 1.000 francs
de récompense; des rivaux ont engagé de véritables  
matches à qui arriverait bon premier à, la découverte
  de l’abbé, vivant ou mort. Car on flotte, anxieux, en pleine obscurité,
  entre l’hypothèse romanesque de la fuite et l’hypothèse dramatique
  de l’assassinat.  Finalement, cette dernière semble prévaloir
  à notre époque un fugitif garde malaisément l’incognito 
              sous les yeux d’Argus, 
constamment en éveil, et, d’ailleurs, des témoignages dignes 
de foi démentent les racontars désobligeants trop facilement 
répandus touchant la conduite de l’honorable curé.
 
 Cependant, malgré leur ténacité
  proverbiale, leur fièvre d’émulation, le stimulant de l’amour-propre
  professionnel, les limiers du reportage se fatiguent sans .résultats,
  réduits à se poser quotidiennement cette cruelle énigme:
  «Où est-il?» à suppléer par des efforts
 d’imagination à l’insuffisance de leurs moyens pratiques et à
 prédire, au petit bonheur, un problématique «coup de
théâtre».
 
 Alors, une idée
  surgit, dont une feuille hebdomadaire, le Pays parisien, revendique
  la priorité. Pourquoi n’aurait-on pas recours à l’adjuvant
 des sciences occultes? N’est-ce pas une excellente occasion d’en essayer
l’application? Justement, on a sous la main un mage hindou, originaire de
Ceylan, le «professeur» Devah. Sollicité, l’homme bronzé
accorde ses bons offices; il se rend à Etampes, opère sur place,
en présence des journalistes sceptiques et des badauds du cru ébahis,
se livrant à de bizarres simagrées, humant l’air, flairant
des traces présumées comme un chien de chasse, fouissant et
goûtant la terre comme un... chercheur de truffes. Il découvre
un mouton crevé et une bicyclette qui serait celle de l’abbé
Delarue. Bientôt (Paris, décidément, est une ville unique
au monde, où l’on peut se procurer de tout à volonté,
même des fakirs authentiques), apparaît un second mage non moins
hindou, le «professeur» Ramana; son système diffère
essentiellement de celui de son compatriote: astrologue, au lieu de se baisser
vers le sol, il interroge les astres, — et ne découvre rien du tout.
Il est ensuite question de Pickmann, fameux par son extraordinaire faculté
divinatoire.
 
 Enfin, à
côté   de ces seigneurs d’importance, l’affaire suscite une
légion de magiciens   de moindre acabit: voyantes éveillées,
somnambules extralucides,   cartomanciennes; bref, c’est un débordement
soudain d’hypnotisme,  d’occultisme, de spiritisme, d’empirisme, tranchons
le mot, de charlatanisme,  — phénomène qui ne laisse pas d’être
curieux au vingtième  siècle, époque où l’on
professe volontiers le culte de la science positive.
 
 Sans doute le journal le Matin a- t-il 
 voulu réagir contre cette tendance rétrograde en opposant au
 surnaturel le naturel. A son tour, il a eu le mérite d’une innovation, 
 l’emploi de l’hyène, habile à déterrer les cadavres, 
 et il a requis le concours d’une sinistre pensionnaire du dompteur Pezon; 
 mais Carlos (tel est son nom) ne s’est pas montré à la hauteur 
 de sa tâche: dépaysé, le fauve africain, selon l’expression 
 populaire, n’a «rien voulu savoir», et cet animal qui ne «travaille»
  que la nuit n’a pas réussi à faire la lumière sur
l’angoissant   mystère de Châtenay.
 
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            L’Hindou
  Devah ramassant de la terre pour la flairer, sur la route d’Etampes à Chalo-Saint-Mars
  L’Hindou
  Ramana |  
                | On continue donc de se perdre en conjectures, et des copieuses informations 
  publiées jusqu’à présent à ce sujet, nous ne
  pouvons guère que tirer deux moralités. Premièrement,
  c’est que, par une singulière antinomie, certains nouveaux procédés,
  prétendus «scientifiques», sont, peut-être en
vertu   du dicton: «Les extrêmes se touchent», empruntés
  aux pratiques primitives des âges les plus reculés, et que,
 en l’an de grâce 1906, aux champs, à la ville, dans le salon
 de la comtesse et dans la boutique de Figaro, des
gens  discutent encore sérieusement du merveilleux. Secondement, c’est 
que  le pouvoir judiciaire doit désormais s’accommoder de ses modernes 
auxiliaires. 
 La presse en est le principal, et — veuillez
 bien  noter la gradation — après lui avoir apporté. d’abord
 son concours  direct, voilà qu’elle y joint celui des empiriques
et  celui des bêtes.  Est-ce un bien? Est-ce un mal? En tout cas, un
fait  reste acquis : le gendarme  n’est plus que le bras gauche de la. 
justice;  le journaliste en est  devenu le bras droit.
 
 
 EDMOND FRANK. 
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                      | Les
journalistes 
 | Le gendarme 
 | Le devin 
 |  |  
   Le dompteur Pezon
  et son hyène
 
 L’Illustration n°3313
  du 25 août 1906, page 120
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       | BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE 
 Éditions
 Edmond FRANK, «Les nouveaux auxiliaires de la justice» [avec 4 illustrations], in L’Illustration
        3313 (25 août 1906), p. 120.
 
 Jean-Michel ROUSSEAU [éd.],
       «Edmond Frank: Les nouveaux auxiliaires
  de la justice (sur l’affaire du curé de Châtenay, Illustration
  du 25 août 1906)», in        Corpus Étampois,       http://www.corpusetampois.com/che-20-edmondfrank19060825curedechatenay.html, 2007.
 
 
 Sur cette affaire
 Jean-Michel
  DUHART, «Le curé de  Chatenay  a disparu», in C.L.C.
        (Carte postales et Collection)   107 (janvier-février
  1987), pp. ?-?.
 
 Jean-Michel    ROUSSEAU 
            & Bernard     GINESTE [éd.],           
  «Pierre Royer (P.R): Route d’Étampes à  Chalo-Saint-Mard
   (à la recherche du curé de Chatenay,  1906)»,    
            in Corpus Étampois,                 http://www.corpusetampois.com/cpa-es-royer1906chatenay.html,                  2006.
 
 
 Quelques publications
d’Edmond Frank
 
 
           
             
               | Edmond  Franck (1846-1911), journaliste, correspondant
parlementaire, collabora  au Bien public et au Journal des débats;
il fut rédacteur  à L’Écho universel et secrétaire
de rédaction  au Petit Parisien. Il a aussi publié quelques
romans et fut  membre de la Société des gens de lettres. 
 |  Edmond 
 FRANK (journaliste et romancier, 1846-1911), Histoire de l’Assemblée nationale de 1871, depuis le
8 février 1871 jusqu’au 24 mai 1873 [in-18; 407 p.], Paris, A.
Le Chevalier, 1873.
 
 Edmond FRANK, La Maison fermée. 
 3e édition [in-8; 324 p.], Paris, G. Robert, 1885.
 
 Edmond FRANK, Le réveillon 
 du père Buirette [28 cm; 8 p.; illustrations], Paris, L’Illustration 
 [«Supplément au n°» 3016 (15 décembre 1900)], 
 1900.
 
 Edmond FRANK, Le Crime de Clodomir 
 Busiquet, roman [in-16; 307 p.], Paris, A. Fontemoing [«Minerva»], 
 1905.
 
 Edmond FRANK [éd.], Paul MARROT 
 (né en 1851) [auteur], Le Charme. Lazare (poésies posthumes). 
 Œuvres choisies [in-16; XVI+260 p.], Paris, A. Fontemoing [«Minerva»], 
 1908.
 
 
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