CORPUS HISTORIQUE ÉTAMPOIS
 
Bernardo Bizoni
Journal du Marquis de Bassano: son passage à Étampes
1606
   
  Vincenzo Giustiniani, marquis de Bassono, peint par Régnier
 
     Le 30 juin 1606, Vincenzo Giustinani, marquis de Bassano, fait une étape fort pittoresque à Étampes. Nous donnons ici le texte italien de ce passage de son journal de voyage, tenu par Bernardo Bizoni. Nous donnons ensuite la traduction française extrêmement libre qu’a donnée de ce journal Rodocanachi en 1899, pour tout le récit de ce voyage de Paris à Fontainebleau via Étampes, Orléans et Pithiviers. Suivent quelques notes sur le Marquis de Bassano.
    
Bernardo Bizoni
Journal du Marquis de Bassano: son passage à Étampes
1606



1. Étampes. Texte italien 
(édité par Barbara Agosti en 1996)


(Alli 30 giugno, venerdí....)
 
     A cena la sera si andó a Tampé di madama di Tampé, con vento freddo e pioggia. Passati per due villaggi, visti i primi persichi, non piú veduti da Italia in qua, bellissimo paese, tutto collinoso intorno, coltivato e verde ed in qualche luogo sassoso. A pié delle colline campagne ampissime. Subito giunti, s’andó a vedere un giardino vicino all’ostaria ov’erano molti frutti. Al fine della cena venne un cieco con un chitarrone ed un altro con la lira, ed il figlio di questo con un violino. Il signor Vincenzo volse insegnare al cieco il secreto di far sentire un suono a un sordo, anche dalla nativitá, con farli tenere il manico dell’istrumento in bocca e stringenolo con li denti, ma il cieco non lo volse mai provare, dubitando che non se li strappasse qualche dente di bocca o che non se li mettesse qualche porcaria in bocca, ma il putto lo procuró con prontezza ed il padre ce lo voleva dare al signor Vincenzo, che lo conducesse a Roma.
 
(Al primo di luglio, sabbato...)
 
     Da Tampé a Tun: dieci leghe di strada buona, tutto il giorno s’ebbe tempo freddo da neve, che ci tagliava il volto....
     Texte aimablement saisi et communiqué au Corpus Étampois par Mme le Professeur Irene Baldriga, 30 juillet 2001.

     Qui nous donnera une traduction de l’italien plus fidèle que celle de Rodocanachi, qui paraît une belle infidèle?




2. De Paris à Fontainebleau via Étampes. Adaptation française
(Emmanuel Rodocanachi, 1899)


Chapitre VIII
Une pointe dans l’Orléanais

     Départ de Paris. — Halte à l’auberge d’Étampes; le cythariste aveugle et le violoneux sourd. — Le mois de juillet en Beauce. — Orléans. — […]
 
     Il fallut bien peiner pour organiser le départ; d’abord on dut obtenir une autorisation de quitter Paris, puis trouver un voiturier, faire prix avec lui, fixer l’itinéraire.
[p.198] Tout cela enfin réglé, on partit le vendredi 30 juin à sept heures du matin.
 
     Le Pont-Neuf traversé, on passa devant l’hôtel du duc de Nevers tout peint en rose, devant l’église Saint-Augustin où allait chaque matin à la messe la reine Marguerite, première femme du roi, dont l’embonpoint, rapporte Bizoni, est remarquable (1). On lui avait conté que, depuis leur divorce, le roi et elle se montraient fort affectionnés l’un pour l’autre et se parlaient le plus tendrement du monde, même en présence de la reine actuelle.

     (1) L’église des Augustins, reconstruite en grande partie en 1508, était toute voisine de l’hôtel de Nevers et de l’hôtel de Nesles. C’est là que se réunissait l’ordre du Saint-Esprit. Le «jardin de la reine Marguerite» se trouvait non loin, derrière le Pré-aux-clercs.
     On traversa ensuite «le gros bourg de [p.199] Saint-Germain» où se voyaient quantité de jeux de paume reconnaissables à leurs portes peintes de diverses couleurs; cependant ce quartier avait un aspect désolé car de tous côtés étaient les ruines de maisons détruites pendant les dernières guerres civiles. Après avoir dépassé le faubourg Saint-Jacques, on s’arrêta pour dîner à Sceaux où Madame de Chantilly possédait un superbe jardin avec de longues allées, de beaux espaliers, des arbres à fruit, des fontaines où l’eau manquait, à dire vrai, mais que nos voyageurs n’admirèrent pas moins à cause de leur beauté et du charme du paysage environnant (2). Le [p.200] château, dit Bizoni, est fort ancien, mais il ne lui parut pas, apparemment, des plus intéressants, car il revient tout de suite à décrire le parc et s’y attarde.
     (2) Il s’agit, sans doute, de la ferme d’Henri, duc de Montmorency. Le château de Sceaux où vécut si brillamment le duc du Maine ne fut construit, on le sait, qu’un demi-siècle plus tard par Colbert.
     «La plus grande merveille de ces jardins, écrit-il, ce sont des haies coupées de façon à représenter les légendes et les événements principaux de l’histoire du peuple romain tels que Virgile et Térence les rapportent; on y admire le Colisée avec des personnages qui ont l’air de jouer et d’autres qui écoutent, le voyage d’Énée aux Enfers avec le fleuve Achéron, tout le zodiaque avec les signes célestes, une mappemonde, l’Angleterre avec ses rivières et le canal qui la sépare du continent, la Hollande, la Zélande, le détroit de Gibraltar et bien d’autres choses encore.»
 
     Le souper eut lieu à Étampes; depuis le [p.201] milieu du jour, il tombait une pluie violente et la froidure était extrême; cela n’empêcha nullement le marquis de visiter un jardin fruitier voisin de l’hôtellerie; comme il rentrait transi, un cythariste se présenta devant lui, suivi de deux compagnons dont l’un tenait une lyre et l’autre un violon. Le marquis eut la fantaisie ou la complaisance de les entendre; il s’aperçut alors que le cythariste était aveugle et le violoneux sourd; touché de leur malheur, il voulut enseigner à l’aveugle comment il pouvait faire entendre la musique au sourd en plaçant entre ses dents le manche de son instrument et lui proposa d’essayer sur lui-même l’expérience; mais le mendiant poussa les hauts cris et, plus on insistait, plus il se défendait. Quand on en vint à s’expliquer, il confessa qu’il avait [p.202] eu peur qu’on voulût, par manière de jeu, lui arracher quelques dents ou lui faire avaler une ordure. Le troisième musicien, qui était le fils de l’aveugle, montra plus de hardiesse, ce dont son père voulut tirer parti pour décider le marquis à l’emmener avec lui à Rome.
 
     D’Étampes à Orléans, la route était toute pavée et ce fut fort heureux car il continuait à pleuvoir sans interruption; le froid, en outre, était si vif, bien qu’on fût au premier de juillet, qu’à chaque fois que les voyageurs faisaient halte, ils n’avaient rien de plus pressé que d’allumer de grands feux (3).

      (3) On passa par Toury, Château-Gaillard, Artenay.
     Orléans rappela en quelque façon Rome à Giustiniani à cause de l’île que la Loire y forme et de ses eaux aussi fangeuses que [p.203] celles du Tibre. Au milieu du pont qui la traverse, on montra à Bizoni le monument élevé en commémoration de la Pucelle; à gauche se voyait, dit-il une Madone tenant un Christ mort entre ses bras; à droite, la Pucelle avec une épée nue à la main et, à ses pieds, son casque; près d’elle, était représenté un roi agenouillé, sans couronne; toutes ces figures étaient de bronze et de grandeur naturelle (4).

     Bizoni remarqua, le long des berges du fleuve, de grands tas d’ardoises.
      (4) Ce monument, déplacé en 1745, fut détruit en 1742; la description de Bizoni est très exacte; toutefois, le Christ était au milieu, le roi à sa gauche; la Pucelle, à droite, à genoux. Un autre monument, de disposition presque semblable, avait été détruit en 1562 par les Huguenots.
     La ville parut au marquis plus vaste que Rouen, mais moins peuplée, moins [p.204] commerçante, moins riche, chose qu’il attribue à ce que chacun profitait, sans chercher plus, de la fertilité merveilleuse du pays environnant; les rues étaient larges; les maisons, en grande partie, bâties en pierre; celle de M. de Chartres, le gouverneur, surpassait en grandeur toutes les autres (5). Giustiniani, en homme qui pense à son ménage même de loin, acheta un plein coffre de fil violet à marquer le linge, car ce fil avait l’avantage, lui assura-t-on, de ne point perdre sa couleur à la lessive. Il fit venir la fille du logis pour en discuter avec elle le prix; mal lui en prit car elle était laide à faire frémir, ayant une tache noire sur le visage et le nez camard; ce nonobstant, [p.205] le marquis lui donna, par galanterie, deux écus au lieu d’un; aussitôt toutes les filles de la ville accoururent pour contempler de plus près un seigneur si libéral.



     (5) Il s’agit de La Châtre qui avait ramené Orléans au roi en 1594 et en était demeuré depuis lors gouverneur.
     Le dimanche 2 juillet, Giustiniani et ses compagnons allèrent entendre la messe dans l’église cathédrale que l’on relevait de ses ruines plus grande et plus magnifique qu’auparavant (6); les pilastres montaient déjà fort haut et étaient d’une épaisseur surprenante; cependant, depuis dix ans, l’activité des travaux se trouvait ralentie par suite du manque d’argent; ce [p.206] n’était pas que le zèle des habitants ne fût très grand, d’autant plus que leur gouverneur, M. de Chartres, était lui-même un fervent catholique; l’absence d’un évêque se faisait cependant sentir (7).
     (6) L’église cathédrale Sainte-Croix avait été, en grande partie, détruite par les calvinistes irrités d’y voir les catholiques y célébrer la messe; ils minèrent et firent sauter le clocher. Ce clocher passait pour le plus haut de France. La catastrophe eut lieu le 3 mars 1568.
     (7) Il y en avait un, pourtant, Gabriel de l’Aubespine, intronisé en 1604 et qui mourut sur ce siège en 1630.
     Giustiniani n’avait pas coutume, on l’a vu, de faire longue demeure en un même lieu. Le lendemain donc il quitta Orléans sans se laisser détourner de son itinéraire par l’attrait des autres villes riveraines de la Loire.
 
     Il s’agissait maintenant de traverser l’épaisse forêt qui séparait Orléans de Pithiviers; le voiturier insista pour prendre un guide, mais l’interprète flamand, Robert, se fit fort de diriger le petit convoi, car il avait, [p.207] disait-il, maintes fois parcouru tout ce pays. Pourtant sa science se trouva bien vite en défaut; il conduisit les voitures dans de tels chemins qu’elles faillirent être mises en pièces; les branches étaient si basses qu’à un certain endroit la capote de l’une d’elles fut arrachée; puis on tomba dans des fondrières où les roues s’enfoncèrent jusqu’aux moyeux; il fallut faire à pied, dans la boue, une bonne part du chemin. Il était six heures et l’on avait dévié de la route d’au moins trois bonnes lieues quand nos voyageurs, transis et recrus, aperçurent au loin la petite ville de Pithiviers; on y arriva enfin, mais à l’auberge il n’y avait rien à manger; cependant le voiturier, tempêtant et sacrant, jurait qu’il n’irait pas plus loin. Force fut donc de nuiter là et Giustiniani s’estima fort heureux
[p.208] quand, après bien des pourparlers, on apporta à ses compagnons et à lui, ils étaient huit en tout, un poulet et deux ou trois cailles, arrosés heureusement d’excellent vin. En les voyant manger, l’hôtesse s’écria que, pour sûr, ils devaient en être à leur troisième jour de jeûne. Comme il n’est que se rappeler ripailles en des jours de disette, Bizoni a soin de placer ici l’observation suivante: «En France, c’est la coutume de manger cinq fois par jour; on déjeune en se levant, on dîne, on goûte, on soupe et l’on fait un dernier repas avant de se mettre au lit.»
 
     Leur collation n’avait pas retenu nos gens bien longtemps; il faisait grand jour encore; le marquis eut le courage d’aller, malgré les tribulations de la journée, voir deux jeux de paume!
[p.209]
 
     De Pithiviers à Fontainebleau, le pays portait encore partout, après dix ans, les traces des guerres civiles; ce n’étaient que villages en ruines et fermes incendiées. Les voyageurs franchirent la distance qui sépare les deux villes en un jour.


 

     Source: Emmanuel Pierre Rodocanachi [éd.], Bernardo Bizoni, Aventures d’un grand seigneur italien à travers l’Europe. Relation mise en français et annotée, Paris, Flammarion, 1899, pp. 197-209. Saisie: Bernard Gineste, juillet 2001.

LE MARQUIS VINCENZO GIUSTINIANI,
SON SECRÉTAIRE BIZONI,
& leur premier éditeur, Rodocanachi

 
Vincenzo Giustiniani, marquis de Bassono      Vincenzo GIUSTINIANI, né dans lîle grecque de Chio en 1564, cadet de la famille des Dynastes du lieu, en est chassé avec elle par les Turcs à l’âge de deux ans; son père richissime lui achète le marquisat italien de Bassano, où, une fois adulte, il se bâtit un palais extrêmement luxueux, en sus d’un hôtel particulier à Rome. Il les meublera d’une incomparable collection d’œuvre d’arts. Le portrait ci-contre est tiré du catalogue qu’il en fit publier, suivant les usages du temps, vers 1636.
 
     Le 18 mars 1606, âgé de 41 ans, il part de Rome, où ne reviendra que le 14 août de la même année, pour un voyage à travers le Tyrol, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Angleterre et la France. Du 27 juin au 11 juillet, le Marquis de Bassano séjourne à Paris; mais pendant cette période, il s’en absente quelques jours pour aller visiter Orléans; à l’aller il passe par Étampes (le 30 juin), puis s’en revient par Pithiviers et Fontainebleau.
 
     La relation de ce voyage a été faite par Bernardo BIZONI, bourgeois de Rome, son secrétaire, confident et ami. Le manuscrit en est conservé au Vatican.
 
     Une version très libre mais annotée a été donnée tout d
abord par Emmanuel RODOCANACHI, érudit italianiste dont deux ouvrages au moins ont été en leurs temps couronnés par l’Académie française. Le texte italien lui-même ne paraît avoir été édité qu’en 1942, et plus récemment en 1996.
 
     C’est de cet ouvrage que nous extrayons ce qui concerne le voyage de Paris à Orléans; mais nous en avons aussi conservé la suite immédiate, à savoir le voyage d’Orléans à Fontainebleau, pour sa valeur documentaire, concernant une région proche d’Étampes, d’autant que malheureusement Giustinani a été accueilli à Étampes par une pluie battante et glaciale qui ne lui a guère permis de constater, comme La Fontaine, l’état de délabrement de la ville, qu’il observera ailleurs ensuite, entre Pithiviers et Fontainebleau.
 
Bernard Gineste
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Manuscrit
 
     Bernardo BIZONI Romano, Relazione in forma di Diaro del Viaggio che corse per diverse provincie di Europa il Sig. Vincenzo Giustiniano marchese di Bassano l’anno 1606, per lo spazio di cinque mesi, la quale fu giornalmente scritta dal Sig. Bernardo Bizoni Romano il quale fece compagnia al marchese in quel viaggio come camerata ed amico e confidente [«Relation sous forme de diaire du voyage qu’a accompli à travers différentes régions d’Europe Monseigneur Vincenzo Giustiniani, marquis de Bassano, telle qu’elle a été rédigée au jour le jour par Monsieur Bernardo Bizoni de Rome, qui a tenu compagnie au Marquis pendant ce voyage en tant que secrétaire, ami et confident»], Manuscrit COD. VAT. OTTOBONIANO 2646.
 
Premier aperçu publié
 
     Emmanuel Pierre RODOCANACHI [éd.], Aventures d’un grand seigneur italien à travers l’Europe. Relation mise en français et annotée [IX+322 p.], Paris, Flammarion, sans date [
1899], pp. 198-209 [Le texte de Bizoni est en fait résumé librement, et très rarement cité textuellement].
 
Éditions
 
     Une édition de
1942, probablement italienne, est mentionnée sans références lors du congrès de Berlin (cf. infra).
 
     Barbara AGOSTI [éd.], Bernardo Bizoni, Diario di viaggio di Vincenzo Giustiniani, Porretta Terme (Bologna),
1996, pp. 101-102.
     [Le Corpus Étampois remercie Mme le Professeur Irene Baldriga de lui avoir aimablement mailé cette référence ainsi que le texte italien ci-dessus].
     Bernard GINESTE [éd.], «Bernardo Bizoni: Journal de voyage du marquis de Bassano (1606)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/che-17-bizoni1606bassano-etampes.html, 2003.

Études

     Albert BABEAU, Les Voyageurs en France,
1885 [Bibliographie de récits de voyages].
 
     Irene BALDRIGA [Università degli Studi di Roma «La Sapienza»], «The personality of Vincenzo Giustiniani through the mirror of his library (ca 24 min.)», in GIOVE, The Giustiniani Collection in a virtual EnvironmentConference at the Freie Universität Berlin, 30th June-1st July 2000], http://www.fu-berlin.de/giove/giove-audio/baldriga.html, en ligne en juillet 2001.

     Irene BALDRIGA [Università degli Studi di Roma «La Sapienza»], «The personality of Vincenzo Giustiniani through the mirror of his library (ca 24 min.)», in GIOVE, The Giustiniani Collection in a virtual Environment (www.fu-berlin.de/giove)  [page web audio extraite de:  Conference at the Freie Universität Berlin, 30th June-1st July 2000], http://www.fu-berlin.de/giove/giove-audio/baldriga.html, en ligne en juillet 2001. [«The full text of this speech, enlarged with some further information and comments, will be published in the next months, in the Catalogue of the Exhibition on the Giustiniani Collection, which will take place in Rome as a result of the work done by Silvia Danesi Squarzina on the history of the Collection itself»].

Sur le XVIIe siècle étampois

     CORPUS ÉTAMPOIS, «Le dix-septième siècle étampois», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/index-17esiecle.html, depuis 2013.


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