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Il ne faut pas croire que son empressement pour les femmes ait toujours été l’effet d’une fougue de tempérament, dont il ne pouvait réprimer la pétulance; c’était quelquefois le besoin d’un tendre épanchement, si nécessaire aux âmes sensibles; dans certaines circonstances critiques de sa vie: ainsi s’exprimait le trop fragile monarque sur son amour pour la belle Gabrielle d’Estrées, qu’il avait faite duchesse de Beaufort: «Je l’appelle auprès de moi, disait-il à Sully, comme une personne confidente, pour lui pouvoir communiquer mes secrets, et sur iceux recevoir une familière et douce consolation.» Un attachement fondé sur de pareils motifs n’était pas facile à rompre; il y avait même à craindre qu’entraîné par la douceur de l’habitude, le roi ne cherchât à rendre légitimes, aux dépens de son honneur et de sa tranquillité, des nœuds qui lui étaient si agréables. Il s’ouvrit un jour de ce dessein à Sully; mais il le fit avec une espèce de honte qui marquait un vif combat dans son cœur entre l’amour et la raison. Il commença par lui détailler les qualités qu’il désirait dans une épouse. Il en demandait tant, et de si éminentes, que Sully lui avoua qu’il ne croyait pas possible que sa majesté rencontrât toutes ces perfections réunies en une même personne. «Et que direz-vous, reprit le roi, si je vous en nomme une? Je dirai, répondit le confident, qu’il faut que vous ayez en de grandes familiarités avec elle pour être sûr de [p.412] ne point vous tromper.» «Ce sera ce que vous voudrez, dit le roi; mais si vous ne pouvez vous aviser d’une, je la nommerai.» «Nommez-la donc, sire, répliqua Sully, car je n’ai pas assez d’esprit pour cela.» «Oh! la fine bête que vous êtes! dit Henri d’un air malin; oh! que, si vous vouliez, vous la nommeriez bien, voire celle-là même que je pense! Car vous m’avouerez que toutes ces conditions se trouvent dans ma maîtresse; non pour cela, ajouta-t-il, comme en se reprenant, que je veuille dire que j’ai pensé à l’épouser, mais seulement pour savoir ce que vous en diriez, si, faute d’autre, cela me venait quelque jour en fantaisie.» «Je dirai, sire, répondit gravement le ministre, que, comme les filles de Loth, n’estimant plus qu’il y eût homme en la terre, sinon leur propre père, par lequel il leur fût possible de réparer le genre humain qu’elles croyaient péri entièrement, passèrent par-dessus toute pudeur en bienséance; ainsi votre majesté, pour ne connaître de femme propre à lui donner d’enfants, autre que madame la marquise, de crainte de priver l’état et nous tous d’un si grand bien, n’aurait pas apporté toutes les considérations requises à l’égard de votre personne et de votre dignité.» Cette réponse adroite fit sourire le roi: Sully y ajouta les autres raisons qui devaient le détourner de ce dessein. La principale était que, s’il épousait Gabrielle, il serait fort embarrassé pour donner un état aux enfants adultérins qu’il avait déjà d’elle. «Il arrivera, disait Sully, que les cadets seront héritiers du trône, pendant que l’illégitimité des aînés les en écartera [p.413] toujours(1). De là peuvent naître des guerres cruelles entre les frères; guerres qui replongeront peut-être le royaume dans un état pire que celui dont vous l’avez tiré.» Cette considération fit impression sur l’esprit du roi, et il ne parla plus de ce projet. Cependant Marguerite de Valois en craignait toujours l’exécution, et elle se montra peu disposée à donner son consentement au divorce pendant la vie de Gabrielle. Quoique la conduite de la reine ne dût lui laisser aucun prétention sur le cœur de son époux, il savait que l’épouse était jalouse de la maîtresse. Sans songer aux récriminations que ses mœurs licencieuses pouvaient autoriser, Marguerite ne parlait jamais de Gabrielle qu’elle ne joignit à son nom ces épithètes flétrissantes, qui sont une punition du vice, en quelque élévation qu’il se trouve. La duchesse de Beaufort ignora peut-être qu’elle fût si peu ménagée; mais elle éprouva dans une occasion importante ce que risque quelquefois la beauté à lutter contre le mérite. Elle avait souvent des disputes avec Sully, surintendant des finances, tantôt sur des gratifications que celui-ci trouvait excessives, tantôt sur des prétentions qu’il réprimait comme dommageables à l’état(2). Embarrassé entre sa maîtresse et son ministre, ordinairement le roi, sans désavouer celui-ci, donnait à Gabrielle quelque satisfaction, et les raccommodait. Mais un jour les choses furent poussées si loin, qu’il sembla que ce fût une résolution prise par la favorite de se perdre, ou de [p.414] faire disgracier le surintendant sans retour. La circonstance ne pouvait être mieux choisie. Toujours flattée de l’espérance d’épouser le roi, la duchesse fit déclarer nul son mariage contracté avec le seigneur de Liancourt au commencement de sa faveur. Elle comptait que cette déclaration de nullité suffirait pour rendre les enfants qu’elle avait du roi légitimes et habiles à succéder à la couronne. D’ailleurs elle se conduisait avec décence et dignité, ce qu’elle n’avait pas toujours fait. Elle affectait d’entourer ses enfants d’un faste royal, comme si elle eût voulu accoutumer la nation à voir en eux ceux qui devaient être ses maîtres. Par une suite de ces prétentions, en 1594, elle demanda au roi une permission de faire baptiser son fils aîné, César-Monsieur, depuis duc de Vendôme, avec la magnificence ordinairement employée pour le baptême des enfants de France. «J’ai le cœur trop tendre, disait Henri, pour refuser une courtoisie aux larmes et supplication de ce que j’aime.» Il accorda donc, mais sans donner d’ordre, et tout se fit avec l’appareil le plus pompeux. Cette demande se renouvela en 1597, à la naissance d’Alexandre de Vendôme, grand prieur de France. Cette fois, non seulement on passa encore les ordres du roi, mais le secrétaire d’état, Forget de Fresne, dans l’ordonnance de paiement qu’il dressa pour les frais du baptême, ajouta, au nom du prince, la qualité de fils de France. Sully s’en aperçut, et refusa de payer les frais de cette cérémonie, qu’on lui demandait comme dette de l’état, qu’on eût auparavant fait disparaître l’épithète. Gabrielle, qui connaissait le faible de son [p.415] amant pour ses enfants, crut avoir trouvé l’occasion favorable de faire éloigner le ministre; elle éclata en plaintes amères. Le ministre resta ferme. Le roi, à son ordinaire, voulut les réconcilier: il mena pour cela le surintendant chez la duchesse, qu’il avait fait avertir de le bien recevoir; mais il trouva une femme outrée, à laquelle il était impossible de faire entendre raison, qui pleurait, se jetait à terre, s’arrachait les cheveux, et qui dit nettement, «qu’elle aimait plutôt mourir que de vivre avec cette vergogne, de voir soutenir un valet contre elle qui portait le titre de maîtresse.» «Ah! pour le coup, madame, c’en est trop, dit alors l’irrité Henri dont le transport s’exhala en jurant, c’en est trop, et je vois bien qu’on vous a dressé à ce badinage pour essayer de me faire chasser un serviteur duquel je ne puis me passer; mais, je le jure, je n’en ferai rien; et, afin que vous en teniez votre cœur en repos, et ne fassiez plus l’acariâtre contre ma volonté, je vous déclare que, si j’étais réduit en cette nécessité de perdre l’un ou l’autre, je me passerais mieux de dix maîtresses comme vous que d’un serviteur comme lui.» En même temps le roi tourne le dos et veut sortir. Gabrielle se précipite à ses pieds. Henri s’attendrit et lui pardonne. Depuis ce temps elle mesura ses démarches, et ne s’exposa plus à essuyer un pareil affront. Il fallait en effet qu’elle eût été excitée par quelque jaloux de la faveur du surintendant, comme le roi le soupçonna; car d’elle même, Gabrielle était douce, gracieuse, et d’humeur complaisante, sans être testue ni acariâtre. C’est le témoignage que lui rendait [p.416] Henri IV: il l’aima pour ses bonnes qualités plus que ses autres maîtresses, et il la regretta sincèrement quand il la perdit. Sa mort fut accompagnée de circonstances qui la rendent singulière: d’abord elle eut de ces pressentiments intérieurs, dont tout le monde voudrait pénétrer la cause, et qu’on expliquera jamais: elle partait de Fontainebleau, où elle laissa le roi, et n’allait qu’à Paris passer les fêtes de Pâques; cent fois elle avait quitté ce prince pour des absences plus considérables et des lieux plus éloignés sans éprouver les agitations qui la tourmentèrent alors; elle lui faisait répéter ses adieux d’un air triste; ses yeux, malgré elle, se remplissaient de larmes; elle lui montrait ses enfants, le conjurait d’en avoir soin, se jetait dans ses bras, s’en arrachait, s’y rejetait encore; enfin, elle arriva à Paris le jeudi-saint, et alla descendre chez Zamet, sa maison ordinaire pendant les séjours peu considérables qu’elle faisait dans la capitale. La Varenne, ministre secret des amours de Henri IV, qui ne la quitta point, écrivit à Sully qu’elle mangea bien au dîner, «qu’on la traita des viandes les plus friandes et les plus délicates, que son hôte savait être le plus à son goût; ce que vous remarquerez selon votre prudence, dit La Varenne, car la mienne n’est pas assez excellente pour présumer des choses dont il ne m’est pas apparu.»(3) Après cette observation, qui fait naître le soupçon en affectant de l’éloigner, l’écrivain raconte qu’en quittant la table elle fut frappée d’un mal qu’on jugea [p.417] une attaque d’apoplexie. Les douleurs augmentèrent avec des convulsions effrayantes. Dans les instants de relâche, elle s’écriait: «qu’on me retire de cette maison!» Elle voulut écrire au roi: les déchirements qu’elle éprouvait dans les entrailles lui firent tomber la plume des mains; elle accoucha d’un enfant mort, et mourut elle-même après vingt-quatre heures de tourments horribles, et si défigurée qu’on n’osait la regarder. Sans doute on ne laissa connaître au roi de cette mort que ce qui pouvait la lui faire regarder comme le tribut ordinaire de la nature. Il pleura Gabrielle en amant, et l’oublia en monarque. On profita de cet événement pour obtenir de la reine Marguerite son consentement au divorce, et Henri commença à s’occuper plus sérieusement du dessein de se remarier. |
1. Sully, tom. I, p. 427. 2. Ibid., p. 406. 3. Bassompierre, tom. I, p. 61. |
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Louis-Pierre ANQUETIL [de l’Institut national, membre de la Légion
d’honneur], Histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à la
mort de Louis XVI. Cinquième édition revue et corrigée
avec le plus grand soin. Tome Septième. 1574—1602 [495 p.; notes],
Paris, Ledentu, 1825 [dont une réédition numérique
en mode image par la BNF, gallica.bnf.fr, N094451, http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?E=0&O=n094451.htm
(en ligne en 2003)], pp. 411-.
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