Narcisse Berchère
Source surprise par un satyre
dessin à la pierre noire rehaussé
de blanc, 1845
1. Une nouvelle œuvre de Berchère
Le 30 mars 2015 s’est vendu en ligne pour une somme modérée
un grand dessin de Narcisse Berchère, dont le vendeur n’a
pas jugé nécessaire d’identifier le sujet, mais dont il a donné
toute une série de scans, ici reproduits, avec les quelques indications
techniques suivantes.
Il s’agit d’une feuille de papier de 64,5 cm sur
50 sur laquelle a été porté un dessin à
la pierre noire avec des rehauts blancs. Rappelons que la pierre noire est
un outil de dessin au noir sombre et mat, constitué d’ampélite
et comportant de l’alun, sous forme de crayon ou de craie rectangulaire,
technique très en usage déjà chez les grands peintres
de la Renaissance.
Le dessin est signé et daté en bas
à droite: N. Berchère, 1845. Il porte au dos une ancienne
étiquette du marchand d’art parisien Durand-Ruel.
2. Description
sommaire
On peut distinguer dans la composition quatre plans.
Le premier, en bas, donne le sujet du tableau, qui
est une source, qu’on voit s’épancher dans un petit étang
sous la forme d’un filet d’eau blanc sur fond sombre.
Au deuxième plan, mollement étendue
et assoupie sur la rive de cette surface d’eau, une jeune fille dévêtue
représente évidemment la nymphe du lieu, incarnant la source
elle-même selon le code traditionnel de la mythologie greco-romaine.
Derrière la nymphe s’élève
un sous-bois, et particulièrement un tronc d’arbre où grimpent
des lierres, plante dionysiaque. Il émerge de ce sous-bois le buste
d’un personnage discret qui épie la nymphe, et que sa nudité,
ses sourcils épais et ses oreilles en pointe caractérisent
comme un satyre.
Les lointains, enfin, confirment et explicitent
le thème de la source esquissé au premier plan, puisqu’on y voit
un aqueduc, ouvrage d’art antique que rien ne vient
moderniser dans le paysage, et qui se dirige, plus loin encore, vers quelque
ville dont il va abreuver les habitants.
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3. Variation
sur un thème classique
Nymphes et satyres sont des types classiques de
l’iconographe gréo-romaine, puis moderne. La mythologie distingue
bien des catégories de nymphes, dont plusieurs concernent spécifiquement
les sources.
Le thème de la Nymphe-Source est classique
et nous n’en citerons ici qu’un exemple allemand du XVIe siècle,
celui d’une huile de Cranach l’Ancien, sur lequel nous nous arrêterons
quelques instants, non seulement parce que c’est un étroit parallèle
du dessin de notre Berchère, mais encore parce que presque tous ceux
qui ont entrepris récemment de parler de ce tableau se sont mépris
étrangement sur son interprétation.
On remarquera déjà chez Cranach que
la source proprement dite est constituée d’un filet d’eau jaillissant
comme d’une sorte d’urêtre (ce qui permet de s’interroger sur le contexte
qu’a aussi ce filet d’eau dans le dessin de Berchère, qui n’est pas
sans analogie avec la région pubienne).
On remarquera encore l’allusion érotique
tout à fait explicite, et même triple, sous la forme, en l’occurrence,
pour commencer, non d’un satyre, mais de deux cailles,
animaux réputés lascifs, dont la chair aurait même été
aphrodisiaque.
La deuxième allusion érotique est le carquois de Cupidon accroché à un arbre près
de la nymphe; car il s’agit bien ici de celui de Cupidon, contrairement à
ce que j’ai pu en lire, y compris sous la plume d’auteurs qualifiés
experts, et comme l’indique aussi le texte latin porté
en haut à gauche, qui à ma connaissance est toujours traduit
de travers.
Ce texte constitue la troisième allusion érotique
du tableau. Fontis nympha sacri, somnum ne rumpe, quiesco. C’est-à-dire:
Nymphe de la fontaine sacrée, n’interromps pas mon
sommeil, je me repose. Ce n’est pas la nymphe qui parle, comme on le sous-entend généralement,
sinon universellement, mais son amant-satyre, qui est ici soit l’artiste, ou le spectateur lui-même.
Il est épuisé par la lubricité de la nymphe, et demande
à ce qu’elle laisse en repos son carquois, au moins pour quelques
instants. Faut-il être plus explicite?
Dans l’une des version de la Source de Cranach, les cailles
et l’arc de Cupidon disparaissent et sont remplacés par un discret
satyre ornant une fontaine monumentale.
Le thème de la nymphe surprise au coin d’un
bois par un satyre est aussi ancien pour sa part que la mythologie et que
l’iconographie gréco-romaine puis européenne.
Il est moins commun de voir un satyre épier
ou surprendre spécifiquement la nymphe d’une source. C’est ce qui
permet de s’étonner de voir ressurgir quelques années plus
tard ce thème précis dans l’œuvre de
Gustave Moreau, ami intime de Berchère, dont le musée conserve
une La Source surprise par un satyre, huile sur panneau de
45,9 cm sur 37,6.
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4. Contexte
biographique
Pourtant le dessin de Berchère est très
certainement antérieur à sa relation avec Moreau. Il est daté
de 1845. Berchère est alors âgé de 26 ans, et Moreau,
né en 1826, a sept ans de moins que lui. Berchère est à
l’École royale des Beaux-Arts depuis 1841. Moreau n’y entrera qu’en
1846.
Le paysage à l’aqueduc, bien qu’il s’agisse
ici d’un élément de paysage très conventionnel, a pu
être inspiré à Moreau par le voyage qu’il fit en Provence
précisément en l’année précédant celle
de notre dessin, soit en 1844. Le fait ne serait pas isolé puisque
nous voyons que trois des œuvres qu’il expose au Salon
des artistes de 1845 ont quelque rapport avec ce voyage en Provence. En
voici en effet les titres: Environs d’Avignon — Joncs d’Espagne
(Provence). — Crépuscule (Provence).
Il est remarquable que Lucas Cranach avait meublé
son paysage en arrière-plan d’un élément architectural
comparable à l’aqueduc de Berchère, à savoir d’un pont
à nombreuses arches, débouchant pour sa part sur la porte fortifiée
d’une ville fluviale typique du nord de l’Europe.
Gustave Moreau, à une date indéterminée,
reprend le thème dans La Source surprise
par un satyre, huile sur panneau de 45,9 cm sur 37,6. Le traitement en est très différent, à la
vérité, mais on est en droit de se demander si la récurrence
chez nos deux amis de ce thème
plutôt rare est une simple coïncidence, ou bien si Gustave Moreau
a connu le dessin qui vient de ressurgir au yeux du public en ce mois de
mars 2015.
Comparons ces deux libres variations sur un même
thème. N’y a-t-il entre elles pas un saisissant parallélisme
dans la composition du premier plan? Dans les deux cas tout le bas du dessin
baigne dans l’eau, et l’on voit s’enfoncer dans cette eau, depuis la gauche,
une masse triangulaire représentant source. C’est la source réelle
dans le dessin de Berchère, et la source personnifiée dans l’huile
de Moreau. Par ailleurs, Moreau déplace les deux personnages de haut
en bas, et de droite à gauche, en inversant leurs orientation, mais
conserve leurs positions respectives. Quant au côté droit de
l’étang, il est meublé dans les deux cas, au même endroit,
d’un bouquet de plantes aquatiques de proportions analogues. S’agit-il là
encore d’une coïncidence?
Bernard Gineste, 30 mars 2015
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