CORPUS ARTISTIQUE ÉTAMPOIS
 
 Louise Abbéma
 Envoi à Émile Goudeau d’un portrait d’Owen Stirck
billet destiné à l’impression, 1892

Emile Goudeau
Émile Goudeau
EPortrait d'Owen Stirck par Louise Abbéma (1891)
Owen Stirck vu par Abbema
 
     Voici un billet autographe de Louis Abbéma qui était en vente en mai 2020 sur le site d’enchères en ligne eBay. Il est prétendument adressé au poète Émile Goudeau, président du Cercle des Hydropathes et lui présente un portrait d’Owen Stick qu’elle aurait crayonné à Venise et qui sera en tout cas édité dans le n°77 de la revue littéraire La Plume paru le 1er juillet 1892. Peut-être lenquête que nous avons menée à ce sujet intéressera-t-elle nos lecteurs, et les amusera-t-elle. Elle jette en tout cas un nouveau jour sur la personnalité de Louise Abbéma.
B. G., 2020
 
Louise Abbéma
 Envoi à Émile Goudeau d’un portrait d’Owen Stirck
billet destiné à l’impression, 1892

Louise Abbéma: Envoie à Emile Goudeau d'un portrait d'Owen Stirck

Texte:

     Lettre de Mademoiselle Louise Abbéma

     Mon cher Goudeau  À mon dernier voyage à Venise j’eus l’occasion de faire un croquis du pauvre Owen Stirck, l’auteur du beau poème Le Cimetière, dont la Plume a publié une si excellente traduction.

     Owen Stick était de passage à Venise, se rendant à Florence d’où il ne devait pas revenir... Sa physionomie si suggestive me frappa, et je fis d’après lui le portrait que je vous envoie pensant qu’il vous intéressera.

     Mes meilleures amitiés.

Louise Abbema
 
Louise Abbéma: Envoie à Emile Goudeau d'un portrait d'Owen Stirck
(grand format)

Commentaire:

     1. L’aspect étrange de ce pli s’explique par sa fonction: il n’est adressé que fictivement à Émile Goudeau et constitue en réalité un manuscrit destiné à l’impression pour être publié en même temps que le croquis qui l’accompagne, l’auteur précisant même implicitement qu’il devra avoir pour titre: Lettre de mademoiselle Louise Abbéma.
     Les mots soulignés, en l’occurence le titre du poème le plus connu d’Owen Stirck, conformément à l’usage, devront être portés en italiques par le typographe. L’usage du passé simple, désuet dans les courriers ordinaires, surtout à la première personne, est encore un autre indice du caractère factice, sinon affecté, de cette prétendue correspondance entre artistes.

     2.
Le poète Émile Goudeau (1849-1906) est alors un personnage important de la scène littéraire parisienne, ainsi que le fondateur et président du cercle des Hydropathes. Il est également connu pour avoir organisé des canulars et notamment pour avoir mis en scène son propre enterrement.

     3. Lorsqu’on cherche à se renseigner sur ce mystérieux poète écossais, on apprend du site du très prestigieux Institut d’Histoire de l’Art qu’Owen Stick
était un poète anglais. Cependant il est bien étrange que ce poète ne soit connu en tout et pour tout que par les traductions en français de trois de ses poèmes parus au cours de l’année 1892 dans la revue Littéraire La Plume dirigée par Léon Deschamps. Le premier, édité en janvier, est intitulé Le cimetière” (p.4), second,  en février, Le Lac Noir” (p.68) et le dernier, en juin, “Amour (p.294). On y observe des bizarreries d’inspiration et de sentiments qui vont croissantes, même si, au départ, on est proche de la veine fantastique de certains récits d’Edgard Allan Poe.
     Enfin La Plume donne, pages 297-299, des 
Notes sur le poète anglais Owen Stick, qui sont signées de son traducteur anonyme, et qui nous tracent de ce personnage un portrait toujours plus saugrenu. L’hilarité qui emplit prgressivement le lecteur finit par lever tous les doutes qu’on pourrait avoir sur l’existence de ce poète nordique, évidemment jailli tout entier de l’imagination fertile d’Émile Goudeau. Léon Deschamps en fût il conscient dès le départ? Rien n’est moins sûr.

     4. Louise Abbéma en tout cas l’avait compris, dont le portrait d’Owen Stirck est publié p. 303. Elle espérait visiblement qu’on publierait aussi sa lettre, où elle s’essaie avec plus ou de bonheur de poursuivre la plaisanterie. Quoi qu’il en soit, cet arrière-plan nous permet de regarder d’un 
œil tout différent la vue d’artiste que lui inspirèrent les élucubrations délicieusement cocasses d’Émile Goudeau, disciple de Bacchus autant que d’Apollon.

Bernard Gineste, mai 2020
 
 
ANNEXE
TROIS POÈMES D’OWEN STIRCK
ET LES NOTES SUR CE POÈTE DE SON TRADUCTEUR

 
1.
Le Cimetière
 
Nous y joignons à titre de curiosité une version anglaise
qu’en a composée et mise en ligne en 2006 Raymond E. André III


     Notre confrère Émile Goudeau nous communique le poème suivant qui lui a été transmis par le traducteur. L’auteur, un jeune poète anglais, Owen Stirck, mort récemment à Florence d’une maladie de langueur, était un artiste dans le sens le plus élevé de ce terme. Nous publierons plus tard les meilleures pages inédites de cet exquis poète.

L. D. (Léon Deschamps)
     Our colleague Émile Goudeau sent to us the following poem, which was sent to him by the translator. The author, a young English poet, Owen Stirck, deceased recently in Florence of an illness of languor (lingering illness), was an artist in the most elevated sense of the term.
Le Cimetière

     — Mon cœur ressemble à un cimetière.
     Les morts y sont couchés si nombreux qu’il n’y a plus de place.
     — Les plantes sauvages croissent, superbes, sur la corruption,
     — Mon cœur ressemble à un cimetière.
     Au milieu des touffes épaisses de la ciguë, de la belladone, de la jusguiame, du datura aux calices malsains, d’anciennes fleurs autrefois plantées, autre￾fois soignées, surgissent pâles, délicates, tristes et belles,
     — Les morts sont couchés si nombreux qu’il n’y a plus de place.
     L ’herbe vivace disjoignit les pierres, le temps effaça les noms jadis gravés. Les croix funéraires, dans un geste suprême, étendent lamentablement leurs bras noirs sans couronnes. Elles seules indiquent le lieu où Ils reposent.
     — Les plantes sauvages croissent, superbes, sur la corruption.
     Les grilles sont fermées, les clefs, désormais inutiles, perdues; personne ne se souvient, personne ne songe à traverser le cimetière abandonné, les murs roulent sur eux-mêmes, s’effritent, s’entassent, et forment une ceinture de ruines.
     — Mon cœur ressemble à un cimetière.
     — Les morts sont couchés si nombreux qu’il n’y a plus de place.
     — Les plantes sauvages croissent, superbes, sur la corruption.
     Nul ne sait ceux qui dorment là. Nul ne connaît leurs noms, moi excepté. Je sais où trouver leurs noms. Dans les nuits sombres je les appelle tout bas, ils se dressent livides, au milieu des touffes épaisses de la ciguë, de la belladone, de la jusquiame et du datura aux calices malsains:
     Ceux qui m’ont torturé.
     Ceux qui m’ont trahi.
     Ceux qui m’ont persécuté.
     Ceux qui m’ont fait au cœur une blessure dont le sang coule encore.
     Les voilà, les voilà tels que je les ai enterrés vivants, sous une pluie de cendre et de feu, dans l’amer linceul de mes souvenirs.
     Les grilles sont fermées.
     Les clefs, inutiles, perdues.
     D’anciennes fleurs autrefois plantées, autrefois soignées, surgissent pâles, délicates, tristes, belles et voilent le secret des noms.
     — Les morts sont si nombreux qu’il n’y a plus de place.
     Mon cœur ressemble à un cimetière abandonné.

Owen Stirck.
Cemetery

     
 My heart seems a cemetery.
     The dead therein lie so numerous that no empty place remains.
     
Spreading weeds, and haughty, surmount this corruption.
     
 My heart seems a cemetery.
     Among dense tufts of hemlock, belladonna, henbane, of datura with its deleterious calyxes, of ancient flowers planted in far-off days, tended long ago, arising pale, delicate, sad and beautiful.
     
The dead therein lie so numerous that no empty place remains.
     The tenacious grass dislocates the stones; time effaces the bygone names engraven there. The funerary crosses, in a last gesture, lamentably extend their truncated black arms. They alone mark the place where each corse lies.
     
Spreading weeds, and haughty, surmount this corruption.
     The iron gates are closed, the keys useless from now on, lost; no one remembers them; no one dreams of crossing the abandoned cemetery, the walls wend their ways, crumbling into dust, crowding together, and forming an enclosure to this place of ruin.
     
My heart seems a cemetery.
     
 The dead therein lie so numerous that no empty place remains.
     
 Spreading weeds, and haughty, surmount this corruption.
     No one knows those who sleep there. No one knows their names, save myself. I know where to find their names. On somber nights I invoke them in low voice; they arise pallid, among dense tufts of hemlock, belladonna, henbane, of datura with its deleterious calyxes.
     Those who have tortured me.
     Those who have betrayed me.
     Those who have persecuted me.
     Those who have made upon my heart a wound from which the blood still pours.
     They are there, they are there just as I’d buried them alive, under a rain of ash and of fire, in the bitter shroud of my memories.
     The iron gates are closed, the keys useless, lost.
     Of ancient flowers planted in far-off days, tended long ago, arising pale, delicate, sad, beautiful and concealing the secret of names.
     
The dead therein lie so numerous that no empty place remains.
     My heart seems an abandoned cemetery.

Owen Stirck
(Translation: Raymond E. André III, 2006)



2. Le Lac Noir





LE LAC NOIR




     Sous les sapins livides semblables à des spectres, entouré de pics aux profondes déchirures où nulle herbe ne poussa,
 de rochers monstrueux, de précipices béants, s’étend le LAC NOIR aux eaux profondes.
     Là depuis des Siècles et des Siècles veille le Monstre des Sept Douleurs.
     Sur les flots pesants, jamais repu, gueule ouverte, il jette dans l’universelle désolation son cri d’appel.
     Les désespérés tressaillent jusqu’aux os. Dans la nuit qui les cerne de toutes parts, ils se lèvent à sa voix cherchant à tâtons le chemin qui conduit vers Lui.
     Vers le Monstre des SEPT DOULEURS.
     Nul n’indique la route à suivre.
     Ceux qui sont revenus perdirent le souvenir.
     De lourdes ténèbres cachent le lieu funeste.
     Moi, j’ai marché dans la brume épaisse des jours d’été,
     Dans l’âpreté des nuits d’hiver,
     Sous des cieux sans astres, j’ai marché afin d’arriver jusqu’à Celui qui boit le sang des âmes, et leur donne l’Oubli.






II

     Je suis arrivé sous les sapins livides semblables à des spectres,
     Au bord du LAC NOIR où veille le MONSTRE des SEPT DOULEURS.
     Il a senti venir sa proie; ses yeux rouges ont brillé de convoitise; j’ai mesuré la profondeur
de sa gueule béante, — abîme sombre, terrible, définitif où allaient enfin, à jamais disparaître,
les Tortures de mon passé.
     Avant de me séparer d’Elles j’ai voulu les revoir,
     Une à une je les ai appelées,
     Elles sont venues, etse sont dressées devant moi, pâles, farouches, saignantes,
     Je les ai reconnues.
     O toi! qui la première creusas le moule strict et profond de la douleur dans mon cœur vierge, toi, lâche trahison de l’ami.
     Toi! perfidie des lèvres adorées, mensonge des tendres yeux bleus.
     Toi, cruauté des miens.
     Toi, hautaine indifférence de mes frères, rires moqueurs qui glacèrent mon âme;
     Ingratitude de ceux que j’aimais;
     Outrages du monde méprisant; froideurs, injustices, calomnies;
     Brutalité des Forts,
     Attaques sournoises des Faibles,
     Ignominies humaines dont l’amer dégoût a troublé mon cerveau,
     Blessures empoisonnées, terrifiantes qui jamais ne guérirez,
     Plaies cruelles, qu’un regard fait saigner,
     Souvenirs obsédants qui chassez le sommeil et peuplez l’insomnie de fantômes,
     Vous le savez maintenant,
     Vous le savez! je n’ai qu’à me pencher vers le Lac Noir.
     Mes lèvres boiront ses eaux pesantes, et le Monstre des Sept Douleurs, Celui qui veille depuis des Siècles et des Siècles,
     Vous arrachera de mon cœur,
     Vous déchirera de ses dents aiguës,
     Vous mettra en lambeaux, ô vous les féroces!
     Ô vous les dévoratrices!
     Il ne demeurera en moi aucun souvenir de vos morsures.
     La paix sera sur mon âme.
     Je serai pareil à Celui qui vient de naître à la Vie.
III

     Je les chassais devant moi, mes Tortures, comme un troupeau de bêtes malfaisantes, les
flagellant de ma colère, ivre d’une sauvage joie,
     Je les chassais jusqu’aux flots noirs, jusqu’au Monstre qui veille sur ses eaux profondes
     Et tout d’un coup, — dernier déchirement plus âpre, que tous ceux, naguère connus — tressaillement de ma chair arrachée — effondrement terrible de mon Moi,
     Je les ai vues subitement disparaître mes Tortures sous la dent du Monstre dans les flots noirs,
     Tel était leur nombre, tel était leur poids que les flots se sont élevés jusqu’aux sommets des pics aux profondes déchirures, ils ont comblé les précipices.
     Ils se sont joints aux nuages sombres qui toujours pesaient sur eux,
     Le ciel s’est abaissé,
     et je n’ai eu devant mes yeux terrifiés qu’un mur,
     Un mur mouvant, sombre, liquide, où flottaient ensanglantées, les épaves de mes douleurs,
noyées... mortes.

IV
     
     Alors, j’ai marché dans la brume épaisse des jours d’été,
     Dans l’âpreté des nuits d’hiver cherchant à reconnaître mon chemin.
     J’en avais perdu le souvenir, et j’étais seul dans une immensité morne.
     J’ai voulu pleurer, mes yeux sont sans larmes.
     Crier, ma voix n’a plus de son;
     Appeler, j’ai oublié le nom de Celui qui aurait pu me secourir.
     J’ai regardé en moi. J’ai vu que mon cœur vide était criblé de trous énormes : maison démolie, rempart démantelé, ruines amoncelées; effrayante solitude d’une Chose détruite.
     Mon âme est sans prière,
     Les mots n’ont plus de sens.
     Épouvanté du vide, écrasé par le néant, je ferme les yeux.
     Qui donc me fera saigner le cœur?
     Qui en fera se rouvrir les blessures de la Vie?
.......................................
     Sur la terre glacée, sous un ciel sans astres, le front caché, j’attends dans le Noir que l’éternelle Nuit commence.
Owen Stick


3 Amour

AMOUR

     Mes lèvres sont vierges, vierge mon âme, vierge mon corps. — J ’ai fui les hideuses matérialités de
l’amour; — j’ai reculé, éperdu, devant les caresses impures, — les abandons honteux, l’accouplement
sinistre.
     — Je descendrai chaste dans la froideur du tombeau —
     — Mes lèvres sont vierges, vierge mon âme, vierge mon corps. —
     — C’est vainement que j’ai cherché une âme. — en tous lieux je l’ai cherchée — je n’ai vu que des filles aux regards lascifs — aux bouches sensuelles, avides de l’étreinte des mâles.
     Elles tressaillent à leur approche comme des cavales, — les flancs palpitants, la gorge en émoi.
     — Leur front se couvre des rougeurs ardentes de l’attente exaspérée.
     — Je me suis détourné d’elles, j’ai méprisé leur beauté, — j’ai bouché mes oreilles pour ne point entendre leurs paroles — et fermé mon cœur pour qu’aucune d’elles n’y entrât — et ne s’en rendit par surprise la maîtresse.
     Une seule fois, — une seule, — mes lèvres se sont posées, — sur le front pur d’une vierge pure, — enfant déjà grave, silencieuse, — farouche aux hommes, et si pâle, si aérienne — si venue d’en-haut qu’elle semblait née — d’un rayon de lumière et des nuées transparentes, — qui montent le matin de la surface des lacs endormis. —
     Elle ne savait rien de la Vie, et n’en voulut rien apprendre. — Toutes les tristesses accumulées de sa race — tous ses dégoûts, ses révoltes, ses amertumes elle les avait pressentis, — et les portait dans son âme endolorie — comme une expiation des crimes du passé.— Son ineffable pureté rachetait victorieusement les corruptions anciennes.
     Elle quitta la terre subitement — Comme un ange rappelé de son exil — sans les .noîtes agonies, et les répugnantes destructions de la chair. — (Aucune misère humaine ne devait atteindre sa beauté). — Toute vêtue de blanc, d’un blanc de vapeurs, d’un blanc immaculé, — dans la paix solennelle d’un jour d’été, — le sourire de l’extase sur les lèvres, elle tomba morte —

     Sur son lit de vierge on l’étendit — semblable à une statue de marbre — sculptée par un artiste divin —
     Ses longs cheveux d’un or si pâle, — encore simples et vivants flottaient autour d’elle — mêlés à des fleurs défaillantes — Lys, jasmins, et verveines propices à l’enchantement.
     J’ai soulevé d’une main tremblante — les longues boucles blondes d’ou émanaient des parfums subtils — je les ai portées à mes lèvres — et j’ai scellé d’un mystique baiser nos mystiques fiançailles. Mes yeux arides, pour la première fois se sont remplis de larmes — larmes d’amour — larmes de douleur, larmes de joie — j’ai chanté dans mon cœur le cantique de la délivrance — la délivrance d’une créature humaine —
     Fleur des albes puretés — âme de neige nouvellement tombée — Cristal sans tâche des sources polaires — intacts désormais — jamais souillés — jamais flétris — éternellement vous garderez votre forme première.
     Ô toi la seule vraiment divine parmi les filles des hommes — Douce rêveuse d’étoiles, où es-tu? toi la seule que j ’ai aimée — Si céleste!.., que mon amer scepticisme se fondait devant la limpidité de tes yeux, — et que je balbutiais en te voyant si candide, — les anciennes prières aujourd’hui glacées sur mes lèvres..
     Avant toi — rien — Après toi, ton souvenir vivant. — Amour unique, amour définitif — Union étroite
des fluides magnétiques — flamme pure confondue dans une autre flamme — s’élançant par un effort puissant hors du monde connu — dans le mystérieux Au-Delà — vers les Eternelles Sérénités.
     J’ai fui les hideuses matérialités, —- j’ai reculé éperdu devant les caresses impures, — les abandons honteux,
l’accouplement sinistre. —
     — Pour te retrouver âme vivante et désenchaînée, —
     — Je descendrai chaste dans la froideur du tombeau —
     Et garderai vierge mon cœur, vierges mes lèvres, — qui jamais n’ont baisé que l’or pâle de tes cheveux.


4
Notes du traducteur



NOTES
sur le Poète anglais OWEN STIRCK

     C’est à Rome en 1886 que je connus Owen Stirck. Je le rencontrai d’abord fréquemment soit, errant à la tombée du jour sous les grands ombrages de la villa Borghèse, soit assis dans un des coins les moins fré­quentés du jardin Pamphile, soit au Colosséo, les soirs où éclairées par la lune, les ruines apparaissent gigantesques et fantastiques. Je l’avais remarqué, mais j’ignorais son nom. Une sympathie irrésistible me poussait, moi très triste, très désespéré, vers ce jeune homme toujours seul, cheminant avec lenteur comme absorbé par une intense méditation. Un visage beau quoique d’une excessive pâleur, et toute la personne infiniment distinguée. Mais ce qui le rendait suggestif au dernier degré, c’était ses yeux d’une ’couleur indécise, très grands sous des paupières lourdes, et d’une profondeur de rêve si saisissante, si particulière, qu’on avait à les entrevoir le frisson que vous donne une chose inconnue et la subite impression d’abîmes mystérieux, d’où montaient de très loin, des ombres et des lueurs changeantes. La première fois qu’il fixa sur moi ses extraordinaires prunelles, je ne pus me dé­fendre d’une vive émotion, tandis qu’attiré par le magnétisme qui venait d’elles je me rapprochai de lui. Ce fut sur la terrasse du Pincio; nous nous trouvions seuls, l’heure de la promenade étant passée. Un orage violent s’amoncelait sur les collines en face de nous; des nuées rousses, violâtres, traversées par la lividité des éclairs, se nouaient, se dénouaient, tout en montant rapidement sur Rome qu’elles commençaient à couvrir de leurs grandes ombres mobiles. Spectacle fort beau! Je le dis à haute voix. Owen Stirck se retourna, me regarda longuement, et me répondit, — chose étrange — par la phrase que justement j’attendais de lui. Depuis cette heure, depuis ce jour, je devins son fidèle compagnon, son ami dévoué, le seul qui soit resté près de lui, le seul qu’il ait voulu à son chevet, durant les sombres périodes où il implorait la Mort libératrice en objurgations passionnées, le seul dans les mains duquel il ait remis ses manuscrits, en lui confiant le soin d’en publier une partie.
     Owen Stirck est né en Écosse au mois de janvier 1862. Il avait dix ans quand après un drame de famille, qu’il ne m’appartient pas de divulguer, sa mère quitta son pays et vint avec son fils et ses deux filles s’établir en Italie, après un bref séjour à Genève. Owen ressentit une lourde tristesse de cette installation définitive dans un pays qui n’était pas le sien. Il regrettait, sous le brûlant soleil de Rome, et de Naples, les brumes de son Écosse, et, devant nos fleuves taris par la sécheresse des étés trop chauds, les lacs clairs et les brises froides de ses montagnes.
     «Qui me rendra les brumes, les ouates floues qui enveloppent les contours — où sont-elles les nuées légères qui adoucissent les angles — atténuent les vigueurs cruelles— dissimulent la léprosité des murs — et la hideur des formes laides? —
     — Et aussi ces nuées, ces brouillards, ces brumes, — voilant de leurs manteaux, ce que les vices et les crimes humains — ce que les péchés ont d’abject, ce que les voluptés ont d’horrible.
     — Loin du soleil, dans les vapeurs flotteuses — qui joignent le ciel à la terre — je me sentais vivre dans un rêve à peine distinct; — tout à coup on a déchiré les nuées, — la lumière s’est faite, — j’ai eu la vision nette de l’existence humaine, — criminelle, basse, abjecte, et je l’ai prise en abomination.—»
     Il écrivait encore.
     «Je meurs du soleil qui devait me faire vivre. — Au lieu des fantômes, pâles qui bercèrent mes premiers ans, — le rude spectre solaire m’est apparu — il a tué mon corps sous ses flèches acérées; — mon esprit sous son aveuglante clarté. — Je suis un fils de Niobé. — L’Apollon maudit, — me refuse la pénombre des cieux voilés, — des monts ennuagés — des longs voiles que déchire à peine l’Aurore — Soit! Mais plutôt que de voir sous la lumière crue s’étaler impudemment l’humaine ignominie — je me plongerai volontairement dans la douce ténèbre — dans la douce ténèbre de la miséricordieuse Mort — pour y goûter à jamais la paix des sommeils introublés.»
     L’impression qu’avait laissée en son esprit déjà morbide l’évènement qui sépara sa famille, ne fit que s’accroître avec le temps. A dix-huit ans, Owen fuyait le monde et refusait d’assister aux fêtes que donnait sa mère dans la villa qu’elle venait d’acquérir à quelques milles de Florence. A cette époque encore il fut frappé d’une grande douleur qui devait influencer sa brève existence et lui donner cet amer dégoût de toutes choses qui est la caractéristique de son talent. Quel spectacle frappa ses yeux purs? Quelle faute fut commise? Quelle soudaine révélation des grossièretés de la vie reçut-il? Je l’ignore. Toujours est-il qu’il quitta brusquement sa mère et ses sœurs, et ne voulut jamais les revoir. Désormais il vécut seul en proie à une misanthropie farouche, ne se fixant nulle part; allant de Pise à Rome, de Rome à Venise, de Venise à Naples, s’embarquant pour de lointains voyages. Son premier dé­sir en quittant sa famille fut de retourner e nÉcosse; il écrivit à ce sujet à son père, son père refusa de le recevoir; il se sentit banni par lui, en comprit sûrement le motif, etcntinua plus désespérément encore sa vie errante. Il y avait une nouvelle blessure dans son âme,au fond si tendrement exaltée.
     Aucune joie dans son existence — pas même celle que les plus déshérités peuvent obtenir. Owen n’aima jamais, car jamais il ne trouva la femme de son rêve ardent et mystique : Ame vierge, dans un corps vierge, et si haute, si pure a’esprit, si détachée de l’humanité, qu’elle eut accepté, comme seule étant d’ailleurs possible, une union immaté­rielle. Je dois Je dire — Owen avait pour les manifestations de l’amour une horreur profonde. C’était s’assimiler aux bêtes, disait-il, et il trouvait pour les flétrir, lui si chaste et si vague, des vers d’une altière cruauté, malheureusement impossible à citer.
     Si d’aventure dans nos courses nous rencontrions appuyés l’un sur l’autre deux jeunes amoureux aux regards noyés, Owen Stirck détournait la tête avec un dégoût qu’il ne cherchait point à leur dissimuler. Un jour à Bagni di Lucca, ayant vu au balcon de l’hô­tel un homme baiser longuement une femme sur les lèvres, puis attirer celle-ci dans une chambre, dont ils fermèrent aussitôt les volets, Owen quitta l’appartement qu’il occupait au-dessus d’eux, l’hôtel même et ne voulut plus y rentrer. Quand ses sœurs se marièrent il refusa d’assister au mariage et partit pour le Tyrol afin, disait-il, de chasser de son esprit, l’obscène et repoussante image d’une nuit de noces; mais en revanche il envoya un chèque de cent mille francs à chacune des jeunes épouses. L’argent n’existait pas pour cet être si noble et si beau. Quiconque lui en demandait en. recevait avec libé­ralité. Il est mort presque pauvre.
     Depuis longtemps la fièvre ne le quittait guère, mais il ne parlait jamais de sa maladie et ne consultait aucun médecin. Il s’en allait rapidement, il le savait, il en était heureux. — «Je vais enfin pouvoir dormir — me dit-il un soir — il était tourmenté par de longues insomnies, — pour la première fois depuis des mois je sens venir le sommeil; si je ne me réveillais pas... Addîo caro, addio per sempre, là Mort me sera moins cruelle que la Vie.» Je ne voulus pas le quitter et tint longtemps sa main dans les miennes. Au jour naissant, il fit un mouvement, ouvrit les yeux et les fixa sur les miens. Je vis dans ces yeux magiques la mort qui arrivait; je détournai la tête pour cacher mes larmes, quand je le regardai de nouveau Owen Stirck n’existait plus; son visage avait déjà repris sa mystérieuse beauté et, sur ses lèvres fermées désormais, je vis éclore le sourire immuable de l’éternelle paix.


Le traducteur des œuvres
d’Owen Stirck.




BIBLIOGRAPHIE

Édition


     Louise ABBÉMA, Lettre de mademoiselle Louise Abbéma [feuillet manuscrit non daté], 1892.

     Bernard GINESTE [éd.], «Envoi à Émile Goudeau d’un portrait d’Owen Stirck (billet destiné à l’impression, 1892)» in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cae-19-abbema139.html, 2020.

Émile Goudeau, Owen Stirck et La Plume

     COLLECTIF D’INTERNAUTES, «Émile Goudeau» in Wikipedia, en.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Goudeau, depuis 2013.
 
     ANONYME, in Mercure de France 5/29 (mai 1892), p. 368.

Amusant numéro de La Plume (15 juin), consacré, sous la rédaction en chef de F.-A. Cazals, aux Soirées de la Plume et contenant, avec des poésies et des chansons, 99 portraits inédits. — Dans la livraison du 1er juillet, fragment d’un livre de Paul Verlaine qui paraîtra prochainement chez Léon  Vanier: Mes Prisons; des Notes sur le Poète anglais Owen Stirck, et un portrait d’Owen Stirck par Louise Abbéma; poésie de Stuart Merrill : A la femme d’Automne; un poème en prose écrit en français par un étranger, M. Harold Swan, articles d’Adolphe Retté, Émile Watin, Charles Bonnier; William Ritter, ce dernier sur Louis Duchosal à propos de son livre récent: La forêt enchantée. — Le numéro du 15  juillet est consacré à la Magie, sous la direction de M. Papus.

     INHA (Institut National d’Histoire de l’Art), 
«Portrait d’Owen Stick», in Collection numérisée de la Bibliothèque de l’INHA, bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/item/21571-portrait-d-owen-stirck, consulté en 2020.

[Divers enseignements stockés sur cette page:] Abbema, Louise (1858 [sic (1853)]-1927) — Dessin au crayon; 19,3 x 15,4 cm (feuille) — Inscription au crayon : Venise, Owen Stirck —— Dessin réalisé pour le n°77 de La Plume paru le 1er juillet 1892. — La Plume, revue littéraire et artistique bimensuelle fondée en 1889 et dirigée par Léon Deschamps jusqu’à sa mort en 1899, autour de laquelle se déroulaient les expositions du Salon des Cent (salon artistique indépendant organisé de 1894 à 1900) — Owen Stirck était un poète anglais. — Bibliothèque d’origine: Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet. — Ancienne cote INHA: MS 696 (Recueil de dessins originaux de La Plume). — Date de numérisation : 2013


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Source des images: Le site d’enchères en ligne eBay en 2020.
       
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