Stéphane
Berhault
Les tuiles glaçurées médiévales
article de 2004
Nous avons tous en mémoire les couvertures dites “bourguignonnes”
qui se caractérisent par l’emploi de tuiles colorées qualifiées
de vernissées ou émaillées. L’exemple le plus frappant
étant celui des Hospices de Beaune. Mais de récentes découvertes
en région parisienne ont permis d’apporter de nouveaux éléments
de connaissance.
Alors que
l’on restreignait géographiquement ces couvertures à la Bourgogne
et historiquement à la fin de l’époque gothique, ces découvertes
fortuites ont effectivement permis de déceler l’existence de systèmes
plus complexes et de schémas ornementaux plus sophistiqués
que ceux que l’on connaissait.
Trois grandes découvertes
On retiendra trois
principales découvertes. La première remonte aux campagnes
de fouilles réalisées aux abords de la basilique Saint-Denis
(Seine-Saint-Denis) au début des années 1980. La deuxième
se situe en 1993 lors des études préalablesà la restauration
des couvertures de la cathédrale de Meaux (Seine-et-Marne). La troisième
date de 1997 et concerne la collégiale Notre-Dame du Fort à
Étampes (Essonne). Pour chacun de ces trois édifices, il a été
repéré et recueilli un certain nombre de tuilles encore en
place sur les toitures (Meaux et Etampes), ou mis au jour lors de sondages
archéologiques (Saint-Denis). Ces tuiles recueillies en diverses quantités
(une dizaine d’exemplaires Saint-Denis, un millier à Meaux et une
centaine à Étampes) présentaient, pour un très
grand [p.15] nombre d’entre elles, des
pureaux (partie visible de la tuile) polychromes. Mais la grande particularité
de celles-ci tenait à la présence, sur un même pureau,
de deux ou trois couleurs séparées par une incision peu profonde.
La multiplicité de glaçures colorées sur une même
tuile et l’irrégularité de leur répartition laissaient
présager un système ingénieux permettant l’obtention
d’une très grande finesse de motifs figurés en couverture.
Outre leur similitude en termes de dimension, l’autre caractéristique
majeure de ces tuiles réside dans le fait qu’elles furent toutes
attestées comme étant du XIIIe siècle… donc bien avant
les couvertures des édifices bourguignons!
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La
splendeur des toiles glaçurées du Moyen Age s’exprime en
majesté dans la région bourguignonne…
mais pas seulement!
Quelques
exemple des tuiles trouvées à
Notre-Dame du Fort à Etampes en 1997.
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Les
principes de fabrication
Les tuiles médiévales sont composées
d’argile plus ou moins pure. Elle est étalée dans un cadre
en bois puis aussitôt démoulée et posée à
plat. Le crochet de fixation est formé à l’aide du pouce de
l’artisan. Exposées à l’air libre, les tuiles restent un certain
nombre de semaines à sécher, et il n’est pas rare qu’un chat
ou une poule viennent appliquer leurs empreintes sur l’argile encore meuble
(traces visibles et très fréquentes sur la face cachée
de la tuile). La coloration est obtenue au moyen d’une glaçure. Celle-ci
se compose principalement d’eau, d’argile en suspension et d’oxydes métalliques.
Ces derniers donnent, lors de la cuisson, la
couleur finale à la partie ainsi recouverte. C’est ainsi que, par
exemple, le cuivre confère une coloration verte, le fer une coloration
jaune, le manganèse une coloration brune, et l’étain une
coloration blanche. La glaçure est appliquée soit par immersion,
soit par aspersion (à la louche ou à la brosse). Ce dernier
mode semble avoir été le plus utilisé pour des raisons
d’économie et de contrôle de la répartition des couleurs
sur une même tuile. Les mélanges pigmentaires sont séparés
par un sillon formé à l’aide d’un élément pointu,
vraisemblablement métallique. Les tuiles sont ensuite cuites au
four à bois. [p.16]
Les
motifs figurés
La finesse de dessin qu’autorise la décomposition
colorée du pureau permet d’aller au-delà des simples jeux
géométriques et crénelages, vers une figuration réaliste.
Nous ne connaissons pas, à ce jour, les motifs utilisés, mais
il est facile d’imaginer la représentation de blasons, d’armoiries
ou d’autres sujets. L’observation des motifs usités à cette
époque sur les carreaux de terre cuite de sol peut laisser imaginer,
pour les couvertures, des dessins d’une inspiration proche.
Essai
de restitution d’un décor hypothétique
Devant ces vestiges, il nous a paru essentiel
d’exposer le mode opératoire probable ainsi que de chercher à
restituer, par photomontage et pour l’un de ces édifices, un décor
hypothétique. Le cas de Notrce-Dame du Fort nous a paru particulièrement
intéressant. Le motif choisi pour l’essai de restitution nous a été
inspire par un revêtement de sol remontant au XIIIe siècle.
Il n’a rien à voir avec l’édifice et ne sert qu’à la
démonstration. La première étape est la constitution
d’une maquette d’ensemble figurant le quadrillage des parties [p.17] visibles des tuiles, Le schéma permet
de prendre conscience de la finesse obtenue par l’utilisation de plusieurs
couleurs sur un même pureau. Une fois ce canevas d’ensemble réalisé,
il est alors possible de concevoir le principe de répartition des couleurs
sur chacune des tuiles.
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Afin de permettre au couvreur chargé de
la pose de s’y retrouver, un système de repérage était
gravé au revers ou sur les parties cachées des tuiles sous
forme de signes géométriques. Toutefois, il n’a pas été
possible, jusqu’à aujourd’hui, d’en expliciter clairement le fonctionnement.
Présentation
combinée de quelques-unes des tuiles de la collégiale Notre-Dame
du Fort à Étampes.
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Motif relevé sur un carrelage du XIIIe siècle
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Dessin du motif servant d’exemple
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Répartition des couleurs sur la base
du motif et du quadrillage des pureaux
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Le passé
reprend vie
Les photomontages ci-dessus permettent de restituer
l’image de ce qu’aurait pu être le décor autrefois présent
sur la couverture de la collégiale Notre-Dame d’Étampes.
Aujourd’hui encore, l’essentiel des tuiles glaçurées est
présent sur le versant sud situé à l’aplomb du célèbre
portail royal et face à l’une des plus anciennes places de la ville.
Malgré les vestiges épars de ces riches couvertures, il est
aujourd’hui possible de se faire une idée plus juste de ce que pouvait
être l’art ornemental des couvertures polychromes à l’époque
médiévale en France. La finesse et la sophistication ne sont
d’ailleurs guère étonnantes quand on les rapproche des autres
pratiques de l’époque tant au niveau des vitraux que de la statuaire
ou encore de l’ébénisterie. Notre vision de ce sujet est
donc à ajuster. Les couvertures polychromes “habituelles” relèvent
vraisemblablement d’adaptations se voulant moins onéreuses et moins
difficiles de mise en œuvre. Il est aujourd’hui certain que les couvertures
bourguignon actuelles ne reflètent qu’une partie d’une tradition
qui a eu, de toute évidence, un rayonnement géographique plus
large et, pour quelques cas majeurs, une sophistication extrême. Les
prochaines années permettront peut-être d’en recenser quelques
exemples supplémentaires.
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L’AUTEUR
Stéphane
Berhault est architecte du patrimoine. Son agence
d’architecture, spécialisée en analyses et expertises de
bâtiments à caractère historique, dispose notamment
d’un laboratoire informatique spécifiquement développé
pour l’étude des structures et des édifices anciens.
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Restitution d’un
décor hypothétique sur le versant sud de la nef de Notre-Dame
du Fort à Étampes. La photo d’ouverture de cet article replace
cette interprétation in situ dans l’environnement actuel.
Stéphane Berhault, 2004
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BIBLIOGRAPHIE
Éditions
Stéphane BERHAULT (architecte du patrimoine),
«Les tuiles glaçurées médiévales»
[et spécialement à Notre-Dame d’Étampes], in Atrium
Construction 13 (octobre-novembre 2004), pp. 14-17.
Dont une réédition numérique
en ligne: Stéphane BERHAULT, «Les tuiles glaçurées
médiévales», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-13-berhault2004tuiles.html,
2008.
Sur les tuiles
glacurées médievales
On notera
surtout une découverte faite à Lisieux par Frédéric
Épaux qui donne totalement raison à Stéphane Berhault,
qui a été bon prophète, sans avoir encore eu vent de
cette découverte: les tuiles de Lisieux sont même antérieures
au XIIIe siècle.
Charles Jr SEYMOUR (historien de l’art à
l’université de Yale, 1912-1977), Notre-Dame of Noyon in the XIIth
century, a study in the early development of gothic architecture [in-4°;
XXII-202 p.; figures et planches; préface de Marcel Aubert et Henri
Focillon], New Have, Yale University press [«Yale Historical publications.
History of art» 1], 1939, p. ?.
Dont une traduction française: Charles
SEYMOUR, La Cathédrale Notre-Dame de Noyon au XIII siècle
[30 cm; 135 p.; LVII p. de planches; traduit par René Plouin, Élisabeth
Laget, Lydwine Saulnier, Amélie Lefébure, etc.; bibliographie
revue et complétée, pp. 119-124; index], Paris, Arts et métiers
graphiques [«Bibliothèque de la Société française
d’archéologie» 6], 1975, p. 70 [sur
des tuiles vernissées du XIIIe siècle de la cathédrale
de Noyon].
REVUE MONUMENTAL (“Revue Scientifique et technique
des monuments historiques”), Couverture polychromes [n°15 de
la revue, 95 p.; illustrations], Roussillon, Okhra (Conservatoire des ocres
et pigments appliqués) 1996.
Voir le site de l’éditeur (http://www.okhra.com/@fr/shop/28/31/2858222088/product.asp). Thèmes abordés par le numéro: “La
polychromies des toitures médiévales, l’ardoise dans les toitures
parisiennes, tuiles creuses en Lorraines, Tuiles vernissés en Languedoc
et Provence, Tuile mécanique, technologie du XXème siècle,
couvertures en schiste du Cotentin, toits en pierres plates, couleur et
épis de faîtage en terre cuite, exemples de restauration et
réfection de toiture d’églises et de château, ...”
Et spécialement:
Jean-Louis TAUPIN, «Échos des toitures
du XIIIe siècle, cathédrale Saint-Étienne de Meaux»,
Monumental 15 (1996), pp. 47-53.
Frédéric
ÉPAUD (docteur de l’Université de Rouen, archéologue,
spécialiste de l’architecture de bois), L’Évolution des
techniques et des structures de charpenterie du Xe au XIIIe siècle
en Normandie. Une approche des charpentes par l’archéologie du bâti
[thèse de doctorat soutenue à Rouen le 14 décembre
2002], Rouen, Université de Rouen, 14 décembre 2002.
Dont un compte-rendu de soutenance de thèse
par Michel DENIS, «Frédéric Épaud, L’Évolution
des techniques et des structures de charpenterie du Xe au XIIIe siècle
en Normandie. Une approche des charpentes par l’archéologie du bâti,
thèse de doctorat d’histoire, Université de Rouen, 14
décembre 2002», in CAIRN (Portail de revues de sciences
humaines et sociales en texte intégral), http://www.cairn.info/revue-histoire-et-societes-rurales-2003-1-page-360.htm,
en ligne en 2008.
Dont
cet extrait: «Les traces relevées sur les bois amènent
aussi à l’étude de la couverture: les tuiles glaçurées
découvertes à Lisieux posent le problème essentiel de
la datation de ce mode de couverture dont il n’existait jusqu’à présent
aucun témoignage archéologique antérieur au XIIIe siècle.
Frédéric Épaud précise qu’elles sont prises
dans la maçonnerie du bâtiment roman qui ne présente
aucune trace de reprise, il faut donc reconnaître qu’une couverture
de tuiles a pu exister dès la fin du XIIe siècle.»
Frédéric
ÉPAUD, De la charpente romane à la charpente gothique
en Normandie. Évolution des techniques et des structures de charpenterie
aux XIIe-XIIIe siècles [29 cm; 613 p.; illustrations; bibliographie
pp. 585-604; glossaire],Caen, (Centre de Recherches Archéologiques
et Historiques Médiévales), 2007 [ISBN 978-2-902685-39-4; 47,70
€].
Dont cet extrait:
Frédéric ÉPAUD, Les charpentes
de la cathédrale Notre-Dame de Bayeux [28 cm; 76 p.; illustrations;
extrait de: De la charpente romane à la charpente gothique en
Normandie, du même auteur], Caen, CRAHM (Centre de Recherches
Archéologiques et Historiques Médiévales), 2007 [ISBN
978-2-902685-42-4; 10 €].
Mickaël WYSS, «Les
tuiles glaçurées bichromes de Saint-Denis», in Bericht
der Stiftung Ziegelei-Museum 23 (2006), pp. 19-25.
Sylvain AUMARD (Archéologue
au Centre d’études médiévales d’Auxerre, chercheur
associé UMR 5594 ARTeHIS) «Nouvelles perspectives d’études
sur les tuiles médiévales: recherches sur les toitures de
monuments en Bourgogne du Nord» [fichier au format pdf de 14 p.; 7
illustrations], in Medieval Europe Paris 2007. 4e Congrès International
d’Archéologie Médiévale et Moderne. L’Europe en Mouvement.
On the Road Again. Du 3 au 8 septembre 2007 à l’Institut National
d’Histoire de l’Art - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[site web officiel de ce congrès], http://medieval-europe-paris-2007.univ-paris1.fr/S.Aumard.pdf,
en ligne en 2008.
Catherine BARADEL-VALLET, Les toitures polychromes
en Bourgogne du XIVe au XXe siècle. Thèse de doctorat de l’université
de Bourgogne, sous la direction de Jean Rosen, soutenue le 20 décembre
2007 [signalé par l’article qui suit], inédit en 2008.
Catherine BARADEL-VALLET, «Les toitures
polychromes en Bourgogne du XIVe au XXe siècl », Bulletin
du Centre d’études médiévales d’Auxerre 12 (2008),
http://cem.revues.org/document7992.html,
en ligne en 2008.
Sur Stéphane
Berhault
Stéphane BERHAULT, Stéphane
Berhault, architecte du patrimoine [site officiel], http://www.berhault-architecte.com/siteberau.swf,
en ligne en 2008.
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