|      À dix
 heures du soir, Patrice n’était pas encore rentré.— J’ai eu tort de lui prêter la voiture, murmurait
 Julien, il conduit comme un insensé, un accident est toujours à
 craindre avec lui!
 Inquiet, il marchait nerveusement d’un bout à
 l’autre de sa chambre et, de minute en minute, venait guetter à la
 fenêtre le retour du retardataire. Enfin, on entendit un bruit de
moteur,  une voiture s’arrêta devant la villa dont la grille s’ouvrit
en grinçant  un peu. Julien descendit aussitôt.
 — Tu ne rentres vraiment pas de bonne heure! dit-il 
à Patrice qui venait de remiser l’auto dans le garage.
 — C’est vrai, répondit le jeune homme. J’ai
poussé  jusqu’à Orléans, ainsi que je te l’avais dit,
et comme il commençait  à se faire tard, je me suis arrêté
en route pour dîner.
 — Il ne t’est rien arrivé de fâcheux?
 — Non.
 Cependant, l’aîné inspectait sa voiture,
 de cet air soupçonneux que montrent tous les propriétaires
d’autos quand on leur restitue un véhicule emprunté.
 — Et ça? dit-il sévèrement, ça
 ne s’est pas fait tout seul, je pense!
 Il montrait l’aile gauche de la voiture, légèrement
 déformée par un choc récent.
 — Ce n’est rien, dit Patrice, j’ai un peu accroché,
 oh! très peu, en garant la bagnole dans la cour de l’auberge où
 j’ai mangé. Je ne pensais pas que ça aurait marqué…
 Julien crut discerner dans la voix de son frère
quelque chose de faux, un petit accent de mensonge. Il continua d’examiner
la voiture.
 — Tiens! Il y a des taches sur le garde-boue, qu’est-ce
 que c’est que ça?
 On voyait, en effet, à l’endroit indiqué, quelques petites
 éclaboussures d’un brun rougeâtre. Patrice haussa les épaules.
 — Je ne sais pas, dit-il, de la peinture sans doute…
 Je serai passé au mauvais moment sous un échafaudage de peintres
 en bâtiment.
 Julien ne répondit pas. Sans trop savoir pourquoi,
 il se sentait péniblement impressionné. Son cadet l’ayant
quitté  pour aller se coucher, il frotta l’aile souillée avec
un chiffon mouillé.  Les taches disparurent, mais le linge se teinta
de rose pâle.
 — On dirait… on dirait du sang! murmura-t-il.
 
 Il passa une nuit blanche, que vinrent sans cesse hanter
 de sinistres pressentiments. Le lendemain matin, comme il lisait son journal,
 un titre le fit tressaillir: «Près d’Étampes, un chauffard
 écrase un passant et prend la fuite». Le texte de l’article
précisait les circonstances de l’événement. La veille,
vers neuf heures du soir, aux environs d’Étampes, un piéton,
M. Gustave Dumont, cultivateur, avait été tamponné sur
la grand’route par une auto dont le conducteur s’était enfui. Les
témoins de l’accident n’avaient malheureusement pu relever le numéro
de la voiture. L’état de la victime était désespéré.
 Étampes est situé sur la route d’Orléans...
 L’accident avait eu lieu vers neuf heures… Patrice était rentré
 un peu après dix heures... Il faut environ une heure à une
bonne voiture pour franchir les cinquante kilomètres qui séparent
 Étampes de la banlieue parisienne... Une des ailes de l’auto avait
 été légèrement cabossée par un choc et
 portait des traces de sang... Telles étaient les données du
 problème qui se présentait à l’esprit de Julien. Il
recula d’horreur devant la solution dont l’évidence semblait s’imposer.
Non! Patrice n’avait pas commis ce crime abominable! Patrice était
un brave petit garçon, un peu trop écervelé pour son
âge peut-être, mais incapable d’une lâcheté. À
supposer qu’il eût, par maladresse, causé un accident sur la
route, il se fût arrêté pour secourir la victime.
 C’était certain! Les traces relevées sur le garde-boue étaient
 dues, comme il l’avait dit, à quelque insignifiant accrochage.
 Pourtant, priée de confirmer cette conclusion,
 la raison de Julien regimbait.
 — Soit! pensait-il, mais pourquoi Patrice ne m’a-t-il
 pas dit cela spontanément. Et comment expliquer la présence
 de ces maculatures suspectes?
 
 À l’heure du déjeuner, quand le jeune 
homme se retrouva devant lui, il lui dit brusquement:
 — Tu sais, les taches que nous avons aperçues,
 hier soir, sur la voiture, ce sont des taches de sang!
 — Des taches de sang! répéta le jeune 
homme étonné.
 — Oui, des taches de sang, il n’y a pas de doute!
 Patrice parut un instant embarrassé, puis:
 — J’ai dû attraper ça dans la cour de
l’auberge,  dit-il d’un air faussement détaché, le cuisinier
était  en train de tuer une volaille quand je suis -arrivé.
 «Il ment!», pensa Julien, qui ajouta:
 — Tu m’avais parlé tout d’abord de taches de 
peinture!
 — Oui, je croyais que c’était de la peinture,
 mais que ce soit de la peinture ou autre chose, quelle importance cela peut-il
 avoir?
 Comme la veille, sa voix rendait un son faux, semblait-il.
 Pourtant, Julien n’osa pas pousser plus loin son interrogatoire. Peut-être
 avait-il peur de la vérité!
 
 Les jours qui suivirent marquèrent un singulier
 changement dans les rapports des deux frères. À table, lorsqu’ils
 prenaient leurs repas en commun, Julien, tourmenté par le doute,
ne  parlait plus. De temps à autre, il observait à la dérobée
 le visage de son cadet comme pour y chercher quelque indice révélateur.
 Ce petit frère, chéri comme un fils,
ce  gamin qu’il avait élevé avec une sollicitude quasi-maternelle,
 était-il possible que ce fût un assassin!
 — Qu’est-ce que tu as? demandait Patrice, tu es tout
 drôle, depuis quelque temps!
 — Je n’ai rien, laisse-moi! répondait l’aîné.
 
 Un grand mois s’écoula de la sorte et puis,
un  jour, en jetant un coup d’œil à son journal, Julien tomba sur
l’information  suivante:
 «La police vient d’arrêter un nommé
 Émile Tavelin, qui, en compagnie d’un autre malfaiteur, s’était
 rendu coupable de nombreux cambriolages dans la région sud du département
 de Seine-et-Oise. Habilement cuisiné, Tavelin n’a pas tardé
 à dénoncer son complice, Georges Camus, dit «La Came»…
 Outre de nombreux méfaits, ce dangereux repris de justice serait
l’auteur  de l’accident qui, voici quelques semaines, coûta la vie
à M.  Gustave Dumont, cultivateur à Étampes. Aux dires
de Tavelin,  c’est Georges Camus qui, pilotant une voiture volée,
renversa M. Dumont  et, naturellement, prit la fuite.»
 
 Lorsque Patrice rentra, vers midi, il eut la surprise
 de voir son frère lui sauter au cou.
 — Qu’est-ce qui te prend! demanda le jeune homme, à
 demi suffoqué.
 — Rien, dit Julien, je suis content, voilà tout!
 Tiens, je crois qu’aujourd’hui tu pourrais me demander n’importe quoi, je
 ne te refuserais pas!
 — Vrai? s’écria Patrice.
 — Vrai!
 — Alors, ça tombe bien! fit le petit, joyeusement,
 j’ai une partie projetée pour dimanche, avec des camarades, tu vas
 me prêter ta voiture.
 Mais Julien secoua la tête, soudain sérieux:
 — Ah! non! dit-il, tout ce que tu voudras, mais pas 
ça. Tu m’as fait trop peur, la dernière fois!
 
 
 Bernard Gervaise. |   Bernard Gervaise vers 1934
 (cliché de Henri Manuel)
 
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