CORPUS  LITTÉRAIRE  ÉTAMPOIS
 
Bernard Gervaise 
Les taches de sang
nouvelle, 1932
 
Bernard Gervaise vers 1934
Bernard Gervaise vers 1934 (cliché de Henri Manuel)

     Conteur, romancier, poète, humoriste et occasionnellement pornographe, Bernard Gervaise, né à Caen le 15 avril 1881 et mort à Châtillon-sous-Bagneux le 27 octobre 1960, a publié de nombreux contes dans la presse parisienne, à savoir dans Le Journal, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Paris-Soir, Gringoire, etc. Nous donnons ici un conte qu’il a fait paraître dans Le Journal du 30 juin 1932, et dont l’action se passe en partie dans notre bonne ville d’Étampes.
 
Bernard Gervaise 
Les taches de sang
nouvelle, 1932
   
CONTE DU «JOURNAL»
LES TACHES DE SANG


    À dix heures du soir, Patrice n’était pas encore rentré.
     — J’ai eu tort de lui prêter la voiture, murmurait Julien, il conduit comme un insensé, un accident est toujours à craindre avec lui!
     Inquiet, il marchait nerveusement d’un bout à l’autre de sa chambre et, de minute en minute, venait guetter à la fenêtre le retour du retardataire. Enfin, on entendit un bruit de moteur, une voiture s’arrêta devant la villa dont la grille s’ouvrit en grinçant un peu. Julien descendit aussitôt.
     — Tu ne rentres vraiment pas de bonne heure! dit-il à Patrice qui venait de remiser l’auto dans le garage.
     — C’est vrai, répondit le jeune homme. J’ai poussé jusqu’à Orléans, ainsi que je te l’avais dit, et comme il commençait à se faire tard, je me suis arrêté en route pour dîner.
     — Il ne t’est rien arrivé de fâcheux?
     — Non.
     Cependant, l’aîné inspectait sa voiture, de cet air soupçonneux que montrent tous les propriétaires d’autos quand on leur restitue un véhicule emprunté.
     — Et ça? dit-il sévèrement, ça ne s’est pas fait tout seul, je pense!
     Il montrait l’aile gauche de la voiture, légèrement déformée par un choc récent.
     — Ce n’est rien, dit Patrice, j’ai un peu accroché, oh! très peu, en garant la bagnole dans la cour de l’auberge où j’ai mangé. Je ne pensais pas que ça aurait marqué…
     Julien crut discerner dans la voix de son frère quelque chose de faux, un petit accent de mensonge. Il continua d’examiner la voiture.
     — Tiens! Il y a des taches sur le garde-boue, qu’est-ce que c’est que ça?
On voyait, en effet, à l’endroit indiqué, quelques petites éclaboussures d’un brun rougeâtre. Patrice haussa les épaules.
     — Je ne sais pas, dit-il, de la peinture sans doute… Je serai passé au mauvais moment sous un échafaudage de peintres en bâtiment.
     Julien ne répondit pas. Sans trop savoir pourquoi, il se sentait péniblement impressionné. Son cadet l’ayant quitté pour aller se coucher, il frotta l’aile souillée avec un chiffon mouillé. Les taches disparurent, mais le linge se teinta de rose pâle.
     — On dirait… on dirait du sang! murmura-t-il.

     Il passa une nuit blanche, que vinrent sans cesse hanter de sinistres pressentiments. Le lendemain matin, comme il lisait son journal, un titre le fit tressaillir: «Près d’Étampes, un chauffard écrase un passant et prend la fuite». Le texte de l’article précisait les circonstances de l’événement. La veille, vers neuf heures du soir, aux environs d’Étampes, un piéton, M. Gustave Dumont, cultivateur, avait été tamponné sur la grand’route par une auto dont le conducteur s’était enfui. Les témoins de l’accident n’avaient malheureusement pu relever le numéro de la voiture. L’état de la victime était désespéré.
     Étampes est situé sur la route d’Orléans... L’accident avait eu lieu vers neuf heures… Patrice était rentré un peu après dix heures... Il faut environ une heure à une bonne voiture pour franchir les cinquante kilomètres qui séparent Étampes de la banlieue parisienne... Une des ailes de l’auto avait été légèrement cabossée par un choc et portait des traces de sang... Telles étaient les données du problème qui se présentait à l’esprit de Julien. Il recula d’horreur devant la solution dont l’évidence semblait s’imposer. Non! Patrice n’avait pas commis ce crime abominable! Patrice était un brave petit garçon, un peu trop écervelé pour son âge peut-être, mais incapable d’une lâcheté. À supposer qu’il eût, par maladresse, causé un accident sur la route, il se fût arrêté pour secourir la victime.
C’était certain! Les traces relevées sur le garde-boue étaient dues, comme il l’avait dit, à quelque insignifiant accrochage.
     Pourtant, priée de confirmer cette conclusion, la raison de Julien regimbait.
     — Soit! pensait-il, mais pourquoi Patrice ne m’a-t-il pas dit cela spontanément. Et comment expliquer la présence de ces maculatures suspectes?

     À l’heure du déjeuner, quand le jeune homme se retrouva devant lui, il lui dit brusquement:
     — Tu sais, les taches que nous avons aperçues, hier soir, sur la voiture, ce sont des taches de sang!
     — Des taches de sang! répéta le jeune homme étonné.
     — Oui, des taches de sang, il n’y a pas de doute!
     Patrice parut un instant embarrassé, puis:
     — J’ai dû attraper ça dans la cour de l’auberge, dit-il d’un air faussement détaché, le cuisinier était en train de tuer une volaille quand je suis -arrivé.
     «Il ment!», pensa Julien, qui ajouta:
     — Tu m’avais parlé tout d’abord de taches de peinture!
     — Oui, je croyais que c’était de la peinture, mais que ce soit de la peinture ou autre chose, quelle importance cela peut-il avoir?
     Comme la veille, sa voix rendait un son faux, semblait-il. Pourtant, Julien n’osa pas pousser plus loin son interrogatoire. Peut-être avait-il peur de la vérité!

     Les jours qui suivirent marquèrent un singulier changement dans les rapports des deux frères. À table, lorsqu’ils prenaient leurs repas en commun, Julien, tourmenté par le doute, ne parlait plus. De temps à autre, il observait à la dérobée le visage de son cadet comme pour y chercher quelque indice révélateur.
     Ce petit frère, chéri comme un fils, ce gamin qu’il avait élevé avec une sollicitude quasi-maternelle, était-il possible que ce fût un assassin!
     — Qu’est-ce que tu as? demandait Patrice, tu es tout drôle, depuis quelque temps!
     — Je n’ai rien, laisse-moi! répondait l’aîné.

     Un grand mois s’écoula de la sorte et puis, un jour, en jetant un coup d’œil à son journal, Julien tomba sur l’information suivante:
     «La police vient d’arrêter un nommé Émile Tavelin, qui, en compagnie d’un autre malfaiteur, s’était rendu coupable de nombreux cambriolages dans la région sud du département de Seine-et-Oise. Habilement cuisiné, Tavelin n’a pas tardé à dénoncer son complice, Georges Camus, dit «La Came»… Outre de nombreux méfaits, ce dangereux repris de justice serait l’auteur de l’accident qui, voici quelques semaines, coûta la vie à M. Gustave Dumont, cultivateur à Étampes. Aux dires de Tavelin, c’est Georges Camus qui, pilotant une voiture volée, renversa M. Dumont et, naturellement, prit la fuite.»

     Lorsque Patrice rentra, vers midi, il eut la surprise de voir son frère lui sauter au cou.
     — Qu’est-ce qui te prend! demanda le jeune homme, à demi suffoqué.
     — Rien, dit Julien, je suis content, voilà tout! Tiens, je crois qu’aujourd’hui tu pourrais me demander n’importe quoi, je ne te refuserais pas!
     — Vrai? s’écria Patrice.
     — Vrai!
     — Alors, ça tombe bien! fit le petit, joyeusement, j’ai une partie projetée pour dimanche, avec des camarades, tu vas me prêter ta voiture.
     Mais Julien secoua la tête, soudain sérieux:
     — Ah! non! dit-il, tout ce que tu voudras, mais pas ça. Tu m’as fait trop peur, la dernière fois!

Bernard Gervaise.
Bernard Gervaise vers 1934  
Bernard Gervaise vers 1934
(cliché de Henri Manuel)
 
 
BIBLIOGRAPHIE


     Bernard GERVAISE, «Les taches de sang», in Le Journal 15501 (30 juin 1932), p. 2.
     
     Bernard GINESTE [éd.], «Bernard Gervaise: Les taches de sang (conte, 1932)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-20-bernardgervaise1932lestracesdesang.html, 2015.


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Source du texte: Le Journal du 30 juin 1932.
   
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