Bernard Gineste
Le Christ souffrant
de la cloche de Jean de Berry
bronze, 1401
Le 13 octobre 2010 a été descendue de son clocher,
pour restauration, la cloche qu’y avait fondre en 1401 le nouveau comte
d’Étampes, Jean de France, duc de Berry. Outre une magnifique inscription
versifiée en caractères gothiques, cette cloche de 4000
livres porte trois représentations figurées intéressantes:
celle d’une Croix ornée d’oiseaux, celle d’une Vierge
à l’Enfant, et celle enfin d’un Christ souffrant que
nous nous proposons ici de présenter et de commenter.
1. Première
description
Dans un médaillon de 8 cm sur 5, sous un édicule
trilobé d’architecture gothique, supporté par deux fines
colonnettes ornées de trois bagues, se présente un Christ
debout, nu et barbu, nimbé d’une auréole crucifère,
la tête inclinée, émergeant d’une tombe de pierre
ou d’un sarcophage, sur le bord duquel il est accoudé, les mains
jointes et croisées devant lui.
Il est entouré d’une série d’objets
usuellement appelés les Instruments de la Passion, dont chacun
rappelle un épisode douloureux de la dernière journée
de sa vie terrestre.
1) Le Coq. Alors que Jésus était
interrogé par les autorités juives, son disciple Simon surnommé
Pierre le renia à trois reprises, avant le chant du coq (Matthieu
XXVI, 57-75; Marc XIV, 53-72; Luc XXII, 54-62; Jean XVIII, 14-27), comme
le lui avait prophétisé Jésus lui-même (Matthieu
XXVI, 31-35; Marc XIV 27-31; Luc XXII, 31-34; Jean XIII, 36-38).
2) Le Fouet. Le gouverneur romain Ponce
Pilate fit flageller Jésus (Matthieu XXVII, 26; Marc XV, 15; Jean
XIX, 1).
3) La Couronne d’épines. Les soldats
romains à qui Jésus après cela fut livré s’en
amusèrent de diverses manières, et notamment en lui tressant
une couronne d’épines (Matthieu XXVII, 29; Marc XV, 17; Jean XIX,
2).
4) La Croix. Jésus fut condamné
à être crucifié et le fut effectivement, c’est-à-dire
qu’il fut suspendu à une croix jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Les croix étaient formées d’un montant vertical fixe et
d’une lourde traverse à laquelle était suspendus les condamnés.
Jésus dut porter la sienne depuis le lieu de sa condamnation jusqu’à
celui de son supplice. Notre artiste a représenté sa traverse
comme un tronc grossièrement ébranché (voyez notre
note ci-contre à ce sujet).
5) Les Clous et le Marteau. Les évangiles
ne précisent pas de quelle manière Jésus fut attaché
à la croix (Matthieu XXVII, 35; Marc XV, 24; Luc XXII, 33; Jean
XIX, 18), mais la tradition autant que la vraisemblance historique, confirmée
par une récente découverte archéologique, suggèrent
qu’il y fut cloué: un clou pour chaque main, et un troisième
qui traversait les deux pieds. Le marteau qui dut servir à les
enfoncer est souvent représenté avec ces trois clous.
6) Les Dés. Les soldats romains
qui gardaient ce condamné, suivant l’usage, se partagèrent
ses vêtements, et il tirèrent au sort sa tunique sans couture
(Matthieu XXVII, 35, Marc XV, 24; Luc XXIII, 34; Jean XIX, 23-24), épisode
auquel font allusion deux dés posés sur la croix.
7) L’Éponge. Quelques heures après
avoir été suspendu à la croix, Jésus dit:
“J’ai soif”, et des soldats lui tendirent au bout d’un roseau, ou bien
d’un javelot, selon l’Évangile de Jean, une éponge imbibée
d’une bosson vinaigrée (Mathieu XXXVII, 48; Marc XV,36; Jean XIX,
28).
8) La Tenaille. Après la mort de
Jésus, son corps fut descendu de la croix (Matthieu XXVII, 59)
par Joseph d’Arimathie (Marc XV, 46; Luc XXIII, 53; Jean XIX, 38); l’Évangile
ne dit pas comment il en fut détaché, mais la tradition iconographique
a supposé que ce fut à l’aide d’une tenaille, qui est ici
le symbole de cette descente de croix.
9) Le Linceuil. Le corps de Jésus
fut enveloppé par Joseph d’Arimathie dans un linceuil (Matthieu
XXVII, 59; Marc XV, 46; Luc XXIII, 53; Jean XIX, 40).
10) Le Tombeau. Il fut ensuite déposé
dans un tombeau de pierre neuf, que le riche Joseph d’Arimathie venait
de se faire sculpter dans le roc (Matthieu XXVII, 60; Marc XV, 46; Luc XXIII,
53; Jean XIX, 41). Notre artiste l’a finement orné d’une double
frise sculptée.
En résumé, cette représentation
du Christ n’entend pas figurer un moment précis de sa douloureuse
Passion. C’est plutôt une figuration intemporelle et absolue du Christ
en tant que Serviteur souffrant, venu accomplir les mystérieuses
prophéties du prophète Isaïe.
Elle est totalement dépourvue de caractère
anecdotique: l’anecdote est toute entière rejetée dans les
objets qui entourent le Christ, et lui-même n’est plus qu’un sujet
souffrant au centre de ce tourbillon d’humiliations.
C’est à mon sens le ressort profond de
cette image de dévotion, qui pendant plusieurs siècles a
réussi à émouvoir l’âme des fidèles
en leur représentant ce qu’avait coûté au fils de
Dieu le salut de leurs âmes; à savoir, ce que tout homme
connaît ou redoute: être abandonné, brutalisé,
humilié, dépouillé, dénudé, torturé,
assassiné, enseveli.
On sait aussi que la Grande Peste, qui frappe
à partir de 1349 et fauche un tiers de la population européenne,
pose de nouvelles questions à la Chrétienté, transforme
son art et renouvelle les formes de sa vie religieuse. L’essor de cette
figuration religieuse est précisément daté, comme on
va le voir, des environs de 1350.
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Note sur
la traverse de cette Croix
La traverse de cette croix est
représentée, d’une manière inaccoutumée, comme
un tronc d’arbre grossièrement ébranché. L’intention
manifeste de l’artiste est de souligner que cette pièce de bois
provenait d’un certain arbre. Il y a là une allusion à une
légende bien connue au moyen âge. Très tôt les
chrétiens se sont fait la réflexion qu’un morceau de bois
qui avait joué un si grand rôle dans l’histoire de l’humanité
ne pouvait pas être une pièce de bois quelconque.
Mystiquement, la croix est un arbre qui procure
le salut, et, grâce à lui, l’humanité se voit réouvrir
les portes du paradis, fermées depuis la faute originelle d’Adam
et Ève. Or, au Paradis, il y avait déjà un arbre de
vie (Livre de la Genèse II, 9).
On a donc imaginé très tôt,
bien que la Bible n’en dise rien, un lien entre ces deux arbres. Dans
la version la plus courante de cette légende, Ève aurait
subtilisé au Paradis, avant d’en être chassée, une
bouture de l’arbre de vie qu’elle aurait ensuite plantée à
Jérusalem, et c’est du bois de cet arbre qu’aurait été
faite la croix où fut ensuite suspendu Jésus.
Jésus est en effet lui-même, mystiquement,
la nourriture qui donne la vie éternelle, produite depuis ce nouvel
arbre de vie qu’est la Croix.
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2. Tradition
iconographique
Le type du Christ souffrant s’appelle en italien Christo
dolente, en allemand Schmerzensmann
et en anglais Man of Sorrows, par allusion au chapitre
53 du Livre d’Isaïe, principale prophétie des souffrances que
devait affronter le Messie, que l’ancienne version latine de la Bible appelle
en ce passage vir dolorum, “homme des douleurs”.
Ce type représente d’une manière synthétique toutes les souffrances
endurées par le Messie pour le salut de l’humanité. A ce
titre, il ne doit pas être confondu avec d’autres réprésentations
centrées sur l’une seule des étapes de la Passion, telle
que l’Ecce homo (où il est présenté par Pilate
à la foule qui demande sa mort), ni avec le Christ aux liens
dit aussi Christ de Pitié (où il attend l’exécution
de son supplice) ni encore avec la Résurrection (où
il jaillit glorieusement du tombeau).
A. L’abaissement suprême (ἄκρα ταπείνωσις)
S’il émerge ici du tombeau, ce n’est
pas en effet dans la gloire de sa Résurrection, mais pour présenter
à la dévotion des croyants le spectacle de tout ce qu’il
a enduré pour leur salut, jusqu’à en mourir. Selon les historiens
de l’art, cette représentation intemporelle du Christ souffrant dériverait
d’un type byzantin dit ἄκρα ταπείνωσις, akra tapeïnôsis,
“suprême abaissement” ou encore
“comble de l’humiliation”, où le Christ est semblablement représenté
debout, torse nu, la tête penchée, portant les stigmates
de la Passion, le plus souvent jointes, accoudé à son tombeau.
D’après certains
auteurs tels que Émile Mâle, ce type du Christ souffrant
aurait été diffusé dans toute la chrétienté
occidentale précisément à partir du jubilé
de 1350 par des pélerins revenant de Rome. A cette date en effet,
Clément VI aurait accordé de généreuses indulgences
à tous les pélerins qui prieraient devant une image de ce
genre alors conservée en la basilique romaine de Sainte-Croix-en-Jérusalem.
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Icône du type ἄκρα ταπείνωσις (fin XIIIe siècle,
basilique de Sainte-Croix-en-Jérusalem)
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Vers le même temps naquit une légende selon laquelle,
au début du VIIe siècle, alors que le pape saint Grégoire
célébrait la messe, parce qu’une des personnes présentes
avait mis en doute la présence réelle de Jésus dans
la pain consacré, celui-ci serait apparu à l’assemblée
sous cette forme précise.
De là un nouveau type iconographique
composite, dit de la Messe de saint Grégoire, où
notre Christ souffrant apparaît sur ou derrière l’autel,
devant le célébrant. Pour autant, c’est
par erreur que l’on a parfois appelé le Christ de notre cloche,
comme d’ailleurs d’autres Christs du même type, Christ de la
messe de saint Grégoire; car le type iconographique du Christ
souffrant a clairement continué d’avoir une existence autonome.
B. Les instruments de la Passion
(arma Christi)
Il reste un mot à dire des Instruments
de la Passion, aussi appelés arma Christi, qui entrent
dans la composition de la plupart de ces Christs souffrants. Il s’agit
là d’une tradition iconographique des plus anciennes, dont l’origine
ultime se trouve dans la tradition gréco-romaine des
trophées. On sait que les Grecs et les Romains empilaient
sur les champs de bataille les armes de leurs ennemis vaincus. Ces trophées
devinrent vite l’un des élements les plus constants du vocabulaire
ornemental gréco-romain, symbole de victoire et de puissance.
C’est dans ce contexte, via la réflexion
théologique des pères de l’Église, elle-même
formulée le plus souvent dans une rhétorique purement gréco-romaine,
que doit être compris l’empilement des objets qui avaient servi
à outrager le Christ, et à le faire mourir. La Résurrection
et surtout la Rédemption transforment tout ce qui a servi à
l’abaissement du fils de Dieu en trophée,
c’est-à-dire en symbole de victoire sur la mort et et sur le mal en
général.
Le type iconographique des arma Christi
est extrêmement ancien; nous en avons la preuve dans un psautier
de la première moitié du IXe siècle (ci-contre),
où il apparaît clairement dans un coin, comme un élément
bien connu qui n’a pas besoin d’être expliqué.
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Arma Christi du
Psautier d’Utrecht (vers 830): Le Psalmiste, figure du Christ, émerge
d’un tombeau et entrevoit la Croix d’où pendent le fouet et la
couronne d’épines, et où s’appuient la lance et le roseau
porte-éponge (Psaume 21). |
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C. Le type
du Christ souffrant (vir dolorum)
C’est bien semble-t-il seulement dans la deuxième
moitié du XIVe siècle que se répand partout le type
composite du Christ souffrant, où se combinent le plus souvent
la suprême humiliation, ἄκρα ταπείνωσις, et
les instruments de la Passion, arma Christi, comme par exemple dans
cette enluminure d’un livre de prières des environs de 1380 conservé
à la bibliothèque municipale d’Avignon.
Dès le départ ce type connaît
un nombre infini de variantes, dans la position du Christ et de ses mains,
dans le choix qui est est fait par chaque artiste
de tels ou tels instruments de la Passion, par l’addition
d’anges ou d’autres personnages.
Le type du Christ souffrant a connu une
grande vogue dans les siècles suivants, et notamment inspiré
bien des artistes baroques, qui ont augmenté avec beaucoup de créativité
l’interminable et très hétéroclite panoplie des Instruments de la Passion. On en trouvera une liste
dans les notes de la savante étude de Louis-Eugène Lefèvre,
dont nous donnons le texte ci-après pour ce qui
concerne cette vignette de la cloche.
Les notes de Lefèvre gardent aujourd’hui
toute leur valeur, abstraction faite me semble-t-il de quelques légères
erreurs. C’est à tort en effet qu’il prétend sans raison
claire que notre Christ serait ici représenté mort,
quoique debout; c’est à tort également qu’il en fait un Christ
de saint Grégoire, ou encore un Christ de pitié.
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Christ Souffrant
dans un livre de prière des environs de 1380 (BM d’Avigon, manuscrit
n° 6733, folio 58, © IRHT)
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D. Le Christ
souffrant dans l’art campanaire
En 1911, un Christ souffrant du
même type a été signalé par Albert Mayeux sur
une cloche du beffroi de Perpignan précisément datée
de 1418, en même temps qu’une Vierge à l’Enfant. Voici sa
description, et, ci-contre, sa photographie, tirées de la Revue de l’Art chrétien 61 (1911), p. 224:
“Le plus grand
[sceaux de la cloche] a 120 millimètres
sur 72 ; il représente saint Jean-Baptiste, patron de la cathédrale
et de la ville […]. Le second sceau, qui n’a
que 70 millimètres sur 50, représente saint Michel. Il est
bien de la même facture et de la même époque que le
précédent. Ils ont été évidemment faits
pour la cloche et probablement par le même sculpteur.
“Il n’en est pas de même pour les deux autres sceaux représentant
la Vierge portant l’Enfant et le Christ de saint Grégoire.
“Bien que ces deux sujets particulièrement fréquents
dans la région, sur tous les retables, soient également bien
espagnols d’aspect, surtout la Vierge dont l’ample manteau se drape comme
la voile d’une mauresque, type caractéristique de Notre-Dame de
la Soledade, ces deux sceaux sont plus anciens, d’une autre facture, sous
des dais à trois pans, et n’ont que 66 millimètres sur 54.
On peut donc dire qu’ils ont été réemployés
et faisaient partie du matériel du fondeur.”
On y remarque
(ci-contre) le même Christ sous le même dais trilobé
qu’à Étampes,
émergeant du même sarcophage; en haut, un clou, et la croix;
à gauche, de haut en bas, la tenaille, un deuxième clou,
le marteau et le coq; à droite, également de haut en bas:
la couronne d’épines, une échelle, autre symbole de la descente
de croix, et un troisième clou.
Manifestement on est en présence d’une
représentation standard indéfiniment reproduite; cet exemplaire-ci
est plus petit et moins soigné que celui qui a servi à Étampes
dix-sept ans plus tôt.
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Dans l’art campanaire, le type du Christ souffrant, tel qu’il
apparaît sur notre cloche de 1401, et sur celle de Perpignan en
1418, paraît avoir connu un étonnante fixité, puisque
nous le retrouvons presque inchangé sur une cloche de 1565 qui
se situe au clocher de l’église Saint-Clément de Cornebarrieu,
en Haute-Garonne, et qui a été décrite comme suit en
2003 par Françoise Zanese pour les Mémoires de la Société
Archéologique du Midi de la France 63 (2003), p. 230:
“Christ de la messe
de saint Grégoire, à l’est (H. 6,8 cm ; l. 5 cm) . —
Le Christ, efflanqué, à mi-corps
au-dessus du tombeau, les mains croisées sur le ventre, est entouré
des instruments de la Passion (à gauche de la Croix: un marteau,
une lanterne, un dé, la lance, les verges; à droite: les
tenailles, le coq, un dé, la lance porte-éponge; en partie
haute: les trois clous, la couronne d’épines).”
On voit ici (d’après une photographie d’Alain
Toppan ici un peu agrandie et donc légèrement floutée)
que le type s’est dégradé et simplifié en se vulgarisant,
en conservant cependant toutes ses caractéristiques majeures. Comme
à Étampes et Perpignan, on trouve aussi, parmi les cinq vignettes
de Cornebarrieu, une Vierge à l’Enfant “sous un dais Renaissance.”
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D’après un cliché d’Alain Toppan
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Toute critique, correction ou contribution
sera la bienvenue. Any criticism or contribution welcome.
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ANNEXE
Ce qui s’est écrit de ce Christ
On remarquera que Fleureau
(1683) ne dit rien de cette cloche, non plus que Maxime de Montrond (1836),
ni que Michel Billard (1988) ni que, curieusement, le très remarquable
cahier du Patrimoine Étampes, un canton entre Beauce et Hurepoix
(1999); on s’étonne également que Léon Marquis, qui
s’est pourtant beaucoup intéressé aux inscriptions campanaires
étampoises, ne se soit pas arrêté aux sujets de nos
six médaillons, non plus que Maxime Legrand, qui signale pourtant
l’intérêt de visiter
cette cloche (1897). Le premier à la signaler d’une manière
un peu détaillée fut Claude Sauvageot.
1) Claude Sauvageot (1862)
Le nom du fondeur n’apparaît nulle part ; mais on voit, sous
un dais en relief, la sainte Vierge debout, tenant l’Enfant divin, et,
au côté opposé, un Ecce homo d’un dessin impossible,
tant il est décharné.
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Annales archéologiques 22 (1862), p. 224.
(cité ici d’après Lefèvre 1914)
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2) Léon Marquis (1881)
En dessous il y a six petites images gravées représentant
les scènes du Nouveau Testament.
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Les rues d’Étampes et ses monuments, Étampes,
Brière, 1881, p.280.
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3) Louis Eugène Lefèvre
(1912 et 1914)
Louis-Eugène
Lefèvre a consacré en 1912 un long article à tout
le mobilier connu passé ou présent de la collégiale
Notre-Dame d’Étampes; il y consacre quelques paragraphes seulement
à la cloche de Jean de Berry, réservant l’essentiel de cette
matière à un article spécial publié deux ans
plus tard dans une revue berrichonne.
1) Premier article: Commission
des Antiquités et des Arts de Seine-et-Oise 22 (1912)
p. 126.
Selon l’usage, la cloche porte de petits bas-reliefs
en forme de médaillons quadrangulaires ayant 8 centimètres
de hauteur sur 5 de largeur, qui sont obtenus par empreintes sur des matrices
gravées: ils sont au nombre de six mais ne comportent que deux sujets
répétés chacun trois fois.
L’un d’eux représente la Vierge et l’Enfant,
et, pour remplir des vides, deux perroquets et deux échassiers huppés
qui peuvent être des hérons.
L’autre sujet est l’image dite le Christ de pitié
ou le Christ de saint Grégoire, parce qu’il se réfère
à une vision légendaire du pape de ce nom. Jésus est
représenté mort, sortant du tombeau et entouré
des instruments de la Passion, y compris le coq.
2) Deuxième article: Mémoires
de la Société historique du Cher (1914), pp. 8-13
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Cliché d’un moulage fait vers 1912
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Selon l’usage, la cloche porte des petits bas-reliefs en [p.9] forme de médaillons quadrangulaires ayant
8 centimètres de hauteur sur 5 de largeur, qui sont obtenus, comme
les lettres d’ailleurs, par empreintes sur des matrices gravées: ils
sont au nombre de six (1), mais comportent seulement deux sujets répétés
chacun trois fois.
L’un des sujets représente la Vierge tenant
l’Enfant, debout sous un édicule trilobé et d’architecture
gothique, supporté par deux fines colonnettes ornées de deux
bagues. [...]
[p.10] [...]
L’autre sujet est l’image dite «le
Christ de pitié» ou «le Christ de saint Grégoire»,
parce qu’il se réfère à une vision légendaire
que le pape de ce nom eut un jour au-dessus de l’autel pendant qu’il célébrait
la messe (1). J’ai vu très souvent
donner par erreur, dans des catalogues de musées et tout particulièrement
dans des descriptions de cloches, une fausse dénomination à
cette donnée iconographique, telle que «Ecce homo» ou
«Résurrection»: la confusion n’est pas possible pour
qui connaît bien ces différentes sortes d’images; à vrai
dire, sauf justement sur les cloches, le «Christ de pitié»
n’est pas une figure fréquente en France, tandis qu’elle fut extrêmement
répandue en Italie où, fait très suggestif, si je
suis bien informé, elle sert encore d’enseigne aux établissements
du Mont-de-Piété.
Sous une arcature identique à celle
de l’autre bas-relief (2), le Christ nimbé
apparaît mort mais debout, droit (3);
nu, avec les côtes fortement saillantes, enfoncé jusqu’à
mi-corps dans le sarcophage; ses mains tombent basses devant lui, avec
les bras croisés comme si les [p.11]
poignets étaient liés: il étale ses plaies (1). Une croix se dresse derrière lui, aux
bras de laquelle sont suspendus les instruments de la Passion. Le coq lui-même,
placé à gauche sur le rebord du Sépulcre, et tourné
vers le Christ, redresse la tête pour chanter (2).
Il ressort des explications fournies par
M. Emile Mâle [p.12] que la donnée
iconographique du Christ de Pitié, venant d’Italie, n’aurait guère
pénétré en France avant l’extrême fin du XIVe
siècle, et cet auteur n’en peut offrir qu’un exemple approximativement
de ce temps. Comme la cloche d’Etampes est datée avec précision
de 1401, son image serait donc le plus ancien spécimen authentiquement
daté du Christ de saint Grégoire parmi ceux qui sont actuellement
connus en France. La personnalité de Jean de Berry et la grande question
des influences italiennes, toujours en suspens, rend la constatation des
plus intéressantes.
A une époque plus avancée
le même sujet fut traité moins simplement que dans notre bas-relief
et il obtint un succès considérable, grâce aux milliers
d’années d’indulgence que les fidèles pouvaient gagner en
répétant devant l’image sept Pater, sept Ave et sept courtes
prières spéciales dites les Oraisons de saint Grégoire
(1).
Nous avons d’excellentes pièces
de comparaison pour nos deux bas-reliefs, car les mêmes sujets ont
été traités sur la cloche du beffroi de Perpignan
que M. Albert Mayeux a récemment étudiée (2), et qui est datée 1418. Je constate immédiatement
une similarité étonnante dans la composition des images:
colonnettes, arcatures, mouvements des personnages, lignes de draperies,
accessoires, tout dénote une grande ressemblance; mais la Vierge
de Perpignan n’est pas accostée d’oiseaux. Et [p.13] quelle différence dans l’exécution!
Autant les personnages d’Etampes sont fins, autant les méridionaux
sont lourds, larges, avec d’énormes faces: celle de l’Enfant est
ronde comme une lune. En résumé, il n’y a pas identité,
il y a grande ressemblance et une influence commune certaine qui s’expliquerait
peut-être suffisamment par l’origine également commune des
fondeurs: en effet quelques régions seulement, et notamment la Lorraine,
eurent l’avantage de fournir presque exclusivement les ouvriers tondeurs
de cloches.
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(1)
[de la page 9] Il y a un septième
marqué, peut-être accidentellement, hors la ligne régulière,
et d’ailleurs venu seulement à moitié. — Depuis le XIIIe
siècle, ces matrices gravées, dites planchettes, sont en usage
; elles étaient en buis et pouvaient servir indéfiniment.
On prenait leur empreinte en relief avec de la cire momentanément
ramollie et on encastrait celle-ci dans la terre de la fausse cloche servant
à faire le moule. L’empreinte réapparaissait en creux dans
celui-ci, et finalement après le coulage on obtenait une deuxième
fois un relief alors définitif dans le bronze de la cloche. (J. BERTHELÉ,
ouv. cité [Jos. BERTHELÉ, Enquêtes
campanaires, Montpellier, 1903, in-8],
p. 23 et 366.)
(1) [de la page 10] Emile MALE, L’art religieux de
la fin du moyen âge. (Paris, 1908, p. 91 et suiv.)
(2) Les colonnettes
sont agrémentées de trois bagues au lieu de deux.
(3) On me permettra
de noter en passant combien cet état ressemble à celui de
l’Agneau vu par saint Jean l’Evangéliste, et décrit par lui
dans l’Apocalypse: «Et vidi Agnum stantem tanquam occisum».
La seule différence est dans le fait que le Christ de saint Jean,
symbolisé par l’Agneau, est triomphant; nous le [p.11] trouvons ainsi représenté dans
quelques monuments des XIIe et XIIIe siècles, et notamment dans le
portail à statues-colonnes d’Etampes que nous avons étudié:
Le portail royal d’Etampes (2e édit., Paris,
1908). — Exceptionnellement le Christ de pitié est figuré souffrant
mais vivant, et les bras tendus en avant, dans une magnifique œuvre de Mantegna,
au musée de Copenhague.
(1) [de la page 11] Les artistes italiens ont accentué
cette idée d’une façon très décorative, mais
en donnant à la composition une importance parfois beaucoup plus
grande, allant jusqu’à y associer tous les personnages de la Mise
au Tombeau (dessin de Giovanni Bellini, au Louvre). Du moins le principe
italien est plutôt de représenter le Christ avec les bras écartés,
les paumes des mains bien ouvertes pour montrer les stigmates; très
souvent la Vierge d’un côté, saint Jean l’Evangéliste
de l’autre, soulèvent les bras et présentent les plaies saignantes
(tableaux de Benozzo Gozzoli, aux Offices de Florence; de Giovanni Bellini,
à l’Académie de Bergame, etc., etc.) Quelquefois, ce sont
des angelots qui soutiennent le Christ ou ses membres (tableau de Marco
Palmezzano, au Louvre; les deux angelots sont accompagnés d’un vieillard
dans un tableau de Fra Filippino Lippi, dans la collection R. H. Benson,
à Londres, etc.). Un tableau du Musée de Troyes, attribué
à Jean Malouel et désigné Le Christ descendu de la
Croix, paraît bien représenter une variante de notre donnée,
car il met en scène la Vierge, saint Jean et deux angelots, et le
tombeau seul manque à l’appel. D’ailleurs un tableau du même
peintre, au Musée du Louvre, est non moins original. — Il ne saurait
être question de citer ici une longue liste des Christ de pitié;
je me reprocherais néanmoins de ne pas signaler une bien curieuse
fresque de Fra Benedetto da Fiesole, le frère d’Angelico, au Musée
de San Marco, à Florence, et les tableaux au Louvre de Fra Angelico,
Francesco Pesello, Carlo Grivelli, Pérugin, Luini, et d’un maître
anonyme italien. Mention spéciale pour un tableau attribué
à l’Ecole d’Avignon, au Louvre, l’un des plus impressionnants qui
soient: le coq n’y figure pas.
(2) Dans les
peintures italiennes, même les plus amplement fournies d’accessoires
et de personnages, le coq ne figure pour ainsi jamais; on ne le trouve
pas non plus dans le tableau de l’école d’Avignon, au Louvre, cité
ci-dessus. Par contre, il existe dans un tableau primitif de l’école
espagnole de la collection Fitzwilliam, à Cambridge; dans le rétable
de la cathédrale d’Aix, le coq est perché sur la croix. Il
est sur la Colonne dans un tableau de Jac. Corn. van Ostzanem, au Musée
impérial de Vienne, tableau remarquable par sa composition compliquée.
Il existe également sur la cloche
du beffroi de Perpignan datée 1418. En [p.12]
France le coq est devenu traditionnel sur les cloches d’autant plus facilement
que son image a toujours été sympathique et même plus
ou moins emblématique pour les Français. Il figurait déjà
régulièrement dans les scènes de la Passion ornant
les sarcophages antiques ou les frises romanes du Midi de la France.
(1) [de la page 12] Robert GUERLIM, Notes sur quelques
représentations du saint Sacrifice de la Messe, dans la Revue
de l’Art chrétien, 1890. — Voir, même revue, aux années
1887, 1888, 1889, 1894.
(2) Revue
de l’Art chrétien, 1911, p. 221-224. — Ephemeris campanographica,
1911, p. 120-126.
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4) Léon Guibourgé
(1957)
D’après l’usage, la cloche porte encore des petits bas-reliefs en
forme de médaillons, au nombre de six, représentant deux sujets
répétés plusieurs fois. Le premier sujet est la Vierge
et l’enfant, entourés de hérons et de perroquets. L’autre
est l’image du Christ de pitié, appelée encore «Christ
de Saint-Grégoire» parce qu’il rappelle une vision légendaire
du Pape Saint Grégoire où Jésus est représenté
mort, sortant du tombeau et entouré des instruments de la Passion
sans oublier le coq. Cette façon d’orner les tableaux ou inscriptions
est bien une des caractéristiques de cette époque.
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Étampes
ville royale, Étampes, chez l’auteur, 1957, p. 45.
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5) Jacques Gélis (1999)
D’un poids de deux tonnes, elle est ornée de délicates vignettes
en creux, dites «planchettes»,
dont une Vierge à l’Enfant et un Christ de Pitié.
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Patrimoine
au cœur, Étampes, Étampes-Histoire, 1999, p.149.
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