Corpus Littéraire Étampois
 
Calixte Mélinge dit l’abbé Alta
L’invasion philosophique préparatoire
conférence, mai 1915
   
Portrait de Calixte Mélinge
Edith Jones en 1881, Huile sur toile d’Edward Harrison May (The American Academy of Arts and Letters)
Calixte Mélinge (1842-1933)
Friedrich Nietzche (1844-1900)
 
     Calixte Mélinge, docteur en Sorbonne, et curé de Morigny-Champigny de 1900 à 1910, fut destitué de ces dernières fonctions après avoir été dénoncé auprès de l’évêque de Versailles pour cause d’hérésie et d’appartenance aux cercles occultistes. Il se considérait lui-même, de fait, comme une sorte de gnostique. Mais par gnose ne faut-il pas entendre tout simplement exercice du bon sens? C’est du moins ce que donne à penser l’examen qu’il fait ici de la pensée de Nietzche, dont il montre ici qu’il fut, comme l’auteur du Coran, le législateur rétrograde d’un retour à la barbarie primitive.
     Même si notre conférencier se trompe ridiculement, d
un point de vue universitaire, en parlant d’un philosophe qui de son temps ne serait pas encore traduit en français, ce qui était loin d’être le cas, la pertinence de ses remarques naïves, loin des faux-semblants universitaires toujours en vigueur, appuie sur ce qui fait mal dans la pensée du philosophe prétendu de l’au-delà du bien et du mal. Leur fraîche simplicité ne saurait être écartée d’un simple revers de main sorbonagre, parce quelle relève et souligne des faits particulièrement têtus, et suppose avec juste raison que les mots ont un sens, autant que les choix ont des conséquences. Le nazisme en a depuis été une nouvelle démonstration.
Bernard Gineste, 2016
 
Calixte Mélinge dit l’abbé Alta
L’invasion philosophique préparatoire
conférence, 1915
 

L’INVASION PHILOSOPHIQUE PRÉPARATOIRE (1)

     Vous avez lu, n’est-ce pas? Mesdames et Messieurs, les deux derniers exploits des barbares teutons: là où ils luttent pour avancer, ils lancent sur leurs adversaires des gaz asphyxiants; là où ils sont forcés de se retirer, ils empoisonnent les sources. On s’indigne spontanément de ce double crime commis contre les lois de la civilisation: ce serait donc aux conférenciers une éloquence vaine d’exciter la colère de leurs auditeurs contre les procédés que tout le monde réprouve. Aussi je ne viens point à ce propos en appeler à votre indignation; mais, comme toujours solliciter votre réflexion, et vous demander si vous aviez observé comment nos ennemis, bien avant d’exercer sur les eaux potables et sur l’air atmosphérique cet empoisonnement matériel, avaient, chez nous, durant |2 des années, vicié l’atmosphère intellectuelle et empoisonné les sources de la pensée.

     C’est bien une certitude positive pour vous, n’est-ce pas? que vous pensez, puisque vous êtes de l’espèce humaine, non pas seulement animale; et c’est un fait que l’homme pense avant d’agir, que nos actes extérieurs sont l’exécution d’une idée, d’une pensée intérieure. Aussi ceux qui veulent diriger notre action, ceux qui veulent nous mener à leur but, commencent-ils, s’ils sont habiles, par diriger notre esprit, par former, ou déformer, à leur gré, nos idées: et voilà ce que les Allemands, avec une obstination et une habileté prodigieuses exécutaient en France, par tous les moyens, surtout les moins honnêtes, depuis plus d’un demi-siècle.

     Avant d’attaquer l’Empire, en 1870, ils y avaient à l’avance, par la politique et par la presse, introduit sournoisement l’anarchie; avant d’assaillir militairement la République, voilà dix mois, ils y avaient audacieusement fait triompher dans l’opinion bourgeoise, non seulement populaire, et jusque dans l’enseignement officiel, le matérialisme, l’athéisme, l’indifférentisme, l’antimilitarisme, qui sont les quatre points cardinaux de l’esprit de servitude.

     C’était une chose étrange vraiment que la docilité naïve avec laquelle ces prétendus indépendants que sont les Français, dominés par les industries allemandes, subissaient jusque dans les matérialités les plus terre à terre la mode importée d’Outre Rhin; comment les parisiens les plus légers se résignaient à s’habiller lourdement, et dissimulaient dans de longues chaussures leurs petits pieds, qui sans doute auraient semblé une insulte aux palmipèdes germaniques. Mais c’était une déformation bien autrement suggestive que cette admiration devenue obligatoire dans ce qu’on appelle «la bonne société», |3 depuis qu’il n’y a plus d’aristocratie en France, pour la littérature et la musique allemandes; plus encore, la suppression pratique de l’étude et de la lecture des classiques, non seulement grecs et latins mais français, dans l’enseignement à peu près général.

     Les élèves de nos lycées étaient excusables, certes, de croire, sur l’affirmation magistrale de leurs professeurs, que le matérialisme était la religion unique de tous les hommes intelligents; et d’ignorer, ce qu’on les empêchait de savoir, que le spiritualisme, au contraire, fut la Foi universelle de tous les hommes de génie depuis le commencement de l’histoire, et, dans notre Occident, la prédication éloquente des Orphée, des Eschyle, des Sophocle, des Euripide, des Socrate, des Platon, des Aristote, des Plotin, chez les Grecs; des Corneille, des Racine, des Descartes, des Pascal, en France; comme des Newton en Angleterre, des Kant et des Leibnitz dans la vieille Allemagne; puis plus proche de notre temps, chez nous, des Victor Cousin, des Jules Simon et tant d’autres qui, sans égaler les grands philosophes de l’antiquité, surpassaient certes les médiocres pédants de l’incrédulité actuelle. Mais c’était une honte, et j’ose dire un crime à l’opinion dans le meilleur monde parisien, depuis que nous sommes en démocratie, d’accepter platement cette suppression de notre gloire intellectuelle comme de notre histoire politique. C’est une triste consolation à nos philosophes spiritualistes français dont la raison domine l’abaissement général, les Boutroux, les Bergson, que ce matérialisme soit en France une importation allemande, comme la substitution des insanités et des boursouflures germaniques dans l’art et dans la mode à notre bon sens naturel et à notre tact de la mesure. Mais j’en suis, pour ma part, absolument convaincu; et je viens vous faire connaître ce soir par ses paroles authentiques l’agent, dont vous avez peut-être vous-même glorifié le nom, qui a le plus contribué à cette importation désastreuse. |4

     (1) Cette conférence fut faite, le 13 mai 1915, aux Sociétés Savantes, à Paris. (N. de l’Editeur [de 1916]).
Portrait de Calixte Mélinge
Calixte Mélinge



Edith Jones en 1881, Huile sur toile d’Edward Harrison May (The American Academy of Arts and Letters)
Frédéric Nietzsche
 
     L’opinion générale dans une démocratie est  fatalement le domaine des phraseurs, non pas des penseurs. Nos ennemis d’Outre Rhin résolurent d’utiliser cette perturbation des courants traditionnels sur le pays de France; et le démon qui depuis des siècles travaille l’ambitieuse Germanie pour s’en faire un instrument d’oppression sur la libre et sincère pensée française, suscita au moment favorable l’homme choisi tout exprès pour le succès de l’œuvre. Tandis que le spiritualisme était, au XIXe siècle commençant, la doctrine de tous les maîtres de la philosophie en France, les Fichte, les Schelling, les Hégel, les Schopenhaüer, avaient fait du matérialisme l’enseignement de toutes les universités allemandes: mais 1a forme absolument indigeste de leurs abstractions métaphysiques les rendait complètement inassimilables pour la capacité digestive des estomacs français. Le démon national que Guillaume II appelle son dieu, fit donc surgir en Allemagne vers 1869 un lettré préparé tout exprès pour insinuer chez nous le poison et le narcotique intellectuels. Je ne prête pas à Nietzsche, en le caractérisant par ces deux mots, un procédé qui ne soit pas le sien: l’état idéal de l’esprit humain, selon ce déséquilibré, c’est l’état dionysien, «l’état d’ivresse et d’extase causées par les narcotiques ou provoquées par des phénomènes naturels comme la surexcitation de notre vitalité au printemps» (Lichtenberger, la Philosophie de Nietzsche, page 42); le traducteur auquel j’emprunte cette citation dit: «état dionysien» du mot grec Dionysos (2); mais vous savez, je suppose, que Dionysos c’est Bacchus; et la traduction exacte en français serait donc: «l’état bachique»; mais les disciples et apôtres chez nous de Nietzsche, évitent de leur mieux les clartés trop crues parce que les ombres sont nécessaires à la propagation de cette lumière spéciale que la philosophie étrangère voulait faire triompher chez nous de notre clair génie naturel. Permettez, je vous prie, Mesdames et Messieurs, que je dissipe pour vous ces ombres qui ont fait dans trop |5 d’esprits une auréole trompeuse au faux messie du Nietzschéisme.
     (2) Tout du long dans le texte on a une interversion dans le nom de ce dieu du i et du y (B.G., 2016).





     Car, il ne faut pas le nier, le Nietzschéisme était devenu la profession de foi des personnes distinguées, comme le wagnérisme était l’idolâtrie imposée par les concerts à la mode. Peut-être cette apothéose du Surhomme de la philosophie allemande était-elle plus explicable que celle du demi-dieu de la musique nouvelle, parce que toutes les oreilles avaient entendu les éclats formidables des orchestres et des chanteurs wagnériens; tandis que l’œuvre de Nietzsche n’étant pas traduite en français (3) était admirée de confiance sans connaissance préalable. Mais avouez, Mesdames et Messieurs, que ce genre de jugement, en parfaite ignorance, fait vraiment peu d’honneur aux esprits qui l’adoptent: et tel était en France, depuis le commencement du XXe siècle, le jugement imposé par la mode dans les salons parisiens où l’on faisait parade de littérature.


     (3) Une partie des œuvres de Nietzsche ont été traduites et publiées au Mercure de France. Cette remarque bibliographique n’enlève rien à la thèse discutée par l’auteur. (N. de l’Editeur [de 1916]).
     Une jeune fille intelligente et distinguée me racontait encore ces jours-ci qu’étant allée faire visite, voilà cinq ou six ans, chez une dame qui recevait régulièrement les représentants, masculins et féminins, de la Société des gens de lettres, elle survint au milieu d’un assaut d’éloges enthousiastes du révélateur germanique que venait de révéler aux lecteurs français un «choix d’aphorismes et de fragments» traduits par un admirateur qui se trouvait précisément à cette réunion, M. Henri Lichtenberger, professeur adjoint de littérature allemande à l’Université de Paris (4).
     (4) Friedrich Nietzsche, Aphorismes et fragments choisis, par Henri Lichtenberger [in-18; XXXII+183 p.], Paris, F. Alcan («Bibliothèque de philosophie contemporaine»), 1899 (B.G., 2016).
     Comme la nouvelle venue gardait obstinément le silence dans ce concert dithyrambique: «Et vous, Mademoiselle, lui demanda-t-on, qu’est-ce que vous en pensez? —  Je préfère dire que je n’en pense rien», répondit-elle. — |6 Comment? vous ne connaissez pas Nietzsche? —  J’ai lu, moi aussi, les morceaux de son œuvre que l’on m’a traduits en français; mais j’avoue qu’ils ne m’ont pas convertie à l’athéisme ni à l’hégémonie de la force».

     Cette jeune indépendante témoigna ainsi, elle qui gardait le silence, que seule elle connaissait le prétendu penseur que toute l’assistance acclamait sans le connaître; cette jeune silentiaire, sans rien dire, répondait à M. Lichtenberger qu’on peut être expert en littérature étrangère, sans être un juge en philosophie: car ce sont là deux domaines aussi différents que la médecine et l’astronomie; et elle enseignait aux enthousiastes trop peu renseignés qu’il faut savoir dire: «Je ne sais pas!» lorsque en fait on ignore.

     M. Lichtenberger avait-il trié son recueil de morceaux choisis de façon à montrer seulement ce qui faisait honneur à son client, comme tout avocat doit le faire? je ne sais, car je n’ai pas ce recueil. Mais dans un autre volume du même auteur sur «la Philosophie de Nietzsche», 13e édition Alcan, 1912, je vais vous lire des citations, sincères évidemment car elles ne sont pas favorables, qui vous permettront de dire: «Je connais Nietzsche», et qui vous mettront à même de le juger.

     Permettez-moi d’abord, je vous prie, une remarque, futile en apparence, mais significative. Le son Nitch, qui exprime aussi le nom d’une ville principale de la Serbie, s’écrit en grec par trois lettres: il en faut trois fois plus en allemand; et cette complication qui existe dans l’écriture existe également dans le cerveau allemand. L’étude que j’ai là sous les yeux montre, en contant l’histoire de la pensée de Nietzsche, quel amalgame elle fut d’idées confuses et contradictoires; comment il passa, par exemple, d’un enthousiasme fanatique pour Schopenhaüer et Wagner à une appréciation exactement contraire; mais M. Lichtenberger voit juste néanmoins quand il écrit, page 99: «Si Nietzsche prise peu la logique et s’il ne s’attache pas à la vérité en elle-même, cela ne veut pas |7 dire du tout que sa pensée ait été décousue et illogique; loin de là. Je suis persuadé au contraire que Nietzsche a très réellement conçu un système fort bien lié dans toutes ses parties». Bien que l’honorable professeur de l’Université de Paris n’ait pas synthétisé ex professo cette unité logique, et que ses analyses de chaque phase successive cachent plutôt cette unité, la voici nettement exprimée par une courte citation qui vous montrera tout de suite ce que c’est que cette révélation nouvelle:
     «Pourquoi la vérité plutôt que l’erreur? dit Nietzsche. Pourquoi le bien plutôt que le mal? la règle de conduite de l’homme vraiment libre, c’est la devise de cet ordre mystérieux des Assassins que les croisés rencontrèrent jadis en Terre Sainte; «Rien n’est vrai; tout est permis». (page 103).

     Voici bien un éclair aveuglant, n’est-ce pas? qui jaillit des nuages. Ecoutons maintenant les roulements du tonnerre; du tonnerre destructeur, car «pour l’âme tragique, dit cyniquement cet étrange poète, cet étrange créateur, la joie éternelle du devenir comprend aussi la joie d’anéantir», page 48. Ce virtuose des contrebonsens nous dira plus tard (pages 106, etc.) que «l’homme vraiment libre» qu’il prétend devenir, n’est qu’un rouage inconscient de l’Eternel Retour, de la fatalité toujours recommençante; mais n’allons pas si vite, et avant le coup de foudre destructeur, écoutez la musique préparatoire:
     Page 103: «Toutes ces entités métaphysiques, mystérieuses et surhumaines que l’homme a toujours supposées en dehors de lui et qu’il a révérées sous des noms divers — Dieu, le monde des choses en soi, la Vérité, l’impératif catégorique (de Kant, c’est-à-dire le Devoir) — ne sont que des fantômes de notre imagination. La seule réalité qu’il nous soit donné de connaître, c’est le monde de nos désirs, de nos passions. Tous nos actes, toutes nos volontés, toutes nos pensées sont en dernière analyse gouvernées par nos instincts; et ces instincts se ramènent tous finalement à un |8 seul instinct primordial, la volonté de puissance, c’est-à-dire de domination.»

     Philosophiquement, cette analyse de l’homme est aussi complète que si physiologiquement il ne voyait en nous que l’estomac: non seulement l’homme a des instincts, mais il a connaissance de ses instincts, et la connaissance la puissance de connaître est évidemment autre chose que l’instinct de domination: le désir de connaître l’astronomie, par exemple, n’est certainement pas l’instinct ni le désir d’obtenir puissance et domination sur le soleil, la lune, les étoiles et sur leurs habitants. Mais la méthode de Nietzsche, comme de tous les sophistes, est parfaitement claire pour le philosophe qui sait voir, non pas seulement croire: elle consiste à fixer l’attention des naïfs sur un point unique et à leur faire oublier tout le reste.
     «Tout être vivant — plante, animal ou homme – continue ce prétendu sage, tend à augmenter sa force en soumettant à sa domination d’autres êtres, d’autres forces.» — Page 103. — Et c’est pourquoi la guerre est bonne en elle-même et il prédit sans trouble et sans regrets que l’Europe va entrer dans une période de grandes guerres où les nations lutteront entre elles pour la domination, pour l’hégémonie du monde. — Page 154 — «Et c’est pourquoi aussi nous pouvons comparer la culture triomphante à un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves enchaînés à son char.» — Page 56. — «Le progrès de la culture n’a donc pas le moins du monde pour effet de soulager les humbles. L’esclavage est une des conditions essentielles d’une haute culture: c’est là, il faut bien le dire, une vérité qui ne laisse plus place à aucune illusion. C’est là le vautour qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la civilisation. La misère des hommes qui végètent dans la peine doit être encore augmentée pour permettre à un petit nombre de génies olympiens de vivre leur vie esthétique». — Page 55. — «Un peuple n’est qu’un détour que prend la |9 Nature pour produire une douzaine de grands hommes; l’Humanité doit toujours travailler à enfanter ces individus de génie; c’est là sa mission; elle n’en a point d’autre.» — Page 54.

     Voyez-vous maintenant ce que c’est que le Surhornme de Nietzsche, et quel rôle il lui donne, et quel prix il y met? C’est l’éternelle naïveté du public, même dans le meilleur monde, hélas! de se laisser fasciner — Nietzsche sait bien ce qu’il disait quand il parlait de «narcotique» — de se laisser fasciner par un mot, par une phrase un peu insolites, faciles à retenir, et que l’on s’en va répétant avec admiration pour le créateur du mot, pour l’inventeur de la formule, sans approfondir davantage la doctrine. Avouez que vous ignoriez, vous aussi, Mesdames et Messieurs, ce que c’était que le Surhomme de Nietzsche et que vous ne soupçonniez pas quel genre de religion prêche, pour supplanter le Christianisme, le messie qu’il prétend substituer à Jésus. Ecoutez:
     Pages 154, etc.: «Voici la nouvelle loi que je promulgue pour vous, dit Zarathustra. Devenez durs, ô mes frères! il faut en effet que le créateur soit dur, dur comme le ciseau du sculpteur, s’il veut modeler à son gré le bloc informe du hasard, s’il a l’ambition d’instituer des valeurs nouvelles, de marquer à son empreinte des générations entières, de pétrir la volonté de l’Humanité future, et d’y inscrire, comme en des tables d’airain sa volonté à lui. La pitié est, pour lui, non pas une vertu, mais une suprême tentation et le plus terrible de tous les dangers. Le «dernier péché» de Zarathustra, le plus redoutable des assauts qu’il doit subir, c’est celui de la pitié… Zarathustra est sorti vainqueur de l’épreuve où Dieu a péri. Le Dieu d’amour est mort, étouffé par la pitié… Le Sage doit être dur pour lui-même et ne reculer devant aucune souffrance; de même il doit aussi savoir être dur pour les autres… Ayons le courage de ne pas retenir ceux qui tombent, mais de les pousser encore pour qu’ils tombent plus vite. Le sage doit donc savoir supporter la vue de la souffrance d’autrui; bien plus, il doit |10 faire souffrir sans se laisser dominer par la pitié… Qui atteindra quelque chose de grand, s’ il ne se sent pas la force et la volonté d’infliger de grandes souffrances? Savoir souffrir est peu de chose: de faibles femmes, même des esclaves passent maîtres en cet art. Mais ne pas succomber aux assauts de la détresse intime et du doute troublant quand on inflige une grande douleur et qu’on entend le cri de cette douleur: voilà qui est grand, voilà qui est une condition de toute grandeur.»

     Nietzsche avait-il prévu que, de son vivant, un homme se rencontrerait qui mettrait sa doctrine en acte et qui serait assez Nietzschéen pour vouloir soumettre l’Europe à la domination de la force, sans crainte de faire souffrir et de sacrifier des vies humaines par centaines de mille? Toujours est-il que Guillaume II est un parfait représentant de la «volonté de puissance»: «Le Droit, c’est la force», dit-il et c’est bien une armée d’esclaves qu’il pousse, sous la menace des revolvers de leurs officiers pour asservir l’Europe à la brute germanique. Et Nietzsche, plus pressé encore que le Destin, écrivait le 20 Novembre 1888 à son ami Brandès, dont nous retrouvons le nom parmi les serviteurs du Kaiser: «Je vous jure que dans deux ans toute la terre se tordra dans des convulsions. Je suis une fatalité»! (page 102).

     La fatalité, ce n’était pas sa personne, déséquilibrée, maladive, enfermée en elle-même sous le joug de sa folie et incapable d’entraîner les foules, même de soulever les applaudissements d’un auditoire: la fatalité capable d’amener les plus lamentables convulsions, c’est sa doctrine. Écoutez encore quelle foi, quelle vertu il prétend substituer à la vertu et à la foi chrétiennes: «Je ne sais pas si la vie est en elle-même bonne ou mauvaise. Rien n’est plus vain, en effet, que l’éternelle discussion entre les optimistes et les pessimistes, et cela pour une excellente raison, c’est que personne au monde n’a qualité pour juger ce que vaut la vie: les vivants ne le peuvent pas |11 parce qu’ils sont partie dans le débat et même l’objet du litige; les morts ne le peuvent pas davantage, parce qu’ils sont morts.

     Ce que vaut la vie dans sa totalité, nul ne peut donc le dire; j’ignorerai à tout jamais s’il eût mieux valu pour moi d’être ou ne pas être. Mais du moment où je vis, je veux que la vie soit aussi exubérante, aussi luxuriante, aussi tropicale que possible en moi et hors de moi. Je dirai donc «oui» à tout ce qui rend la vie plus belle, plus digne d’être vécue, plus intense. S’il m’est démontré que l’erreur et l’illusion peuvent servir au développement de la vie, je dirai «oui» à l’erreur et à l’illusion; s’il m’est démontré que les instincts qualifiés de «mauvais» par la morale actuelle — par  exemple, la dureté, la cruauté, la ruse, l’audace téméraire, l’humeur batailleuse — sont de nature à augmenter la vitalité de l’homme, je dirai «oui» au mal et au péché; s’il m’est démontré que la souffrance concourt aussi bien que le plaisir à l’éducation du genre humain, je dirai «oui» à la souffrance. — Au contraire, je dirai «non» à tout ce qui diminue la vitalité de la plante humaine. Et si je découvre que la vérité, la vertu, le bien; en un mot, toutes les valeurs révérées et respectées jusqu’à présent par les hommes sont nuisibles à la vie, je dirai «non» à la science et à la morale.» Pages 105, 106.

     Voilà cyniquement formulée par Nietzsche la philosophie de ces dames du monde qui résument tout leur programme d’existence dans cette phrase que je commentais l’autre jour: «Il faut vivre sa vie». Et «vivre sa vie», pour ces dames comme pour leur philosophe, c’est vivre uniquement la vie de la «plante humaine», surtout de l’animalité humaine, sans se préoccuper de ce qui fait l’espèce humaine supérieure à l’espèce animale: le devoir, la vertu, l’honneur. Cette morale du devoir, c’est une «morale d’esclaves», dit Nietzsche; et sa morale, à lui, est une «morale de maîtres», (pages 106-107). Et l’impudence est excessive vraiment d’intituler «maîtres» ces prétendus «Surhommes» ou ces faux «aristocrates», qui sont des soushommes vraiment, esclaves de leurs |12 instincts animaux, de puissance ou de jouissance. Nietzsche, il est vrai, avait l’honnêteté d’avertir ses lecteurs que la raison ni la vérité n’avaient pour lui aucune valeur, et qu’une seule chose, d’après lui, constituait le Surhomme: la volonté de domination. Peu importent les guerres, les ruines, les massacres abominables que doit déchaîner sur le monde cette morale de brutes: «pas de pitié»! enseigne Zarathustra, «le sage doit faire souffrir sans se laisser dominer par la pitié». Je vous ai lu tout à l’ heure cette page de cruauté cynique. Écoutez une autre page qui achèvera, j’espère, votre admiration pour l’admirable prophète de la brutalité et de l’inconscience des soldats, des généraux et du Kaiser germaniques. (pages 158-159).

     «Zarathustra enseigne que l’âme humaine doit d’abord être semblable au chameau qui se charge docilement des fardeaux les plus lourds: elle endure patiemment les pires épreuves, elle se soumet volontairement aux plus rudes disciplines pour amasser un lourd bagage d’expérience. Ensuite elle doit se faire semblable au lion qui dit «Je veux» et terrasse sous sa griffe quiconque menace sa liberté; elle doit vaincre le grand dragon de la Loi qui, sur chacune de ses écailles d’or, porte écrit en lettres flamboyantes: «Tu dois», et s’affranchir violemment du joug de l’idéal, du Vrai, du Bien, qui lui semblait jadis si doux à porter.»

     Voilà qui est parfaitement clair, n’est-ce pas? toute la morale de l’Idéal, du Vrai, du Bien, il faut s’en affranchir. Et si, libérés ainsi de tout ce qui nous élève au-dessus de la Brute, nous nous sentions attristés par le regret de l’Idéal perdu, réagissez, nous crie Zarathustra.

     «Pour devenir féconde et créer des valeurs nouvelles après avoir détruit les valeurs anciennes, il faut que l’âme humaine devienne semblable à l’enfant qui joue. «L’enfant est innocence et oubli, il est un recommencement, un jeu, une roue qui tourne d’elle-même, une première impulsion, un oui sacré». Ainsi l’âme humaine qui veut s’élever aux |13 plus hauts sommets de la Sagesse doit apprendre à jouer, à s’ébattre joyeusement en toute innocence. «Malheur à ceux qui rient! disait l’ancienne Loi; or c’est là, selon Zarathustra, le pire des blasphèmes. Le Sage doit au contraire apprendre le rire divin: il doit s’approcher de son but.  (Vous vous souvenez quel est le but pour le sage, selon Zarathustra: satisfaire l’instinct de domination, et ne point hésiter pour cela à faire souffrir et à détruire.) Le sage, continue ce nouveau messie, doit s’approcher de son but, non point à pas lents et comme à regret, mais en dansant et en volant. C’est en sachant rire qu’il pourra se consoler de ses échecs; il faut que l’homme apprenne à danser par-delà lui-même, à rire par-delà lui-même, à s’élever au-dessus de lui-même, à se dépasser lui-même sur les ailes du rire et de la danse. C’est là le conseil suprême de la Sagesse de Zarathustra.

     Sentez-vous l’abominable parodie et l’effroyable satanisme de cette perfection nietzschéenne? Jésus, faisant admirer à ses apôtres l’innocence des petits enfants, demande une innocence semblable; et par innocence il entend pureté, absence de passions impures ou ambitieuses qui entraînent trop souvent les hommes. Pour Zarathustra, l’innocence qu’il prêche, c’est l’inconscience. L’homme, tel que l’a formé le christianisme, a une conscience qui se trouble à la pensée de faire souffrir les autres, et qui éprouve des regrets, des remords, si le mal a été commis. «Silence à cette crainte et à ce repentir! enseigne Zarathustra», c’est en sachant rire, en sachant danser et voler que le surhomme franchira joyeusement, semblable aux tourbillons du vent d’orage, les noirs marais de la mélancolie. Cette couronne du rire, cette couronne de roses, moi-même je l’ai posée sur ma tête; moi-même j ’ai sanctifié le rire joyeux. Cette couronne du rire, cette couronne de roses; à vous, ô mes frères, je vous la jette. J’ai sanctifié le rire: hommes supérieurs, apprenez à rire!» — pages 159-160.

     L’intention est manifeste de narguer la couronne d’épines de ce Jésus, dont Nietzsche prétendait être à la |14 fois «le continuateur et le meilleur ennemi», — page 85, note —; de ce dieu d’amour qu’il raillait d’avoir succombé à la pitié et pleuré sur les souffrances de l’humanité. La double réalisation des deux doctrines opposées rend manifeste aussi leur valeur dans la terrible épopée que joue actuellement l’Europe entière contre le dieu de l’Allemagne. Tandis que nos brancardiers ramassent sur le champ de bataille les blessés ennemis pour que nos médecins et nos sœurs de charité les soignent dans nos ambulances, les soldats allemands, par ordre de leurs chefs, achèvent brutalement tout ce qui donne signe de vie après chaque bataille; et poussant jusqu’à son sommet la loi de perfection selon Zarathustra, les marins teutons riaient et gambadaient en regardant les marins français sombrer lentement sur un navire mis en pièce par une torpille sous-marine.

     «Voici la nouvelle loi que je promulgue pour vous, dit Zarathustra. Devenez durs, ô mes frères. La pitié est, non pas une vertu, mais un une suprême tentation et le plus terrible des dangers.»

     Et voilà par quels moyens le Satan, le Wotan germanique, après l’avoir prêchée par son philosophe, voudrait imposer au monde sa loi de tyrannie en faisant de son Kaiser «un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves enchaînés à son char». — page 56.
Mais non! la loi du Christ fera échec à la loi de Wotan; la loi de liberté fera échec à la loi de tyrannie. Et au premier rang de la bataille, c’est la France qui remportera la victoire. La France était antichrétienne et antimilitariste, disaient ses exploiteurs politiques. Oui! depuis trop longtemps elle semblait oublier son histoire et renoncer à son rôle entre les nations. Mais sous la menace des oppresseurs et des barbares, l’âme de la France, que l’on croyait morte, est ressuscitée; et tous les Français, oubliant leurs querelles politiques, n’ont plus songé qu’à |15 l’honneur de la France, au salut de la patrie; et après les premières défaites, résultat fatal de notre incurie trop naïve, notre génie national a su reconstituer tout l’instrument nécessaire à la terrible lutte; il le renouvelle et le fortifie chaque jour davantage; nos généraux, supérieurs à la fatalité, entraîneront chaque jour leurs admirables soldats à des victoires plus décisives; les barbares, j’en suis convaincu, seront complètement expulsés de notre sol au mois d’août qui approche comme ils s’y étaient incrustés au mois d ’août précédent; la France pourra de nouveau déployer son drapeau et faire briller au soleil de la gloire les trois couleurs patriotiques: le bleu céleste, le blanc de l’honneur sans tache, le rouge empourpré du noble sang de ses fils versé généreusement pour le triomphe de la liberté contre la force brutale.

ALTA,      
Dr en Sorbonne.





      
     Source essentielle: l’édition originale, d’après un exemplaire acheté sur Internet et saisi par B.G. en septembre 2016.
BIBLIOGRAPHIE
 
Éditions

        Calixte MÉLINGE dit l’ABBÉ ALTA,
«L’invasion philosophique préparatoire», in La Guerre et l’Occultisme, suivi des révélations sensationnelles de Raphaël, le célèbre astrologue anglais. Numéro spécial édité par Le Voile d’Isis, revue d’études ésotériques fondée en 1890, Paris, Chacornac, 1916, pp. 1-15.

     Bernard GINESTE [éd.],
«Calixte Mélinge dit l’abbé Alta: L’invasion philosophique préparatoire (conférence, mai 1915)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-20-melinge1915invasion.html, 2016.

Références (méconnues de l'auteur mais non de son premier éditeur)

     Frédéric NIETZSCHE, Richard Wagner à Bayreuth, traduit par Marie Baumgartner avec l’autorisation de l’auteur [in-16 ; 19 p.], Schloss-Chemnitz, E. Schmeitzner, 1877.

     Frédéric 
NIETZSCHE, Le Cas Wagner, un problème musical, traduit par Daniel Halévy et Robert Dreyfus [in-16 ; 80 p.], Paris, A. Schulz, 1893.

     Adrien WAGNON (1854-1908) et Paul LAUTERBACH, À travers l’œuvre de Frédéric Nietzsche. Extraits de tous ses ouvrages [in-16; II+92 p.], Paris, A. Schulz, 1893.

     Frédéric 
NIETZSCHE, Par delà le bien et le mal, traduit par L. Weiscopf et G. Art [ in-8°; VII+263 p.], Paris, Société du Mercure de France («Collection d’auteurs étrangers» / «Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche publiées sous la direction de Henri Albert») & Leipzig, C. G. Naumann, 1898.

     Frédéric 
NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tout le monde et personne, traduit par Henri Albert [in-8° ; 473 p. ; portrait], Paris, Société du Mercure de France, 1898.

     Henri LICHTENBERGER, La Philosophie de Nietzche (in-16, 187 p.), Paris, Félix Alcan, 1898 (12e édition en 1923).

     Frédéric 
NIETZSCHE, Humain, trop humain (première partie), traduit par A.-M. Desrousseaux [in-18; 498 p.], Paris, Société du Mercure de France, 1899.

     Fréderic 
NIETZSCHE, Le Crépuscule des idoles. Le Cas Wagner. Nietzsche contre Wagner. L’Antéchrist, traduits par Henri Albert [19 cm; 355 p.], Paris, Mercure de France, 1899.

      Frédéric 
NIETZSCHE, Pages choisies, publiées par Henri Albert [in-18; XV+378 p.; portrait], Paris, Société du Mercure de France, 1899.

     Friedrich 
NIETZSCHE, Aphorismes et fragments choisis, par Henri Lichtenberger [in-18; XXXII+183 p.], Paris, F. Alcan («Bibliothèque de philosophie contemporaine»), 1899 (Calixte Mélinge utilise la 13e édition, qui date de 1912).

     Frédéric 
NIETZSCHE, La généalogie de la Morale, traduit par Henri Albert [in-18; 286 p.], Paris, Société du Mercure de France, 1900.

     Frédéric 
NIETZSCHE, L’origine de la tragédie, ou Hellénisme et pessimisme, traduit par Jean Marnold et Jacques Morland [in-16; 233 p.], Paris, Mercure de France, 1901.

     Fréderic 
NIETZSCHE, Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, traduit par Henri Albert [19 cm; 435+8 p.], Paris, Mercure de France, 1901.
 
     Frédéric 
NIETZSCHE, Le gai Savoir, traduit par Henri Albert [in-18; 413 p.], Paris, Société du Mercure de France, 1901.

     Frédéric 
NIETZSCHE, Le voyageur et son ombre. Opinions et sentences mêlées (Humain, trop humain, deuxième partie), traduits par Henri Albert [in-18; 444 p.], Paris, Société du Mercure de France, 1902.

     Frédéric 
NIETZSCHE, Par delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, traduit par Henri Albert [in-18 ; 353 p.],Paris, Société du Mercure de France, 1903

     Frédéric 
NIETZSCHE, La volonté de puissance. Essai d’une transmutation de toutes les valeurs (études et fragments, traduit par Henri Albert [2 volumes in-8°], Paris, Société du Mercure de France, 1903.

     Frédéric
NIETZSCHE, Considérations inactuelles, traduit par Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1907-1922.

     Frédéric 
NIETZSCHE, Ecce Homo, suivi des Poésies, traduit par Henri Albert [in-16; 300 p.],Paris, Mercure de France, 1909.
 
     Le Chant de Zarathoustra. Poésie de Fréderic Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra) [musique imprimée, in-f°], Paris, Alphonse Leduc (« Poème lyrique pour voix moyenne » 3), 1914.

     Richard WAGNER (1813-1883) et Friedrich 
NIETZSCHE (1844-1900), Lettres inédites (communiquées et commentées par Elisabeth Forster-Nietzsche, 1846-1935) [extrait de La Revue (1er-15 octobre, 1er-15 novembre 1915; in-8°; paginé 220-236 et 394-412)], Paris, La Revue, 1915.

Sur l’abbé Alta

     COLLECTIF D’INTERNAUTES, «Abbé Alta», in Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Abb%C3%A9_Alta, depuis 2016.


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