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Préface |
5-6 |
CH. I. Quel agréable souvenir je conserverai... 10-17 |
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CH. II. Madame de Berthonville avait entrepris… 18-21 |
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CH. III. Un soir la fille de madame Prémian…. 22-29 |
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CH. IV Le dimanche suivant l’abbé vint seul… 30-34 |
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CH. V Transportez-vous sur les confins de la Hte-Vienne… 35-46 |
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CH. VI. C’était le 21 février 1814… 47-56 |
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CH. VII. Au commencement des guerres de religion… 57-62 |
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CH. VIII. Dans les dernières années du règne de Louis XIV… 63-69 |
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CH. IX. Louise avait trop de pénétration… 70-77 |
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CH. X. Nous avons laissé les deux enfans… 78-89 |
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CH. XI. Une des phases de la destinée de l’Empire… 90-99 |
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CH. XII. Vraiment, Paul, les sept ans qui se sont écoulés… 100-108 |
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CH. XIII. Ma mère, mon ami, a fort mal accueilli… 109-122 |
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CH. XIV. C’est M. Jacques qui veut acheter Roquevair… 123-129 |
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CH. XV. Mon douloureux sacrifice est accompli… 130-131 |
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CH. XVI. Paul était à la fois une nature énergique et faible… 132-141 |
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CH. XVII Ma destinée est irrévocablement fixée… 142-153 |
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CH. XVIII. Le lendemain de ce jour si douloureux… 154-158 |
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CH. XIX. Louis sortit de l’hôtel : Paul monta… 159-185 |
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CH. XX. Quelques années se sont écoulées… 186-193 |
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CH. XXI. Depuis plusieurs années, Alger était… 194-211 |
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CH. XXII. La vicomtesse de Roquevair à madame… 212-215 |
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CH. XXIII. Le vicomte de Roquevair avait reçu… 216-220 |
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Annexe Émilie de Vars 222-231 |
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Crédits 232 |
Publication du Corpus Étampois
Directeur de publication : Bernard Gineste 12 rue des Glycines, 91150 Étampes redaction@corpusetampois.com
BHASE n°13
Bulletin historique et archéologique du Sud-Essonne
Publié par le Corpus Étampois
février 2015
Émilie de Vars
LES ROQUEVAIR
Corpus Étampois
1860-2015
Préface
On donne ici un roman publié en 1860, sous le pseudonyme d’Auguste Méral, et qu’on doit en réalité à une certaine Émiile de Vars, personnage tout à fait atypique et des plus pittoresque, alors âgée d’une cinquantaine d’années.
Ce qui donne le droit à ce roman d’être publié dans le Corpus Étampois, c’est que le narrateur prétend avoir eu vent de ce qu’il raconte à l’occasion de soirées passées dans un salon étampois, celui d’une certaine madame de Berthonville. Il y rencontre à plusieurs reprises le personnage principal du roman, Paul Sardan de Roquevair.
Madame de Berthonville, et certains de ses familiers, sont certainement calqués pour une part sur un cercle bien réel du pays d’Étampes, qui reste à identifier, mais avec lequel l’auteur aura eu quelque relation effective vers ce temps-là.
Mademoiselle Émilie de Vars, qui s’appelait en fait Émilie Dévars, ne s’est pas mariée. Née en 1810 dans le département la Charente, elle y a rencontré dès 1832 un prêtre catholique tout à fait remarquable, auquel elle s’est attachée pour tout le reste de sa vie, de manière parfaitement platonique.
Jean-Hippolyte Michon, prêtre atypique, fondateur d’une congrégation, libéral, républicain, gallican impénitent, ouvertement hostile au dogme de l’infaillibilité papale, archéologue patenté, prédicateur distingué, romancier et, pour finir, inventeur de la graphologie, a dominé toute la vie d’Émilie de Vars.
Après l’éviction de l’encombrant énergumène par son évêque charentais, Michon s’installe à Paris où il partage le logement d’Émilie de Vars en tout bien tout honneur. Elle partage quant à elle sa piété éclairée, ses goûts littéraires et archéologiques, ses combats théologiques et politiques, et ses recherches graphologiques. Elle écrit comme lui des romans, des pamphlets, et des articles savants.
Nous livrons à l’attention du public et aux recherches des historiens locaux ce roman curieusement lié au pays étampois. On y trouve deux prêtres bons et doués, curieux et savants, aimables et diserts, que tout le monde aime et admire. Faut-il dire qui en est l’archétype ? Même le jeune héros est un avatar évident de Jean-Hippolyte Michon, avec son vaste front, son front « très-bombé », et son origine corrézienne.
Il reste à établir quel lien exact entretenaient Jean-Hippolyte Michon et Émilie de Vars avec le pays d’Étampes, en ce milieu du XIXe siècle. L’enquête est ouverte.
Bernard Gineste, mars 2015
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LES ROQUEVAIR
I
Quel agréable souvenir je conserverai de la jolie ville d’Étampes, toute coquettement assise dans une fraîche et riante vallée, montrant ses nombreux clochers que domine la colossale masure d’un vieux donjon féodal !
Dans le cours de ma vie errante, je n’ai rencontré nulle part un accueil plus sympathique.
Une lettre de recommandation de mon ami Charles Rébel1
m’ouvrit le salon de madame de Berthonville, où se réunissent
1 Il s’agit peut-être d’Abel Dufresne (1788-1862), magistrat, peinte et homme de lettres né à Étampes et possesseur du château de Jeurre (B.G.).
presque tous les soirs une douzaine de personnes, formant le cercle le plus aimable.
Madame de Berthonville a près de quarante ans ; elle est encore belle, mais ne paraît nullement s’en douter. Je ne crois pas que même dans tout l’éclat de sa jeunesse elle ait jamais attaché un grand prix à s’entendre citer comme la plus jolie femme d’Étampes.
Elle est veuve depuis dix ans ; son mari ne l’avait point rendue heureuse ; elle n’afficha pas une douleur |2 qu’elle ne pouvait éprouver, mais elle se montra sensible au repentir, qu’il lui témoigna avant de mourir, d’avoir méconnu le noble cœur de la compagne que Dieu lui avait donnée. Elle profita des
heureuses dispositions que ses soins dévoués et la maladie lui avaient inspirés, pour lui faire terminer sa vie en honnête homme et surtout en chrétien ; et elle y réussit.
Les deux premières années du veuvage écoulées, on s’aperçut que madame de Berthonville semblait avoir renoncé au monde. Mais tout ce qu’il y avait dans Étampes de distingué par la fortune, par la position sociale, par l’esprit, par la délicatesse des sentiments, se rapprocha d’elle. Elle ne paraissait plus dans les salons ; mais tous les soirs, assise auprès d’une table à ouvrage, elle voyait se grouper autour d’elle l’élite de la société.
Dans les premiers temps, il avait été de mode de se faire admettre chez elle. On pensait que peu à peu ses salons deviendraient ce qu’ils avaient été jadis, un centre de plaisirs bruyants. On comprit bientôt qu’on s’était trompé. Alors il se fit un triage. Les femmes pour lesquelles le bruit et l’agitation sont devenus une nécessité, les hommes qui ne se plaisent dans un salon qu’autant qu’ils y trouvent plusieurs tables de jeu, ne
vinrent plus que rarement chez madame de Berthonville : on entretint avec elle des relations flatteuses pour l’amour-propre, mais éloignées. C’était précisément ce qu’elle désirait.
Décidée à prendre la vie par le côté sérieux que sa position semblait exiger, elle vit avec plaisir son cercle se |3 restreindre : tout ce qu’elle avait conservé composait une si délicieuse réunion ! Tout ce monde-là savait si bien causer ! Il est vrai que madame de Berthonville possédait l’art de faire valoir ses amis les uns par les autres. Certainement les gens médiocres formaient là, comme partout la majorité ; et il en était beaucoup
auxquels j’aurais supposé une valeur réelle si je ne les avais pas rencontrés dans d’autres réunions où, livrés à leurs seules forces, ils retombaient dans les banalités et les lieux communs ; mais madame de Berthonville savait relever à propos les moindres saillies, et leur donnait souvent par un adroit commentaire un prix qu’elles n’auraient jamais eu sans cela. On était émerveillé d’avoir eu tant d’esprit sans s’en douter : et l’on aimait d’autant cette femme qui ne cherchait jamais à briller elle-même.
Quelquefois des visites de Paris venaient jeter une nouvelle animation dans nos soirées. Presque tous les dimanches arrivaient l’abbé Romilly et son neveu M. Paul Sardan.
L’abbé était, je crois, cousin germain du mari de madame de Berthonville, et l’affection la plus sincère existait entre eux.
Nous aimions tous l’abbé Romilly. Il réunissait à la gravité exigée par sa position, les manières d’un homme du monde parfaitement élevé ; et tout cela dans une si juste mesure, avec un tact si parfait des convenances que personne ne songeait à dire de lui : Il est trop homme du monde pour un prêtre.
C’était le plus agréable causeur qu’il fût possible de rencontrer. Il possédait une grande connaissance du cœur humain, autant que des besoins et des tendances de son époque. Son extrême tolérance ne dégénérait jamais en faiblesse ; c’était de la charité. Il épuisait tellement ce que son cœur pouvait renfermer de haine pour le péché, qu’il n’y restait plus que de la pitié et de l’indulgence pour le pécheur. Aussi dans les villes où il allait prêcher (l’abbé Romilly était un prédicateur fort distingué), il ramenait toujours un grand nombre de brebis égarées. Il leur tendait si paternellement les bras, il paraissait si disposé à les porter sur ses épaules avec tout le fardeau de leurs iniquités, qu’il était rare qu’elles résistassent à son appel.
L’abbé croyait que pour remplir avec fruit sa mission de pêcheur d’hommes, il ne devait rester étranger à aucune des questions qui s’agitent dans la société. Politique, économie sociale, beaux-arts, littérature, tout lui était familier. Nul courant d’idées ne s’établissait sans que l’abbé Romilly ne le prît à sa source et ne le suivît soit avec anxiété, soit avec joie, dans la route qu’il parcourait.
Il en résultait que sa conversation était singulièrement intéressante, et quand il était là nous ne pensions guère qu’à l’écouter. On se bornait à lui donner la réplique ; et sa parole facile et brillante nous tenait constamment sous le charme.
Au fond je crois que le bon abbé Romilly aimait à |5 parler. Bien que sa tête fût couverte de cheveux blancs, il avait conservé tout l’enthousiasme, tout le besoin d’expansion que les âmes ardentes éprouvent dans leur jeunesse.
Il sentait le plaisir qu’il nous donnait, et éprouvait en cela une vive satisfaction. Seulement cette satisfaction était tempérée par
une modestie qui avait quelque chose de naïf et de gracieux. Le salon ne devenait pas une chaire ; il ne professait pas ; il cherchait avec nous et son doux regard semblait nous dire : Est- ce bien cela ? comprenez-vous cette question comme moi ?
Il était rare que nous ne fussions pas de son avis, parce qu’il était fort rare que son sens droit le trompât. Si quelquefois nous nous trouvions d’une opinion contraire à la sienne, il souffrait la contradiction avec une douceur charmante, et se rendait à l’évidence avec la simplicité d’un enfant.
Quant à son neveu, M. Paul Sardan, sa présence n’ajoutait rien au plaisir que nous éprouvions dans nos réunions.
C’était un homme de petite taille, excessivement mince. Il me paraissait avoir quarante ou quarante-cinq ans : il était aussi fort possible qu’il fût beaucoup plus ou beaucoup moins âgé ; ce petit visage maigre et couleur de cire jaune pouvait être réclamé par la vieillesse comme par l’âge mûr.
Au total, Paul n’avait rien de séduisant. Son front très-bombé était sillonné de ces rides perpendiculaires |6 annonçant le travail de la pensée ; mais Paul, employé dans un bureau du ministère de la guerre, ne pensait qu’à aligner des chiffres ; et encore ce noble travail ne lui avait pas parfaitement réussi, car il n’avait jamais pu arriver à un autre poste que celui de simple expéditionnaire à douze ou quinze cents francs d’appoin- tements.
Ses yeux d’un bleu très-foncé eussent paru grands s’ils n’eussent pas été enfouis sous son vaste front. L’ombre projetée par leurs longs cils noirs donnait à son regard un caractère étrange ; mais ce regard était extrêmement doux. Je l’ai vu
quelquefois s’illuminer d’une flamme rapide ; mais ce n’était qu’un éclair; et ses paupières baissées, voilant sa prunelle, redonnaient bientôt aux traits de son visage leur placidité habituelle.
Sa bouche, aux lèvres un peu épaisses, annonçait la bonté : ses dents étaient blanches, mais irrégulières : son menton trop fortement accusé aurait indiqué de l’énergie ; mais ce sentiment ne pouvait s’allier avec l’ensemble de cette physionomie douce et un peu craintive.
Ses mains étaient parfaitement belles : une femme aurait pu en être jalouse ; elles étaient très-soignées. Paul probablement attachait du prix à ce petit avantage.
Il y avait pourtant en lui un charme qui attirait vers sa chétive personne. Le son de sa voix était une véritable harmonie. Quand Paul se décidait à prononcer quelques paroles, on l’écoutait parler sans se préoccuper de ce qu’il disait parce qu’au fait cela ne semblait guère en valoir la peine. |7
Paul était d’une insurmontable timidité : il comprenait sans doute combien il était inférieur à tout ce qui l’entourait, et, assis dans un coin de l’appartement, semblait toujours un peu embarrassé de sa personne. Rougissant quand on le regardait, il restait là des heures entières, immobile, les mains sur les genoux, rêvant ou écoutant, on ne savait trop lequel : parfois un vague sourire se dessinait sur ses lèvres. Souriait-il à ses propres pensées ou bien à quelque saillie heureuse de l’un de nous, on ne pouvait le dire.
L’abbé Jean-Hippolyte Michon (1806-1881) type de l’abbé de Romilly, et de Paul Sardan
II
Madame de Berthonville avait entrepris d’animer ce tranquille personnage et de le placer dans un jour qui lui fût favorable.
Tout homme, disait-elle, ayant reçu une bonne éducation et n’étant pas absolument inepte, possède une spécialité plus ou moins complète : il s’agit de la trouver, et souvent celui qu’on a jugé avec légèreté peut vous donner, sur une question qu’il possède, ou des notions essentielles que vous ignoriez ou des aperçus nouveaux, et vous intéresser véritablement.
Madame de Berthonville possédait une rare habileté pour découvrir dans les personnes qui fréquentaient son salon le côté par lequel ils pouvaient briller. Toutefois elle échoua complétement avec Paul. Elle chercha avec une grande persévérance le moyen de le faire sortir de son |8 apathie, et de lui trouver un sujet de conversation dans lequel il pût placer à propos quelques phrases et se reposer ensuite dans la douce joie d’un petit succès de salon.
Elle savait que Paul avait passé une grande partie de sa jeunesse à la campagne ; elle supposa que se sentant peu fait pour le monde, il regrettait la vie libre et calme des champs et que, peut-être, la science de l’agriculture avait pour lui quelque attrait. Elle se plaça avec lui sur ce terrain. Paul répondit avec beaucoup de froideur qu’il aimait la campagne, et que l’air de
Paris le rendait malade ; mais quant aux progrès de l’agriculture appliqués au pays qu’il avait habité, rien dans ses paroles n’annonça qu’il s’en fût occupé le moins du monde ; et sur les engrais, le marnage et les charrues, il nous parut tout aussi ignorant qu’un Parisien ayant étudié la nature au bois de Boulogne.
La voix mélodieuse de Paul semblait annoncer une organisation musicale. Madame Berthonville l’attaqua de ce côté. Après avoir nommé quelques compositeurs pour lesquels il avoua, en rougissant beaucoup, avoir une grande prédilection, il s’embarrassa tellement en voulant donner les motifs de cette préférence que madame de Berthonville comprit bien que s’il aimait la musique, c’était par instinct, mais qu’il n’avait aucune connaissance de cet art.
Il en fut de même de la peinture, de la sculpture, de la statistique, etc. ; la spécialité de Paul était introuvable. |9 Madame de Berthonville, de guerre lasse, lança sur lui un mathématicien. Qui sait, me disait-elle, si, dans son large front, il ne s’agite pas une foule de problèmes, et si la tension de son esprit à les poser et à les résoudre ne l’absorbe pas entièrement. Ici on ne se jette pas souvent dans les équations algébriques,
nous ne parlons guère A + B. Mais enfin, s’il n’est bon qu’à cela, on pourra de temps en temps lui fournir l’occasion d’être aimable à sa manière, et il sera d’autant plus satisfait de l’être ainsi, qu’il aura la conscience de son immense supériorité sur nous.
Hélas ! le mathématicien vint dire à madame de Berthonville que ce jeune homme pouvait être capable, bien que cela lui parût douteux, de faire correctement une addition ; mais que ses
connaissances dans les sciences exactes, ne lui paraissaient pas devoir aller au delà.
Madame de Berthonville essaya, en tremblant, de faire causer Paul sur la littérature. Sur cette question, il fut encore plus obscur, plus embarrassé que sur les autres : il déclara aimer beaucoup les classiques. Et quand on lui demanda la raison de la préférence qu’il leur accordait sur les romantiques, il leva les yeux sur nous, avec une expression de surprise ; mais se hâtant de les voiler de ses longs cils, et fort étonné, je crois, de sa hardiesse, il répondit avec un sang-froid qui pensa nous faire rire, qu’il aimait extrêmement les romantiques.
Eh quoi ! lui dis-je, vous aimez deux genres si opposés ; |10 cela me paraît difficile, il faut être dans un camp ou dans l’autre.
J’aime le beau, me répondit Paul de sa voix la plus harmonieuse. Mais ayant voulu ajouter quelques paroles, elles se perdirent dans un murmure confus.
Après quelques autres essais aussi infructueux madame de Berthonville renonça à chercher la spécialité de Paul.
Il ne s’ennuie pas ici, disait-elle, puisque tous les dimanches il accompagne régulièrement son oncle. Il écoute ou il rêve, je ne sais trop lequel des deux ; laissons-le dans son repos.
On l’y laissa si bien que, pendant deux ans de visites hebdomadaires, Paul sans compter les salutations d’usage qu’il faisait tant bien que mal, n’avait peut-être pas prononcé vingt phrases de dix mots chacune. Nous avions fini par ne plus faire
attention à lui ; il y avait une chaise de plus occupée dans le salon, et voilà tout.
III
Un soir la fille de madame Prémian, jeune personne de dix ans, annonçant des dispositions, nous jouait sur le piano une interminable fantaisie.
Notre supplice était d’autant moins près de finir que l’heureuse mère de ce petit prodige l’arrêtait de temps en temps dans sa course désordonnée, en lui disant : |11
Lucie, ordinairement tu rends beaucoup mieux ce passage, répète-le, ma fille.
La docile enfant obéissait.
Lucie, Lucie, reprenait madame Prémian, recommence tout le morceau ; ce passage, isolé du reste, perd trop de sa valeur.
Et le morceau recommençait pour la plus grande joie de la mère et notre désespoir à tous. Mais en vivant avec madame de Berthonville, nous avions pris plus ou moins l’habitude de chercher à nous plaire mutuellement, et la faiblesse maternelle de madame Prémian trouvait en nous de l’indulgence. Aussi lorsque la maîtresse de la maison n’avait pu réussir, à force de savantes manœuvres, à empêcher Lucie de se mettre au piano, nous faisions tous nos efforts pour avoir l’air de l’écouter, étudier avec intérêt.
Lucie jouait donc à tour de bras. Madame de Berthonville se promettait bien que dans le cas où par bonheur quelques cordes de l’instrument casseraient, elle ne les ferait pas replacer de longtemps.
Paul bâillait un peu, et l’abbé Romilly feuilletait les albums, les revues et les journaux qui se trouvaient sur la table.
Comme tout finit, même ce qui nous ennuie, la fantaisie se termina, et la conversation redevint plus générale.
Avez-vous trouvé dans ce que vous avez lu quelque chose d’intéressant ? demanda madame de Berthonville à l’abbé Romilly. |12
—Oui, Madame, j’ai lu quelques critiques littéraires très-bien faites, quelques-unes sévères, mais en même temps polies, ce qui est rare. Mais je vois que décidément le roman-feuilleton envahit les journaux ; il y a conquis une position importante, et tout porte à croire qu’il la conservera.
Cette conquête, monsieur l’abbé, dit avec emphase un jeune avocat, doit beaucoup vous affliger, vous devez souffrir en voyant des feuilles politiques destinées aux esprits sérieux, donner place dans leurs colonnes aux faiseurs de romans. Je vous assure, monsieur l’abbé, que ce genre de littérature ne me déplaît pas moins qu’à vous.
—Vous vous trompez, mon cher Raveau, les romans ne me déplaisent pas. Je serais même disposé à les aimer beaucoup.
À les aimer ! s’écria l’avocat, un peu stupéfait de la déclaration de principes de l’abbé Romilly à l’endroit des romans.
Oui, à les aimer, reprit l’abbé. Le roman est une forme littéraire ; c’est un poëme en prose. Si le poëme est bon, pourquoi ne l’aimerais-je pas ? Pourquoi ne lui saurais-je pas gré de m’avoir procuré une distraction agréable ?
Si le roman est mauvais, ce n’est pas la faute du genre, c’est celle de l’auteur. On peut faire, et on fait souvent aux poëtes tous les reproches que l’on adresse aux romanciers ; la poésie n’est pas toujours chaste : la fille du ciel |13 descend souvent sur la terre pour y traîner son vêtement céleste dans la fange. Cependant personne n’a songé et ne songera jamais à proscrire la poésie. Le Platon qui, de nos jours, proposerait d’exiler les poëtes2, serait envoyé aux Petites-Maisons3 ou tout au moins perdrait l’espoir d’être pour un quatre cent cinquante-neuvième dans l’œuvre de notre législation4. Je ne vois pas davantage la nécessité de proscrire la forme littéraire appelée roman.
Je conviens, poursuivit l’abbé, que le roman, au lieu d’être un élément de moralisation, est presque toujours le contraire. Il a la prétention de fouiller dans le cœur humain, de nous en retracer les vertus et les vices ; mais je ne sais par quelle malheureuse fatalité il donne souvent au vice les couleurs de la vertu, et, surchargeant celle-ci d’ornements qui lui sont étrangers, il lui fait perdre tout son charme ; et elle passe au milieu des lecteurs de romans inconnue et méprisée.
2 Platon, République, livre III, § 397 (B.G.).
3 Asile d’aliénés du VIe arrondissement (B..).
4 Le Parlement compte alors 459 députés du peuple (B.G.).
Je vous l’accorde, répondit l’abbé, je vous avouerai même que je ne connais pas assez de bons romans pour vous les présenter comme une atténuation aux dangers des mauvais. Seulement, Monsieur, croyez-le bien, les plaies de la société sont toujours guérissables. Le remède pour celle qui nous occupe est très-facile, il ne s’agit que de l’employer. |14
Et ce remède, quel est-il ? demanda madame de Berthonville.
Il est très-simple, Madame ; il faut faire de bons romans6.
Le roman est devenu un des besoins de notre époque, lutter contre ce courant serait insensé. Au lieu de s’épuiser en efforts stériles pour changer la nature de ce qui ne peut être changé, il faut que les moralistes entrent dans la voie nouvelle, portent leurs tentes jusque sur le camp de l’ennemi, se servent de ses armes et luttent avec lui d’habileté et de talent.
Ces idées sont nouvelles, dit l’avocat, mais leur réalisation est-elle possible ?
D’abord, reprit l’abbé, ces idées ne sont pas nouvelles ; est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau sous le soleil ? et
5 Ce personnage caricature le parti ultra (ultramontain, ultracatholique), bête noire de l’auteur, catholique de tendance gallicane (B.G.).
6 Voyez à la fin de cette édition comment rebondit ironiquement sur cette phrase William O’Gornam, dans sa recension de notre roman, Revue
critique des livres nouveaux 27 (1859), p. 411 (B.G.).
quant à leur réalisation l’expérience est faite. Je pourrais vous citer des saints, des religieux, des prélats qui n’ont pas dédaigné d’écrire des romans. Camus, évêque de Belley7, ami de l’aimable saint François de Sales, en a publié un nombre prodigieux, jugeant avec raison ce genre de travail utile, en raison des ouvrages licencieux qu’on publiait de son temps.
Plus près de nous Fénelon a caché sous la force du roman les instructions qu’il voulait donner à son élève8. Le Comte de Valmont ou les Egarements de la raison de l’abbé Gérard, est un roman9.
De nos jours Chateaubriand a publié les Martyrs ; quelques écrivains dont les travaux semblent exclusivement |15 consacrés à la politique, ont cependant fait quelques pas dans la carrière que j’indique10. Elle est ouverte depuis longtemps ; mais le nombre des moralistes sérieux qui la parcourent est malheureusement trop restreint.
7 Jean-Pierre Camus (1584-1652), fils de Jean Camus de Saint-Bonnet bailli d’Étampes, lui-même évêque, romancier et biographe de saint François de Salles (B.G.).
8 Les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, roman éducatif d’aventures et de voyage, l’un des plus gros succès de librairie de tous les temps, ont été composées en 1694-1696 par François de Salignac de La Mothe-Fénelon
dit Fénelon (1651-1715), homme d’Église, théologien et écrivain français (B. G.).
9 Le Comte de Valmont, ou les égarements de la raison, roman édifiant et anti-philosophique publié en 1774 par Philippe-Louis Gérard (1737-1813) (B.G.)
10 Plus récemment deux évêques anglais, le cardinal Newman et le cardinal Wiseman, ont publié des romans fort remarquables, Fabiola et
Calixte (note de l’auteur).
J’avoue, M. l’abbé, dit l’avocat, que j’adopterais avec peine l’idée de voir des hommes graves abandonner des travaux sérieux et vraiment utiles pour composer des romans.
Mon cher Raveau, un travail tendant à moraliser les masses est toujours un travail sérieux et utile, et je crois qu’on pourrait d’autant mieux entrer dans la lice avec avantage que jusqu’à présent, sauf quelques exceptions, le roman n’a jamais représenté la vie réelle. Presque toujours le poëme, car le roman n’est pas autre chose, pivote sur la peinture d’un sentiment unique, comme si le cœur humain n’en contenait pas une infinité d’autres.
Ah ! dit madame de Berthonville, en souriant, croyez-vous donc qu’il soit possible de faire un roman intéressant sans y placer comme moteur principal ce sentiment unique que vous ne voulez pas nommer ? J’ai bien peur, si vous réussissez à le proscrire, que le roman ne devienne fade et sans couleur.
D’abord, Madame, je ne crains pas du tout de le |16 nommer et je ne veux pas le proscrire. Je reconnais que l’amour a droit de bourgeoisie dans le roman.
Soit qu’on le représente dans ce qu’il a de grand et de sublime, soit qu’on en retrace les erreurs et même les crimes ; si la plume est chaste, si le cœur qui la conduit est chrétien, on pourra trouver dans ces tableaux des enseignements utiles.
Mais si l’artiste, quel qu’il soit, vient me dire : Je ne puis peindre qu’un seul côté de la vie du cœur, — je serai parfaitement en droit de l’accuser d’impuissance ; de lui reprocher de suivre toujours la route battue par tous les manœuvres littéraires, d’ignorer qu’il y a des sentiers où les
lecteurs seraient heureux d’être conduits, ou de ne savoir pas les trouver.
Vous jugez votre siècle trop favorablement, reprit maître Raveau. Des romans comme vous les comprenez, ne réussiraient pas. Il faut à nos esprits blasés quelque chose d’acre, de mordant ; cela empoisonne, on le sait, mais on a pris la funeste habitude de ce poison, on refuse tout autre aliment.
Parce que l’aliment est mal préparé, s’écria l’abbé. Mais que des hommes d’un véritable talent entrent dans la voie que j’indique, et vous verrez avec quel bonheur on se reposera, en les lisant, de ces émotions factices dont on est peut-être plus fatigué que vous ne le pensez.
Messieurs les moralistes, au lieu de déclamer contre les romans, de leur jeter l’anathème, faites des romans. |17 Le feuilleton règne. Au lieu de chercher à détrôner le feuilleton, servez-vous de lui pour commencer un nouveau genre d’apostolat ; l’art et la morale y gagneront également.
Eh bien ! monsieur l’abbé, lui dis-je, prêchez d’exemple, faites-nous un bon roman.
Je suis trop vieux pour entrer dans cette voie, me répondit l’abbé, je ne puis que désigner la route que, dans les circonstances actuelles, il me semble urgent de suivre.
On se rendit à l’avis de l’abbé Romilly. Le jeune avocat résista quelque peu : il convoitait une place dans la magistrature et se préparait à son rôle d’homme sérieux, en posant devant nous, ce qui nous amusait assez.
Il fulmina quelques réquisitoires sur les romanciers et les romancières 11: il assura, malgré nos vives réclamations, que le talent manquait à toutes les productions nouvelles, et finit par concéder que puisque le roman était dans nos mœurs, il était à désirer qu’on le moralisât.
Mais il n’espérait pas voir arriver cette heureuse révolution ; la société continuerait à être minée par ce dissolvant fatal qui s’introduit chaque jour, dans les familles, dans le sanctuaire du foyer domestique, et qui, etc.... Et l’avocat de gesticuler, de s’enivrer de sa propre parole ; il la croyait d’une irrésistible puissance.
Paul arrêta Raveau dans une de ses plus ronflantes périodes. Il s’approcha de son oncle et lui rappela que l’heure du dernier convoi allait sonner. |18
— Eh bien ! me dit à demi-voix la sœur de Lucie Prémian : on prétendait que M. Sardan était une inutilité ; il vient de nous prouver le contraire ; si je l’osais, j’irais le remercier.
Je souris à la malicieuse jeune fille, et je me dis en regardant l’avocat : — Pauvre garçon, tu prodiguais l’ampleur de tes plus beaux gestes, les plus riches inflexions de ta voix, surtout à l’intention de cette Louise Prémian dont tu convoites la dot. Je te voyais épier du coin de l’œil l’effet que tu produisais sur elle, et tu ne te doutais pas qu’elle te trouvait parfaitement ridicule. Faites donc des frais pour des êtres si frivoles.
11 L’auteure fait ici une allusion à elle-même, bien qu’elle se soit dégisée sous un pseudonyme masculin (B.G.).
IV
Le dimanche suivant l’abbé vint seul à Étampes. Madame de Berthonville lui demanda des nouvelles de son neveu.
Paul est souffrant, Madame, son état auquel je me reproche de n’avoir pas donné toute l’attention qu’il méritait m’inspire quelque inquiétude. Paul ne se plaint jamais ; le mal s’établit dans les organisations débiles sans y imprimer sa trace, et quand on s’aperçoit de ses ravages, il est quelquefois bien tard pour les arrêter.
Le bon abbé aimait tendrement son neveu ; il n’avait pas, je crois, plus que nous une haute idée de son intelligence, bien que quelquefois il nous eût donné à entendre |20 que Paul n’était pas tout à fait aussi nul qu’il en avait l’air.
Faiblesse d’oncle, disions-nous, quand ils étaient partis.
L’abbé de Romilly fut ce jour-là préoccupé, silencieux. Assis à la place qu’occupait ordinairement son neveu, immobile comme lui, il semblait vouloir le rappeler à notre souvenir.
Plusieurs dimanches se passèrent ainsi. Nous ne reconnaissions plus notre bon abbé, il y avait en lui quelque chose d’extraordinaire.
L’abbé de Romilly nous parut enfin un peu moins inquiet de la santé de son neveu. — Je commence à espérer, nous dit-il. Pauvre enfant ! je le nomme encore ainsi, bien qu’il ait près de trente-huit ans. Son organisation est si frêle ! Je ne sais vraiment, ajouta l’abbé, comme en se parlant à lui-même, comment il a pu y résister.
Je ne crois pas, me dit l’avocat, en se penchant vers moi, que chez le neveu de l’abbé Romilly, ce soit la lame qui use le fourreau. Chez lui la pensée ne bouillonne pas comme un flot impétueux renversant tout ce qui gêne son essor : c’est alors, ajouta-t-il, avec un soupir que l’organisation physique s’affaisse brisée par les efforts de l’être moral.
Je jetai un regard sur Raveau : sa figure fraîche, rosée, largement épanouie dans un air de satisfaction intime me rassura sur les inconvénients que pouvait avoir pour |20 lui le travail de la pensée. Évidemment l’être moral avait beaucoup à faire pour détruire l’organisation physique de maître Raveau, et je me demandais s’il était une lame capable d’user un fourreau si robuste.
M. Sardan n’a pas renoncé à Étampes, dit madame de Berthonville à l’abbé, sachant très-bien que l’intérêt qu’on témoignait à son neveu était la seule flatterie à laquelle il fût sensible.
Paul viendra avec moi dimanche prochain, Madame, répondit l’abbé, puis il retomba dans la distraction qui semblait lui être devenue habituelle.
Enfin Paul revint avec son oncle. Son visage nous parut plus pâle encore ; ses mains avaient maigri : il était plus taciturne que jamais.
Quand il arriva, madame de Berthonville lui adressa quelques paroles d’un affectueux intérêt. Paul voulut répondre. Mais, après avoir ouvert plusieurs fois la bouche sans pouvoir en faire sortir un son, fatigué de ses impuissants efforts, il se contenta de dire brusquement en saluant d’une manière assez gauche :
Madame, je vous remercie.
L’abbé Romilly entendit cette éloquente réponse. Il regarda Paul avec des yeux charmés : — Cher enfant ! murmura-t-il. Puis, tout le reste de la soirée, l’abbé fut d’une gaieté charmante. Nous remarquâmes qu’il s’occupait beaucoup plus de son neveu qu’à l’ordinaire. Il allait se mettre auprès de lui, serrant entre ses mains les petites mains amaigries de Paul, lui
disant tout bas quelques |21 mots. Paul souriait doucement :
l’abbé revenait à nous et causait. Jamais ses récits n’avaient été plus piquants, sa conversation plus intéressante. Il y avait en lui une exubérance de bonheur intime qui rayonnait autour de lui, animait ses moindres gestes et donnait un cachet particulier à ses paroles les plus simples.
Quand il fut parti, nous nous demandâmes tous : — Qu’avait donc aujourd’hui l’abbé de Romilly ? Il semblait heureux et fier comme un lycéen obtenant son premier prix d’honneur.
Ou comme celui qui vient de gagner par son éloquence, la première de toutes les forces humaines, la cause de la veuve et de l’orphelin, dit l’avocat.
Je crois que pour M. Raveau ce bonheur-là est tout à fait inconnu, me dit tout bas Louise Prémian.
Le lendemain à midi madame de Berthonville me fit prier de passer chez elle.
Tenez, me dit-elle, lisez la lettre que je viens de recevoir de l’abbé Romilly ; lisez tout haut, car j’ai peine à en croire mes yeux.
Je pris la lettre et je lus.
« Vous souvient-il, Madame, qu’il y a à peu près six semaines, je soutenais dans votre salon qu’il serait facile de faire un roman dont l’intérêt n’eût pas l’amour pour principal moteur. Eh bien, Madame, nous avions là sous nos yeux le type du héros d’un semblable roman et nous ne le connaissions pas. Moi, je l’aimais d’une affection protectrice. Mon cœur
pressentait qu’il y avait là quelque |22 chose que je ne devinais
pas, mais un voile me séparait de cet inconnu. Ce voile est déchiré pour moi, il le sera bientôt pour le monde. Je pars pour aller prêcher à Tulle. Je serai près de deux mois sans vous voir, mais dans deux jours vous recevrez une lettre de moi contenant une histoire qui ressemble beaucoup à un roman et le héros, Madame, c’est Paul Sardan. »
Le jour indiqué par l’abbé Romilly, je courus chez madame de Berthonville ; elle avait reçu la lettre annoncée.
— Je n’ai pas voulu la lire sans vous, me dit-elle, voyez, l’enveloppe est intacte. Sachez-moi gré du plus grand sacrifice que puisse s’imposer une curiosité féminine en faveur de l’amitié.
Nous avons lu et nous avons aimé Paul. Madame de Berthonville me donna la permission de copier le récit de l’abbé Romilly : de plus elle me donna sur la famille Sardan des détails qui le complétèrent.
Tout cela me fut en partie raconté sous le sceau du secret. Mais on connaît les romanciers : ce sont bien les gens les plus indiscrets de la terre, et tout ce qui m’étonne, c’est qu’on puisse jamais leur confier quelque chose ; malheur à vous, surtout si vous leur dévoilez quelques-uns des mystères de votre cœur. Qui dans la vie n’a pas eu son petit roman intime ? Si vous le laissez lire à un ami, ou mieux à une amie appartenant à la gent écrivain, ne soyez pas stupéfait en le retrouvant au |23 bas de votre journal12, délayé dans une suite d’interminables feuilletons.
Je fais donc comme tous mes confrères, j’ai lu un récit plein d’intérêt et je le transmets à mes lecteurs. Le hasard m’a fourni des renseignements inconnus même à l’abbé Romilly. J’ai visité les lieux habités par mes héros ; les descriptions que j’en donnerai seront exactes. J’ai dû changer les noms de mes personnages, et je l’ai fait. C’est tout ce qu’on peut raisonnablement exiger de la délicatesse d’un romancier.
12 Les romans sont alors distillés en feuilleton généralement placés en bas de la première page des journaux.
Maison natale de l’abbé Michon à Laroche-près-Feyt en Corrèze
V
Transportez-vous donc sur les confins de la Haute-Vienne et de la Corrèze13, au moment où la première Restauration allait s’accomplir14.
À deux lieues de Treignac, dans une position des plus agrestes, s’élevait un petit castel, ayant eu la prétention d’avoir joué un rôle à l’époque de la féodalité.
Il était entouré de larges fossés sur lesquels s’abaissait jadis avec un grand fracas de gonds rouillés et de chaînes le pont- levis obligé. Mais depuis longtemps les murailles qui bordaient les fossés entourant le château avaient disparu, et le pont-levis avait été remplacé par un pont ordinaire grossièrement travaillé, mais assez solide pour supporter le poids des lourdes charrettes
chargées de blé et de fourrages entrant dans la grande cour du manoir. |24
Les fossés n’avaient plus d’eau : les éboulements de terrain les avaient comblés en partie ; le reste était rempli de ronces, d’aubépines et de houx.
13 On notera que l’abbé Jean-Hippolyte Michon était né précisément en Corrèze, à Laroche-près-Feyt, le 21 novembre 1806.
14 C’est-à-dire peu avant 1814.
En entrant, à la gauche du pont, se trouvait une vieille tour lézardée dans toute sa hauteur. Autrefois couronnée de créneaux, elle avait perdu une partie de ce glorieux ornement ; mais elle conservait encore quelques meurtrières, des machicoulis, et, quand il pleuvait deux énormes gargouilles laissaient échapper des torrents d’eau par leurs gueules grimaçantes et démesurément ouvertes, que les pâtres de ce pays un peu sauvage ne considéraient qu’avec un étonnement mêlé de frayeur.
Un large écusson, supporté par deux lions affrontés, présentait les armes des Roquevair. Elles étaient d’azur, à la croix d’or, à la bordure d’argent losangée de gueules. Le marteau révolutionnaire avait brisé les deux lions, abattu la bordure, excepté à l’angle intérieur, et coupé la croix avec des hachures qui la laissaient cependant deviner sur le fond de l’écu. Avec quelques connaissances du blason, il était facile de reconstruire ces armes, mais pour le vulgaire ce n’était qu’un hiéroglyphe dont le sens était à jamais perdu.
La tour complétement abandonnée ne renfermait que quelques instruments de jardinage.
Cependant si l’on se hasardait à gravir l’escalier en colimaçon qui conduisait jusqu’à la plate-forme ; si l’on ne s’arrêtait pas effrayé des solutions de continuité occasionnées par les degrés disparus ; si l’on n’était pas ému |25 en sentant la pierre sur laquelle on venait de poser le pied crouler sous sa pression et descendre avec bruit au bas de la tour, on était, après avoir
terminé son ascension, amplement dédommagé par l’admirable vue qu’on découvrait autour de soi.
Dominant alors les bois qui entouraient le château, on suivait la pente d’une colline, jusqu’à la jolie rivière de la Vézère dont le cours à travers de magnifiques prairies dessinait les sinuosités les plus gracieuses. De petits villages composés d’un groupe de trois ou quatre maisons à demi cachées par des châtaigniers étaient parsemés dans la plaine. Des moulins, des chutes d’eau destinées à les alimenter, des îlots de verdure bordés de bouleaux, de peupliers et d’aunes, dont le pied se baignait dans les eaux ; à l’horizon de petites montagnes arrondies, montrant sur le ciel bleu leurs courbes gracieuses.Tout contribuait à rendre ce paysage ravissant : partout la variété la fertilité et la vie.
On écoutait avec ravissement et le bruit des cascades et le bêlement des troupeaux et les chants du laboureur toujours sur un rhythme lent, dont la monotonie n’est pas sans charmes par cela même que la mesure semble suivre le pas des animaux qui lui aident à ouvrir les entrailles de la terre.
Quand on est sous le charme des impressions que provoque toujours le spectacle de la nature, on ne comprend plus
comment on peut se renfermer dans les villes. Ce fut sans doute une grande instruction donnée à l’homme |26 que celle qui plaça le paradis terrestre dans un jardin.
Dieu ne fit pas jaillir du sein de la terre les marbres précieux, l’or et les pierreries pour en élever à sa créature privilégiée un somptueux palais ; il lui donna les fleurs et les fruits et le doux murmure des eaux.
Aussi quand l’homme, dégoûté des chimères de gloire et d’ambition qu’il a longtemps poursuivies veut revenir à une vie calme, son instinct le porte à abandonner les cités et à chercher ses derniers bonheurs au sein de la nature.
On entrait dans le château par une vaste cour entourée de bâtiments d’exploitation, la plupart en ruines. Partout on avait laissé se former des excavations où les fumiers égouttaient leurs eaux noirâtres. Là barbotaient les oies domestiques et les canards bruyants, souvent troublés dans leurs ébats par de plus laids animaux qui venaient leur disputer le plaisir du bain. Deux servantes, reines de cette basse-cour, se livraient à leurs travaux habituels, poursuivant leurs bêtes indociles, jetant du grain, ou portant aux bestiaux leur nourriture. Les chiens aboyaient, et les éclats de voix des servantes à la fois rauques et aigus déchiraient encore plus les oreilles que les cris des oies et des pintades et les aboiements des chiens. C’était, il faut l’avouer, un fort laid tableau de la vie pastorale. Un peu de goût de la part des habitants du château eût pu en rendre la vue moins choquante. La cour aplanie et plantée d’arbres qui eussent dissimulé le désordre des bâtiments d’exploitation ; les toits des
animaux |27 rejetés derrière ces bâtiments avec les fumiers si
chers à l’œil de l’agriculteur, mais moins agréables à celui des habitants des villes et à celui des poëtes ; quelques massifs de
verdure et de fleurs, et l’aspect eût totalement changé. On fût arrivé à la porte de la maison sans avoir sali ses chaussures et vu zébrer ses vêtements, grâce aux éclaboussures envoyées par toute cette population grouillante, nageante, criante et aboyante.
Qu’on ne me dise pas que c’est là une des conséquences de cette vie des champs dont j’ai vanté les charmes. Quand je parle d’aimer, d’étudier la nature, je veux parler de cette nature telle que Dieu l’a créée ; pour ce qui tient à la présence de l’homme, à ses habitudes, à ses animaux réduits à la domesticité, tout cela peut être quelquefois très-laid.
L’homme s’empare d’un petit coin de la création pour y bâtir son nid, c’est bien ; mais qu’il ne défigure pas ce petit espace qu’il lui est donné d’occuper. Après avoir respiré l’air embaumé des prairies, je n’aime pas en rentrant dans la maison où je dois prendre mon repos à me sentir suffoqué par l’odeur âcre des engrais ou par celle plus fétide encore des mares agitées par de lourds et sots volatiles.
Ce n’est pas là ce que j’appelle la nature : cela sans doute est utile, mais il faut mettre chaque chose à sa place. Cette loi du goût est mieux comprise aujourd’hui dans l’agencement de nos habitations ; mais à l’époque où commence cette histoire, le confortable à la campagne |28 était partout presque inconnu, et même de nos jours dans nos provinces du centre il serait très- facile de trouver des maisons semblables à celle que je viens de décrire.
N’eût été sa tour démantelée, ses antiques fossés et un petit colombier, le manoir de Roquevair eût été assez embarrassé de justifier sa prétention au titre de château.
C’était un carré long avec deux bâtiments en retour, composés d’un rez-de-chaussée et d’un étage au-dessus percé de fenêtres de forme irrégulière. Tout cela avait été bâti à trois époques différentes, et les deux derniers architectes s’étaient peu souciés de mettre la partie des travaux qu’ils exécutaient en harmonie avec ce qui était déjà fait.
On entrait dans une espèce de vestibule où se trouvait l’escalier conduisant à l’étage supérieur. Cet escalier était en bois grossièrement travaillé et éclairé par une fenêtre dans laquelle on avait établi une volière, et c’était, certes, l’idée la plus heureuse de celles qui avaient présidé, soit à la construction, soit à l’arrangement des diverses pièces.
À gauche et à droite du vestibule s’ouvraient deux portes basses et étroites : l’une était celle de la salle à manger par où l’on arrivait dans le salon, par l’autre on entrait dans les cuisines et les servitudes de la maison : tout cela sombre, humide et enfumé.
Le salon n’était pas non plus d’un aspect très-gai. Pour tout ameublement, des chaises de paille et deux fauteuils de forme antique qui devaient avoir figuré avec |29 honneur à l’époque de la gloire de la vieille tour. Sans doute ils avaient été brodés par les châtelaines de Roquevair, du temps que Roquevair avait des châtelaines, ce qu’on ne savait plus guère que par tradition.
Des vieillards se rappelaient avoir entendu dire aux anciens que dans un temps qu’ils n’avaient pas connu eux-mêmes, Roquevair avait été habité par de riches et vaillants seigneurs. On rencontrait souvent l’épouse de l’un d’eux, la belle Macy chevauchant dans la forêt.
Cette belle Macy était l’héroïne de la légende de Roquevair. Dans sa jeunesse elle avait habité la vieille tour, et avant d’avoir accompli sa vingtième année, elle était morte par un sinistre accident après avoir donné le jour à un fils. On assurait qu’elle revenait la nuit hanter le vieux donjon.
Souvent quand le temps était chargé d’électricité, quand la tempête agitait les grands arbres de la forêt et leur faisait chanter de douloureuses plaintes, on entendait le galop effréné du cheval de Macy. Le bruit sec et métallique de ses fers d’argent dominait les bruits de la nature bouleversée. On voyait bientôt une forme blanche paraître sur le haut des vieux créneaux ; on entendait des gémissements….. Malheur à celui qui s’arrêtait au bas de la tour ! car, si l’ombre de Macy descendait et passait près de lui, l’année ne s’écoulait pas sans que le cimetière ne vît une croix sur la tombe de l’imprudent qui s’était attardé loin de sa demeure.
Peut-être les vénérables fauteuils placés auprès de la |30 cheminée avaient-ils été brodés par la belle Macy elle-même. C’étaient des pavots et des roses dont les couleurs avaient encore quelque éclat. Seulement la laine usée en plusieurs endroits laissait apercevoir le canevas ; et les nombreuses réparations faites d’année en année par des aiguilles souvent peu habiles ne pouvaient dissimuler des ans l’irréparable outrage.
Le bois était en ébène ; les montants du dossier, les bras et les pieds étaient tournés en spirales ; des feuilles de chêne artistement sculptées en suivaient les contours et en faisaient deux morceaux de sculpture sur bois sans prix pour les amateurs d’antiquités. Mais cette variété de l’espèce humaine était alors peu connue, et parmi les nombreux visiteurs nul ne
songeait à examiner la délicatesse de ce travail dû à quelque artiste inconnu de la Renaissance.
La légèreté des spirales, les délicates nervures des feuilles n’excitaient point des transports d’admiration, et le pied d’un de ces meubles précieux ayant été brisé par quelque maladresse, un pied en bois de chêne taillé carrément par le charpentier du village fut accolé au chef-d’œuvre sans que personne s’avisât de crier à la profanation. Comme le charpentier était un homme de goût, il badigeonna en noir son travail, et l’on trouva que la réparation était heureusement opérée : il est vrai qu’elle était solide.
Une verdure tapissait le salon; elle était aussi fort ancienne : peut-être sortait-elle de la boutique de M. Guillaume |31 et était- ce celle qu’il conseillait au bonhomme Gérante d’acheter pour guérir sa fille en lui réjouissant l’esprit et la vue15. On y voyait de belles charmilles, des allées conduisant à de superbes jets d’eau retombant dans de vastes bassins où s’ébattaient des cygnes un peu fantastiques.
Le fait est que ce genre de tapisserie, même médiocrement exécuté, était beaucoup plus agréable à la vue que nos tentures de papier, au dessin monotone, ne donnant jamais à un appartement une physionomie qui lui soit propre et dont les détails soient un de nos souvenirs.
Je suis persuadé que le héros de mon histoire n’a jamais oublié et ces vieux fauteuils et cette belle verdure, dont son œil
15 Allusion à un personnage marchand drapier dans la Farce de maître Pathelin, comédie du XVe siècle remise au goût du jour par plusieurs auteurs du XIXe siècle (B.G.).
enfantin avait si souvent suivi les allées et tâché de pénétrer les charmilles.
Cette belle tapisserie est d’autant mieux restée dans les souvenirs de mon héros que, rongée par le temps, elle avait été rapiécée avec des lambeaux d’une tapisserie à personnages, ce qui produisait les effets les plus bizarres. Une tête de femme à la riche chevelure blonde, le cou orné d’un collier de perles, semblait sortir du haut des charmilles ; un des jets d’eau était surmonté d’un casque, et le premier arbre de la plus belle allée était planté dans un bouclier; des pieds, des mains, des fleurs voltigeaient avec les biseaux dans l’azur du ciel, et l’un des cygnes avait une magnifique tête de chien avec un collier à grelots.
Au milieu de la vaste salle était une table ronde recouverte |32 d’un tapis. Quelques tableaux se voyaient çà et là : ils représentaient de beaux messieurs et de belles dames habillés à la manière des bergères de Wateau ou portant des costumes mythologiques.
Au milieu de toutes ces peintures maniérées et ne rachetant pas le mauvais goût du temps où elles avaient été faites par la perfection de la peinture, on voyait le portrait d’un jeune abbé qui aurait dû sembler surpris de se trouver en si étrange compagnie. Le fait est qu’il ne paraissait pas s’apercevoir de la présence des beautés grimacières qui l’entouraient.
La peinture était bonne. Le peintre avait surpris la pensée dans son modèle et l’avait reproduite avec assez de bonheur. Ce vaste front révélait l’intelligence, le regard était empreint d’une mansuétude infinie. Il y avait dans la coupe de cette bouche fine et gracieuse, dans un mouvement imperceptible des lèvres,
admirablement saisi par le peintre, une légère nuance de malicieuse ironie ; mais c’était une grâce de plus, et dans l’ensemble de cette belle physionomie respirait une loyauté si entraînante qu’on se disait en le regardant : Voilà l’homme dont je voudrais être l’ami.
Ce jeune abbé est celui que nous avons vu dans le salon de madame de Berthonville. C’est le bon abbé Romilly ; pendant sa longue carrière, il n’a jamais oublié le |33 sens des mots tracés sur son manuscrit : Dieu est charité.
Le salon avait deux croisées, l’une s’ouvrait sur la cour dont nous avons déjà parlé et dans laquelle nous ne tenons pas à ramener nos lecteurs ; l’autre donnait sur un immense jardin tenu avec la même incurie que le reste de la maison. L’herbe envahissait les allées ; les buis avaient perdu les formes rondes et pyramidales qui les avaient rendus jadis l’admiration de la contrée ; et leurs branches croissant en liberté, venaient fouetter rudement le visage des promeneurs distraits.
On y voyait des statues ou plutôt des fragments de statues. Étaient-ce les excès populaires, était-ce le temps qui les avaient réduites à un si piteux état ? Hébé n’avait plus de menton, et ses mains étaient brisées. Un Amour privé de ses ailes et de son carquois, de plus, horriblement barbouillé, semblait gémir de se voir condamné à la fidélité. Mercure tombé de son socle n’avait plus de jambes et ne possédait plus que la moitié de son
16 Première épitre de Jean, IV, 16 (B.G.).
chapeau et de son caducée. Vénus était horriblement mutilée, et ce qui restait de tous ces chefs-d’œuvre n’était pas fait pour inspirer le désir de trouver ce qui leur manquait.
La seule chose qui flattât agréablement le regard dans ce jardin presque entièrement inculte, était un parterre disposé devant la croisée du salon : là les buis étaient taillés, les allées recouvertes de sable, et une quantité de fleurs assez communes à la vérité, mais massées avec goût. On voyait qu’une main
intelligente avait présidé à l’arrangement de ce petit coin de terre. |34
Nous ne promènerons pas davantage nos lecteurs dans ce jardin, nous ne lui ferons pas admirer les appartements du château. Peut-être dans leur antique mobilier y aurait-il quelques objets dignes d’être remarqués. Ici une magnifique glace de Venise, là une belle toilette garnie de ces dentelles guipures auxquelles plus tard la mode a donné des prix si élevés, des meubles de bois de rose avec des marqueteries en ivoire ; mais tout cela se perdait au milieu de vieilleries sans valeur, et il fallait encore à ces trésors inconnus quelques années pour les faire exhumer de leur noble et antique poussière.
Rentrons donc dans le salon, et après avoir jeté un coup d’œil sur une belle pendule du temps de Louis XV, examinons les personnes qui se trouvent dans l’appartement.
VI
C’était le 21 février 1814. Des souches d’arbres, des éclats de bois fendu remplissaient l’immense cheminée ; la flamme s’en échappait vive et brillante. À la campagne, un bon feu est un luxe que les fortunes les plus médiocres se permettent facilement. Il est vrai que la manière dont les maisons de la Corrèze sont bâties font de ce luxe une véritable nécessité.
Les portes et les fenêtres des maisons de campagne de la province du Limousin n’ont jamais été posées, je crois, dans une autre intention que celle d’empêcher les |35 chiens et les autres animaux domestiques de faire dans les appartements de trop fréquentes invasions ; quant à préserver des intempéries des saisons, elles en sont absolument incapables. Elles laissent le vent d’autant plus libre de siffler sur vos épaules qu’il peut s’introduire traîtreusement par tous les interstices qui lui sont
amplement ménagés par ces ouvertures malencontreuses, et il vous arrive froid et aigu comme une lame d’acier, vous gratifiant en temps et lieu de quelque rhumatisme, fidèle compagnon de vos dernières années.
Dans un de ces antiques fauteuils dont j’ai parlé, était assise une femme de soixante-cinq à soixante-dix ans, vêtue de deuil. Elle tenait à la main un tricot de laine paraissant plutôt lui servir de contenance que d’occupation, car triste et pensive, elle le laissait souvent échapper de ses mains d’une maigreur qui les
rendait presque diaphanes. On voyait pourtant que ces mains avaient dû être belles ; elles étaient encore d’une blancheur mate comme de l’ivoire, et les fines rayures de leurs ongles allongés avaient conservé la teinte rosée qui les embellissait jadis.
Sur le visage on ne voyait aucune trace de beauté ; les tons bruns et jaunes de la peau, l’irrégularité des traits attestaient que jamais cette femme n’avait pu être belle. En jetant les yeux sur les portraits qui se trouvaient dans le salon, il était facile de la reconnaître dans un costume de Diane. Et bien que le peintre eût sans doute essayé d’embellir son modèle, il était évident que si la Diane |36 chasseresse avait eu un semblable visage, Actéon eût évité son malheureux sort17.
On était frappé au premier regard par la froideur de la physionomie grave et austère de la vieille dame de Roquevair, mais bientôt on trouvait dans ses petits yeux, une touchante expression de bonté qui vous attirait vers elle ; et le mouvement par lequel elle vous tendait sa main toujours si parfaitement soignée, et dont une mitaine de soie noire dissimulait la maigreur, avait une grâce si charmante qu’il était impossible de ne pas porter ses lèvres sur cette main avec autant d’affection que de respect.
Devant elle, sur un tabouret en bois, aux pieds bizarrement contournés, probablement contemporain des vieux fauteuils, était assis un enfant paraissant âgé de six à sept ans.
17 On se rappelle que le chasseur Actéon surprit un jour Artémis, ou Diane, qui prenait son bain, et, furieuse, le changea en cerf. Il fut déchiré par ses propres chiens, enragés par la déesse.
Il avait pose sur les genoux de la vieille dame des violettes et des primevères, et ses petits doigts étaient fort occupés à en faire un bouquet. Il mettait dans ce travail autant d’adresse que de goût, et l’accomplissait avec un sérieux prouvant la grande importance qu’il attachait à sa parfaite exécution.
De temps en temps il s’arrêtait pour jeter à la vieille dame un doux regard, et toujours ce regard en rencontrait un autre attaché sur lui avec une indicible tendresse. Alors il penchait sa tête sur les genoux de madame de Roquevair, imprimait sur ses mains de doux baisers et reprenait son travail. |37
Il y avait évidemment entre ces deux êtres dont l’un touchait à la tombe et l’autre à son berceau une affection profonde. La ressemblance entre eux était frappante, et cette ressemblance faisait du pauvre enfant, il faut en convenir, une petite créature fort laide.
Nous avons déjà fait le portrait de Paul, nous n’avons pas à y revenir : seulement nous ajouterons que l’enfant était beaucoup plus laid que l’homme. Sa maigreur, son cou brun et long sortant de son col rabattu sur sa petite veste de drap noir ; sa figure tellement bistrée que le hâle était impuissant à la noircir, faisaient de Paul un enfant absolument dépourvu de grâce et de fraîcheur.
En face de madame Sardan de Roquevair, sa belle-fille, madame Louise de Roquevair, comme on la nommait dans le pays, était presque couchée dans son vaste fauteuil, elle travaillait à une broderie. Sur un petit guéridon placé auprès d’elle se trouvaient quelques livres successivement ouverts et abandonnés.
L’ennui le plus profond se peignait dans les beaux traits de la jeune femme.
Tout à coup elle posa son ouvrage sur le guéridon et porta son mouchoir à la bouche pour dissimuler ses bâillements.
Vous vous ennuyez, ma fille, lui dit sa belle-mère.
Mais non, Madame, je souffre, voilà tout : c’est assez mon état habituel.
Oui, quand vous êtes seule avec moi et avec vos enfants, murmura la vieille dame. |38
Sortie de son apathie par l’interpellation de sa belle-mère, madame Louise de Roquevair reprit avec humeur :
Ce sont ces fleurs qui me font mal ; comment Paul avez- vous oublié que l’odeur pénétrante de ces violettes, m’irrite horriblement les nerfs, et prenant des mains de l’enfant le bouquet presque terminé, elle le jeta dans le feu.
Une larme roula dans les yeux de Paul : il pencha sa tête sur les genoux de la grand’mère et lui dit à voix basse :
C’étaient les premières que j’avais cueillies, et elles étaient pour vous, bonne maman.
L’aïeule pressa avec tendresse la tête de son petit-fils, sans répondre.
L’enfant alors prit les primevères et dit à sa mère avec sa voix d’un timbre d’une douceur infinie :
Maman, ces fleurs n’ont pas d’odeur, elles ne pourront vous incommoder.
Non, sans doute, Paul : mais ne sauriez-vous passer votre temps à faire autre chose que des bouquets ? Ma mère, vous oubliez que cet enfant a douze ans ; il est si petit, si chétif, ajouta-t-elle avec un geste de pitié dédaigneuse, que je conçois que vous vous fassiez cette illusion ; mais enfin il a deux ans de plus que Louis, et il ne sait rien.
Paul, ma fille, a étudié toute la matinée ; il m’a récité toutes ses leçons ; je vous assure qu’il les sait parfaitement. C’est moi qui l’ai engagé à se reposer quelques |39 instants que ce cher enfant a employés à travailler à mon parterre et à me cueillir des fleurs.
Oh ! je sais que Paul est un excellent jardinier, mais enfin comme il n’est pas destiné à exercer cet état, je désirerais qu’il sût autre chose que planter des jacinthes et des tulipes, et faire des bouquets.
Pendant cette petite altercation qui probablement devait se renouveler souvent entre les deux femmes, Paul s’était levé pour prendre ses livres, et, revenu auprès de sa grand’mère, il repassait ses leçons avec une ardeur qui colorait légèrement ses joues.
Tout à coup la porte du salon s’ouvrit bruyamment ; un bel enfant entra en courant : il tenait à la main un bouquet de violettes semblables à celles que madame de Roquevair avait jetées au feu il n’y avait pas dix minutes. C’était son second fils, il se précipita dans ses bras, et le visage de sa mère resplendit d’une orgueilleuse joie en le serrant dans ses bras.
Tenez, maman, dit Louis, voyez ces belles violettes, je vous les apporte.
Madame de Roquevair oubliant que l’odeur de ces fleurs lui faisait mal aux nerfs, embrassa tendrement son fils et mit le bouquet dans son sein.
Paul et son aïeule échangèrent furtivement et presque malgré eux un regard. Madame de Roquevair toute au bonheur de caresser son fils ne s’en aperçut pas.
Ton précepteur va venir, mon cher Louis, tu sais sans doute tes leçons. |40
Oui, maman, M. Duval sera content, vous savez qu’il l’est toujours.
Et l’enfant, s’asseyant sur un des bras du fauteuil, passa ses mains autour du cou de sa mère, offrant aux baisers maternels son joli front ombragé d’une forêt de cheveux bien bouclés.
C’était, il faut en convenir, un bien bel enfant que Louis de Roquevair : il était très-grand pour son âge, son teint était d’une fraîcheur éblouissante : il ressemblait extrêmement à sa mère ; ses traits étaient plus régulièrement beaux que ceux de madame Louise de Roquevair. Mais, comme ceux de sa mère, ses pieds étaient trop grands et trop gros, et ses mains rouges et courtes, aux ongles plats et carrés, dénonçaient la vulgarité de race.
Mais la jeune dame de Roquevair aimait dans son fils jusqu’à ses défauts, il était facile de voir que cet enfant régnait dans son cœur comme une idole unique. Orgueilleuse de sa propre beauté, elle attachait aux avantages extérieurs un prix extrême.
Elle ne pouvait pardonner à Paul sa ressemblance avec son père et avec son aïeule. Louis était son image à elle, il lui semblait que seul il était son fils.
L’instinct de l’amour maternel s’était pourtant fait sentir auprès du berceau de son premier-né, et peut-être que, s’il fût resté fils unique, elle eût été pour lui une tendre mère. Quand on lui présenta l’enfant qu’elle venait de mettre au monde, elle éprouva un véritable effroi. Louise n’avait jamais vu d’enfants naissants ; et ces pauvres créatures |41 encore presque informes sont plus propres à inspirer un tendre intérêt qu’une grande admiration. Paul surtout noir et chétif était vraiment hideux.
Madame de Roquevair crut avoir donné naissance à un monstre. On la rassura, mais il fut peu difficile de lui persuader de renoncer à nourrir cet enfant.
Une robuste paysanne vint allaiter Paul au château. Madame Louise de Roquevair ne suivit pas sans intérêt le développement de la vie et de la forme chez son fils. Cette petite figure était toujours très-laide ; mais enfin elle avait l’apparence d’une figure humaine. La mère commençait à le trouver joli ; elle avait vu avec ivresse son premier sourire, elle l’aimait.
Au milieu de ces heureuses dispositions, une nouvelle grossesse se déclara ; elle fut excessivement pénible, la souffrance éloigna davantage madame de Roquevair du berceau de Paul, et quinze mois après la naissance de cet enfant Louise donna le jour à un second fils.
Quel fût le ravissement de madame de Roquevair quand, après avoir jeté un regard inquiet sur son enfant, elle vit le plus charmant nouveau-né. Sa petite figure au lieu d’être d’un affreux rouge vif, couleur habituelle de ceux qui font leur entrée
dans la vie, était blanche et rosée, et de jolis cheveux noirs paraissaient sous la dentelle dont on entoura pour la première fois son petit front.
Madame Louise voulut nourrir cette délicieuse créature. Elle prétendit qu’on avait fait violence à son cœur et à sa volonté en l’empêchant de nourrir Paul, mais que |42 pour cette fois rien ne l’empêcherait de remplir le plus sacré de tous les devoirs.
Comme après tout, madame de Roquevair était d’une constitution robuste et très-capable de supporter la fatigue des fonctions de nourrice, bien qu’elle eût l’habitude de se plaindre de ses migraines et de ses nerfs, on céda à ses désirs : seulement, sa belle-mère se pencha vers elle et lui dit :
Ma fille, prenez garde !
Pourquoi ? demanda Louise.
On s’attache à ses enfants, surtout par les soins qu’on leur prodigue, par les sacrifices qu’on leur fait, vous serez deux fois la mère de celui-ci et vous l’aimerez plus que son frère.
Il n’a pas dépendu de moi, répliqua Louise, de remplir envers mon fils aîné mes devoirs de mère ; mon inexpérience m’a fait cédera vos désirs et à ceux de mon mari : tranquillisez- vous, Madame, Paul m’est excessivement cher, et si j’étais capable d’une préférence, elle serait sans doute acquise à celui qui m’a le premier fait éprouver les douceurs de l’amour maternel.
Madame Sardan de Roquevair ne fut pas rassurée et elle avait raison. Louise se passionna pour l’enfant qui était sa vivante
image ; elle lui donna le nom de Louis, le garda seul dans sa chambre. Sa belle-mère offrit de prendre Paul dans la sienne, cette offre fut acceptée avec empressement. La beauté de Louis rendait la laideur de Paul encore plus frappante et lorsqu’on l’apportait |43 à sa mère souvent sans qu’elle l’eût demandé, elle disait :
Ce malheureux enfant enlaidit tous les jours : et, sans lui faire une caresse, elle le renvoyait à sa grand’mère.
Les enfants grandirent, et avec eux le fol amour de la mère pour son second fils et son éloignement pour l’aîné.
Paul jamais caressé, souvent grondé aimait cependant sa mère avec une extrême tendresse ; la douceur de son caractère, ses instincts affectueux le rendaient incapable de jalousie. Il se faisait l’esclave de son frère avec un dévouement sans égal : quelquefois celui-ci jetait ses bras autour de son cou en lui disant : Mon petit Paul, tu es un bon frère, je t’aime bien.
Paul lui rendait ses caresses en jetant sur sa mère un regard craintif ; quelquefois il la voyait lui sourire, et touchée de sa soumission aux fantaisies de Louis, elle lui donnait un baiser.
Pour ce baiser, pour ce sourire, Paul eût consenti à voir ses plus beaux joujoux brisés par son frère, bien que tous fussent un don de son aïeule, car cette excellente femme, avait fini de son côté par accorder à Paul une affection exclusive. Le caractère doux et timide de l’aîné de ses petits-fils convenait mieux à son âge que la vivacité de Louis. Celui-ci toujours bruyant, exigeant avec des cris que tout cédât à sa volonté, était le type parfait d’un enfant gâté et il n’aimait que sa mère et son frère, parce
que seuls ils supportaient sans murmure ses caprices sans cesse renaissants.
Mais pendant que Louis, alors âgé de onze ans, court |44 dans le jardin en attendant M. Duval et que Paul étudie avec ardeur, donnons quelques détails généalogiques et biographiques sur les Roquevair et sur la famille Sardan ; ils sont nécessaires à l’intelligence de cette histoire.
VII
Au commencement des guerres de religion, la famille de Roquevair, une des plus illustres du pays, embrassa le parti de la Réforme.
Les Roquevair guerroyèrent à outrance, les frères d’abord, les enfants ensuite ; ils ne s’arrêtèrent que lorsque l’avénement de Henri IV au trône vint pour un temps mettre un terme aux discordes civiles.
On sait que ce prince aimait tendrement ses amis et ses partisans, mais il mettait la politique avant le sentiment et, parvenu au trône, ses faveurs appartinrent plus à ses ennemis qu’à ses amis. Il fallait s’attacher irrévocablement ceux-ci, il savait qu’il pourrait toujours compter sur ceux-là.
C’est à tort que ce calcul des prétendants arrivés au trône est traité de calcul égoïste. Les rois ne régnent pas pour eux mais pour les peuples : en ralliant leurs ennemis à leur pouvoir, ils assurent la tranquillité du pays; il est donc sage d’immoler les sentiments du cœur, l’élan même de la reconnaissance à l’intérêt général.
Les amis des princes comprennent peu cette nécessité, ils ne sont pas eux-mêmes assez dépourvus du sentiment |45 de l’intérêt personnel pour faire le généreux sacrifice des faveurs
du roi qu’ils ont contribué à élever sur le trône. Volontiers ils lui sacrifieraient (je parle du temps des dévouements héroïques) leur fortune, leur vie et celle de leurs enfants si besoin en était, mais ils ne peuvent sans colère sacrifier à la consolidation de leur pouvoir l’honneur de jouer un rôle dans le nouveau gouvernement et surtout celui de ne pas être seuls appelés à former l’entourage du maître.
Il en fut ainsi des seigneurs de Roquevair. Henri IV les remercia beaucoup, leur prodigua avec une éloquence toute méridionale et un peu gasconne les éloges les plus flatteurs ; il éleva très-haut les services qu’ils lui avaient rendus, mais enfin la conclusion fut que n’ayant plus besoin d’eux, il leur laissait toute liberté pour réparer les désastres de leur maison et leur donnait à regret la permission de vivre dans leurs terres qui, plusieurs fois confisquées et reprises selon les revers ou les succès, leur étaient enfin définitivement rendues.
Il n’existait alors que deux Roquevair, le père et le fils. Ils quittèrent Paris en maugréant contre le roi : il leur avait fait don de son portrait ; ne sachant point faire de vers ils répétaient ceux que d’Aubigné avait faits contre ce prince au sujet d’un semblable présent.
Ce prince est d’étrange nature, etc.18
Et ils ajoutaient que le satirique avait bien raison en disant que le Béarnais était le plus ingrat des mortels.
18 Voici ce fameux quatrain d’Agrippa d’Aubigné (1552-1630) :
Ce Prince est d’étrange nature, Je ne sais qui diable l’a fait : Mais il récompense en peintre
Ceux qui le servent en effet. (B.G.)
Mais le bon Henri n’était pas là pour les entendre et |46 les eût- ils entendus qu’il ne s’en fût pas plus fâché pour cela. Il savait bien que malgré tout on l’aimait et les seigneurs de Roquevair dans le fort de leur ressentiment eussent tiré vingt fois l’épée contre tout gentilhomme discourtois qui se fût avisé d’attaquer l’honneur de leur maître, surtout s’ils l’eussent soupçonné d’être un ancien ligueur.
Ils s’acheminèrent donc vers Roquevair parfaitement libres de chanter des psaumes en français19 et de remettre en culture les terres laissées longtemps en friche par suite des désastres de la guerre.
Pour cela il eût fallu de l’argent et messieurs de Roquevair n’en avaient point. Ce n’était pas qu’ils eussent été plus sévères en fait de pillage et de rapines que les mœurs d’alors ne le comportaient et qu’ils n’eussent usé largement de ce qu’on appelait alors les droits de la guerre. L’usage avait force de loi ; et si cette loi ne se trouvait point dans les in-folio latins renfermant les éléments hétérogènes des droits et des coutumes, qui régissaient les différentes contrées de la France, elle était reconnue de tous et tous mettaient de la conscience à ne pas la laisser tomber en désuétude.
Mais c’est surtout des biens acquis pendant la guerre qu’on pouvait dire que ce qui arrivait au son de la flûte s’en allait au son du tambour20. Il ne restait aux Roquevair que quelques
19 La liturgie protestante était en langue vernaculaire et les pasaumes le plus souvent chantés dans leur traduction par Clément Marot (B.G.)
20 Le proverbe, attesté depuis au moins 1664 par Furetière, porte plus précisément : « Ce qui vient au son de la flûte / S’en retourne au son du
tambour. » (B.G.))
bijoux dont le prix fut à peine suffisant pour rendre habitable une partie du manoir qu’ils avaient retrouvé dans le plus piteux état. |45
Ils achetèrent quelques vaches et des troupeaux de moutons qui trouvaient dans les terrains incultes et couverts d’ajoncs et de bruyère, une nourriture suffisante. Leur grande occupation était la chasse. Du reste ils boudaient leurs voisins catholiques ; ceux-ci de leur côté ne les regardaient pas d’un très-bon œil. Le vicomte Jacques de Roquevair et son fils attendaient tous les jours une lettre du roi qui les rappelât à Paris. Henri n’ayant que cela à leur donner leur avait laissé cet espoir ; ils ne croyaient pas qu’il lui fût possible de gouverner sans eux, et le soir, assis auprès de leur vaste foyer, ils faisaient des plans admirables de réformes gouvernementales qu’ils se promettaient bien de faire adopter.
Le temps se passait ainsi : les lettres de rappel n’arrivaient pas. Pour prendre patience le jeune de Roquevair se maria. La fortune de sa femme apporta un peu d’aisance dans cette demeure délabrée.
L’irritation du vicomte Jacques contre ce qu’il appelait l’ingratitude du roi avait atteint son apogée : il ne comprenait pas comment à la cour on avait pu se passer de lui ; mais il apprit tout à coup la désastreuse nouvelle de l’assassinat de Henri, les froissements de l’orgueil furent oubliés ; l’ancienne affection, telle que jamais roi n’en inspira de semblable, se réveilla vivace dans le cœur du vieux Roquevair, et huit jours après, le vieillard expirait, tenant entre les mains le portrait de
Henri mouillé de ses dernières larmes. |48
Sous Louis XIII, la fortune des Roquevair se maintint obscure. Ce fut en vain que leurs coreligionnaires voulurent les entraîner dans le parti de la révolte. Le vicomte Jacques, dans un voyage qu’il fit à Paris, avait vu Richelieu ; il comprit qu’un homme pouvait dans sa main puissante broyer un parti, quand cet homme avait le génie de l’évêque de Luçon ; et puis il n’était plus convaincu de la justice de sa cause ; il penchait vers un retour au catholicisme. Son fils le plus jeune partageait ce sentiment et tout à coup on apprit dans la province que le vicomte de Roquevair et un de ses fils abjuraient le protestantisme.
Selon l’usage, on méconnut les véritables motifs de cette conversion. On prétendit que le désir d’obtenir la main de la fille du baron de Serres, connu par l’ardeur de ses opinions catholiques, avait été pour beaucoup dans la décision du jeune Roquevair. On ajoutait que le père avait été gagné par la promesse de reparaître à la cour et d’obtenir un commandement dans l’armée.
Tout cela était faux, le jeune Roquevair n’épousa point la fille du baron de Serres à laquelle il n’avait jamais pensé, et son père resta tranquille dans le manoir, restaurant ce qui était susceptible de restauration.
Le fils aîné, zélé calviniste, abandonna le toit paternel et la France, il emmena avec lui sa femme Sara de Bréhan et un fils en bas âge. Ils se retirèrent en Hollande et s’y établirent. Dans l’espace de dix années |49 ils envoyèrent six lettres froidement respectueuses au château de Roquevair ; elles annonçaient toutes la naissance d’un fils.
Le vicomte de Roquevair resté en France fut moins heureux que son frère. Il n’eut que quatre filles ; deux descendirent enfants dans la tombe, deux se firent religieuses et le nom de Roquevair se trouva éteint en France.
Je ne raconterai pas comment à la mort du dernier Roquevair, sa fortune avait subi de tels échecs que la vente du château et des terres environnantes ne suffit point pour payer les dettes.
Roquevair passa en différentes mains, le vieux château fut entièrement abattu à l’exception du donjon, le temps avait laissé peu de chose à faire aux démolisseurs, on bâtit une maison moderne et fort laide, on y ajouta successivement, et le château de Roquevair arriva à être enfin tel que nous l’avons dépeint au commencement de cette histoire.
VIII
Dans les dernières années du règne de Louis XIV, un nommé Pierre Sardan, après trente ans de travaux dans le commerce, réalisa une de ces fortunes que les habiles font aujourd’hui dans l’espace de cinq ou de dix ans, selon qu’ils sont plus ou moins heureux ou plus ou moins honnêtes. |50
L’ambition de Pierre Sardan satisfaite du côté de la fortune, il en sentit une autre se glisser dans son cœur.
Il avait un fils unique. Il le trouvait beau, spirituel, digne d’arriver à tout. Malheureusement, pour arriver à tout dans ce temps-là, il fallait ou appartenir à une classe privilégiée, ou posséder une de ces capacités hors ligne qui font sortir un homme de la foule en dépit de tous les obstacles et le placent au premier rang sans que personne ait le droit de s’en étonner.
Pierre Sardan s’abusait bien un peu sur le mérite transcendant de son fils ; la fable du hibou et ses petits trouvera éternellement son application. La progéniture de Pierre Sardan n’était pas sans mérite, mais enfin la société ne perdait pas grand’chose à ce que les lois du pays ne permissent pas au jeune Sardan d’arriver à tout, et son père jugea prudent de ne pas trop attendre des qualités éminentes de son fils.
Il était assez riche pour acheter des titres de noblesse, il en acheta, et fit partie des cinq cents bons bourgeois, dont en 1702 les lettres de noblesse furent enregistrées, moyennant finance et qui tout d’un coup se trouvèrent exempts de tailles, surtailles, taillons, guet, douanes, péages, pontonages, etc., et eurent le droit de port d’armes, de chasse, de garenne, de colombier, etc. Grâce à ces heureux priviléges, ils purent se persuader qu’ils étaient les égaux des Crillon et des Montmorency.
En 1701, une ordonnance avait permis à la noblesse de se livrer aux entreprises commerciales sans déroger. II va |51 sans dire que la noblesse de fraîche date se garda bien d’user de ce droit, et il n’y avait pas dix ans que les Sardan étaient anoblis que MM. Sardan père et fils disaient avec la bonne foi la plus candide :
— Nous autres gentilshommes nous ne croyons pas pouvoir faire le commerce, sans déroger : la loi de 1701 est une loi fatale à la noblesse, et qu’elle doit considérer comme non avenue. M. Sardan fils acheta une compagnie : il eut deux ou trois duels à propos de quelques plaisanteries que les officiers du corps où il servait se permirent sur l’illustration de la race des Sardan. Comme il était brave et assez instruit on finit par l’estimer et on ne s’occupa plus de ses prétentions.
Vers 1728, M. Sardan acheta le château de Roquevair, se promettant de lui rendre sa première splendeur. Il venait de marier son fils à une demoiselle d’assez bonne maison, mais sans fortune ; il pensait que son petit-fils prendrait le nom de la terre, et serait la souche d’une autre famille de Roquevair.
Mais Law vint en France ; M. Sardan faisait de fréquents voyages à Paris, il s’engoua plus que personne de la fameuse banque, sa fortune y sombra, et il ne resta aux Sardan que le pauvre manoir de Roquevair. Il ne fut plus question de le restaurer, on se trouva trop heureux de pouvoir y vivre tant bien que mal.
Par suite de mariages avec des filles de financiers, la fortune des Sardan avait repris son éclat. Ils ajoutaient |52 à leur nom celui de Roquevair, et l’unique descendant de M. Pierre vivait depuis quelques années à Paris avec sa femme quand la révolution éclata, il émigra et mourut quelques mois après.
Les dépenses qu’il avait faites à Paris pour soutenir ce qu’il appelait son nom, avaient mis sa fortune dans le plus grand désordre et la révolution lui en enlevait une grande partie par la suppression des droits seigneuriaux attachés à la terre de Roquevair.
Sa veuve après avoir réglé ses affaires, se retira à Roquevair avec son fils unique âgé de seize ans dont elle avait elle-même dirigé l’éducation.
La fortune de madame Sardan de Roquevair n’était plus assez considérable pour attirer l’attention sur elle et devenir un titre à la proscription. La tempête révolutionnaire passa auprès d’elle sans la toucher.
Quand le calme fut rétabli, elle songea à marier son fils. Elle avait fait des plans à ce sujet, mais au moment où ils allaient être couronnés de succès, au moment où l’union qu’elle désirait devenait encore une chance de restauration financière pour les
Sardan, Paul déclara à sa mère qu’il avait fait un choix et qu’il aimait mademoiselle Louise Rouvray.
Louise Rouvray n’avait pas de fortune. Elle avait fondé sur sa beauté la réalisation de ses rêves de mariage ; mais la petite ville de province dans laquelle elle était contrainte de végéter, ne lui offrait qu’un petit nombre de |53 prétendants qui lui parussent dignes sinon d’obtenir sa main au moins d’y aspirer.
Louise lisait beaucoup de romans. Dans ceux qui avaient alors la vogue elle voyait des effets merveilleux du pouvoir de la beauté sur les cœurs. En se regardant dans son miroir, elle se disait, il faut en convenir avec raison, que la beauté de ces illustres héroïnes n’était certainement pas plus parfaite que la sienne. Tous les jours elle attendait que quelque grand personnage passant par hasard dans la ville d’Uzerches tombât épris de ses charmes et déposât à ses pieds, sans coup férir, sa fortune et sa main. Mais il passait peu de voyageurs à Uzerches. Cette ville éloignée des grands centres de population ne possédait rien pouvant attirer l’attention des touristes ; d’ailleurs à cette époque ils étaient peu nombreux en France, tout ce qui pouvait porter les armes étant touriste en Europe à la suite du grand voyageur qui rêvait, comme Alexandre, l’empire
du monde21.
Cette circonstance d’une guerre européenne ôtait encore à mademoiselle Rouvray la chance d’allumer les flambeaux de l’hymen, comme on disait alors.
Après avoir attendu longtemps ce merveilleux inconnu qui n’arrivait pas et rejeté avec dédain quelques bons et honnêtes
21 Allusion à Napoléon Bonaparte, empereur des Français (1804-1815).
Limousins qui s’étaient figurés que de cette femme aux airs de reine ils pourraient faire une bonne ménagère, mademoiselle Rouvray s’aperçut qu’elle avait atteint sa majorité. Ne voulant pas avoir le tort de certaine fille un peu trop fière22, elle pensa sérieusement à |54 se marier et se promit de ne pas refuser le premier parti un peu sortable qui se présenterait.
Elle était depuis près de quatre ans dans ces sages dispositions, lorsque M. Paul Sardan vint passer quelques jours à Uzerches. Il se rencontra avec Louise. Pour cette fois les romans eurent raison. Cette beauté parfaitement régulière fit une profonde impression sur le jeune homme, la froideur de glace de la physionomie de mademoiselle Rouvray lui parut de la modestie, et la hauteur de ses manières de la dignité.
Il arriva au jeune Sardan ce qui arrive à tous ceux qui se laissent dominer par une première impression : ils voient dans ce qu’ils aiment non ce qui existe, mais ce qu’ils désirent, et voilà pourquoi d’ordinaire les affections sont si peu durables.
Louise s’aperçut, peut-être avant M. Sardan lui-même, du sentiment qu’elle avait inspiré. Elle pesa le pour et le contre de cette affaire, car Louise n’était qu’à demi romanesque : elle s’abusait un peu sur les passions qu’elle croyait devoir inspirer, mais fort peu sur son propre cœur.
M. Sardan de Roquevair n’était pas très-riche, mais il était fils unique, et si cette fortune ne pouvait donner l’espoir d’aller jouer un rôle dans une grande ville, elle était suffisante pour la province.
22 Fable de Jean de la Fontaine (1621-1695) : La Fille (Fables VII, 5, premier vers).
M. Sardan était très-laid, mais il n’en admirerait que davantage la beauté de sa femme et lui saurait gré de l’affection qu’elle voudrait bien avoir pour lui. Ce n’était |55 pas là ce qu’on avait rêvé, mais on avait vingt-quatre ans !
Enfin ce qui emporta la balance, ce fut le nom de Roquevair, on lui trouvait un air de chevalerie. À la vérité quelques mauvaises langues disaient bien que M. de Roquevair, car il n’était presque plus question du nom de Sardan, dont on ne se servait guère que dans les actes publics, n’était pas un vrai Roquevair. Mais qui pouvait prouver cela ? l’antique manoir lui appartenait : c’était essentiel. Mademoiselle Rouvray décida qu’elle consentirait à porter le nom de Roquevair.
Madame Sardan ne sortait presque jamais du château ; elle recevait peu de visites et la famille Rouvray n’avait avec elle aucune espèce de relations.
Deux ou trois fois seulement madame Sardan avait aperçu Louise, elle avait rendu justice à sa beauté, mais l’expression hautaine et dédaigneuse de la physionomie de cette jeune personne l’avait également frappée et le souvenir de l’impression qu’elle en avait reçue, suffit pour lui rendre infiniment pénible la déclaration que lui fit Paul de ses sentiments pour Louise.
Madame de Roquevair aimait tendrement son fils ; elle savait qu’il tenait à ses idées avec une opiniâtreté qui n’était pas toujours justifiable aux yeux de la raison. Elle s’avouait que dans cette circonstance elle n’avait pas un motif raisonnable à faire valoir pour s’opposer à ce désir. Elle avait des préventions, voilà tout. Son instinct maternel lui disait que cette union ne ferait ni le bonheur de son fils ni le sien ; mais on ne combat
pas les |56 résolutions d’un homme épris, par des préventions et des instincts.
Madame Sardan de Roquevair le comprit et après quelques observations, quelques avis sur le danger des résolutions trop précipitées, sentant bien qu’elle tombait dans les lieux communs et que le respect avec lequel on les écoutait n’était pas sans un mélange d’impatience, elle donna son consentement.
Un mois après, mademoiselle. Louise Rouvray entrait dans le vieux château comme dame de Roquevair.
IX
Louise avait trop de pénétration pour ne pas s’apercevoir que sa belle-mère n’éprouvait pour elle aucune sympathie ; comme elle se sentait à son égard des dispositions complétement identiques, elle se promit, non de gagner l’affection de madame de Roquevair et de dissiper ses préventions, mais de se conduire constamment avec elle de telle sorte qu’elle ne pût articuler un seul sujet de plainte et qu’elle fût forcée de convenir que sa belle-fille ne manquait jamais aux égards exigés par sa position et par son âge. C’est ce que Louise appelait son devoir, elle était parfaitement décidée à le remplir. Or, pour Louise, former une résolution et l’exécuter était une seule et même chose.
Louise s’était fait sur le devoir des notions à elle ; il était difficile, quand elle les expliquait, de ne pas les |57 trouver excellentes ; plus difficile encore de la trouver dans la pratique en contradiction avec ses théories ; mais tout en elle était si froid qu’il était impossible au bout de quelques semaines passées avec elle de ne pas la trouver insupportable ; d’autant
plus que tout en se sentant froissé par les angles aigus de ce caractère, on comprenait qu’on ne pouvait le manifester sans paraître exigeant et injuste.
Louise vous aurait dit de la voix la plus calme : De quoi vous plaignez-vous ? Aurais-je manqué sans le vouloir à quelques- uns de mes devoirs envers vous ?
Le fait est qu’on eût été fort embarrassé de répondre à cette question. Louise ne se trouvait jamais en défaut : c’était chez elle une étude ayant pour but non le bonheur de ceux qui l’entouraient, mais de satisfaire son orgueil et de se faire une réputation dans le monde.
La mère de Paul Sardan était non-seulement une femme d’esprit, mais encore une femme de cœur. Elle se fût trouvée heureuse de reporter sur une belle-fille une partie de l’affection qu’elle avait pour son fils. Elle eût été remplie d’indulgence pour des défauts de caractère, pour des manquements d’usage de la vie sérieuse, auxquels les femmes ont souvent de la peine à se plier jusqu’à ce que la maternité ait complétement transformé la nouvelle épouse et lui ait fait comprendre la sainteté de la vocation de la mère de famille.
Mais tous ces beaux rêves de trouver une fille dans la femme de son fils s’étaient évanouis. Madame de Roquevair se hâta de remettre à sa belle-fille les rênes du gouvernement, |58 et celle-ci ne s’écarta jamais du code de politesse et de convenances qu’elle s’était tracé et dont tous les articles parfaitement prévus
et réglés étaient observés avec une exactitude presque mathématique.
La douairière de Roquevair savait à quelle heure sa belle-fille se présenterait chez elle le matin, quelle formule respectueuse elle emploierait pour lui souhaiter le bonjour : rien ne variait, pas même le jeu de la physionomie. Chaque heure de la journée avait son exigence d’égards, pour madame de Roquevair. C’était une machine bien montée dont le mouvement ne se dérangeait jamais, et madame Louise ne paraissait pas se douter que le cœur pût inspirer quelque chose de mieux.
Sa conduite envers son mari était tout aussi froide, tout aussi compassée ; jamais d’abandon, jamais d’épanchements ; pourtant l’empire qu’elle exerçait sur lui était sans bornes, elle lui était très-supérieure, il le sentait sans en être humilié ; tout son orgueil, toute sa personnalité s’anéantissaient devant une femme dont il admirait la beauté et dont il s’exagérait l’intelligence.
La jeune madame de Roquevair eût désiré restaurer et embellir le vieux manoir, mais cette ambition était combattue chez elle par un esprit d’ordre qu’elle possédait à un degré très- prononcé.
Elle eut bientôt calculé, supputé les ressources dont la maison pouvait disposer et les dépenses nécessaires pour les embellissements qu’elle eût désiré faire. Ces dernières excédaient de beaucoup les premières. Réduire ses |59 plans à des proportions plus en rapport avec sa fortune ne pouvait convenir à la jeune femme : cela l’eût mise tout au plus sur un pied d’égalité avec quelques maisons bourgeoises des environs, mais ne rendrait point au château de Roquevair sa très-antique splendeur, et n’en ferait pas le roi de la contrée. — Elle trouva un compromis qui sauvait à la fois les intérêts de son orgueil et
ceux de ses instincts d’ordre.
Parlant un jour devant sa belle-mère de la restauration de Roquevair, elle lui laissa entendre qu’il faudrait détruire tout ce qui existait, sauf la vieille tour dont l’ancienneté était un titre glorieux à conserver. Madame Sardan montra peu d’enthousiasme pour des plans dont elle ne trouvait pas d’ailleurs la réalisation possible ; elle dit qu’elle ne verrait pas sans regret disparaître tous ces souvenirs ; qu’à la vérité cette
maison avait peu l’air d’une châtellenie, mais que son fils y était né, et y avait passé sa jeunesse avec elle.
Elle convenait qu’un jardin anglais offrirait un aspect beaucoup plus riant et plus pittoresque que le vieux jardin symétriquement dessiné : mais ses regards y étaient habitués, et elle ne pourrait le voir disparaître sans regret.
La jeune madame de Roquevair s’empara de cette donnée, elle déclara que les désirs de sa belle-mère étaient une loi pour elle, que son devoir était de s’y conformer en tout, qu’on ne toucherait pas à une pierre de la maison, que pas un arbre ne serait arraché, que rien enfin ne serait changé. |60
Louise dessinait assez bien, elle ne manquait pas de montrer à ses connaissances des plans très-beaux sur le papier de tout ce qu’elle aurait fait si elle n’avait pas dû respecter le désir manifesté par sa belle-mère de ne rien voir changer autour d’elle. Son mari surtout fut dupe de cette déférence. Il se serait jeté sans calculer dans les plus folles dépenses pour satisfaire les désirs de sa femme : il lui sut gré de sa modération, de son respect pour les exigences de sa belle-mère, et il ne douta jamais qu’une femme si soumise, si polie, dévouée jusqu’au sacrifice, ne rendît sa mère parfaitement heureuse.
M. de Roquevair mourut peu de temps après la naissance de Louis.
La douairière, à l’époque du mariage de son fils, s’était dépouillée en sa faveur de presque tout ce qu’elle possédait et des droits qu’elle pouvait avoir à recouvrer sur Roquevair.
Les clauses du contrat de mariage de mademoiselle Rouvray dictées par le cœur généreux et passionné de son mari étaient telles qu’à la mort de celui-ci presque toute la fortune appartînt à Louise : elle se trouva le seul arbitre du sort de ses enfants.
Des religieuses chassées de leur couvent par la tempête révolutionnaire s’étaient, après le calme, réunies de nouveau. Le nid où les saintes colombes avaient autrefois abrité leurs ailes avait disparu dans la tourmente : elles en reconstruisirent un autre à Uzerches. La supérieure avait trouvé pendant la proscription un refuge au |61 château de Roquevair, et une douce intimité s’était établie entre elle et la châtelaine23. Quand la mère Thérèse apprit que son amie était frappée au cœur par la perte de son fils unique, sachant qu’il n’existait aucune
sympathie entre elle et sa belle-fille, elle lui demanda de venir chercher dans sa maison la paix et le repos, dernier besoin qu’on éprouve au déclin de la vie.
La douairière de Roquevair refusa ; elle comprit qu’elle était encore utile dans cette maison où elle avait tant souffert : il y avait là un pauvre enfant qu’elle seule protégeait et aimait ; elle
23 Il y a là sans doute une réminiscence autobiographique. L’auteure connaissait déjà, depuis 1832, l’abbé Michon, lorsque celui-ci cré, en 1836, une nouvelle congrégation religieuse qu’il installa dans les ruines de l’abbatiale Saint-Gilles de Puypéroux en Charente. Cette abbatiale était une ruine dont le caractère l’avait frappé d’emblée quelques années auparavant comme i le raconte lui-même dans sa Statistique monumentale de la Charente : « Je n’oublierai jamais la profonde impression que me firent ces ruines, la première fois que je les visitais. (…) Saintes et poétiques ruines, vous eûtes alors sur moi ce charme des grandes choses dont le cœur ne se défend pas je m’attachai à vous, je vous aimai »
ne voulut pas s’en séparer. Il ressemblait extrêmement à son père et toute la tendresse que le cœur de madame Sardan de Roquevair pouvait ressentir fut portée sur cet enfant.
Ce fut une nouvelle occasion de luttes entre elle et sa belle- fille. Celle-ci était au fond très-satisfaite de voir sa belle-mère s’occuper exclusivement de cet enfant qu’elle n’aimait plus. Mais l’abdication franche de ses droits de mère en faveur d’une autre ne pouvait lui convenir. Son devoir était d’aimer ses enfants et de s’en occuper. Il lui importait trop, non de remplir ce devoir sacré, mais de faire croire qu’elle le remplissait, pour ne pas paraître aux yeux du monde excessivement contrariée de l’ascendant de sa belle-mère sur son fils aîné. Elle se plaignait sans cesse de la fausse direction donnée, selon elle, à cet enfant, accusant la grand’mère de le gâter excessivement, et, se posant en victime de la déférence qu’elle avait vouée à la mère de son
mari, finissait |62 par persuader au public qu’elle était la plus tyrannisée des belles-filles et la plus tendre des mères.
Il faut aussi constater que l’affection de madame Sardan pour son petit-fils, les soins qu’elle lui prodiguait étaient pour la jeune femme un reproche incessant de son indifférence pour son fils ; elle le sentait et s’en irritait. De là de petites tracasseries mesquines, de petites guerres à coups d’épingle, toujours dissimulées sous les marques du respect, car Louise ne se départait jamais de son rôle. Au bout d’un certain temps elle se l’était tellement assimilé qu’il lui était devenu naturel, et c’était de la meilleure foi du monde qu’elle accusait sa belle- mère de vouloir lui enlever toute direction sur son fils aîné et de chercher même à lui ravir l’affection de cet enfant.
Cette dernière assertion était, certes, la moins fondée de toutes : madame Sardan était une sainte femme. Elle ne parlait
pas de ses devoirs comme sa belle-fille, mais elle les accomplissait sans orgueil, quelque pénibles qu’ils lui parussent.
Elle ne cherchait donc pas à contrarier Louise dans les plans d’éducation qu’elle avait adoptés, bien qu’ils ne lui parussent pas toujours très-raisonnables ; elle se contentait de les modifier pour Paul sans que la mère, jalouse de son autorité, pût s’en apercevoir.
C’était pendant les longues matinées que madame de Roquevair passait seule avec son petit-fils, qu’après les devoirs exigés par la mère et par le précepteur elle jetait |63 dans l’âme de cet enfant les germes puissants de la morale religieuse et initiait cette jeune intelligence aux éléments du vrai, du bien et du beau.
Madame de Roquevair avait une de ces organisations intellectuelles tellement puissantes qu’elles se développent d’elles-mêmes et ne perdent rien à cet écueil d’une solitude absolue où s’affaissent et se brisent tant d’intelligences qui ont besoin du contact d’autres intelligences, pour recevoir tout leur épanouissement.
Une bibliothèque où se trouvaient les immortels ouvrages du grand siècle et un petit nombre d’auteurs modernes, l’étude de la nature et surtout celle des plantes pour laquelle madame de Roquevair avait une prédilection particulière, avait suffi pour conserver en elle le sentiment de ce qui est véritablement beau et grand, et pour la mettre fort en état de donner à son petit-fils cette éducation de l’esprit et du cœur, sans laquelle les études imposées à la jeunesse deviennent une fatigue et ne lui inspirent que trop souvent un dégoût profond.
Peut-être y eut-il dans ces études particulières de Paul avec son aïeule quelque chose de trop sérieux. L’enfance a besoin de mouvement, de rires bruyants, de joyeuses folies. Paul ne jouait jamais qu’avec son frère, car sa mère réclamait seulement sa présence quand elle lui était indispensable pour distraire et amuser Louis. Mais comme elle faisait de fréquentes visites dans le voisinage, surtout les dimanches, alors elle emmenait Louis avec |64 elle. Paul restait seul avec sa grand’mère et se trouvait trop heureux auprès d’elle pour regretter de ne pas aller
comme Louis dans les châteaux voisins jouer avec des enfants de son âge.
X
Nous avons laissé les deux enfants, l’un assis aux pieds de sa grand’mère, l’autre courant dans le jardin ou jouant bruyamment dans le salon.
M. Duval, le précepteur des enfants, entra. C’était un homme d’environ quarante-cinq ans. Depuis sa jeunesse il se livrait à la pénible carrière de l’enseignement ; l’ayant embrassée sans goût il la parcourait sans intelligence.
Il avait essayé d’établir une maison d’éducation à Uzerches : il échoua dans cette entreprise. Les mœurs de M. Duval étaient irréprochables ; mais il avait la funeste passion du jeu ; il lui consacrait de trop longues heures ; son établissement tomba, et, presque ruiné, M. Duval vint à Treignac, il y établit une petite école.
Ce fut dans ce moment que madame Roquevair voulut avoir un précepteur. On lui présenta M. Duval ; son maintien humble, sa voix mielleuse la prévinrent en sa faveur; elle vit qu’elle le dominerait facilement.
On l’avait assurée qu’il était très-capable d’enseigner, et dans un sens on avait dit vrai. M. Duval savait assez bien le français : il était fort bon latiniste ; ne sortant jamais des sentiers de la routine, il possédait parfaitement |65 sa méthode. Personne plus
que lui n’était capable de mettre des mots dans la tête d’un enfant ; pour des idées c’était autre chose. M. Duval était un véritable pédant ; il était persuadé qu’un homme possédant bien les règles de la syntaxe et expliquant avec facilité les auteurs latins avait reçu la meilleure éducation possible.
Il fut convenu que M. Duval se rendrait tous les jours au château pour y donner aux enfants trois heures de leçons.
Désirant garder un emploi très-lucratif pour lui, M. Duval flattait constamment la prédilection de madame de Roquevair pour Louis. Il avait pour louer les heureuses dispositions, la précoce intelligence de l’enfant, une éloquence ampoulée dont l’effet était toujours certain sur le cœur de la mère.
Quant à Paul, des reproches ou l’expression d’une dédaigneuse pitié pour son esprit si peu développé étaient tout ce qu’il obtenait de M. Duval.
Le pauvre enfant ainsi dirigé, ne recevant jamais une parole d’encouragement, faisait peu de progrès dans la langue latine. Il était pourtant doué d’une mémoire extraordinaire, mais quand il récitait ses leçons, le regard sévère de sa mère, l’air dédaigneux du maître le troublaient tellement qu’il ne pouvait retrouver dans sa mémoire bouleversée la moindre trace de ces mots qui quelques heures auparavant s’y étaient classés sans effort et dans un ordre parfait, et se hâtaient d’y reprendre leur place aussitôt que cette heure terrible de la leçon sous le regard de
madame de Roquevair était passée. |66
Depuis trois ans il en était ainsi. Paul devint d’une excessive timidité, et cette éducation première fut le principe de cette
défiance extrême de lui-même, dont il ne put jamais s’affranchir.
Il en vint à croire avec une grande sincérité que son extérieur était repoussant et qu’il avait beaucoup moins d’esprit et de facilité que son frère : il accepta cette position avec résignation. Elle aurait eu pour résultat de le jeter dans un découragement complet, si la tendresse de sa grand’mère ne l’avait sauvé de cet écueil.
Paul, le jour où commence cette histoire, fut peut-être un peu moins grondé qu’à l’ordinaire. Les graves événements qui se passaient préoccupaient tous les esprits ; mesdames de Roquevair partageaient l’inquiétude générale, une partie du temps consacré aux leçons se passait à questionner M. Duval, sur ce qu’il pouvait avoir appris la veille.
La leçon était tout à fait interrompue, lorsqu’on annonça la visite du curé, l’abbé de Vermot.
C’était la première fois qu’il venait à Roquevair, n’étant arrivé dans la paroisse que depuis fort peu de jours. Madame de Roquevair s’étonnait déjà du retard apporté à cette visite, aussi son accueil fut-il un peu froid.
L’abbé de Vermot était un vieillard. Il n’avait jamais eu qu’une passion, la science : prêtre fort jeune, il entra chez les bénédictins, espérant satisfaire le besoin de savoir plus facilement dans la vie religieuse que dans un ministère plus actif. |67
La révolution vint bouleverser et les trônes et la vie du pieux cénobite ; jeté dans l’exil il regretta sa cellule avec plus
d’amertume que les seigneurs leurs châteaux et leurs somptueux hôtels.
Il poursuivit avec le bâton du pèlerin le rêve de sa jeunesse, et bientôt il reconnut avec bonheur que l’homme apprend plus et plus vite en ne restant pas constamment dans le même milieu. On peut dans la vie du cloître acquérir une spécialité souvent intéressante. Il est beau sans doute d’interroger le passé, de remuer sa poussière et de le reconstruire avec ses débris ; mais si l’on se borne là, alors on reste l’homme du passé et la science servira au plus à éclairer certains faits historiques, objet des disputes des savants.
L’abbé de Vermot avait consumé en veilles inutiles un temps précieux. Forcé de vivre dans le monde et de l’étudier, il arriva à cette découverte que le présent était d’un merveilleux secours pour comprendre le passé, que tous les siècles avaient eu leurs orages et que ceux dont il était alors effrayé, comme ceux des temps écoulés, étaient suscités par les passions des hommes, passions toujours les mêmes, se reproduisant sous des formes diverses, mais gardant une physionomie unique, un type qu’on retrouve à tous les âges. Il comprit que l’humanité tournait comme fatalement dans le même cercle d’idées et de besoins et que ses aspirations étaient, quant au fond, toujours les mêmes ;
l’humanité est toujours adulte, elle ne vieillit point, mais elle subit les crises de son immortelle |68 jeunesse ; elle a comme le cœur humain plus de besoins, plus de désirs de bonheur qu’elle ne peut en satisfaire ; elle cherche constamment la réalisation de ce rêve, ce rêve n’est qu’un rêve, mais à sa suite le progrès marche, et pendant que le cœur de l’individu s’épuise et meurt dans ses aspirations infinies, l’humanité se renouvelle et
recommence à parcourir avec ardeur la route où si souvent elle est tombée, mais où elle doit marcher toujours.
L’abbé de Vermot prit dans ses voyages le goût de l’histoire naturelle ; il arriva bien vite à la préférer à celle de l’histoire des peuples. Ne trouvant dans le passé et dans le présent que des sujets de tristesse, il se mit à étudier avec ardeur ce grand livre de la nature dont nul œil humain n’a fixé la dernière page.
Dans cette étude, son âme se reposait, son esprit se calmait ; la découverte d’un insecte, d’une plante jusque-là inconnus aux entomologistes et aux botanistes suffisait pour rendre à l’abbé de Vermot la fraîcheur des idées de la jeunesse. Qui l’eût rencontré dans les montagnes, la boîte de fer-blanc sur le dos, et le filet à la main, ne se fût pas douté qu’il cherchait par une étude en harmonie avec son caractère à échapper aux préoccupations douloureuses où l’avaient jeté ses craintes pour l’avenir, non d’un pays, non d’une race d’hommes, mais de l’humanité tout entière.
L’abbé de Vermot prolongea ses voyages bien au delà du temps que dura la persécution. Le désir de revoir sa patrie était combattu chez lui par un désir plus ardent |69 encore, celui d’apprendre. Il parcourut une grande partie du monde connu, mais sa santé se trouvant altérée parla fatigue, il revint en France. N’ayant aucune ambition, il songea seulement à assurer
son repos, à se procurer assez de liberté pour se livrer à l’étude, et faire cependant un peu de bien aux hommes envers lesquels il se croyait des devoirs à remplir comme prêtre. Il demanda la plus modeste cure de son diocèse, et c’est ainsi qu’il arriva à Roquevair.
M. Duval avait déjà vu plusieurs fois le curé ; il l’avait trouvé excellent latiniste, ce qui lui avait donné de lui une très-haute idée : pour ses autres connaissances il ne s’en occupait pas. Il avait bien vu M. de Vermot dans son presbytère arranger des minéraux, des insectes, des coquillages ; il avait même jeté un coup d’œil sur ses herbiers, entrevu ses instruments de physique et son laboratoire ; mais il n’en était résulté pour lui que cette idée : — Comment un homme ayant le bonheur de comprendre
Horace24 et Perse25 et de les traduire avec une rare élégance
peut-il passer son temps à des futilités, à ramasser des cailloux et de hideuses petites bêtes ? Cela paraissait bizarre à M. Duval.
L’abbé de Vermot aimait beaucoup les enfants. La beauté de Louis le frappa ; il l’attira à lui, et Louis bientôt parfaitement à l’aise avec son nouvel ami l’amusa véritablement par la vivacité de ses reparties.
Mais il y avait là un autre enfant à demi caché par le fauteuil de sa grand’mère. Il considérait l’abbé avec un |70 œil avide et curieux. Il savait qu’il avait beaucoup voyagé, et initié par la grand’mère à l’étude de la nature il comprenait beaucoup mieux que son précepteur le goût qu’on pouvait avoir à collectionner des insectes et des plantes.
Si l’on eût monté au dernier étage de la tour de Roquevair dans ce lieu où les petits pieds agiles de Paul pouvaient seuls pénétrer, on eût été surpris de trouver là des collections moins bien classées et surtout moins rares et moins nombreuses que
24 Quintus Horatius Flaccus (65-8 av. J.-C.), auteur de Satires, d’Odes, d’Épodes et d’Épîtres.
25 Aulus Persius Flaccus (34-62), auteur de Satires.
celles de la cure de Roquevair, mais annonçant pour l’étude un véritable goût très-rare chez un enfant de l’âge de Paul.
L’abbé de Vermot remarqua le regard intelligent de cet enfant attaché sur lui et mêlé d’une surprise un peu naïve.
Paul ne comprenait pas trop comment cet homme dont on vantait la science s’amusât avec un enfant, comme si lui-même eût été enfant : cela lui paraissait une étrange singularité : il ne savait pourquoi cette singularité le touchait et lui inspirait pour l’abbé de Vermot quelque chose de semblable à ce qu’il éprouvait pour sa grand’mère. Il eût donné tout au monde pour oser s’approcher de ce prêtre au regard si doux ; son cœur était attiré vers lui ; il l’aimait déjà, il désirait d’en être aimé.
L’abbé de Vermot l’appela, et comme l’enfant hésitait : — Paul, lui dit sa mère, avec cet accent impérieux qui le faisait toujours trembler, pourquoi ne vous approchez-vous |71 pas, lorsque M. le curé a la bonté de vouloir bien s’occuper de vous ?
L’enfant vint timidement se placer auprès de son frère, lequel dans ce moment s’était emparé du rabat du curé et le mettait autour de son joli cou, en faisant de joyeux éclats de rire.
Excusez l’enfantillage de Louis, dit à l’abbé de Vermot madame de Roquevair ; il est bien plus jeune que sa taille très- développée peut le faire supposer : il n’a pas onze ans.
Je lui en aurais plutôt donné quatorze, dit l’abbé. Et vous, mon enfant, quel âge avez-vous ?
J’ai douze ans, répondit Paul à voix basse.
Sans doute, monsieur le curé, vous n’auriez pas supposé non plus que Paul fût l’aîné et qu’il eût près de deux ans de plus que son frère. Le pauvre enfant est en tout au-dessous de son âge : son intelligence n’est pas plus avancée que son corps ; tout est faible en lui.
Il est moins faible que vous ne le croyez peut-être, ma fille, dit la grand’mère dont le cœur maternel souffrait en entendant parler ainsi de l’objet de sa prédilection.
Oh ! ma mère, je le sais : si l’on voulait s’en rapporter à vous, Paul serait intelligent, et sa faiblesse physique serait même plus apparente que réelle. Malheureusement je ne puis partager cette opinion.
Dans ce moment on vint appeler madame Paul de Roquevair. Elle sortit ainsi que M. Duval. Louis les suivit. |72
Resté seul avec Paul et sa grand’mère, l’abbé de Vermot s’occupa de l’enfant, lui parla de ses études non en le questionnant, mais en causant avec lui. Paul n’avait jamais trouvé cette bienveillance ailleurs que chez sa grand’mère ; il sentit sa timidité disparaître, parla de ce qu’il savait, surtout de ce qu’il désirait d’apprendre, et l’absence de sa mère s’étant prolongée, il en vint jusqu’à montrer à l’abbé de Vermot un herbier qu’il avait commencé sous la direction de sa grand’mère. L’abbé de Vermot loua beaucoup, critiqua un peu. Il vit que si madame Sardan de Roquevair avait enseigné son petit-fils avec une méthode défectueuse, elle avait su lui inspirer cette curiosité, ce désir ardent de savoir, sans lesquels il n’y a jamais de progrès.
Paul, entendant revenir sa mère, se hâta de cacher son herbier, et revint se mettre auprès de l’abbé tout rouge et tout confus.
Nous avons voulu donner à nos lecteurs une idée exacte de ce qu’avait été l’enfance de Paul pour faire mieux comprendre son caractère.
Il fut voué d’un côté à la compression et à l’isolement, de l’autre il reçut d’une femme, remarquable par l’esprit et par le cœur, une éducation intellectuelle tout à fait en dehors des règles classiques ; mais cette femme avait beaucoup souffert et elle avait elle-même un caractère timide.
Elle avait de trop bonne heure traité Paul en homme fait, et jeté trop d’ombres dans les jeunes années de cet |73 enfant. Au lieu de lutter pour lui contre les préventions de sa belle-fille, elle lui avait appris à aimer et à souffrir. Elle ne sut pas développer en lui les instincts très-énergiques qu’il tenait de sa mère ; elle ne les devina pas. Ces instincts furent étouffés par la crainte et par une éducation trop féminine, ils ne servirent qu’à rendre Paul plus malheureux. Il fallait pour qu’ils se fissent
jour, la pression d’événements imprévus qui, secouant cette nature forte et engourdie, prouvassent que Paul, comme le disait sa grand’mère, n’était pas aussi faible qu’il le paraissait.
À cette époque de grands événements se préparaient : l’Europe entière était soulevée contre nous. En France on commençait à se lasser d’une gloire achetée par tant de sang et par tant de larmes.
Nous n’avons point à établir ici comment la désorganisation de l’Empire s’opérait autant par un travail intérieur que par les revers de nos armées. On ne vit pas longtemps en France sans
être soutenu par l’opinion publique. Qu’elle soit raisonnable ou égarée, formée d’éléments mauvais, ou assise sur une base morale, il faut l’avoir pour soi. On ne peut la négliger sans péril. La cause qu’elle abandonne fût-elle la plus juste, la plus sainte, est une cause perdue. Or l’opinion publique était alors contre l’empire : il dut tomber.
L’abbé de Vermot apportait de Tulle des détails à la fois glorieux et tristes sur cette lutte terrible du génie d’un seul homme contre des forces immenses réunies contre lui. Les succès succédaient aux défaites et les défaites |74 aux triomphes, mais les défaites abattaient les esprits et les triomphes ne savaient plus les ranimer.
L’abbé de Vermot était sincèrement attaché à son pays. Ce drapeau déchiré par les balles de l’étranger n’était pas celui que sa jeunesse avait animé et vénéré, et pourtant il eût tout fait pour lui conserver l’honneur, C’était le drapeau de la France, il en prévoyait la chute, mais il éprouvait un sentiment d’orgueil national en voyant combien cette chute même serait glorieuse.
Les espérances des royalistes se faisaient jour : l’abbé de Vermot les partageait, mais il voulait surtout les voir adopter par la France et que seule elle décidât de ses destinées.
La douairière de Roquevair était ardemment royaliste. En cela il se trouvait un point de contact entre elle et sa belle-fille ; seulement l’une était royaliste par sentiment, l’autre par orgueil.
La mère de Paul avait pris tout à fait au sérieux la splendeur du nom de Roquevair. Assez ignorante de l’histoire de son pays et de celle de sa famille, comme l’était alors la généralité des femmes, elle ne doutait pas que les Roquevair des croisades ne
fussent les aïeux de ses fils. Elle mettait sur le compte de la jalousie tout ce qu’elle avait entendu dire, à l’époque de son mariage, sur l’illustration de fraîche date des Sardan. Elle croyait ou voulait croire que le vieux château, les vieux meubles et la vieille tour étaient, de temps immémorial, la propriété de la famille de ses enfants, et non qu’elle les possédât, il |75 n’y avait pas un siècle, par droit d’acte de vente
bien et dûment paraphé par le tabellion, après y avoir inscrit en termes grotesques et barbares les conditions de la vente.
Les idées de caste privilégiée étaient tout à fait en harmonie avec l’orgueil et l’esprit de domination de madame de Roquevair. Elle se passionna de suite pour une opinion dont le triomphe, à son avis, devait rendre à la noblesse les droits qu’elle avait perdus et lui assurer à elle une position digne du noble sang auquel elle s’était alliée.
La conversation devint très-animée. On se communiqua ses craintes et ses espérances.
La jeune femme s’aperçut que l’abbé de Vermot entretenait à Paris avec quelques personnages importants une correspon- dance très-régulière. Sa considération pour lui en augmenta. Elle se fit gracieuse, et l’abbé, qui avait tout étudié, hors le cœur humain, finit par la trouver bonne et aimable ; et, déjà entraîné par la distinction pleine de charmes de la belle-mère, il se promit beaucoup d’agréments du voisinage du château de Roquevair, et presque tous les jours il vint y passer quelques heures.
L’abbé de Vermot s’aperçut bientôt de l’injuste prédilection de madame de Roquevair pour le plus jeune de ses enfants. Cette découverte l’attacha davantage à Paul. Assistant souvent
aux leçons, causant beaucoup avec les enfants, il constata que l’aîné avait sur son frère une grande supériorité d’intelligence.
|76
XI
Une des phases de la destinée de l’Empire s’accomplit, et la maison de Bourbon rentra en France, apportant dans les plis de son manteau fleurdelisé les deux biens vers lesquels tendaient alors toutes les aspirations du pays : la paix et la liberté.
Le témoignage d’un homme resté fidèle au principe révolutionnaire dans ce qu’il a de plus extrême, celui du républicain Carnot, n’est pas suspect. Il constata que « le retour des Bourbons produisit en France un enthousiasme universel : ils furent accueillis avec une effusion de cœur inexprimable. Les anciens républicains partagèrent sincèrement la joie commune. »26
Il y avait pourtant dans cette joie universelle un déplorable symptôme de décadence morale sur lequel peut-être personne n’ouvrit alors les yeux.
Les sentiments de délicatesse et d’honneur étaient-ils donc tellement affaiblis, qu’il fût difficile de comprendre que ces
26 Cette phrase citée par de très nombreux auteurs est de Lazare Carnot (1753-1823), Mémoire adressé au roi en juillet 1814, 6e édition, Paris, Arnaud, 1815, p. 20 ; mais il faut lire la suite : « Mais l’horison ne tarda point à se couvrir de nuages : l’allégresse ne soutint qu’un moment. » (B.G.)
défections presque générales d’hommes qui devaient tout à l’Empire étaient une honte ? On voyait, sans en paraître surpris, cette tourbe d’ingrats reniant leur passé, se pressant autour du nouveau pouvoir, s’engageant pour l’avenir, et prodiguant l’insulte à celui qui les avait élevés si haut et qui avait jeté sur leur nom le rayonnement de sa gloire. Il ne se trouva pas alors une voix pour les flétrir, et on se fit illusion au point de croire
|77 que ces trahisons de la veille deviendraient des fidélités du lendemain.
Tout le monde sait quelles étranges prétentions s’agitèrent autour de la maison de Bourbon. Tant de gens déclarèrent avoir activement travaillé pour elle, on exalta si haut les sacrifices qu’on avait faits pour la cause sacrée de la légitimité, comme on disait alors, que la légitimité aurait pu, à bon droit, s’étonner d’avoir foulé si longtemps le sol de l’étranger. Ceux mêmes qui semblaient l’avoir longtemps repoussée prétendaient qu’au fond ils l’avaient toujours servie, et n’avaient accepté les divers ordres de choses qui s’étaient succédé que comme des transitions nécessaires.
Quant à ceux qui, complétement ignorés jusqu’alors, et qui, après la tourmente révolutionnaire, rentrés dans leurs petits castels, avaient fait à l’Empire une opposition sournoise dont il ne s’était jamais aperçu, vu qu’elle n’avait pas dépassé les limites du foyer, oh ! pour ceux-là, il faut bien en convenir, ils répétaient sur tous les tons :
…………….. C’est moi Qui seul ai rétabli mon roi.
Pour ceux qui avaient franchement servi la maison de Bourbon, qui lui avaient tout sacrifié, ils eussent été dignes d’être les héros d’un autre âge. Ils s’imaginèrent, avec
beaucoup de naïveté, que leurs services avaient été assez éclatants pour qu’il leur fût inutile de les faire |78 valoir ; ils ne demandèrent rien : presque tous furent oubliés. Et vraiment, au milieu de tant de dévouements factices, de clameurs s’élevant de tous les côtés, se plaignant, réclamant, exigeant qu’on escomptât et la fidélité passée et la fidélité à venir, faut-il
s’étonner qu’on n’ait guère eu le temps de penser à ceux qui, par respect pour eux-mêmes, croyaient que leur honneur et leur fidélité n’étaient pas choses auxquelles ils dussent mettre un prix. Madame Paul de Roquevair, avec ses prétentions à l’illustration de sa race, crut sa famille appelée à jouer un rôle dans le nouveau gouvernement.
Ses enfants étaient trop jeunes pour prendre de suite la position à laquelle leur nom leur permettait d’aspirer ; mais il s’agissait de les y préparer et de faire valoir les services que leurs aïeux avaient rendus à la France.
La précieuse ignorance où l’on était de l’histoire de sa famille permettait de donner carrière à son imagination. On savait confusément que les Roquevair étaient nobles de nom, de cri et d’armes. On se croyait modeste en ne faisant remonter cette noblesse qu’au delà de la première croisade. Et si l’on eût possédé le curieux tableau représentant le Déluge, dans lequel on voit un beau valet en grande livrée présenter à une des fenêtres de l’Arche des parchemins, en s’écriant : Sauvez ! sauvez les titres de la maison de L... !27 bien certainement on
27 L’anecdote, qui connaît plusieurs variantes légères, est déjà rapporté en 1830 par Antoine-Louis Regnault, Loisirs littéraires, Paris, A. Mesnier, 1830, p. 294:
« Tout le monde connaît cette famille d’un grand nom, qu fit peindre un tableau du déluge dans lequel un ange, des papiers à la main, descendait sur l’arche, et les remettait à Noé, en s’écriant: Sauvez, sauvez les titres de la maison de C***. » (B.G.)
eût ajouté à la légende qui, selon l’usage du temps de cette mirifique peinture, sort de la bouche du valet : Et de la maison de Roquevair ! |79
Il fut donc décidé qu’on avait des droits incontestables à la faveur royale, et la douairière de Roquevair, malgré son bon sens, ne se défendait pas de cette flatteuse idée. Elle aussi était dans la persuasion qu’il y avait encore des Roquevair.
L’abbé de Vermot les en croyait sur parole, et ne contrariait pas trop ces rêves d’ambition. Il avait sur la nécessité d’une forte aristocratie les idées anglaises, et, au risque de lui faire perdre aux yeux de certains lecteurs l’idée avantageuse que nous avons essayé de donner de lui, nous ajouterons qu’il mettait fort au-dessus de l’aristocratie d’argent l’aristocratie de naissance. Il soutenait qu’en admettant que les idées sur l’utilité et la nécessité d’une noblesse héréditaire fussent des préjugés, ces préjugés lui paraissaient plus féconds en résultats moraux que les idées opposées.
Les Roquevair, pensait-il, n’étaient pas très-riches ; mais de bons mariages arrangeraient tout cela, et ce beau nom reprendrait sa splendeur depuis si longtemps perdue.
L’abbé de Vermot formait déjà des plans pour la restauration des Roquevair. Il avait une nièce fort riche ; c’était une enfant, et, dans sa pensée, il associait l’avenir de la petite Cécile à celui de son cher Paul, pour lequel son attachement croissait tous les jours.
Près de trois ans s’étaient écoulés. Les événements de cette époque avaient tour à tour éteint ou ranimé les espérances des dames de Roquevair. La seconde Restauration |80 était
accomplie ; la tranquillité paraissait enfin assurée. Madame Louis de Roquevair annonça l’intention de se rendre à Paris pour compléter l’éducation de Louis. L’abbé de Vermot était présent.
Vous ne parlez pas de Paul ? demanda la belle-mère avec une émotion dans laquelle il y avait un mélange de crainte et d’espérance.
J’ai beaucoup réfléchi, répondit Louise, à ce qu’exigeaient de moi mes devoirs de mère de famille. J’aime mes enfants, et bien que l’aîné ne réponde pas à mes espérances, il ne m’est pas moins cher que son frère, et, pour me déterminer, je crois avoir consulté les intérêts bien entendus de mes deux fils.
Le nom de Roquevair ne doit pas rester enfoui au fond d’une province. La carrière militaire est la seule convenable à l’homme qui a l’honneur de porter ce nom; mais il faut, pour l’embrasser, une instruction que je ne puis faire donner ici à mes fils.
Les conduire à Paris, m’y établir avec eux, tel eût été mon désir : la médiocrité de ma fortune est malheureusement un obstacle.
J’aurais voulu réunir pour mes fils et l’éducation par la science, qui en eût fait des hommes distingués et capables de servir utilement leur pays et leur souverain, et l’éducation du monde dans lequel les Roquevair sont destinés à vivre ; je désirerais qu’ils y apportassent cette distinction de manières qui s’allie si bien avec la distinction |81 de race, et qu’ils fussent à la
fois et des hommes instruits et des hommes de bonne compagnie.
Peut-être, ajouta Louise en s’adressant à l’abbé de Vermot, trouvez-vous dans ce double désir une vanité un peu puérile ?
Pas du tout, Madame, dit l’abbé en souriant toutefois avec un peu de malice, tant de femmes se contenteraient de voir leurs enfants briller dans le monde, qu’on doit vous savoir gré de ne mettre cet avantage qu’en seconde ligne.
Quoi qu’il en soit, reprit madame de Roquevair, j’ai dû renoncer à réaliser toutes mes espérances. J’ai deux fils, mais un seul peut soutenir le poids du nom de Roquevair. Paul n’aura jamais la taille d’un soldat, et son intelligence n’est pas beaucoup plus développée que sa chétive personne. Je suis donc décidée à n’user de mes faibles ressources qu’en faveur de celui qui, seul, m’offre une chance d’arriver à mon but.
Je vais partir pour Paris avec Louis. J’espère que les services de ses aïeux, les sacrifices que notre maison a faits pour la cause royale parieront assez en faveur de Louis pour qu’il ne me soit pas difficile de le faire entrer dans quelque temps page dans la maison du roi. Une fois là, je compte sur son intelligence et sur son cœur pour faire le reste.
Quant à Paul, ne pouvant faire pour lui que des sacrifices toujours inutiles, je le laisserai à ma belle-mère. Je vois d’ailleurs qu’il est de mon devoir de ne pas la priver |82 à la fois de tous ses enfants. M. Duval me suivra à Paris comme répétiteur et surveillant de Louis.
Je sais, monsieur le curé, combien vous aimez Paul. Vous m’avez plusieurs fois offert de vous charger exclusivement de son éducation ; je crois pouvoir vous dire que cette offre, je l’accepte aujourd’hui avec reconnaissance.
L’abbé de Vermot assura madame de Roquevair qu’il travaillerait à l’éducation de Paul avec autant de bonheur que de dévouement.
Tout en souffrant dans son cœur maternel de voir Paul entièrement sacrifié à son frère, madame Sardan de Roquevair ressentait une joie très-vive en pensant qu’elle ne serait point séparée de cet enfant, et qu’il recevrait, grâce aux talents supérieurs de l’abbé Vermot, une éducation appropriée à son individualité si nerveuse et si délicatement impressionnable ; que cette jeune intelligence, délivrée de ces dédains et de cette contrainte morale que sa mère avait fait constamment peser sur lui comme un manteau de glace, se développerait en liberté, et que ce ne serait pas seulement à ses yeux et à ceux de l’abbé de Vermot que Paul paraîtrait merveilleusement doué.
— Quant à sa taille, se disait la bonne grand’mère, qu’importe après tout ? Est-il donc nécessaire d’avoir plus de six pieds pour porter noblement un nom illustre ? Il résulta de tout ceci que les arrangements de madame de Roquevair ne rencontrèrent aucune opposition, |83 et, comme elle était, prompte à exécuter ses décisions, huit jours après, elle partit pour Paris avec Louis et le pédant M. Duval.
Le désespoir de Paul en se séparant de sa mère arracha quelques larmes à celle-ci, et elle lui prodigua de ces caresses maternelles qui depuis longtemps étaient réservées seulement à Louis.
Paul, cet enfant né avec une organisation d’une sensibilité si passionnée, sentit son amour pour sa mère s’augmenter par l’absence. Il oublia sa froideur : il se persuada qu’il avait toujours mérité ses reproches et ne se souvint que de ses derniers baisers et des larmes qu’il avait vues couler sur ce beau visage pâli par l’émotion. Ces larmes étaient à la fois une douleur et un bonheur pour lui ; sa mère l’aimait ; il se reprochait comme un crime d’en avoir quelquefois douté, et
toute la tendresse de la grand’mère et de l’abbé de Vermot fut longtemps impuissante à vaincre sa profonde mélancolie.
Nous avons beaucoup insisté sur l’enfance de notre héros parce que nous tenions à le bien faire connaître, à expliquer ce qu’il y a eu d’étrange dans sa conduite et dans l’opinion qu’on se forma si longtemps de lui dans le monde. Il fallait qu’on comprît combien les impressions de son enfance et de sa première jeunesse ; son éducation à la fois soignée et négligée avait exercé sur lui une influence fatale à laquelle il ne devait jamais se soustraire.
À présent nous allons laisser Paul grandir un peu, très-peu, |84 pas assez pour faire un soldat, comme disait sa mère. Nous allons le laisser s’initier à la science avec l’abbé de Vermot et amasser en lui des trésors qu’il fut donné à peu de personnes de connaître.
Nous dirons peu de chose du séjour de madame Roquevair à Paris.
Toutes ses espérances avaient été loin de se réaliser.
Le nom de Roquevair ne produisit pas l’effet sur lequel elle avait compté.
Elle trouva de la difficulté à le faire adopter ; elle avait des lettres de recommandation pour quelques maisons dufaubourg Saint-Germain. On la reçut poliment ; mais elle n’avait ni assez de fortune ni assez d’élégance, ni une position sociale assez reconnue pour être admise, comme elle l’avait espéré, sur le pied de l’intimité et de l’égalité. On semblait lui demander : D’où venez-vous, et que nous demandez-vous ?
Elle comprit enfin que ce n’était pas assez que d’avoir une vieille maison et une tour en ruines portant le nom de Roquevair pour ne pas être à Paris confondue dans la foule.
Quelques informations prises auprès des personnes qui s’étaient un peu fourvoyées en donnant des lettres d’introduction amenèrent la découverte du nom de Sardan. Or jamais d’Hozier28 n’avait établi pour un nom semblable les titres constatant le droit de monter dans les carrosses de la cour.
Les Rouvray de la Corrèze bien qu’ils prissent la particule |85 depuis la Restauration étaient connus seulement pour avoir fait fortune dans le commerce en gros de l’épicerie et de la droguerie.
On se nomme Roquevair, c’est bien. Ce nom est connu dans l’histoire ; mais quand on le porte par droit de naissance, on tient à quelqu’un et à quelque chose ; on n’est pas seulement greffé sur des Sardan, gens de finance et sur des Rouvray, marchands de cannelle.
Toutes ces réflexions assez justes d’ailleurs firent que madame Sardan de Roquevair ne put prendre pied dans ce monde aristocratique qu’elle avait rêvé être le sien. Elle y conserva quelques relations isolées et non intimes, grâce à l’abbé de Vermot. Mais tout se borna là : son fils n’entra point dans les pages. Mais comme il avait de l’intelligence et qu’il avait pris assez l’amour du travail, il fut reçu à Saint-Cyr sans
28 Charles René d’Hozier (1640-1732), juge d’armes, généalogiste du roi, auteur du Grand Armorial de France établi sur ordre de Louis XIV en 1696 et comprenant 120 000 blasons peints.
qu’il fût nécessaire de recourir à d’autre protection qu’à celle de son mérite personnel.
En 1823, Louis sortait de Saint-Cyr, avec les épaulettes d’officier, et Paul arrivait à Paris. Un crêpe noir était à son chapeau, son visage portait l’empreinte d’une douleur profonde. Sa bonne grand’mère n’était plus.
XII
Vraiment, Paul, les sept ans qui se sont écoulés depuis que j’ai quitté Roquevair ne vous ont presque pas changé, vous avez très-peu grandi, et il serait difficile, en |86 vous voyant, de s’imaginer que vous êtes majeur, et que vous êtes venu à Paris pour régler avec votre mère vos comptes de tutelle.
Telles furent les paroles que madame de Roquevair adressa à son fils peu d’instants après l’arrivée de celui-ci à Paris.
Paul était singulièrement ému. Il trouvait, lui aussi, que ces sept années avaient laissé peu de traces sur le visage de sa mère. C’était bien elle, telle qu’elle était toujours restée dans ses rêves depuis le moment de la séparation, seulement alors l’éclat de ses beaux yeux était terni par des larmes et sa voix avait un timbre caressant et doux, bien différent de cette voix sèche et brève, dont l’accent était encore plus amer que les paroles. C’était la mère qui dans son enfance lui inspirait une crainte ressemblant quelquefois à de la terreur. Paul comprit qu’ils n’avaient changé ni l’un ni l’autre : il aimait sa mère ; il n’en était pas aimé et il la redoutait toujours.
Je suis venu à Paris, lui dit-il, parce que vous m’y avez appelé, ma mère ; et je n’ai encore pensé qu’au bonheur de vous revoir, ainsi que mon frère.
Pourquoi êtes-vous encore en grand deuil ?
Il n’y pas un an que ma grand’mère est morte, répondit Paul, et ses yeux se remplirent de larmes.
Eh bien, votre deuil est fini depuis longtemps, le prolonger serait de l’affectation : que feriez-vous de plus pour votre mère ?
D’ailleurs, Paul, vous allez vivre dans un monde qui |87 n’est
pas celui de la province. Il est probable que vous ne retournerez plus à Roquevair. J’ai reçu au sujet de cette terre des propositions très-avantageuses, j’ai l’espoir d’obtenir plus encore, et si cet espoir se réalise, je vendrai.
Vous vendrez Roquevair ! s’écria Paul.
Vous pâlissez, je crois : vendre Roquevair vous paraît un sacrilége, n’est-ce pas ? Vos lettres me l’ont fait pressentir, vous avez des idées on ne peut plus romanesques. Je dois vous prévenir que ceci est du plus mauvais goût, surtout quand on est loin d’avoir la figure et la tournure d’un héros de roman.
Travaillez donc à vous défaire, même avec moi, de ces sentimentalités qui vous ont été inspirées par votre aïeule : elle trouvait cela très-beau, c’était un reflet de sa personnalité ; mais moi qui ne vois la vie que par ses côtés réels, je trouverais ces exagérations très-ridicules, surtout venant de vous.
Mon pauvre enfant, une mère doit toujours la vérité à son fils : eh bien ! la nature vous a traité un peu en marâtre et vous devez chercher à être assez simple dans vos manières et dans votre langage pour passer dans le monde sans trop attirer l’attention. Voilà pourquoi je vous conseille de vous défaire de votre crêpe, de votre gilet, de votre cravate noirs et de vos airs lugubres. Il
ne me convient pas de vous voir poser dans mon salon pour l’exagération du sentiment filial.
Mon intention, ma mère, n’est point de paraître |88 dans le monde ; vivre dans votre maison, vous voir lorsque vous serez seule, travailler à perfectionner mon éducation, c’est tout ce que j’ambitionne.
Voilà un très-beau plan ; je suis loin de le désapprouver, seulement je vous préviens que vous ne devez pas renoncer entièrement au monde. Je reçois beaucoup : mon fils aîné ne doit pas avoir l’air d’être exilé ou de s’exiler lui-même de mon salon.
Quant à vos comptes de tutelle, je dois vous dire qu’une partie de ma dot ayant été perdue par suite des révolutions (il était de mode alors d’accuser la révolution de ses pertes de fortune), la terre de Roquevair est insuffisante pour le recouvrement de mes droits. Vous êtes donc, ainsi que votre frère, entièrement sous ma dépendance. Car ce que votre grand’mère vous a donné ne peut suffire pour vous y soustraire. Consultez mon contrat, le testament de votre père, et vous verrez que je me renferme avec vous dans la stricte vérité. Sans l’héritage de ma tante je serais pauvre moi-même. Au reste, je vous le répète, consultez un homme de loi.
Cela est parfaitement inutile, ma mère ; je suis heureux de dépendre de vous et lorsque je croyais avoir quelques droits, ma pensée était de vous les abandonner.
C’est très-beau, très-beau, assurément, dit madame de Roquevair. Vous êtes pour les sentiments héroïques, les désintéressements sublimes. Je ne croyais pas que ma belle-
mère vous eût inspiré pour moi des sentiments aussi chevaleresques. |89
Telle fut la première entrevue de la mère et du fils.
Louis était une bonne nature, pas trop gâtée par une adulation continuelle. Il était bien un peu fat, un peu présomptueux ; mais il avait une si charmante figure, une gaieté si franche ; il était orgueilleux avec tant de naïveté ; sa bourse était si souvent au service de ses amis, il avait tant d’indulgence pour leurs prétentions bien ou mal fondées, qu’il était difficile de ne pas l’aimer. Il n’avait pas une très-grande valeur réelle, mais il était cependant loin d’être un homme ordinaire. Il fut très-heureux de revoir son frère, il l’avait toujours beaucoup aimé ; mais il ne put s’imaginer que Paul était son aîné. II le trouva si gauche et si timide qu’il fut bien obligé de le prendre sous sa protection. Heureusement que les airs protecteurs de Louis n’étaient pas sans un mélange d’affectueuse bonhomie et que Paul ne demandait pas mieux que de se laisser dominer.
Une grande intimité s’établit entre les deux frères, et madame de Roquevair fut entraînée à une certaine bienveillance envers cet enfant que Louis aimait.
Nous trouvons ici dans des papiers qui nous ont été confiés, des lettres de Paul à l’abbé de Vermot : elles auront leur intérêt.
PAUL À L’ABBÉ DE VERMOT.
« Vous comprenez, cher et respectable ami, combien mon cœur a été rudement froissé par la réception dont je viens de vous faire le récit. |90
« Je ne puis me plaindre qu’à vous : ces souffrances de l’âme que j’éprouve, nul ici ne les comprendrait. Je suis seul, absolument seul. Mon frère, il est si léger... ! Il vient d’obtenir d’entrer dans la garde royale : il est ivre de joie :il aura un bel uniforme, de beaux chevaux ; que lui faut-il de plus ? il ne rêve que plaisirs. Envisager la vie par ses côtés sérieux ne saurait entrer dans sa pensée. Nous nous aimons, et je cause volontiers avec lui. Il me reproche un peu de pédantisme lorsque je veux lui parler raison et surtout l’engager à consacrer à l’étude de l’état qu’il a embrassé les longues heures que son service lui laisse libres. Lui, de son côté, voudrait me donner un peu de son usage du monde et surtout de cet aplomb imperturbable qui naît sans doute de l’heureuse persuasion de son mérite.
« Vous voulez connaître toutes les impressions que j’éprouve en entrant dans un monde entièrement nouveau pour moi.
« Dans ce moment il me serait difficile de les analyser.
« Je suis dans une espèce d’étourdissement physique et moral qui ne me permet pas de distinguer ce que j’éprouve : la sensation dont je me rends le mieux compte est celle de l’isolement.
« Je sens le besoin d’arranger ma vie, et je ne sais par où commencer. Je me demande quelquefois si cela est possible ici.
« Mon frère m’a déjà fait parcourir une partie de Paris : |91 j’ai
vu les jardins publics, les bibliothèques, les musées, les églises, les colonnes, les arcs de triomphe, Versailles, Saint-Cloud, Saint-Denis, Sèvres, Meudon, tout cela dans dix jours !
« C’est vous dire je n’ai presque rien vu, tout est entassé pêle- mêle dans mon cerveau fatigué : je n’ai retiré de mes courses vagabondes que la conviction plus grande que Paris est pour l’artiste et pour l’homme de science une ville incomparable où l’intelligence peut puiser aux sources les plus capables de l’élever et de l’agrandir.
« Vous prétendez, mon ami, que je suis artiste et poëte : si cela est, c’est bien sans m’en douter. Elle fut bien sérieuse, la surprise que j’éprouvai lorsque le hasard vous ayant fait rencontrer dans le parc de Roquevair des poésies que j’y avais composées et oubliées, vous m’assurâtes qu’elles n’étaient pas mauvaises.
« Vos éloges m’ont fait du bien parce que je ne les ai pas suspectés de partialité. Excepté ma bonne grand’mère vous êtes le seul qui m’ayez jamais dit : C’est bien, et qui, posant votre main sur mon front, ayez ajouté : Il y a vraiment quelque chose là.
« De ce moment je me suis livré à l’étude avec plus d’ardeur : les arts, les sciences seront les compagnons fidèles de ma vie, je les aimerai d’un amour désintéressé, je n’attends d’eux ni la gloire ni les honneurs ; je ne leur demande que d’être le but de mes aspirations et de me faire vivre de la vie de l’intelligence, si je devais renoncer |92 un jour à vivre seulement par le cœur, comme j’ai vécu jusqu’à présent.
« Oh ! la vie du cœur, qui me la rendra ? n’est-elle pas descendue dans la tombe avec mon aïeule ? la pierre du sépulcre se soulèvera-t-elle jamais pour lui permettre, de me rendre mes joies perdues ?
« Aimerai-je ? serai-je aimé ? Mon ami, votre front est couronné de cheveux blancs ; mais votre cœur n’a rien perdu de l’ineffable tendresse dont il fut doué, c’est parce que vous n’avez jamais profané le feu sacré, que ses derniers rayons colorent si chaudement le déclin de votre vie. Vous trouvez dans votre sœur une âme qui correspond à la vôtre, une amitié éprouvée par le temps, par la séparation, par tous les orages dont vos deux existences ont été remplies, et moi je suis seul au monde !
« Mon Dieu que le délire des passions avec ses enivrements soit à jamais éloigné de moi ! mais qu’un cœur se rencontre sur ma route sur lequel je puisse avec confiance appuyer le mien !
« En écrivant ces lignes je sens mon front rougir, il me semble que je vois votre regard si bon, et pourtant un peu malicieux, se fixer sur moi, et sonder ma pensée. Cette pensée qui ne s’est jamais produite librement que devant ma grand’mère et devant vous, pourquoi craindrais-je de vous la laisser pénétrer !
« Oui, je pensais à Cécile. Oui, son cœur est celui dont la possession me paraît le premier des biens de la terre. Je n’aurais jamais osé y aspirer, mais un jour vous m’avez |93 dit : Cécile est ma fille aimée et je serai heureux si vous devenez mon fils ; votre sœur m’a tenu le même langage. Ce jour-là il s’est fait une révolution dans moi ; j’ai compris ce que j’éprouvais. Ce
n’était point une de ces passions ardentes comme les dépeignent les poètes et dont leur imagination exagère peut-être les transports ; mon cœur, je crois, n’est pas fait pour elles. C’était un de ces sentiments profonds par lesquels, on le sent, l’existence doit être à jamais remplie. Mais Cécile est si jeune, quand elle entrera dans le monde elle comparera. Serai-je alors l’objet de son choix, m’aimera-t-elle encore et suis-je fait pour être aimé ?
……….. J’éprouve dans ce moment un vif chagrin. Ma mère désire vendre Roquevair. Vous savez qu’elle ne l’a jamais aimé. On lui fait, dit-elle, des offres très-avantageuses ; elle paraît décidée à les accepter, pour peu qu’on les augmente.
« Cette propriété, dit ma mère, rapporte fort peu. Il serait possible que dans des mains intelligentes pouvant y appliquer les nouveaux procédés de l’agriculture, cette terre acquît une valeur bien au-dessus de celle qu’elle a aujourd’hui. Mais Louis est appelé à une carrière plus convenable au nom qu’il porte ; ainsi il n’y faut plus penser.
« Je veux proposer à ma mère de m’adonner à l’étude de l’agriculture et d’être le régisseur de Roquevair. Pour conserver le lieu où fut mon berceau, le lieu où reposent les restes chéris de ma grand’mère, je suis capable de |94 me livrer à une étude qui ne m’inspire qu’un médiocre attrait. J’aime la campagne en artiste et en poëte, pas du tout en agriculteur et en propriétaire.
« Toutefois j’aime le peuple, vous le savez, et je me mêle volontiers aux bons habitants de nos campagnes. Il y a dans leurs traditions populaires, dans les coutumes bizarres qu’ils ont conservées, une grande poésie dont ils ont le sentiment sans en avoir l’idée. On peut étudier chez eux les derniers vestiges des mœurs des races antiques, C’est un filon que les hommes de la science historique devraient se hâter d’explorer avant que la civilisation ne soit venue dans ces contrées niveler et effacer entièrement le passé.
« Combien je regretterais ma vieille tour où j’allais dans mon enfance et dans ma première jeunesse faire mes herbiers, mes collections, composer mes premiers vers.
« Depuis longtemps, grâce à ses dégradations, mon pied seul pouvait courir le risque de gravir son escalier ; seul je connaissais les saillies offrant quelque solidité : j’ai pris là mes premières leçons de gymnastique ! Aussi, mon ami, fûtes-vous tout surpris lorsque pour me fortifier vous voulûtes m’initier à cet art, vous trouvâtes que je n’avais que les principes à apprendre.
« C’est que, voyez-vous, dans mon enfance j’éprouvais le double besoin du repos et de l’activité : repos de l’âme, repos du cœur, mais besoin de locomotion, besoin un peu contrarié par ma grand’mère qui semblait |95 toujours craindre de voir mon petit corps en apparence si frêle, se briser.
« Je voulais le fortifier, j’avais lu dans je ne sais quel livre que des exercices violents pouvaient donner à un être faible un force
extraordinaire et je me mis à user de cette méthode à ma manière.
« Ma mère et ma grand’mère se levaient très-tard ; et pendant que la dernière me croyait dans son cabinet occuper à l’étude de leçons que, grâce à ma prodigieuse mémoire, je savais après les avoir lues une fois, je m’élançais dans la campagne, je gravissais les arbres et les rochers. Je m’excédais à porter de lourds fardeaux, et je reconnaissais avec bonheur que j’étais aussi fort que le plus fort des enfants de mon âge. Cette force m’inspirait un grand orgueil. Seulement je cachais mes succès en ce genre à mon aïeule ; elle s’en fût certainement effrayée.
« Je revenais dans ma tour et j’arrivais à son sommet un peu à la manière des lézards. Je reprenais les vêtements que j’y avais laissés pour en revêtir d’autres plus convenables à mes courses vagabondes.
« On ne s’apercevait presque jamais de mes absences, et comme avant de rentrer chez ma grand’mère, je consacrais une heure ou deux à étudier dans ma bien-aimée tour, je revenais auprès d’elle tout à fait calme, et elle ne se doutait pas le moins du monde à quels tours de force fabuleux s’était livré son cher Paul.
« Je gagnai à ces rudes épreuves deux fluxions de poitrine |96
dont seul j’aurais pu dire la véritable cause ; mais je m’en gardai bien. Ma trop bonne grand’mère m’eût interdit mes courses folles et désordonnées. Je lui aurais obéi sans doute, mais cette obéissance m’eût rendu malheureux. »
XIII
PAUL A L’ABBÉ DE VERMOT.
« Ma mère, mon ami, a fort mal accueilli mon projet de devenir fermier de Roquevair. Elle n’a même pas voulu le discuter avec moi.
« Le pauvre vieux manoir sera vendu. C’est une chose à peu près décidée. Du moins j’ai cru le comprendre ainsi ; car ma mère a répondu d’une manière si vague à mes questions et souvent sans les avoir écoutées que le courage m’a manqué pour obtenir des explications plus précises. Et puis je voulais encore me faire illusion et conserver quelque espérance.
« J’ai pourtant moins souffert que la première fois que ma mère me parla de la possibilité de vendre Roquevair.
« Ne devinez-vous pas, mon ami, qu’il y a trop de bonheur en moi aujourd’hui pour que la souffrance vienne m’atteindre ? Pourquoi ne m’aviez-vous pas prévenu ? Grâce à ma pauvre organisation d’une si nerveuse impressionnabilité, j’ai senti que je devenais alternativement rouge et pâle. Lorsque Louis se mettait à table pour déjeuner, ma mère lui a dit : |97
« — Mon fils, je vous prie, ne vous absentez pas ce soir.
« — Pourquoi donc, ma mère ? Aujourd’hui n’est pas votre jour de réception.
« — Non, cependant je recevrai quelques personnes. Vous savez que le capitaine de l’Émeraude, M. de Cacérès, est revenu de son voyage aux Indes. Pendant sa longue absence sa femme et sa fille sont restées chez son beau-frère, notre excellent ami, l’abbé de Vermot. Le capitaine est allé les y chercher et les a amenées à Paris. Je dois trop à M. de Vermot pour ne pas faire à sa famille l’accueil le plus empressé. Puis, ajouta ma mère, M. de Cacérès a une réputation brillante et méritée : il a su illustrer le nom qu’il porte, sa femme appartient aux premières familles de Paris ; les recevoir dans ses salons sera toujours de fort bon genre ; mais dans ma visite à madame de Cacérès, j’ai surtout insisté sur les rapports d’intimité existants entre son frère et moi.
« — Je crois, ma mère, dit Louis, que vos rapports d’intimité avec l’abbé de Vermot se sont bornés à l’échange de deux ou trois lettres par an.
« — Il doit y en avoir eu plus que cela, répondit ma mère un peu embarrassée. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’abbé de Vermot s’est dévoué à ton frère avec autant de zèle que si Paul eût été son fils.
« Vous conviendrez, Louis, que mon devoir est de lui manifester ma reconnaissance en accueillant bien sa famille, et je vous ai mis, mes enfants, à la disposition de ces dames pour leur faire connaître Paris où elles n’étaient |98 jamais venues. Le capitaine de Cacérès est chargé d’une mission dans nos ports, de mer, et ces dames resteront quelque temps seules à Paris.
« — Quel âge a mademoiselle Cacérès ? demanda Louis.
« — Seize ans, elle est belle comme un ange, fille unique : sa fortune sera considérable ; son père, en la mariant, et encore plus sa mère ne tiendront qu’à la naissance. Or, nous avons un nom qui doit suffire à toutes les exigences, j’ai déjà pensé à vous, Louis.
« — A moi, ma mère, à moi ! s’écria Louis en riant aux éclats, vous avez pensé à moi ! mais j’ai à peine vingt ans : un sous- lieutenant de vingt ans se marier ! Pensez plutôt à mon frère : il est mon aîné.
« — Je ne demanderais pas mieux que de marier votre frère ; mais qui accepterait pour gendre un jeune homme sans carrière, sans avenir ? et puis... ajouta ma mère, en regardant Louis. Un geste de compassion dédaigneuse acheva sa pensée.
« Moi aussi, mon ami, je regardai Louis. Il était placé auprès de moi. En face de nous une glace reflétait nos deux visages ; pour la première fois, je l’admirai avec un sentiment d’envie : il me parut si beau, et je me trouvai si laid ! Cécile allait le voir et le comparer avec moi. Eh bien ! disais-je, quoi qu’il arrive, elle sera toujours ma sœur, et le bonheur de revoir l’amie de ma jeunesse fut assez vif pour me faire oublier toutes mes craintes. Je me répétais : Je la verrai ce soir ; et les yeux fixés sur la pendule, |99 je comptais les heures qui me séparaient de cet instant. Adieu, demain je finirai cette lettre.
« Je ne suis point fait pour la vie du monde. J’ai bien raison d’aimer les bois, les rochers, les prés et les fleurs, d’aimer à être seul. J’ai revu Cécile, et tout mon bonheur a été troublé, parce que mon ignorance des usages, et encore plus ma gaucherie et
ma timidité m’ont fait jouer un personnage ridicule aux yeux de Cécile, sans compter que mes inconcevables bévues ont été un vrai désespoir pour ma mère et un sujet de moqueries pour Louis !
« Ma mère avait annoncé à votre sœur une réunion toute composée d’amis intimes. Elle tenait sans doute à lui prouver que le nombre de nos amis est fort étendu, car j’ai vu là des intimes que je n’avais pas aperçus depuis plus de six mois que je suis ici. Ma mère avait nécessairement invité toutes les personnes avec lesquelles elle vous doit d’être en relation. La réunion était donc fort nombreuse, beaucoup plus que je ne l’eusse désiré.
« Des parties de whist et d’écarté s’établirent, les jeunes filles s’approchèrent du piano ; on décida que la musique la plus agréable était celle des contredanses et l’on se mit à danser.
« J’étais là contemplant Cécile, la trouvant mille fois plus jolie que je ne l’avais laissée. Sa parure de soirée à la fois élégante et simple lui allait à merveille, et, comme il faut bien arriver à vous faire une entière confession, |100 j’avoue que moi aussi je m’étais occupé de ma toilette pour la première fois de ma vie ; j’y avais passé beaucoup de temps sans arriver à me trouver supportable. J’ai honte surtout de vous avouer une puérilité qui m’a été, hélas ! bien funeste. J’avais acheté des souliers avec des talons très-hauts pour me grandir un peu.
« Quand j’arrivai dans le salon, Cécile n’y était pas encore ; mon frère vint à moi et m’entraîna dans une autre pièce ; il voulait refaire le nœud de ma cravate, il paraît que je l’avais fort mal réussi, malgré le soin et le temps que j’y avais mis.
« En vérité, disait Louis, on ne sait où tu as pris tes types d’élégance. Une autre fois, cher frère, appelle-moi pour présider à ta toilette : que diable ! il ne faut pas attirer l’attention sur toi de cette manière, car je suppose que c’est par originalité que tu te fagotes ainsi.
« Vois-tu, continua l’impitoyable Louis, je t’ai bien vu rougir lorsque ma mère a parlé de cette belle Cécile, et puis pâlir quand elle en est arrivée à nous confier ses mirifiques projets de mariage entre cette jolie fleur des champs et moi.
« Tiens, tu rougis encore, allons ! reste donc tranquille, ou ta cravate sera tellement froissée qu’il faudra en remettre une autre. Tu as vécu cinq ans avec cette jolie Cécile. Ce n’était d’abord qu’une enfant, mais cette enfant a grandi, et tes yeux se sont ouverts. Tu le vois, mon pauvre frère, je sais ton roman par cœur. J’ai près de deux ans de moins que toi, mais j’ai de l’expérience, |101 beaucoup plus que tu n’en auras jamais. Je te dis cela encore, mon cher puritain, pour te prouver que tu as eu tort de ne pas me prendre pour ton confident. J’aurais pu aller sur tes brisées ; mais sois tranquille, lorsque je penserai à me
marier, il y aura longtemps que ta Cécile sera une grave mère de famille, élevant pieusement ses enfants comme vous avez été élevés tous les deux vous-mêmes par ma grand’mère et par son oncle.
« Et après avoir débité toutes ces folies, sans qu’il me fût possible de l’interrompre, bien que je souffrisse de l’entendre parler avec tant de légèreté, il me poussa dans le salon en me disant :
« — De l’aplomb ! on dirait ce soir que tu as peine à marcher.
« Hélas ! mes souliers à talons me gênaient horriblement, ils devaient m’exposer à bien d’autres calamités.
« De quelle façon ai-je abordé Cécile. Je n’en sais rien, un nuage était sur mes yeux, un bourdonnement insupportable brisait mes oreilles. Je ne sais comment je me trouvai entre Cécile et votre sœur, parlant de vous et de Roquevair.
« Votre excellente sœur m’appelait son fils ; son mari auquel elle m’avait présenté avait jeté sur moi un regard bienveillant. Enfin quelques mots de Cécile m’apprirent qu’elle n’avait point changé et que cette affection qui avait commencé et grandi dans les joies pures de l’enfance et dont l’aveu nous était échappé au moment suprême, d’une immense douleur, que cette affection,
|102 encouragée par vous et par sa mère, était restée inaltérable.
« Un quart d’heure de conversation avait suffi pour me prouver que rien n’avait été oublié entre nous trois. Les convenances me faisaient une loi de ne pas occuper ces dames de ma personne, toute la soirée. Je m’éloignai.
« Suffoquant de bonheur, je sortis pour reprendre un peu de calme. J’entrai dans la salle à manger, ma mère et Louis y étaient.
« — Quel est donc, disait ma mère, ce jeune homme qui vient d’entrer avec le comte de *** ?
« — Un de ses amis, ma mère, qu’il allait vous présenter quand vous êtes sortie.
« — Et le nom de cet ami ? car je n’ai entendu ni le nom, ni le titre qu’on lui a donné en l’annonçant.
« — Pas de titre, ma mère, et je pourrais même dire pas de nom, car ce n’est pas avoir un nom que de s’appeler M. Jacques.
« — Jacques ! s’écria ma mère, comment se fait-il que le comte de *** remorque à sa suite et présente dans mon salon un homme qui n’est pas né ?
« — Oh ! ma mère, dit Louis, souriant de cette étrange locution, on est toujours né, plus ou moins bien, je l’avoue ; mais enfin M. Jacques passe sans doute dans l’esprit du comte de *** pour être parfaitement né. Quand vous rentrerez, regardez-le et vous pourrez vous convaincre qu’il n’y a pas de prince au monde pour posséder un plus grand air et une distinction plus réelle. |103
« Vous saurez, mon cher ami, que mon frère professe des idées libérales, beaucoup trop libérales, selon ma mère, pour un homme ayant l’honneur de s’appeler Roquevair.
« C’est pourquoi elle reprit avec un peu d’aigreur :
« — Tout le monde a d’excellentes manières à présent, Louis.
« Les gens de rien font élever leurs enfants comme ceux des meilleures familles ; mais je vous prie, Louis, de ne pas en introduire autant chez moi, sous prétexte que cela est bien élevé. Je vous soupçonne pour M. Jacques d’être un peu complice de cet original de comte de *** qui tranche du philosophe et du libéral, et je ne vois pas pourquoi vous trouvez charmant de l’imiter et même de le surpasser.
« — D’abord, ma mère, je ne connais pas M. Jacques et je ne suis pas complice du comte de *** pour le méfait de l’avoir amené dans votre salon ; quant à notre libéralisme, nous sommes cadets, et vous savez que les branches cadettes sont nécessairement dans l’opposition : nous sommes donc dans le rôle que nous impose notre naissance, dit Louis avec un sérieux qui fit rire ma mère.
« — Il est donc très-bien, ce M. Jacques ?
« — Beau comme un héros de roman, ma mère, et d’un roman à la mode. Sa beauté est très-romantique : il est très-pâle, il a des cheveux noirs, c’est le type du genre ; de plus on dit qu’il a toujours de certains airs mystérieux. |104 On prétend aussi qu’il est très-instruit, très-lettré. Le comte de *** a mis la main sur un phénomène, il va le mettre à la mode. Cela lui fera un grand
honneur.
« Il me fut facile, au signalement que Louis nous en avait fait, de distinguer le nouveau personnage dont la présence préoccupait tant ma mère.
« Tout le monde, ce jour-là, regardait et admirait cet étranger que le hasard semblait avoir amené là, car personne ne le connaissait. Avec son simple costume de voyage il avait une distinction, un cachet d’élégance qui faisaient paraître communs et vulgaires nos jeunes gens dont la mise indiquait le plus de prétention.
29 Le texte porte ici : d’Étreignac.
« Qu’était venu faire dans le pays ce bel étranger ? S’y arrêterait-il ? Personne ne le sachant, il fut bientôt oublié.
« Cependant des gens me dirent l’avoir rencontré quelques jours après, errant dans les bois qui environnent le château de Roquevair et l’avoir vu arrêté devant la tour, dont il considérait l’écusson mutilé et les gargouilles avec une grande attention.
« Je ne sais pourquoi sa présence dans le salon de ma mère me causa une impression étrange, désagréable même ; je me mis à penser que ce pouvait être là le futur acquéreur de Roquevair, et ce pressentiment s’est trouvé véritable.
« Ce qui me fut plus désagréable encore, ce fut de voir |105 M. Jacques s’approcher de mesdames Cacérès et les aborder avec un air de connaissance.
« Comment M. Jacques les connaît-il ? Il est donc retourné dans la Corrèze depuis mon départ ? Pourquoi ne m’en avez- vous jamais parlé ?
« Ce jeune homme est vraiment d’une beauté remarquable ; il a quelque chose d’imprévu, d’original, qui attire l’attention. Il m’a semblé que les yeux de votre nièce étaient bien souvent tournés vers lui, pendant cette fatale soirée ; fatale pour moi, car enfin il faut bien, puisque je m’y suis engagé, que je vous raconte mes infortunes.
« Je vous l’ai dit : on dansait.
« Une autre contredanse se forme. M. Jacques prend la main de Cécile, ce qui, je crois, contraria ma mère autant que moi. Un vis-à-vis manquait : pas de cavalier. Ceux auxquels leur âge
eût pu permettre de danser étaient tous autour d’une table d’écarté. Nous avions bien trois ou quatre députés et deux pairs de France qui de temps en temps nous débitaient quelques bribes d’éloquence ; mais allez donc demander à de si graves personnages des chassez-croisez non politiques.
« Ma mère d’un coup d’œil vit tout cela, et dans sa détresse elle s’avança vers moi :
« — Paul, me dit-elle avec cette voix adoucie dont l’effet est irrésistible sur moi, et un regard qui me ferait jeter dans une fournaise : Paul, mon cher enfant, je sais que vous avez pris quelques leçons de danse, il n’en faut pas |106 davantage pour se rendre utile. Je vous en prie, prenez vite une danseuse et placez- vous vis-à-vis de mademoiselle Cacérès et de ce M. Jacques dont les grands airs me paraissent très-impertinents.
« Je ne calculai point si ce que ma mère me demandait était pour moi dans les limites, du possible, et si moi, sauvage enfant des montagnes, n’ayant jamais dansé que les bourrées et les bals de nos paysans, je saurais me tirer passablement de ces danses de salon prétentieuses et sans gaieté.
« Je sentis bien que la pensée de me mettre en évidence me faisait perler la sueur au front. Mais je ne songeai qu’à exécuter l’ordre de ma mère le plus promptement possible. Je jette un regard éperdu autour de moi ; je fais une invitation ; elle est acceptée avec empressement ; je conduis en triomphe ma danseuse en face de Cécile : pendant la ritournelle je cherche à me rassurer. Je vois partout des regards moqueurs jetés sur moi et sur ma danseuse : je la regarde à mon tour. Hélas ! elle avait de trente-six à quarante ans : ce qui ne l’avait pas empêchée de prendre une toilette de jeune première qui m’avait sans doute
fait illusion. J’avais vu une robe de soie rose, de la gaze et des fleurs ; je n’avais pas regardé le reste. Une masse de roses- pompons se balançait sur une tête supportée par un cou long et décharné, et grâce au décolleté extravagant de sa robe, on eût pu faire facilement un cours d’ostéologie : ajoutez à cela que cette malheureuse créature avait cinq pieds quatre pouces de haut, et |107 jugez de l’effet que produisait auprès d’elle ma taille
exiguë même avec mes souliers à talons. Ma singulière danseuse ne paraissait nullement embarrassée de ses longs bras et de ses longues jambes ; je vis de suite qu’elle avait des prétentions à la légèreté et à la grâce. Elle tournait, pirouettait avec un incroyable entrain ; elle se penchait vers moi pour m’encourager et moi sentant combien nous étions ridicules l’un et l’autre et surtout l’un par l’autre, je brouillais les figures, et toute la politesse de bonne compagnie n’était pas suffisante pour empêcher quelques éclats de rire. Cécile surtout, moins habituée à se contraindre, riait de tout son cœur.
« Enfin, une allemande à gauche est indiquée. Ma danseuse, désespérée des efforts inutiles qu’elle avait faits pour me mettre dans le bon chemin, s’empare de moi plus que je ne m’empare d’elle ; je veux pourtant terminer à mon honneur cette terrible contredanse. Je m’élance : mes talons tournent sur le parquet ; je tombe, entraînant avec moi ma compagne. Le rire éclate de toutes parts. On nous relève ; mais la pauvre fille, humiliée sans doute de sa chute ridicule, avait pris le parti de s’évanouir. J’aurais bien voulu pouvoir en faire autant. Au lieu de cela, il fallut m’agiter, m’excuser, et aider à la transporter dans la salle voisine. Ne croyez pas, mon maître, que mes tribulations soient achevées. Hélas ! je n’avais vidé que la moitié du calice.
« Ma mère paraissait désespérée de l’accident, et, malgré tout, je voyais le rire prêt à s’échapper de ses lèvres. |108 Si je n’eusse pas été l’un des acteurs de cette scène burlesque, elle n’y eût pas résisté : les êtres ridicules ont le malheur de ne point inspirer de pitié.
« Ma mère demande son flacon de sels ; et moi, en véritable campagnard limousin, je m’avise d’un remède que j’avais vu employer dans les cas très-rares où une paysanne peut s’évanouir.
« J’ouvre un buffet, je saisis une carafe et je la porte sous le nez de la grande fille en disant : « C’est du vinaigre ; il n’y a rien de meilleur que cela !
« Bien qu’elle fût sans connaissance, elle fit un geste si brusque pour me repousser, que le contenu de la carafe tomba à flots sur sa robe rose ; et les éclaboussures atteignirent la belle robe de soie gris-perle de ma mère. Hélas ! dans mon fatal empressement à être utile, j’avais pris l’huile pour le vinaigre ; jugez de l’effet !
« Cet accident eut pour résultat de rappeler à la vie mon infortunée danseuse. Pour ma mère, son dépit fut sans bornes, et tous ceux qui étaient là purent l’entendre dire : — Mon Dieu ! qu’une mère est malheureuse d’avoir pour fils un imbécile !
« Le mot n’était pas très-élégant ni de très-bonne compagnie. Je crois que ma mère ne me pardonnera pas de longtemps de l’avoir mise dans le cas de le prononcer en public.
« Vous pensez bien, mon ami, que je ne rentrai pas dans le salon. Je me sauvai dans ma petite chambre : je jetai par la
croisée les souliers à talons. Je déplorai amèrement |109 la sotte vanité qui m’avait poussé à me grandir. Je maudis le monde et les plaisirs, et les parquets et les femmes nerveuses, surtout quand elles sont vieilles et laides.
« J’aurais pu me dire que tout cela m’était arrivé par ma faute ; j’aurais dû me sentir quelque pitié pour cette pauvre vieille fille, qui, de son côté, sans doute, m’accablait d’amères malédictions, sans songer que, si elle avait eu le bon sens de consentir à avoir son âge, elle se fût épargné, ainsi qu’à moi, les humiliations de cette soirée.
« Faut-il le dire ?... je pleurai comme un enfant. Ma mère a raison : dans le monde, je serai toujours un imbécile. Je suis gauche, embarrassé ; un regard me trouble, un sourire moqueur me déconcerte.
« Dans mon désespoir, j’enviais sérieusement l’aplomb audacieux, les manières aisées, l’air de satisfaction intime de quelques-uns des jeunes gens amis de mon frère, que, jusqu’à ce moment, j’avais regardés comme des fats d’une complète nullité. A cette heure, je les trouvais très-supérieurs à moi, et j’aurais donné tout mon petit bagage scientifique et littéraire pour entrer comme eux dans un salon et saluer avec ce genre délicieux dont ils possèdent la quintessence.
« Je pleurais de rage en pensant que Cécile m’avait trouvé ridicule. Je ne lui pardonnais pas ses rires moqueurs ni ceux de
Jacques : elle me semblait sa complice ; je les entendais dire avec ma mère : Imbécile ! |110
« Mon ami, tout cela est bien misérable, n’est-ce pas, et prouve que je ne suis pas encore un homme ?
« Aujourd’hui, je suis plus calme. Je ne suis pas, fait pour le monde, et cependant je veux y vivre quelquefois, pour me livrer à l’observation.
« Je trouve un grand charme dans cette étude ; ce n’est pas précisément celle du cœur humain. Dans le monde, il ne se montre pas à découvert; mais c’est celle de ses déguisements : elle a aussi son intérêt.
« Mademoiselle Lucie (c’est le nom de ma danseuse) veut, à quarante ans, n’avoir que dix-huit ans ; moi, à dix-huit ans, je vais prendre l’attitude et le rôle d’un homme de cinquante. J’espère être plus heureux qu’elle dans ma métamorphose. Mais alors Cécile ne me trouvera-t-elle pas bien vieux ?
« Elle m’a semblé prendre un plaisir extraordinaire à danser, à être louée, admirée. Ce n’était plus la simplicité de celle que je me plaisais à nommer ma pervenche…… »
XIV
PAUL A L’ABBÉ DE VERMOT.
« C’est bien M. Jacques qui veut acheter Roquevair. Les prétentions de ma mère, quoiqu’elles soient très-exagérées, sont admises sans difficulté : un sous-seing de vente se passera demain avec un représentant de M. Jacques ; |111 celui-ci entrera en jouissance dans deux mois.
« On vend Roquevair tout meublé. Grâce à Louis, j’ai obtenu qu’on exceptât quelques objets ayant appartenu à ma grand’mère, entre autres son vieux clavecin. Il a bien fallu avouer que j’avais appris un peu la musique. Ma mère s’est contentée de hausser les épaules en me disant : — J’espère que je n’entendrai jamais résonner cette vieille crécelle.
« Ma mère a paru fort surprise en apprenant que la vieille tour renfermait des herbiers, des collections, des cartons de dessin et autres objets m’appartenant en propre.
« — Où comptez-vous, Paul, m’a-t-elle dit, installer tout cet attirail de coquilles, de pierres et d’herbes ramassées pendant un temps que vous auriez pu beaucoup mieux employer ? Vous avez voulu, en cela, copier l’abbé de Vermot ; mais votre chambre est trop petite pour contenir toutes ces choses, que vous feriez beaucoup mieux de laisser où elles sont.
« J’ai répondu à ma mère qu’il y avait dans les mansardes un appartement libre plus que suffisant pour contenir tout ce que renfermait la vieille tour.
« Ma mère n’a pas fait d’objections ; j’ai obtenu de partir de suite pour Roquevair. Je suivrai de près ma lettre. » |112
NOTES EXTRAITES DES PAPIERS DE PAUL.
« Roquevair, 16 mai.
« …..Je me demande toujours, sans pouvoir trouver une solution satisfaisante, pourquoi ce M. Jacques a mis une telle obstination à devenir le propriétaire de Roquevair. L’abbé de Vermot ne peut pas se l’expliquer, plus que moi.
« M. Jacques, depuis six mois, est venu plusieurs fois dans ce pays. Il en a beaucoup fait causer les anciens habitants. Il s’est présenté chez M. de Vermot, il en a été reçu avec politesse, mais cependant avec la froideur que l’on témoigne à un homme qui est et qui paraît vouloir rester inconnu.
« L’abbé m’assure du moins qu’il en a été ainsi ; mais je crois pourtant que cette politesse a dû se changer en quelque chose de plus intime.
« L’abbé de Vermot a découvert que M. Jacques est fort instruit, ne possédant aucune spécialité, mais parlant très-bien de tout.
« Je connais trop bien le caractère de mon cher maître pour ne pas deviner que M. Jacques l’a séduit sans qu’il s’en doutât !
« L’abbé de Vermot ne trouve pas souvent ici des intelligences à la hauteur de la sienne, et, rien n’établit si vite une intimité comme des rapports de science et d’études. |113
« L’abbé m’apprend tantôt que M. Jacques a des connaissances en physique ; une autre fois, c’est un chimiste, c’est un botaniste. Enfin, ô comble du mérite ! et combien cette précieuse découverte n’a-t-elle pas dû rendre le bon abbé de Vermot indulgent pour les allures mystérieuses de M. Jacques, bien que ce genre soit antipathique à sa loyale nature, M. Jacques est un géologue !!! Un géologue, que ne lui pardonnerait-on pas ? il a donné à M. de Vermot de magnifiques cailloux, ils m’ont été montrés avec orgueil.
« Comment, s’étant tenu avec M. Jacques dans une réserve si prudente, mon maître a-t-il pu découvrir tant de choses ? il l’a rencontré souvent dans ses promenades, c’est une explication ; mais il ne m’a pas tout dit. Je sais, moi, car la jalousie m’a rendu curieux et questionneur, que M. Jacques avant de venir à Paris, assister à cette soirée dans laquelle j’ai joué un rôle si brillant, est resté ici assez longtemps, qu’il allait très-souvent chez mesdames Cacérès (à la vérité M. le curé n’y était pas toujours) : il n’a quitté le pays que deux jours avant ces dames.
« J’ai donné à entendre à mon cher maître que je savais cela, il m’a paru un peu embarrassé.
« — Il est vrai, m’a-t-il dit, que voyant M. Jacques décidé à acheter Roquevair, n’importe à quel prix, je l’ai traité un peu par avance en voisin et en paroissien.
« Mais, ajouta l’abbé, en prenant un air grave qu’il essayait de rendre sévère, je suis surpris, Paul, que vous attachiez tant d’importance aux visites plus ou moins |114 nombreuses de cet étranger. Ne connaissez-vous pas Cécile, sa raison au-dessus de son âge ? Ne savez-vous pas qu’elle n’attache aucun prix à ces avantages extérieurs que M. Jacques possède, il est vrai, à un degré fort remarquable ? Qu’importe cela à Cécile ? sait-elle
seulement si vous êtes beau ou laid ? Elle avait onze ans quand elle est arrivée ici, ne s’est-elle pas habituée à votre figure ? ne vous a-t-elle pas aimé de suite ; n’êtesvous pas son ami, son frère, le compagnon de ses jeux et de ses études ? Et Cécile ne s’est-elle pas attachée à vous par des liens d’autant plus doux qu’ils sont plus solides, fondés qu’ils sont sur l’estime, les convenances de caractère ? sur les rapports surtout de cette sensibilité pleine d’entraînement que vous possédez l’un et l’autre ? Comment, mon cher enfant, pouvez-vous supposer que cette figure romantique, comme vous l’appelez, parce qu’elle est plus belle que la vôtre, suffira pour l’emporter sur tous les souvenirs d’amitié sainte de votre enfance et de votre jeunesse ?
« — Mais cet homme n’est pas seulement beau, admira- blement beau; s’il n’était que cela, je serais bien loin de le redouter; mais il est, vous me l’avez dit vous-même, fort distingué de toutes manières : il a des talents, il cause bien, avec grâce, avec facilité : et moi ! et moi !
« — Et toi ! et toi ! mon pauvre enfant, me dit l’abbé en reprenant son ton d’amitié, si tu voulais vaincre ta sotte timidité, tu serais vingt fois au-dessus de ce beau |115 mystérieux : il ne te va pas à la cheville, vois-tu ! il n’a pas de fonds. Cécile le sait bien ; nous te connaissons tous les deux
mieux que tu ne te connais toi-même, et c’est pour cela que nous t’aimons.
« Et puis, mon cher Paul, une autre considération moindre que les autres sans doute, mais c’en est une, doit vous rassurer. M. Jacques n’a pas de nom, vous connaissez assez les opinions de ma sœur ; son mari les partage, ils ne donneront jamais leur fille à un inconnu, eût-il des millions ! et quand on peut s’appeler madame de Roquevair, on ne va pas s’affubler du nom de madame Jacques.
« Avec quelle amère tristesse n’ai-je pas parcouru cette demeure abandonnée qui renferme tous mes souvenirs ! Voilà dans ce salon l’antique et vaste fauteuil où ma grand’mère était toujours assise. Pourquoi ne pas avoir excepté de la vente ce vieux meuble que j’aurais voulu conserver comme une sainte relique. Ma mère ne l’a pas voulu : l’acquéreur, disait-elle, tenait à acheter avec le château tout ce qui avait un cachet d’ancienneté.
…… « J’ai éprouvé un vif plaisir à revoir le brave Pierre Blanchard, cet humble débris d’un héroïque empire, comme on chante aujourd’hui. C’est une chose singulière que le flux et le reflux de l’opinion publique. Et si l’ombre du grand homme abandonne son fatal rocher pour venir errer sur les bords de la Seine, il doit mépriser autant une bonne partie de ses admirateurs |116 d’aujourd’hui que ses ennemis les plus tenaces pour lesquels (il y en a quelques-uns) il est encore l’Ogre de Corse. Superbe génie de la domination universelle, que vous devez sourire de pitié en vous voyant tous les jours affublé pour le besoin de la cause de la défroque libérale et même
républicaine !
« Pierre Blanchard était un des meilleurs tireurs d’armes de son régiment. Après le bonheur de se battre, de raconter ses batailles et d’exalter son empereur, Pierre Blanchard n’en éprouve pas de plus grand que celui de donner des leçons de cet art qu’il place sans façon, comme son confrère du Bourgeois gentilhomme, au-dessus de tous les autres30.
« L’abbé de Vermot, espérant que cet exercice me serait salutaire, me présenta à lui comme élève. Le maître d’armes me regarda, hocha la tête d’un air qui semblait dire : Que voulez- vous que je fasse de cette mauviette ? Cependant comme il aimait l’abbé de Vermot, il voulut bien me donner des leçons. Il fut d’abord assez stupéfait en voyant qu’il y avait dans mon petit corps sec et nerveux, une élasticité, une adresse, une précision de mouvements qui pouvaient faire espérer quelque chose de moi. Aussi le brave homme me donna tous ses soins et il réussit bien au delà de ses espérances.
« — Vous êtes encore plus petit que le grand Napoléon, me disait-il ; mais vraiment, mon cher enfant, malgré votre air tranquille et votre voix douce comme la plus douce musique, vous me faites l’effet d’être hardi comme |117 un lion, et vos mignonnes petites mains au bout de trois mois, manient un fleuret mieux que je ne l’ai jamais vu faire à n’importe quel élève ayant deux ans de salle.
« Pierre Blanchard, bien qu’il méprisât assez les pistolets, me donna aussi quelques leçons de tir... Mais là comme à l’épée, je
30 Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, acte II, scène 2 : « Et c’est en quoi l’on voit (...) combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres sciences inutiles, comme la danse, la musique, la... »
fus bientôt maître à mon tour. Le brave homme n’en fut point jaloux : — C’est à moi qu’il doit cela, disait-il.
« Nous avons causé de l’Empereur. — Vous ne l’aimez pas, me disait-il, mais c’est égal, morbleu ! vous lui rendez joliment justice, votre cœur est ailleurs, mais vous l’admirez tout de même, c’est bien, ça ! Est-il bien vrai qu’il soit mort ? me disait ensuite Pierre Blanchard.
« Nous avons fait ensemble un petit assaut, le brave homme m’a serré dans ses bras et m’a dit qu’il n’y avait pas dans le monde entier un tireur d’armes de ma force et que le fameux saint Georges31 eût été un pékin auprès de moi.
« Pierre Blanchard a eu l’honneur de faire des armes avec M. Jacques : selon Pierre Blanchard il est d’une force remarquable, mais bien au-dessous de la mienne.
« Je n’ai plus que huit jours à rester ici. M. Jacques veut, dit- on, faire reconstruire le château dans le style de la vieille tour. Certainement le pauvre manoir gagnera à cette transformation. Mais quand je passerai devant les fossés qui l’entourent je ne le reconnaîtrai plus. Ce ne sera plus mon Roquevair à moi. Oh ! si. la tombe de ma grand’mère et celle de mon père n’étaient pas là dans cet |118 humble village, je ne reviendrais jamais ici. Mais jusqu’à ce que je me sois bâti un nid pour abriter ma vie, loin
du monde, jusqu’à ce que je puisse demander au village de Roquevair les ossements blanchis qui me sont si chers, pour les emporter avec moi, je reviendrai tous les ans prier et pleurer sur ces tombes. »
31 Saint Georges, supplicié pour la foi chrétienne à Lydda (Lod) le 23 avril 303, saint patron de tous les chevaliers.
XV
PAUL À M. L’ABBÉ DE VERMOT.
« Mon douloureux sacrifice est accompli, mon cher maître : j’ai quitté, pour ne plus y rentrer, ce cher manoir de Roquevair. Déjà il n’appartient plus à notre famille.
« Mes chers souvenirs sont placés dans l’appartement en mansarde dont je vous ai parlé. J’ai, pour l’arranger d’après mes goûts d’artiste, à peu près épuisé toutes mes ressources. Je rougis de vous le dire, ma mère m’a fait entrevoir qu’ayant hérité de ma grand’mère, je devais contribuer aux dépenses de la maison.
« J’ai prié mon frère d’arranger cette grave question avec ma mère.
« — Tu te trompes, s’est-il écrié. Te demander une pension, à toi, ce n’est pas possible. Je dépense, moi, outre ma solde, bien plus que le revenu que notre bonne grand’mère t’a laissé.
« Hier ma mère m’a fait appeler. D’après son discours qui ne m’a pas paru très-clair, il paraîtrait qu’elle est |119 beaucoup moins riche que je ne le pensais. Si elle n’avait pas vendu plus tôt Roquevair, c’était uniquement à cause de ma grand’mère et surtout à cause de moi, l’air de la campagne m’étant absolument nécessaire pendant mon enfance. Cette terre avait toujours été pour elle une charge et après tout il se trouvait que
c’était uniquement pour moi qu’elle s’était imposé les plus grands sacrifices.
« — Votre éducation, continua ma mère, ne vous permet de prétendre à rien. Ce n’est pas ma faute, c’est un peu la vôtre, un peu celle de madame de Roquevair. Quoi qu’il en soit, mon devoir était de ne pas vous laisser vivre à Paris dans une dangereuse oisiveté, et je n’ai jamais manqué à mon devoir.
« J’ai obtenu pour vous une place dans les bureaux du ministère de la guerre. Vous aurez douze cents francs d’appointements. Cette position n’est pas en rapport avec le nom que vous portez, mais il faut cependant l’accepter. Ces douze cents francs, vous en disposerez comme vous l’entendrez, mais vous trouverez bon, je l’espère, que le revenu de la somme que votre grand’mère vous a laissée soit réclamé par moi pour subvenir aux frais communs de la maison.
« Que pouvais-je faire, mon ami ? Je me suis incliné en signe d’assentiment.
« Vous m’assurez qu’aussitôt que Cécile aura atteint sa dix- huitième année, je pourrai demander sa main avec la certitude qu’elle ne me sera pas refusée. |120
« Avec cette ravissante perspective que ne supporterais-je pas ?
« Dans quelques jours je commencerai à exercer ces modestes fonctions de copiste pour lesquelles je ne me sens pas fait. Si je n’en suis pas par trop abruti, il me restera quatre ou cinq heures par jour que je pourrai employer à l’étude : l’espérance me rendra tout facile. »
XVI
Paul était à la fois une nature énergique et faible, il ne pouvait résister, aux volontés et même aux caprices des personnes qu’il aimait. Cependant il était très-capable d’une résolution courageuse et il avait le mérite, hélas ! si rare, d’accepter la vie par ses côtés austères sans murmurer contre le sort.
Il se condamna donc à cette existence d’employé avec résignation. On lui donnait à copier une très-grande quantité de notes. Il faisait ce travail assez machinalement, y portant juste l’attention nécessaire pour ne pas commettre d’erreurs. Mais il conservait toute sa liberté d’esprit pour accorder quelque chose à la méditation et faire travailler simultanément son intelligence et sa plume.
Le jour où M. Jacques devait par un acte authentique devenir le propriétaire de Roquevair était arrivé. Louis, ce jour-là, était de service dans une résidence royale. Madame de Roquevair voulut se faire accompagner par son fils aîné. |121
À quatre heures, cette heure de liberté pour les employés des ministères, la voiture de madame de Roquevair se trouva dans la rue Saint-Dominique32, et la mère et le fils se rendirent chez le notaire.
32 Rue du VIIe arrondissement de Paris
Il y avait déjà eu un acte sous signature privée entre un commettant de M. Jacques et madame de Roquevair ; la vente était donc irrévocable, il ne s’agissait plus que d’en toucher le prix et de faire mettre sur l’acte les noms et prénoms de M. Jacques.
On entre chez le notaire, M. Jacques et son commettant y étaient déjà.
M. Jacques salua madame de Roquevair avec une politesse pleine de dignité. Le notaire et l’acte fait d’avance dans lequel un nom avait été laissé en blanc. Arrivé là l’officier public s’arrêta et s’adressant à M. Jacques :
Vos noms et prénoms ? lui dit-il, car c’est bien vous qui vous substituez aux lieu et place de M. Fayet, ayant acheté de madame Sardan de Roquevair par sous-seing privé.
Écrivez, dit M. Jacques, entre madame Sardan et le vicomte Jacques de Roquevair.
Que veut dire ceci ? s’écria madame de Roquevair en bondissant sur son siége.
Votre nom est bien Sardan, Madame, dit M. Jacques.
Sardan de Roquevair, Monsieur !
Permettez, Madame, messieurs les notaires ici présents sont vos amis. Je vous ai laissé le droit de les |122 choisir afin de terminer une discussion pénible entre nous, sans vous froisser. Je connais les égards qu’un gentilhomme doit à une femme et je ne les oublierai pas.
Le nom de Roquevair m’appartient, Madame, et il n’appartient qu’à moi ; je suis en mesure de le prouver.
Au reste, Madame, votre surprise est bien quelque peu affectée : depuis un mois le sous-seing de vente est passé entre vous et M. Fayet, car je tenais à m’assurer la possession de Roquevair. Craignant, je l’avoue, que plus tard une discussion, inévitable entre nous, ne m’exposât à un refus formel de votre part de me vendre cette terre, depuis quinze jours, je vous ai fait prévenir qu’il vous serait fait, ainsi qu’à vos fils, des réclamations au sujet du nom que vous avez ajouté au vôtre, depuis de longues années sans doute, je l’avoue, mais cela sans constituer un droit.
Vos réponses, Madame, m’ont fait craindre de ne pas arriver facilement au résultat que je désire obtenir. Je vous avais caché jusqu’à ce jour quel était celui qui revendiquait comme sa propriété un nom auquel il ne veut pas renoncer, pas plus qu’il ne veut partager l’honneur de le porter. J’ai attendu pour cela le jour de notre réunion ici, celui où je savais...
Que mon fils ne pouvait m’accompagner, interrompit impétueusement madame Sardan : vous avez voulu, Monsieur, que je restasse seule exposée à vos outrages. |123
Non, Madame ; je craignais, je l’avoue, que mon caractère et celui du plus jeune de vos fils, naturellement emportés l’un et l’autre, n’aggravassent par un contact imprudent une position déjà grave par elle-même.
Je suis assez sûr de moi pour ne jamais manquer de respect à une femme, et je souffrirais d’elle ce que je ne pourrais supporter dans un jeune homme. Devant vous, Madame, une discussion violente serait d’une haute inconvenance. J’espère
que le caractère de votre fils aîné, beaucoup plus calme que celui de son frère, nous permettra de nous entendre.
Paul surexcité par la position pénible faite à sa mère prit alors la parole et dit avec beaucoup de hauteur :
Il me semble que M. Jacques devrait d’abord fournir des preuves de ce qu’il avance, et qu’avant de s’adresser à ma mère il aurait dû penser que madame de Roquevair avait deux fils dont l’honneur était intéressé dans cette question.
J’aurais désiré, Monsieur, connaissant l’influence de madame Sardan sur ses enfants, la convaincre elle-même que mes prétentions étaient fondées.
Au reste, Monsieur, pour ne pas prolonger davantage une discussion irritante, je vous préviens que la copie de tous les titres prouvant jusqu’à l’évidence que je suis bien le seul héritier du nom, des armes et du cri des Roquevair, sont entre les mains de messieurs les notaires ici présents. Prenez-en connaissance, faites-les examiner. Renoncez à mettre le nom de Roquevair dans vos actes publics; |124 renoncez à faire peindre mes armes sur les panneaux de votre voiture, et puisque vous ne possédez plus Roquevair, renoncez à ce nom que l’usage, je le sais, vous avait permis de prendre ; sinon, je serai forcé de vous
y contraindre par les moyens que la loi met en mon pouvoir.
En disant ces derniers mots, M. Jacques salua et sortit.
Madame Sardan resta atterrée ; les deux notaires et M. Fayet la contemplaient en silence ; Paul avec inquiétude, mais en même temps avec calme.
Ce calme remarqué par madame de Roquevair lui donna contre Paul un vif mouvement d’irritation.
Eh ! quoi, s’écria-t-elle, vous avez laissé partir cet homme, sans le souffleter, sans lui demander raison de l’insulte faite à votre mère, à votre frère et même à vous ? Oh ! pourquoi Louis ne m’a-t-il pas accompagnée. Il eût redouté la présence de mon fils, ce lâche insulteur. Devant lui il n’eût jamais osé se permettre ce qu’il s’est permis devant un avorton comme vous.
Cette sanglante injure, jetée à Paul par la bouche de sa mère, fut pour lui une immense douleur ; il cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler l’altération de son visage, qu’il sentait alternativement pâlir ou rougir.
Dans les caractères emportés la violence s’affaisse d’elle- même aussitôt qu’elle a passé les bornes. Madame Sardan, honteuse des paroles qui lui étaient échappées, s’adressa d’une voix calme aux deux notaires et leur |125 demanda s’ils avaient pris connaissance des pièces déposées par M. Jacques.
Non, Madame, répondirent-ils, mais nous allons y donner toute notre attention. Il est très-possible que ce jeune homme soit en effet un des descendants de la famille Roquevair, mais il est aussi fort possible qu’il ne soit pas le seul.
On examinera cela, dit madame de Roquevair ; je dois avant tout prévenir mon second fils de ce qui vient de se passer.
Et la fière Louise se retira avec Paul. Pendant le trajet de la rue Jacob à la rue Caumartin33 où demeurait madame de Roquevair, la mère et le fils n’échangèrent pas une parole.
Plusieurs jours se passèrent. L’examen des documents était très-favorable à M. Jacques ; et la famille Sardan commençait à concevoir de vives inquiétudes. Cependant bien qu’elle doutât de la justice de sa cause, elle se détermina à soutenir un procès : des pièces importantes manquaient à M. Jacques. On espérait que bien que toutes les présomptions fussent en sa faveur, l’absence de ces titres suffirait pour obtenir contre lui une fin de non-recevoir, et si l’on ne pouvait le contraindre à rester M. Jacques, on espérait au moins ne pas être forcé de se contenter du nom de Sardan.
Louis montrait dans cette affaire autant d’irritation et plus d’obstination que sa mère. Si celle-ci n’avait pu obtenir que de se glisser dans quelques salons aristocratiques |126 grâce, nous l’avons dit, à la protection de l’abbé de Vermot, si elle n’avait pu y être admise que les jours où il y a cohue et où l’on invite tout ce qui se trouve en relation de visites, Louis, au contraire, servant dans un corps privilégié, comptait le plus grand nombre de ses amis dans cette jeune noblesse qui, connaissant très-bien ce nom de Roquevair, s’était trouvée toute disposée à croire que
ce jeune homme spirituel, élégant, bienveillant pour tous, beau joueur, aimable convive, que cette fine fleur des pois de la Corrèze était, dis-je, parfaitement en droit de porter le nom et de prendre les armes des Roquevair.
33 La première des ces rues est dans le VIIe arrondissement et la seconde dans le IXe.
Louis frémissait à l’idée de déchoir de cette hauteur qui le mettait au niveau des jeunes gens de l’aristocratie la plus quintessenciée.
— Il te restera toujours ton mérite personnel, lui disait Paul qui professait pour son frère une naïve admiration.
Et d’ailleurs, ajouta Paul, le nom de Sardan est honorable, et tu peux, mon frère, le rendre plus honorable encore.
Alors la mère s’emportait contre les idées philosophiques et libérales de Paul, ainsi qu’elle les appelait. Quant à Louis, il comprenait que ses compagnons d’armes l’eussent très-bien accepté comme Louis Sardan ; il connaissait bon nombre d’officiers qui ne devaient nullement à un nom illustre la considération dont ils étaient entourés. Mais il ne pouvait se
dissimuler que M. de |127 Roquevair devenu Sardan, serait, malgré tout son mérite personnel, quelque chose d’assez
ridicule. Et dans cette fâcheuse prévision il faisait des démarches, à l’insu de sa mère, pour obtenir de changer de corps.
PAUL À L’ABBÉ DE VERMOT.
« Les événements dont je vous ai parlé, mon cher ami, rendent notre intérieur de plus en plus triste. Ma mère est irritée, mon frère lui-même attache à cette malheureuse affaire plus d’importance que je n’aurais pu le croire, connaissant sa légèreté.
« Pour moi, je me tais. Outre que je n’ai pas l’habitude de parler librement devant ma mère, mes idées étant en complet désaccord avec les siennes, je ne ferais qu’ajouter à ses chagrins.
« Sans savoir au juste si les prétentions de M. Jacques sont bien fondées, j’ai du moins la certitude que nous ne descendons nullement des anciens Roquevair. La première fois que j’ai voulu expliquer cela à ma mère, j’en ai été fort mal reçu, à présent elle en est aussi convaincue que moi ; mais elle ne l’avoue pas.
« Hélas ! mon ami, cette grave question me paraîtrait bien puérile, si mon avenir de bonheur n’en dépendait pas. M. et madame de Cacérès voudraient-ils donner leur fille à M. Sardan ? Cécile elle-même... Ajoutez que j’ai tout lieu de croire que ma mère est à peu près ruinée. Le prix de la vente de Roquevair servira à payer des dettes |128 contractées, comment?... Louis en sait peut-être quelque chose. Il a pris avec son précepteur, M. Duval, le goût du jeu. Je suis loin de lui reprocher ses fautes. Souvent je le vois près de me les avouer,
dans ces moments d’expansion où son cœur se dévoile tout entier, si bon, si affectueux ; Louis est ici le seul être dont je sois aimé.
« Ma mère et votre sœur sont brouillées. Ma mère a appris que madame de Cacérès recevait M. Jacques, elle a vu en cela un manque d’égards pour elle. Louis a eu beau lui représenter que M. Jacques dans ses voyages avait connu M. de Cacérès, qu’ils étaient amis, et que madame de Cacérès ne pouvait refuser de recevoir l’ami de son mari. Tout a été inutile, elle a défendu formellement à mon frère et à moi de revoir ces dames.
« J’ai appris hier qu’elles avaient quitté Paris. Avant son départ et peu de temps avant cette malheureuse affaire, M. de Cacérès leur a loué une jolie petite habitation à Fontenay-aux- Roses. Je sais où elle est située ; et le dimanche je vais me
promener de ce côté-là, évitant d’être vu, car je ne veux pas désobéir à ma mère dans un moment où elle est malheureuse.
« Oh ! mon cher maître, tout me dit que tout est fini pour moi et cependant je me rattache quelquefois à l’espérance en pensant à vous.
« Voilà les motifs sur lesquels s’appuie ma conviction du peu de solidité de notre cause……………………………………..
………………………………………………………………..
« Le seul espoir de ma mère est donc dans ces titres que |129 jusqu’ici M. Jacques n’a pu réussir à trouver. Pour moi, bien convaincu de la justice de la cause de notre adversaire, je n’hésiterais pas un instant, si j’étais le maître, à quitter un nom qui ne m’appartient pas : mais comment amener ma mère à consentir à ce sacrifice ? Comment même y amener mon frère ? L’amour-propre blessé fausse son jugement. Je crains toujours qu’il ne se rencontre avec M. Jacques. Ce fatal procès commencera dans huit jours. Je redoute extrêmement le caractère bouillant de Louis.
« La malle, contenant des papiers, qui avait été oubliée chez le roulier de Treignac34, m’est enfin parvenue. Dans ce moment, ce qu’elle contient peut avoir quelque importance.
« J’ai perdu ces jours-ci dans une promenade à Fontenay-aux- Roses un travail qui n’a pas un grand prix sans doute, mais sa perte est une grande contrariété pour moi.
34 Le texte porte ici : d’Étreignac.
« Vous savez que je ne puis composer que dans les champs. J’ai besoin de la nature pour m’inspirer. J’avais, dimanche dernier, mon album presque entièrement rempli par les vers que j’ai composés depuis que je suis arrivé à Paris. Ils étaient, je crois, un peu moins mauvais que ceux que je vous montrai à Roquevair et pour lesquels vous aviez tant d’indulgence. Ceux- là, je les ai brûlés après avoir étudié les grands maîtres. Mais les autres, je les ai perdus et je les regrette. J’y avais mis plus que mon esprit : j’y avais mis tout mon cœur avec ses amères
tristesses adoucies par quelques rayons d’espérance. |130
XVII
NOTES TROUVÉES DANS LES PAPIERS DE PAUL.
« Fontenay-aux-Roses.
« Ma destinée est irrévocablement fixée, je vivrai et je mourrai seul.
« Cécile ! je croyais que chez elle la raison avait devancé l’âge, et ce n’est qu’une enfant ! Elle ne pourrait être heureuse avec moi : je lui rendrai ses promesses ; l’honneur m’en fait un devoir.
« Chaste et saint amour ! né sous le regard d’une mère et sous la protection d’un saint prêtre, je croyais que c’était dans toi que Dieu avait placé ma portion de bonheur sur la terre et je dois renoncer à toi. Je le sens, je pourrais lutter et reconquérir ce trésor, il n’est peut-être pas entièrement perdu ; mais qui me rendra mes illusions à jamais évanouies ? et comment, après avoir rêvé les joies de l’Éden, pourrais-je me trouver heureux d’un bonheur vulgaire ?
« Dans l’avenir, car le cœur de l’homme a d’étranges faiblesses, je pourrais regretter la détermination que je prends aujourd’hui. C’est pour cela que je veux écrire la fatale conversation que je viens d’entendre. Ma mémoire trop fidèle
ne me permettra pas d’en oublier un seul mot. Si parfois d’amers regrets venaient agiter trop fortement mon cœur, je relirai cet écrit et je me dirai : « — Pourquoi regretter un rêve ? car tout ce bonheur |131 dont je m’étais, hélas ! trop enivré, ce bonheur n’était qu’un rêve.
« Depuis un mois que Cécile habite la campagne avec sa mère, poussé par un désir irrésistible de l’apercevoir à la dérobée, je me suis rendu tous les dimanches à Fontenay-aux- Roses.
« J’errais autour de sa demeure, j’entrevoyais les plis de sa robe à travers le feuillage des marronniers. Quelquefois même j’entendais le son de sa voix.
« À l’heure des vêpres je me rendais à l’église, je me cachais soigneusement dans un coin. Il me faut si peu de place, je suis si petit qu’il m’est bien facile de rester inaperçu. Cécile arrivait avec sa mère. Je la voyais ; je priais avec elle, il me semblait revenir à ces beaux jours de notre jeunesse où nous allions tous les soirs prier ensemble à la chapelle de la Vierge, restaurée par le zèle pieux de sa mère et de son oncle.
« Il est une jouissance que les hommes, dans la vie desquels la religion ne tient pas une grande place ne comprendront jamais, et cette jouissance est la plus suave qu’il soit donné au cœur de l’homme de ressentir : c’est celle de prier avec un être aimé, de se voir unis par la même foi, par les mêmes aspirations de l’infini, et de sentir son amour se fondre et se spiritualiser dans un amour tout divin.
Cécile, me disais-je, n’a pas oublié ces moments-là, à présent, j’en suis sûr, bien que séparée de son ami, elle prie pour lui, et
je contemplais avec ravissement, sans |132 perdre le sentiment de respect et d’adoration que je devais porter dans le temple, du Seigneur, cette figure d’ange grave et recueillie. Je voyais son âme resplendir sur son visage.
« Aujourd’hui placé dans un des angles les plus obscurs de l’église, je portais mes regards sur la place habituellement occupée par mesdames de Cacérès : je ne les ai pas aperçues. Les vêpres ont commencé, elles n’étaient pas arrivées. L’inquiétude s’est emparée de mon âme ; serait-elle malade ?... ou peut-être sa mère....
« Au moment où le prêtre allait monter en chaire, ces dames sont arrivées, elles n’étaient pas seules ; une jeune personne était avec elles. Elle avait une toilette très recherchée, et Cécile elle-même était mise avec beaucoup moins de simplicité qu’à l’ordinaire.
« Cette exhibition de luxe dans une église m’a toujours paru du plus mauvais goût. Je crois qu’en France seulement les femmes n’ont pas assez de tact pour comprendre cela. En Espagne et en Italie, m’a-t-on dit, elles ne paraissent dans les églises que mises avec la plus grande simplicité. En France les femmes ne peuvent renoncer, même dans le lieu saint, au désir de plaire et d’être admirées.
« Lorsque tout le monde fut sorti de l’église, je me dirigeai du côté de la maison de Cécile.
« Une haie très-épaisse et très-élevée sépare le jardin de cette maison d’un autre terrain appartenant à un jardinier et consacré uniquement à la culture des roses et |133 des fraises. C’est là que je vais tous les dimanches. Je me fais apporter du lait et des
fraises, je cause d’horticulture avec le jardinier. Ma présence ne lui semble jamais étrange. Les Parisiens ont l’habitude de venir passer le dimanche à la campagne. Mon honnête jardinier me prend pour un étudiant, il paraît seulement étonné de me voir toujours seul. Mais il trouve très-naturel que je m’établisse auprès de la haie qui le sépare du jardin de madame de Cacérès. L’ombre des arbres de ce jardin se projette assez loin sur les rosiers et les fraises, et c’est pour mon hôte une grande contrariété pendant que pour moi cet ombrage me rend cette place délicieuse.
« Je m’y suis assis aujourd’hui, lisant, écrivant, rêvant. Mesdames de Cacérès sont à table en ce moment, me suis-je dit, il n’est pas temps encore de chercher à entrevoir Cécile.
« Bientôt j’ai entendu le frôlement de robes de soie effleurant la haie ; il s’est arrêté.
« — Asseyons-nous ici, ma chère Cécile, disait une voix inconnue. Ce bosquet où les rayons du soleil pénètrent à peine me paraît tout à fait propre à faire et à recevoir des confidences. Depuis trois semaines que nous sommes arrivées, tu ne m’en as fait que d’assez incomplètes et je veux aujourd’hui pénétrer dans ton cœur : il ne doit avoir rien de caché pour une amie.
« — Je t’assure, Emma, que je ne t’ai rien caché. Et la douce voix de Cécile que je n’avais pas entendue depuis si longtemps m’a causé une si violente palpitation |134 de cœur qu’il me semblait que les battements devaient en être entendus de l’autre côté de la haie.
« Pendant que je me demandais si la délicatesse ne me faisait pas une loi de me retirer, mon nom prononcé par mademoiselle
Emma attira mon attention : je suis resté pour savoir ce qu’elle pouvait dire de moi, après je n’ai plus songé à m’en aller. Mon âme était passée dans mes oreilles, et l’angoisse la plus poignante me clouait à ma place.
« — Et M. Paul de Roquevair, ou plutôt M. Sardan de Roquevair, et mieux encore M. Sardan tout court, car j’ai appris tout cela hier, ma chère petite, est toujours l’homme de tes rêves ? grand seigneur ou manant, tu partageras sa destinée ?
« — J’aime M. Paul de Roquevair, dit Cécile, et s’il est contraint de quitter ce nom, je ne vois pas pourquoi cela changerait mes sentiments pour lui : quel que soit son nom, Paul ne sera jamais un manant.
« Je respirai plus librement bien que l’accent de Cécile me parût un peu calme après la grossière raillerie de mademoiselle Emma.
« — Le fait est, dit celle-ci, qu’il n’a pas la vigoureuse encolure et les robustes épaules des gens auxquels on donne ce titre. On le prendrait plutôt pour le fils d’un de ces pauvres ouvriers de Paris élevant leurs enfants dans des ruelles infectes sans air, sans fleurs, et sans soleil.
« Mais, ma chère belle, je ne puis m’empêcher de rire |135 de l’admirable sang-froid avec lequel tu me dis : J’aime M. Paul de Roquevair ; pour toi c’est encore un Roquevair, le fils des preux. Il n’a pourtant pas l’air d’un paladin ; il serait difficile de se le figurer revêtu d’une de ces belles armures que nous
admirions, il y a huit jours, au Musée d’artillerie35. Conviens que le bouclier seul le couvrirait tout entier. Tu ris, j’en suis charmée ; mais c’est un mauvais signe pour la solidité de ton amour. Je t’en préviens, si tu avais aimé réellement Paul, tu n’aurais pas ri de ma folle imagination.
« Je partageais l’opinion d’Emma, et l’éclat de rire un peu contenu de Cécile avait fait à mon cœur et peut-être à mon amour-propre une profonde blessure.
« — Parlons sérieusement, Cécile, j’ai vingt-quatre ans et tu en as seize. Tu es très-romanesque pour une jeune fille n’ayant jamais ouvert un roman, et tu as grand besoin de l’expérience d’une amie.
« J’ai beaucoup vécu dans le monde, j’ai eu peut-être mes heures d’illusions, et c’est pour cela que je sais à quelques minutes près ce que ces heures-là peuvent durer ; mais je comprends que les tiennes pourraient se prolonger assez pour te laisser le temps de faire une sottise, et c’est pour cela que je veux t’éclairer.
« — Vous oubliez, Emma, dit Cécile, et le son de sa voix me fit comprendre qu’elle était blessée de s’entendre traiter en petite fille, que ce que vous appelez des illusions est pour moi une affection bien sincère, que cette affection est approuvée par ma mère et par mon oncle, |136 l’abbé de Vermot ; que tous les deux l’ont encouragée ou plutôt l’ont fait naître dans mon cœur ; que tous les deux m’ont promis dans le cas où Paul perdrait un nom auquel, il faut bien l’avouer, j’attachais
35 Ce musée fondé en 1794 était alors dans une maison de la place Thomas- d’Aquin.
beaucoup de prix, d’employer tout leur ascendant sur mon père pour le déterminer à mon mariage avec Paul.
« Vous m’avez dit plusieurs fois, Emma, que l’affection que j’ai pour Paul n’est pas de l’amour. Mais si le sentiment que j’éprouve remplit tout mon cœur et me rend heureuse, qu’importe qu’il soit ou qu’il ne soit pas de l’amour ?
« — Je t’ai laissée parler sans t’interrompre, Cécile ; écoute- moi à ton tour.
« Non-seulement ton affection pour Paul n’est pas de l’amour, mais encore, si tu es prudente, tu la conserveras dans les limites d’une affection toute fraternelle, et rien de plus, car, si tu te maries avec lui, tu seras malheureuse.
« — Et pourquoi cela ?
« — Parce qu’une femme d’esprit, faite pour vivre dans le monde et pour y briller, est toujours malheureuse quand elle a un mari ridicule.
« — Vous trouvez donc Paul ridicule ?
« — Parfaitement, ma belle. Je conçois très-bien que, le connaissant depuis ton enfance, tu avais dix ans, je crois, cela ne t’aie pas sauté aux yeux et que tu te sois habituée au personnage ; j’admets même que, dans l’intimité, |137 M. Paul soit assez aimable pour faire oublier sa laide figure, car il est très-laid, M. Paul !
« — Je ne m’en suis jamais aperçue.
« — Habitude, ma chère, habitude ; mais il est très-laid, je t’en avertis ; et quand tu lui donneras le bras et que, bien que ta taille ne soit pas trop élevée, tu le dépasseras de près de la tête, tu t’apercevras un peu tard, à la promenade et en entrant dans un salon, de l’effet que vous produirez. Ensuite, ma chère, tu me l’as dit toimême, Paul est timide jusqu’à l’absurde. Ton oncle, ta mère et toi sont les seules personnes devant lesquelles il ose parler et être lui-même. Il paraît qu’alors il est charmant, il a de la gaieté, il est poëte, bon musicien ; que n’est-il pas, selon toi ? En admettant que tu n’aies pas rêvé une partie de ces merveilleuses perfections, il n’en résultera pas moins que ton mari dans le monde sera d’une nullité absolue et que ton amour- propre souffrira. Or, ma chère, l’amitié ne résisterait pas à cette épreuve, que serait-ce de l’amour conjugal ?
« Malgré ton éducation dévote, tu aimes le monde, et si tu te livres difficilement à ses plaisirs, si même tu es pour cela d’un rigorisme outré, j’ai remarqué, ma petite, que lorsque tu crois pouvoir t’amuser en sûreté de conscience, comme tu le dis dans ton joli langage mystique, tu t’amuses avec un entrain prouvant jusqu’à l’évidence que la solitude absolue ne serait pas du tout dans tes goûts.
« — Qu’importent mes goûts ! je les sacrifierai avec |138 joie à Paul ; et si le monde le trouve ridicule, eh bien ! nous fuirons le monde.
« — Oui, tu iras cacher ton bonheur dans quelque riante oasis, parce que tu serais un peu humiliée de le montrer. Quel dommage que Roquevair soit vendu ! vous auriez pu demeurer dans ce vieux donjon où Paul, m’as-tu dit, aimait tant à passer de longues heures. Vous auriez pu vivre là, loin du monde,
plongés dans un vertueux ennui. Mais, à propos de Roquevair, tu vois souvent le nouveau propriétaire de cette résidence ?
« — M. Fayet ?
« — Il ne s’agit pas de M. Fayet, petite rusée ; on sait très- bien qu’il n’a que prêté son nom. Je parle de celui qui, selon toute probabilité, est le seul et véritable Roquevair... Pourquoi rougis-tu, Cécile ? Tu ne rougis jamais, quand on te parle de Paul ?
« — Vraiment, Emma, dit Cécile d’une voix altérée, vous êtes cruelle ! Pourquoi voulez-vous chercher dans mon âme ce que je n’y veux pas voir moi-même ? Ma parole est engagée à Paul, j’ai l’assentiment de ma mère et de mon oncle, j’ai celui de mon père ; ce mariage se fera, et je serai heureuse, car je veux l’être.
« — Et c’est parce que tu veux l’être que tu ne le seras pas. Ce mot je veux l’être me dit tout. Tu as comparé M. Jacques à M. Paul, et la comparaison n’a pas été avantageuse à ce dernier.
« Tu es dissimulée, ma petite, non par nature, mais par une nécessité que tu t’es créée. Il y a des moments où |139 tu te livres sans t’en douter : ta physionomie te trahit. Tu ne connais pas encore l’art de la dominer et de ne lui faire dire que ce que l’on veut bien lui laisser exprimer.
« Te souviens-tu de cette malheureuse soirée chez madame Sardan ? Je n’ai jamais pu rappeler devant toi les mésaventures de M. Paul sans voir aussitôt tes joues s’empourprer de confusion. De quoi rougissais-tu ? Était-ce de lui, parce qu’il nous avait donné cette scène d’un comique achevé, qui n’était pas sur le programme des plaisirs de la soirée, ou bien de toi,
pour t’être persuadée un jour que tu avais un sentiment de préférence pour ce gauche et maladroit personnage ?
« Tu ne le sais peut-être pas toi-même, mon enfant. Eh bien ! je vais te l’apprendre : tu rougissais de lui, mais encore plus de toi. Pour moi, il m’est impossible d’y penser sans rire. Je vois encore cette ridicule Lucie tomber, entraînant après elle son malheureux danseur, et son désespoir et celui de madame Sardan à la vue de leurs robes inondées d’huile par l’assistance inintelligente de M. Paul. Allons ! laisse-moi rire, continua Emma. Je te vois encore dans ce groupe effaré, tâchant d’éloigner Paul, qui, stupéfait des catastrophes qu’il avait accumulées dans l’espace de cinq minutes, restait là immobile, comme s’il eût été pétrifié. Je t’assure, ma chère Cécile, que ton visage n’exprimait dans ce moment que du dépit, et pas la moindre compassion pour l’ami de ton enfance.
« — Enfin, Emma, vous avez un but pour me tourmenter ainsi ? |440
« — Sans doute ; bien qu’un peu moqueuse, je l’avoue, je ne me permettrais pas de rire à tes dépens, si je ne croyais nécessaire de déchirer le voile que tu t’obstines à tenir sur tes yeux. Il est bien léger, sans doute, mais, tel qu’il est, il te fatigue : il faut l’ôter et te dire :
« Ma chère Cécile, tu n’aimes pas M. Paul, tu ne l’as jamais aimé. Le nom de Roquevair t’a éblouie pour le moins autant que ta mère. Paul le perdra, ce n’est pas douteux, et en même temps il perdra la plus grande partie de son prestige. M. Jacques te trouve charmante, tu ne l’ignores pas ; ton père et lui sont amis. Du moment qu’il portera le nom de Roquevair, ta mère sera toute disposée à le nommer son fils. Tu auras donc contre
ton mariage avec Paul, le cas de succès échéant pour M. Jacques, ton père, ta mère, et ton propre cœur, qui te parle pour
M. Jacques, et ne te dit plus rien, ou presque plus rien en faveur de M. Paul.
« — Et quand tout cela serait vrai, Emma, quand bien même je n’aimerais plus Paul comme je croyais l’aimer, n’aurai-je pas toujours pour lui assez d’amitié de sœur pour repousser toute idée de rompre mes engagements ? Je veux bien vous avouer que je comprends qu’aux yeux du monde M. Jacques est certainement très-supérieur à Paul. Je veux bien vous avouer encore qu’un mariage avec M. Jacques me permettrait sans doute un genre de vie plus en harmonie avec les goûts qui se sont développés en moi. M. Jacques est un esprit sérieux, vous
le savez, mais il a aussi l’esprit et les goûts d’un jeune |144 homme. Paul, au contraire, semble n’avoir jamais eu de
jeunesse. Eh bien !je me ferai raisonnable plus vite, et probablement je ne regretterai jamais d’avoir passé mes plus belles années dans la solitude, ou si j’étais assez faible pour cela, le sentiment d’un devoir accompli me consolerait.
« — Allons ! te voilà déjà prévoyant que tu auras besoin de résignation. Tu iras plus vite que je ne l’espérais, et tu comprendras bientôt qu’aimant M. Jacques, ce n’est pas Paul Sardan que tu dois épouser.
« Et, se levant, Emma entraîna Cécile. Je vis la robe blanche disparaître dans le feuillage, je la suivis des yeux tant qu’il me fut possible d’en apercevoir un pli, et je retombai anéanti en disant : Perdue ! perdue pour toujours ! Et, comme au moment où le regard de mon aïeule se fixa sur moi pour s’éteindre à jamais, je pleurai avec des sanglots, mais les larmes ne me soulagèrent pas...
« Lorsque j’arrivai à Paris, je trouvai ma mère seule. Sans doute elle fut frappée de ma pâleur, car elle me demanda si je souffrais. Je répondis que non. Je ne puis même exhaler ma souffrance, il faut la conserver dans mon cœur, y ensevelir mon bonheur à jamais détruit ! Pas une main amie ne peut toucher à cette blessure. Je suis seul au monde. L’abbé de Vermot ne peut lui-même recevoir cette triste confidence. Il me comprendrait, il
me plaindrait. Mais accuser Cécile auprès de lui, je ne le ferai jamais ! » |142
XVIII
Le lendemain de ce jour si douloureux pour Paul, madame de Roquevair et Louis se livraient aux plus flatteuses espérances. On leur assurait que M. Jacques, désespérant de trouver les titres qui lui manquaient, paraissait disposé à abandonner la poursuite du procès, ne voulant pas courir la chance d’un échec.
On raconta tout cela à Paul, et celui-ci, voyant que cette conversation avait un grand charme pour sa mère et pour son frère, la soutint avec son calme habituel, bien que le nom de M. Jacques, sans cesse répété, retentît douloureusement au fond de son cœur.
Jusqu’alors il n’avait pris que peu de part aux discussions soulevées par ce procès. Sa mère, ne voyant que Louis au monde, seul il lui paraissait vraiment intéressé à la solution de cette affaire.
Louis lui-même, tout en aimant son frère et l’appréciant d’une manière plus juste que sa mère, s’était cependant habitué à le considérer comme devant occuper dans la famille une place tout à fait secondaire.
Mais, comme le bonheur rend expansif, madame Sardan voulut bien donner à son fils aîné quelques explications qu’il lui
demanda. Paul prenait à cette question plus d’intérêt qu’à l’ordinaire : son rival et Cécile y étaient intéressés. |143
Il paraîtrait, dit madame Sardan de Roquevair, que M. Jacques aurait recueilli je ne sais quelle tradition. Selon elle, les seigneurs de Roquevair auraient, dans le temps des guerres de religion, caché les archives de leur famille dans la tour de Roquevair, où ils auraient fait pratiquer une cachette dont eux seuls avaient le secret. Vous le voyez, cela ressemble beaucoup à un conte d’Anne Radcliffe36. Quoi qu’il en soit, M. Jacques a attaché de l’importance à cette légende ; elle a été pour
beaucoup dans sa résolution d’acheter Roquevair à quelque prix que ce fût : il espérait sans doute trouver là les titres qui lui manquaient ; il a fait bouleverser la vieille tour, sous le prétexte de la restaurer. Sans doute il n’a rien trouvé, puisqu’il paraît disposé à abandonner la suite de cet odieux procès.
Madame Sardan donna à Paul l’explication des titres manquant à M. Jacques, explication très-compliquée et très- ennuyeuse, dont notre lecteur trouvera bon que nous lui fassions grâce. Sans doute elle ne parut pas à Paul aussi fastidieuse qu’à nous, car il l’écouta avec une attention extrême, interrompant quelquefois sa mère pour lui faire mieux préciser les faits.
Je suis charmée, Paul, dit madame de Roquevair en finissant, que vous paraissiez enfin attacher à votre nom l’importance qu’il mérite. Sans doute Louis, par la carrière qu’il a embrassée, semble destiné plus que vous à en soutenir la gloire ; mais enfin, vous êtes un Roquevair, et j’avais vu avec
36 Ann Radcliffe, née Ward (1764-1823), romancière britannique, pionnière du roman gothique.
peine, jusqu’à présent, que ce |144 débat entre nous et cet aventurier vous paraissait presque indifférent.
Vous vous trompiez, ma mère, répondit Paul ; cette question était pour moi d’un immense intérêt.
L’harmonieuse voix de Paul avait quelque chose de si profondément triste, que madame de Roquevair en fut touchée presque à son insu.
Mon fils, lui dit-elle, ne partagez-vous donc pas nos espérances, et l’absence de ces titres ne vous paraît-elle pas suffisante pour forcer M. Jacques à renoncer à ses prétentions ?
C’était la première fois que madame de Roquevair faisait appel au jugement de son fils aîné, et Paul, reconnaissant de la moindre faveur, répondit avec plus d’assurance qu’il n’avait coutume d’en montrer.
—Je crois, dit-il, que si M. Jacques ne peut se procurer les titres qui lui manquent, il lui sera impossible de prouver qu’il est bien le seul descendant des Roquevair et de nous contraindre de fournir nous-mêmes la preuve que nous appartenons à cette famille. Mais il restera toujours de fortes présomptions en sa faveur, assez fortes pour que personne ne doute qu’il ne soit vraiment un Roquevair.
À présent, ma mère, que nous ne possédons plus la terre qui nous donnait une espèce de droit à porter le nom de Roquevair, droit consacré par l’usage et par le temps, si j’avais sur vous et sur mon frère quelque influence, je vous engagerais à renoncer à un nom qui |145 n’est point le nôtre ; car, il faut bien vous le dire, notre nom est Sardan, et nous ne sommes point les
descendants des Roquevair. — Où as-tu pris cela ? s’écria Louis, pendant que madame Sardan jetait sur Paul des regards, pleins de colère. — J’ai étudié attentivement la question, mon cher Louis, et si tu veux lui consacrer quelque temps avec moi, au lieu de la laisser entièrement aux gens d’affaires, je te montrerai que les Sardan ont été anoblis en 1702, et Roquevair n’est en leur possession que postérieurement à cette date.
Qu’importe cela ! dit avec aigreur madame Sardan, l’essentiel est que ce M. Jacques ne puisse nous imposer des lois déshonorantes. Je vois avec peine que je me trompais, Paul, en pensant que vous aviez assez le sentiment de l’honneur pour tenir au nom que vous portez. — J’y tiendrais, certainement, s’il m’appartenait, ma mère ; mais, s’il est le bien d’un autre, la justice et la religion ne me permettent, pas de désirer de le conserver. — Oh ! les beaux sentiments ! s’écria madame de Roquevair. Je ne sais quelle éducation vous ont donnée votre grand’mère et l’abbé de Vermot. Voulant que vous fussiez quelque chose en, dépit de la nature, ils ont fait de vous une manière de dévot-philosophe, un mélange où l’on ne sait ce qui domine, ou des idées révolutionnaires et égalitaires de Jean-
Jacques, ou des idées exagérées des mystiques. Qu’ont à faire, je vous prie, la |146 justice et la religion dans la question qui nous occupe ? Ne convenez-vous pas que depuis longtemps nous portons le nom de Roquevair, et que M. Jacques n’a pas de titres suffisants pour nous forcer de quitter ce nom ? Mais vraiment, avec vos belles idées de justice et de religion, si vous les trouviez, ces titres qui lui ont coûté tant de recherches, vous
seriez capable de les lui rendre.
Sans aucun doute, ma mère.
Et Paul, rendu à lui-même par les injustes reproches de sa mère, prononça ces paroles avec une fermeté respectueuse.
Madame Sardan allait éclater de nouveau, mais Louis se leva et emmena son frère avec lui.
XIX
Louis sortit de l’hôtel : Paul monta dans son petit appartement des mansardes, et ouvrant la malle qu’il avait reçue la veille, il en tira des liasses de papiers et de parchemins qu’il se mit à examiner avec une scrupuleuse attention. La nuit se passa ainsi. Aux premiers rayons du jour, Paul fit un paquet de quelques- uns des papiers qu’il avait lus et replaça les autres dans la malle.
— Maintenant, dit-il, Cécile sera bien sûre d’avoir pour époux un véritable Roquevair. Puisse le cœur de cet homme être à la hauteur du nom qu’il porte !
Et Paul, mettant sur les papiers le nom de M. Jacques, |147 se rendit dans la rue de Rivoli. M. Jacques, lui dit-on, venait de partir pour la campagne. Paul laissa les papiers à son valet de chambre, en lui recommandant de les remettre à son maître sitôt qu’il serait arrivé.
Avant de partir pour se rendre à son bureau, Paul, selon son usage, entra chez sa mère. Il la trouva dans une consternation profonde. Ses beaux traits étaient altérés par les larmes : des amis, des parents l’entouraient et lui offraient des consolations impuissantes.
Madame Sardan de Roquevair leva à peine les yeux lorsque son fils entra, et un geste d’impatience, quand il s’approcha d’elle, fut la seule réponse qu’il obtint à ses questions affectueuses.
Alors un vieux parent de madame de Roquevair, M. Rouvray, prit Paul par la main, et le conduisant dans l’embrasure d’une croisée, il lui raconta ce qui s’était passé la veille.
Ton frère, lui dit-il, est une mauvaise tête ; je m’en suis aperçu très-souvent. Je l’ai dit à ma cousine ; elle n’a jamais voulu me croire. Cependant, je dois convenir que depuis qu’il est question de ce procès entre vous et M. Jacques, Louis s’était comporté jusqu’à présent avec assez de prudence. Il avait bien eu quelques velléités de décider la question par un duel, et ta mère, qui, dans ce moment, se croit peut-être encore l’humeur belliqueuse, était presque de cet avis ; ils finirent cependant par adopter la voie la plus lente, mais aussi la plus sûre : celle des
avoués, des avocats et du papier timbré. |148
Nous abrégerons beaucoup le discours du vieux parent. Il était toujours étonné que sa famille ne le consultât pas, et surtout, qu’on se permît de suivre des avis opposés aux siens, Aussi était-il très-heureux quand il pouvait dire : — Je l’avais bien prévu, vous n’avez pas voulu me croire ; mais je savais que cela arriverait ainsi, etc. Pour ces donneurs de conseils dont toute famille possède au moins un échantillon, le malheur de leurs parents indociles est un triomphe. Cela leur donne l’occasion de dire : — Que je, suis sage ! que je suis prudent ! je suis vraiment rempli de tact et de prévoyance. Ils oublient, dans ces agréables satisfactions d’amour-propre, combien de fois il a été heureux pour leurs proches de ne les avoir point écoutés.
Comme je l’avais prévu, continua-t-il, Louis a fait des sottises. Je lui avais conseillé d’éviter avec soin tous les lieux publics qu’il savait être fréquentés par M. Jacques ; jusqu’à présent, il avait suivi ce conseils ; mais il paraît qu’hier on a apporté la nouvelle que M. Jacques était disposé à se désister de ses prétentions. Là-dessus la tête a tourné à ta mère et à son fils. Je sais très-bien qu’ils ne sont pas plus Roquevair que moi. Quand ta mère voulut, surtout par orgueil, épouser, ce pauvre Roquevair, qui était un bon garçon, pas rusé du tout, tu lui ressembles extrêmement, je disais à ma nièce : — Je vous assure que le nom est Sardan, et rien de plus ; les Rouvray sont beaucoup plus anciens, — Elle ne voulut pas me croire, J’avais
bien prévu ce qui arrive ; il n’était |149 pas possible que cette famille fut éteinte, je l’ai toujours dit.
Je conviens, mon oncle, que vous vous trompez rarement.
Rarement, mon neveu ! dites : jamais ! Jamais je ne me trompe : j’ai de l’expérience.
Sans doute, mon cher oncle ; mais, de grâce, qu’est-il arrivé ?
Rien encore, parbleu ! mais il arrivera, c’est moi qui te le dis. Ce M. Jacques, j’en ai beaucoup entendu parler ; il est très- adroit, il tuera ton frère ; et voilà ce que c’est que de ne m’avoir pas écouté. — M. Jacques tuera mon frère !
Allons ! femmelette, vas-tu te trouver mal ? j’ai toujours dit qu’on ne t’élevait pas bien. Ta grand’mère te gâtait.
C’est vrai, mon oncle, vous avez raison. Mais, dites-moi, que s’est-il passé entre M. Jacques et mon frère ? — J’ai raison, j’ai raison ; certainement, j’ai raison, trop, quelquefois. Eh bien ! ton frère est allé hier au café de Foy37. Il n’ignorait pourtant pas que M. Jacques y va tous les soirs ; il l’y a trouvé. Je crois que Louis avait bu du punch et des liqueurs chez un de
ses amis, et que sa tête était un peu échauffée. Il y a eu des provocations de la part de ton frère. M. Jacques, furieux sans doute de ne pouvoir poursuivre ce sot procès, les a relevées. Un duel a été décidé, sans qu’il fût possible de l’empêcher. Mais, comme ton frère est aujourd’hui de |150 service, ces deux
spadassins ne pourront se battre que demain. Ton frère sera tué, bien certainement. Il est si maladroit au pistolet, qu’il manquerait un bœuf à dix pas. Quant à l’épée, je sais qu’il n’est pas fort. Ce serait toi qui devrais te battre, que je ne serais pas beaucoup plus inquiet.
Mais, puisque cette scène a eu lieu publiquement, il serait facile d’empêcher un duel que les lois divines et humaines défendent.
Tout cela est bel et bien, mon cher neveu ; mais ce que tu dis n’a pas le sens commun. D’abord, le duel n’a été décidé que devant un petit nombre de témoins sortis du café avec ces deux fous pour les empêcher de se battre sur-le-champ. Ils ont promis le secret, et ils le garderont, car ce sont des gens d’honneur.
Ô mon oncle ! vous appelez cela des gens d’honneur !
37 Café parisien en activité de 1725 à 1863, rue Richelieu, près du jardin du Palais- Royal, rendez-vous sous la Restauration des ultra-royalistes.
Et comment, diable ! veux-tu que je les appelle ? Je sais bien que le duel est un préjugé, surtout pour toi, qui te piques d’être un philosophe religieux. Moi, vois-tu, qui ne le suis pas, et qui n’aime plus guère ceux-là que les autres, bien que je les estime davantage, j’ai pour principe qu’il faut être de son temps et se soumettre à l’usage. Vois-tu, mon petit, il n’y a rien à répondre à cela.
Paul trouvait, au contraire, qu’il y avait beaucoup à répondre ; mais ce n’était pas le moment d’engager une polémique, et le temps eût-il été pour cela plus opportun, |151 c’eût été chose fort inutile avec cette espèce d’avocat campagnard, bouffi de suffisance, et persuadé que le bon sens ne peut manquer d’arriver quand les cheveux s’en vont.
Paul se rapprocha de sa mère, et, se penchant vers elle, il lui dit :
Croyez-moi, s’il ne fallait que donner ma vie, je ne dis pas pour sauver celle de mon frère, mais seulement pour sécher une de vos larmes, je n’hésiterais pas un instant.
La voix de Paul, avec ses douces inflexions, produisit un effet irrésistible. Madame de Roquevair ne put s’empêcher d’en être émue, et prenant dans ses mains la tête de son fils, elle la couvrit de baisers et de larmes en lui disant :
Mon fils, mon cher fils, il ne me restera bientôt plus que toi !
Paul rendit à sa mère ses caresses, et sortit en se disant : Il faut à tout prix éviter ce duel. Ô mon Dieu ! inspirez-moi.
Alors il retourna dans la rue de Rivoli. M. Jacques n’était pas revenu. Paul reprit au valet de chambre le paquet qu’il lui avait confié deux heures auparavant, et se fit donner les indications nécessaires pour rencontrer M. Jacques. Celui-ci était à Ville- d’Avray, où il avait loué une maison de campagne pour passer une partie de l’été.
Ceux qui avaient l’habitude de voir Paul auraient |152 peut-être eu quelque peine à le reconnaître. Sous l’impression d’une violente surexcitation morale ; son être physique semblait avoir subi une transformation. Toute trace de timidité avait disparu ; son regard assuré, son maintien plein de dignité, révélaient en lui l’homme possédant la première de toutes les forces, la force morale.
M. Jacques était chez lui ; il était seul.
On introduisit Paul dans un salon dont les fenêtres donnaient sur un jardin planté d’arbres.
Ce salon semblait consacré à l’étude.
Des livres, de la musique, une boîte à couleurs, des miniatures, des esquisses, quelques jolis tableaux, des statuettes, des armes en faisceau, des manuscrits, tout cela disposé dans un désordre beaucoup trop pittoresque pour être naturel et pour qu’on ne soupçonnât pas un peu de vanité dans cette exhibition. Paul, qui avait l’habitude du travail, remarqua que si tous les objets rassemblés là semblaient s’y trouver par hasard, ils occupaient pourtant la place la plus propre à les faire valoir. Pas un grain de poussière sur ces in-folio entr’ouverts, sur ces manuscrits entassés, sur ces cartons de dessins laissant échapper les richesses qu’ils contenaient.
Paul en conclut que M. Jacques voulait surtout paraître artiste et penseur. Il savait qu’il se piquait d’avoir fait en Allemagne de fortes études philosophiques, qu’il déclamait avec beaucoup d’esprit sur la légèreté des Français, |153 déclarant qu’il n’était guère possible d’étudier chez eux autre chose que leurs modes.
Il faut convenir que cette étude avait parfaitement réussi au futur vicomte de Roquevair. Lorsque M. Jacques vit paraître Paul, il se leva et le salua avec une politesse froide mais digne.
Monsieur, lui dit Paul, j’ai appris il y a à peine deux heures, la regrettable scène qui s’est passée hier au soir au Palais-Royal.
Très-regrettable, en effet, monsieur Sardan
Du moment que vous en convenez, j’espère qu’il me sera facile, en invoquant les droits de la raison, d’empêcher deux hommes estimables de risquer leur vie pour des paroles que la vivacité à pu leur arracher.
M. Louis Sardan vous a-t-il donc envoyé ici comme médiateur ?
Non, monsieur ; le rôle de médiateur est un rôle honorable, mais ce n’est point à mon frère qu’il appartenait de me demander de l’accepter. J’ai espéré, monsieur, qu’ayant été l’offenseur et non l’offensé, vous comprendriez qu’un homme d’honneur a quelque chose de mieux à faire que d’offrir une réparation dont les chances, en les supposant égales, peuvent, par un cas fortuit, tourner en sa faveur.
Eh bien ! monsieur, quand cela serait ?
—Eh bien ! monsieur, j’ai de la peine à admettre, en invoquant les lois de la raison et du simple sens commun, qu’un homme qui en insulte un autre, et ensuite le |454 tue ou le blesse en duel, puisse se dire en rentrant chez lui : Ma conscience ne me reproche rien. J’ai offensé mon adversaire, mais je lui ai donné une réparation. Je l’ai tué, je suis vraiment honorable. — Monsieur, des jeunes gens insensés peuvent trouver cette
manière d’agir fort naturelle, mais vous êtes un homme sérieux, et c’est ce qui m’a engagé à venir vous trouver. J’ai pensé qu’il nous serait facile de nous entendre.
Je vois, monsieur Sardan, que vous êtes philosophe. Je le suis pour le moins autant que vous, et, comme vous le dites, je suis un homme sérieux. Mais je suis aussi homme du monde, monsieur Sardan ; et les maximes de la philosophie ne s’accordent pas toujours avec celles de ce monde, dont on subit les exigences, tout en les méprisant.
Je pourrais alors vous dire, monsieur, avec un philosophe pour lequel vous professez probablement une plus grande estime que moi-même :
« Si le philosophe et le sage se règlent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensés de la multitude, que sert tout cet appareil d’études, pour n’être au fond qu’un homme vulgaire ? »
En prononçant ces paroles, Paul ne put s’empêcher de jeter un regard empreint de quelque ironie sur cet appareil d’études qui l’entourait.
Jacques surprit ce regard ; il dissimula le dépit qu’il lui fit éprouver, et répondit à Paul d’un ton railleur :
Eh ! monsieur, j’ai lu comme vous la fameuse lettre |155 du philosophe de Genève sur le duel. Je sais que vous pouvez me dire que César n’envoya point de cartel38 à Caton ou Pompée à César ; mais je ne me pique pas d’être un Caton, et je crois que monsieur votre frère n’est pas encore un César. Et si ces grands hommes eussent vécu de notre temps, il est probable qu’ils auraient subi la loi des préjugés telle qu’on la subit aujourd’hui.
Toute la philosophie du monde ne peut rien à cela.
Il y a, monsieur, une philosophie, qui pourrait beaucoup, et par cela même elle prouverait sa supériorité sur celle que vous professez et que vous aimez, malgré que vous constatiez son impuissance.
Et cette philosophie, monsieur Sardan voudrait-il bien me la faire connaître ?
C’est la philosophie chrétienne, monsieur.
Ah ! fit M. Jacques, je conviens que celle-ci est fort respectable. Malheureusement, je l’avoue, je n’ai pour elle qu’un respect de théorie. Je reconnais sa supériorité, mais je, n’ai pas, comme vous, l’avantage d’être dévot : ma raison n’a pu me conduire jusque-là.
Plût au ciel, monsieur, que vous fussiez assez chrétien pour agir non-seulement d’après les lumières de votre conscience, mais d’après celles de votre raison !
Monsieur Sardan, vous le voyez, je veux bien discuter avec vous. Vous êtes chez moi, je dois vous recevoir avec les égards
38 Défi par écrit.
qui sont dus à un homme honorable, surtout quand cet homme est mon ennemi. |156
Je ne suis point l’ennemi de monsieur Jacques.
Soit. Je n’ai pas l’habitude de redouter ni le nombre ni la force de mes ennemis ; mais enfin, monsieur, je m’applaudis de ne pas vous compter parmi eux. Arrivons au fait. Que voulez- vous de moi ? Je nie avoir été le provocateur dans cette déplorable affaire vous voyez, je répète le mot déplorable survenue entre votre frère et moi.
On a prétendu que j’avais des raisons graves pour renoncer à la revendication de mon nom et de mes armes, que, faute de quelques pièces essentielles, je serais obligé de tolérer une usurpation et de continuer à me faire appeler simplement M. Jacques, si je ne voulais pas partager avec les Sardan l’honneur du nom, des armes et du cri des Roquevair. Lorsque M. Sardan me rencontra au café Foy, sans doute il avait entendu parier de cette prétendue renonciation à mes droits. Je crois qu’il était un peu animé par quelques imprudentes libations ; cependant elles ne peuvent être invoquées comme une excuse.
Quoi qu’il en soit, M. Louis Sardan eut dans les regards qu’il jeta sur moi, dans son attitude, dans les demi-mots qui lui échappèrent, quelque chose d’un triomphe si insolent, qu’il me fut difficile de conserver mon sang-froid. Je ne sais, monsieur Sardan, ce que la philosophie chrétienne vous eût inspiré ; quant à l’a mienne, je l’avoue, elle a quelquefois bien peu de
force contre la violence de mes passions. À la piquante ironie de votre |157 frère, j’ai opposé l’insulte. Je conviendrai facilement avec vous qu’après lui avoir dit que son triomphe
n’était pas assuré, et que ces pièces essentielles étaient plus près d’être en mon pouvoir qu’il ne le pensait, j’aurais dû m’arrêter.
Vous lui avez dit cela ?
Sans doute, répondit M. Jacques, un peu déconcerté par le sourire qui errait sur les lèvres de Paul.
Et mon frère, n’ayant pas une grande confiance dans cette assertion, s’est mis à rire, et c’est alors que vous l’avez insulté ?
Oui; monsieur ; vous êtes, je le vois, parfaitement informé. J’ai insulté votre frère, et je lui ai offert une réparation ; elle pourrait, j’en conviens, devenir une leçon sévère : car, vous le savez, j’ai eu plusieurs duels, et j’ai toujours mis mes adversaires hors de combat.
Mon frère, monsieur; a eu tort de douter de votre parole : vous étiez beaucoup plus près de la vérité qu’il ne le pensait... et que vous ne le pensiez vous-même.
Que voulez-vous dire, monsieur Sardan ? Vos airs ironiques dans cette circonstance sont au moins déplacés. Si j’oubliais quevous êtes chez moi, et qu’à ce titreje vous dois des égards, je ne pourrais pas, comme votre frère, vous offrir une réparation.
Et pourquoi cela ? dit Paul, dont le sourire prit une expression plus marquée de raillerie.
Pour plusieurs raisons, monsieur Sardan. D’abord, je ne pourrais me battre avec vous qu’après avoir tué |158 monsieur votre frère, et, vraiment ! il serait dommage que vous ne
restassiez pas pour perpétuer la race des Sardan ; et puis je sais, vous me l’avez dit, que votre philosophie chrétienne vous défendrait d’accepter un duel. Il faut convenir, continua M. Jacques, exaspéré par le sang-froid ironique de Paul, qu’une déclaration de principes est fort commode pour masquer l’impuissance du courage.
Paul devint très-pâle, et s’approchant de M. Jacques il lui dit :
Je n’ai jamais insulté personne, monsieur, et je vous prie de m’expliquer ce qui, dans mes paroles, a pu vous paraître un outrage. Cette réparation, vous pouvez, je pense, me l’accorder.
Alors répondez-moi, monsieur ; pourquoi m’avez-vous dit que les titres qui me sont nécessaires étaient plus près d’être en mon pouvoir que je ne le pensais moi-même ?
En vous vantant, monsieur, de la possibilité de les avoir, vous avez fait une rodomontade, ce qui est bien un peu puéril, pour un grave philosophe comme vous, Et cependant, monsieur, cette rodomontade pourrait être une réalité. Je ne regarde pas la chose comme impossible. Pour moi, je crois que ces titres sont, en effet, très-près d’être entre vos mains.
Monsieur Sardan, s’écria Jacques, votre persiflage est une lâcheté. Vous agissez comme les femmes et les enfants : vous abusez de votre faiblesse. |159
Ainsi, dit Paul, au lieu de me demander une explication convenable de mes paroles, et surtout de l’écouter, vous préférez m’insulter : vous me traitez de lâche. Eh bien ! monsieur, apprenez donc que la principale raison qui m’empêche de vous dire : Monsieur Jacques, nous allons nous
battre à l’instant au pistolet, à l’épée, peu m’importe, n’est pas celle-ci : je suis chrétien, et j’ai l’habitude de régler mes actions sur ma croyance ; mais celle-ci : je ne veux pas vous tuer ; car, si nous nous battions, je vous tuerais, monsieur, entendez-le bien.
Oui, oui, j’entends très-bien ! répondit Jacques en tombant sur un canapé et riant aux éclats. Allons ! monsieur Sardan, épargnez-moi, je vous en prie ! Je demande grâce ; vous allez me tuer à force de me faire rire !
Calmez-vous, monsieur, répondit Paul ; et puisqu’il vous faut une leçon, recevez-la !
Oublierez-vous donc vos grands principes pour vous battre avec-moi ? dit M. Jacques en riant toujours.
Oui, monsieur, dit Paul.
Et saisissant dans ses petites mains les poignets de Jacques, celui se trouva debout sans avoir pu opposer la moindre résistance. M. Jacques ne riait plus : il considérait ses poignets entourés d’un cercle rougeâtre, et il les frictionnait doucement pour rétablir la circulation du sang, brusquement interrompue.
À présent, monsieur, lui dit Paul, pensez-vous que je puisse me battre avec vous ? |160
Nous n’avons pas de témoins, dit M. Jacques d’un air sombre.
Serait-il donc si difficile de trouver deux hommes Je ne connais point, du reste, les règles du noble jeu du duel ; je sais
seulement que l’enjeu est la vie d’un homme. Or, monsieur, je jouerai à coup sûr; et vous n’aurez pas plus d’avantage sur moi qu’un provincial jouant dans une maison suspecte de Paris avec des cartes biseautées.
C’en est trop, dit M. Jacques ; battons-nous de suite et que cela soit fini. Vous avez le choix des armes.
Je choisis l’épée, dit Paul ; mais je ne consentirai pas à me battre dans ce moment. Il vous faut quelques instants pour vous remettre, et vos poignets doivent encore vous faire souffrir. Voyez; ils prennent à présent une teinte bleuâtre. Il faut pourtant que rien ne gêne la liberté de vos mouvements ; car enfin, monsieur, puisque vous me forcez de vous assassiner, encore faut-il que je me trouve, après cela, le moins de remords possible.
On n’assassine pas quand on se bat loyalement.
Je suis de votre avis, monsieur ; mais on ne se bat loyalement que lorsque l’on se bat à forces égales. Or, c’est de quoi l’on ne s’occupe jamais. Vous êtes fort adroit, je le sais, monsieur, et vous avez une force ordinaire, très-ordinaire ; vous l’avez vu, je suis beaucoup plus fort que vous, et comme j’ai causé avec Blanchard, je sais aussi qu’à l’escrime je suis beaucoup plus adroit que vous. Ensuite, monsieur, j’ai un sang- froid qui ne |161 m’abandonne jamais ; vous, vous perdez le votre au bout de quelques temps de résistance. Alors, monsieur, vous le savez, les chances de l’adversaire doublent. Si je me
battais avec vous avec l’avantage de l’adresse et du sang-froid, si j’usais de ma supériorité sur vous, dans ma pensée, je serais un assassin.
Si je me battais, dites-vous ; est-ce que vous ne voulez plus vous battre ? mais je le veux, moi !
Si j’ai choisi l’épée, continua Paul, sans avoir paru s’apercevoir de l’interruption de son adversaire, ne croyez pas que ce soit parce que cette arme m’est plus familière que le pistolet ; non, c’est dans votre intérêt.
Dans mon intérêt !
Dans votre intérêt, monsieur, dit Paul, et j’ajoute aussi dans le mien. Je suis l’offensé, j’ai donc le droit de tirer le premier ; dans ce cas, votre vie m’appartient. Je puis vous tuer, mais je ne saurais en venir à cette extrémité. Vous m’avez traité de lâche, et le mot, j’en conviens, a mal sonné à mes oreilles. Vous m’avez raillé fort insolemment sur ma faiblesse physique ; je crois vous avoir prouvé qu’elle n’est qu’apparente. La leçon que je vous ai donnée suffit à mon orgueil, si toutefois un homme doit se trouver humilié de ne pas avoir l’apparence d’un Hercule. J’ai répondu comme je le devais à des provocations de mauvais goût. Je vous ai amené à désirer de vous mesurer avec moi : cette gloire me suffit. À présent, si j’allais sur le terrain, ne voulant pas vous envoyer une balle
dans la tête ou dans la poitrine, |162 je serais, forcé de tirer en
l’air. Peut-être ne verriez-vous dans cette action que le désir d’être épargné ou une maladresse, ce qui serait très-piquant pour moi. Il faudrait donc vous faire une légère blessure ; mais la blessure la plus légère peut devenir grave. Je répondrais bien de vous envoyer une balle de telle sorte que le coup ne fût pas mortel par lui-même, mais il pourrait le devenir. L’humiliation d’avoir été vaincu par un si chétif adversaire peut enflammer le sang. La vie, d’un homme est, à mes yeux, trop précieuse pour
que je puisse consentir jamais à la risquer ainsi. À l’épée, monsieur, ce sera autre chose : je serai sûr de vous et de moi.
Tout ce que vous dites là, monsieur, me donne un désir plus ardent de mettre à l’épreuve cette merveilleuse adresse que vous vantez avec un peu d’outrecuidance, je vous en avertis.
Que voulez-vous ! dit Paul avec bonhomie, vous avez cherché à m’humilier, je cherche à me réhabiliter ; je crois même que j’ai quelque peu réussi. Mais, tenez, voilà de magnifiques pistolets, sont-ils chargés ?
Ils le sont......
Eh bien ! regardez-là, dans le jardin, ce beau cerisier sur lequel il reste à peine quelques fruits. Voyez-vous ce gracieux, petit oiseau lissant ses plumes, à l’extrémité de cette branche où, se trouve un bouquet de cerises ?
Je le vois très-bien.
Je ne veux pas le tuer, ce gentil petit animal, mais seulement un peu l’effrayer ; il va s’enfuir à tirer d’ailes, |163 et le bouquet de cerises tombera au pied de l’arbre.
Et visant légèrement, Paul fit partir la détente du pistolet. L’oiseau s’envole, et après avoir tournoyé quelques secondes ; dans les airs ; il revient, se placer sur l’arbre. Les cerises étaient tombées sur le sable.
M. Jacques considérait Paul avec une surprise sans égale. Ses sens se calmaient ; il n’y avait pas là de témoins pouvant jouir
de sa confusion, et son orgueil était par cela même de bien meilleure composition.
Il commençait à se repentir d’avoir insulté un homme qui ne lui paraissait plus lui être inférieur sur aucun point.
Je reconnais que vous tirez admirablement, monsieur Sardan ; mais, dans un duel où votre adversaire devrait tirer le premier, votre supériorité pourrait vous être inutile.
Pour que je ne tirasse pas le premier, il faudrait que je fusse l’offenseur. À cela, je n’ai qu’une réponse à vous faire ; je n’offense jamais personne volontairement.
Soit ; mais involontairement, cela peut arriver.
Dans ce cas, je n’hésiterais pas un instant non à faire des excuses, on n’en doit que pour une offense volontaire, mais à expliquer mes paroles et mes actions.
Et si l’on refusait d’accepter vos explications ?
Dans ce cas, je trouverais fort déraisonnable d’offrir une épée ou des pistolets comme moyens de conviction.
Et quelle que fût l’offense que, vous pourriez recevoir, vous n’en demanderiez jamais raison ? |164
Non, en vérité, car alors toutes les chances seraient pour moi. Que voulez-vous, monsieur, c’est peut-être une bizarrerie, mais je mets la vie d’un homme fort au-dessus des blessures que mon orgueil peut recevoir. Selon moi, je vous le répète, celui qui, connaissant sa supériorité, en use, est un assassin ;
voilà pourquoi je ne me battrai jamais. Ne pas user de ses avantages serait s’exposer à être tué, vous conviendrez que ce serait chose absurde.
Monsieur Paul, dit alors M. Jacques, évitant cette fois de donner à son adversaire le nom de Sardan, sur lequel il avait jusqu’alors appuyé avec une affectation malveillante dont l’intention n’avait point échappé à Paul, voulez-vous me donner votre main ?
Bien volontiers, monsieur, répondit Paul ; et à présent que je vous ai forcé de m’estimer, souffrez que je vous force encore d’être plus digne d’estime non-seulement à mes yeux, mais encore aux vôtres.
Voudriez-vous donc me faire renoncer au duel que je dois avoir avec votre frère ?
C’est pour cela que je suis venu ici, dit Paul. J’ai voulu m’adresser à votre raison, aborder franchement avec vous la question du véritable honneur. Je savais que vous étiez un homme d’études sérieuses, d’études philosophiques. J’avais le droit de trouver en vous autre chose qu’un esprit vulgaire, incapable de s’élever au-dessus des préjugés reçus, et n’ayant
pas le courage d’être conséquent avec lui-même. Je suis convaincu que je ne me suis |165 pas trompé. Depuis vingt- quatre heures vous avez offensé les deux frères. Votre orgueil vous a bien permis de me tendre la main ; souffrez qu’au nom de Louis je vous tende la mienne.
Franchement je voudrais de tout mon cœur racheter le passé. Mais vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas demander que je fasse des excuses à votre frère, et m’est-il possible de lui
laisser le droit de dire qu’après l’avoir insulté, j’ai refusé de lui accorder une réparation de mes insultes. Puis-je sans me déshonorer m’affranchir des lois d’un préjugé barbare.
Si vous partagiez mes convictions religieuses, dit Paul, je vous dirais : Il faut renoncer à ce duel parce que vous le devez. J’avoue qu’avec le secours de la raison purement philosophique il faut parler moins haut, il lui est souvent bien difficile de se mettre au-dessus de ce qu’elle méprise. M. le vicomte de Roquevair, vous croiriez-vous sérieusement déshonoré en refusant de vous battre contre mon frère ? Votre passé ne vous absoudrait-il pas même aux yeux les plus sévères sur ce que l’on est convenu d’appeler le point d’honneur ? Tous ceux qui vous connaissent ne supposeraient-ils pas que vous avez eu des raisons bien graves pour vous décider à un tel sacrifice ; n’êtes- vous pas au fond de l’âme très-persuadé que cet honneur plus cher à un gentilhomme que sa propre vie ne saurait être entaché parce que vous aurez fait votre devoir ?
Pourquoi M. Paul, dit Jacques d’une voix un peu |466 peu émue, me donnez-vous le titre de vicomte de Roquevair que vous m’avez tous jusqu’ici refusé avec tant d’obstination ?
Je voudrais, dit Paul, avant de satisfaire votre juste curiosité, avoir reçu de vous une réponse ; elle sera telle, je n’en doute pas, que je la désire.
Je ne me battrai point avec votre frère, Monsieur. Nous venons d’avoir ensemble une espèce de duel, je confesse que vous y avez eu tout l’avantage : il est juste de mettre le vaincu à la merci du vainqueur.
Vicomte de Roquevair, dit Paul avec effusion, je suis heureux de reconnaître que la noblesse de votre cœur ne le cède point à la noblesse de votre sang. Je suis heureux de ce que pouvant vous racheter la vie de mon frère, je la dois à votre générosité et de ce que vous ne m’avez pas mis dans le cas de faire valoir comme un titre à votre reconnaissance d’avoir rempli envers vous un devoir de justice.
Racheter la vie de votre frère ! remplir envers moi un devoir de justice ! expliquez-vous : car je cherche en vain un sens à vos paroles.
Vous allez les comprendre. Je compte sur votre honneur, vicomte de Roquevair, pour tenir secrète la démarche que je fais aujourd’hui auprès de vous. Je vais agir ainsi que l’exigent selon moi les lois de la plus simple probité. Pourtant il est dans ma famille des personnes qui peut-être auraient le droit de se plaindre de ne pas |167 avoir été consultées. Ce que je vais vous révéler doit donc rester éternellement secret entre nous.
Et tirant de la poche de son habit un rouleau de papiers assez volumineux, Paul le présenta à M. Jacques.
Ce matin, lui dit-il, j’ai porté ce paquet chez vous. Votre valet de chambre m’a dit que vous étiez à la campagne et que vous y passeriez la journée ; je lui ai recommandé de vous remettre ces papiers à votre retour. Je me suis rendu chez ma mère : là j’ai appris ce qui s’était passe la veille. J’ai couru à votre hôtel, j’ai repris ces papiers et je suis venu ici. Vous savez le reste.
Bien que le service que je vous rends ne soit qu’une simple restitution, je savais cependant qu’il calmerait tous vos
ressentiments. Je pouvais tout attendre de cette ressource. Je vous remercie de ne m’avoir pas mis dans la nécessité de l’employer.
M. Jacques prit le paquet des mains de Paul. En parcourant les papiers, une exclamation de surprise et de joie lui échappe, il a reconnu les titres qui lui manquaient pour prouver sa filiation. C’était bien là l’acte de naissance de cet aîné des Roquevair qui jadis avait quitté la France pour aller en Hollande. C’était bien celui de son fils né à Roquevair : des lettres, d’autres titres établissaient, en contrôlant les uns par les autres ces papiers authentiques et ceux que possédait déjà le vicomte, qu’il était bien le seul et unique héritier des Roquevair.
Apprenez-moi, dit-il en pressant avec effusion les mains de Paul dans les siennes, comment ces papiers sont |168 tombés votre possession et me sont remis par vous ?
Ces papiers, lui dit Paul, étaient dans la tour de Roquevair. J’ai toujours eu une passion pour cette vieille tour. Lorsque les temps pluvieux si communs dans le Limousin, pendant une grande partie de l’année, ne me permettaient pas d’aller dans la campagne me livrer à mes rêveries, je montais au sommet du vieux donjon.
Cette ascension offrait assez de difficultés pour que je fusse bien certain que ma solitude ne serait pas troublée. Il vous est facile d’imaginer que j’ai dû explorer les moindres recoins de latour. Le hasard servit ma curiosité enfantine. Je découvris le secret d’une cachette habilement pratiquée dans l’épaisseur du mur. Je trouvai là ces papiers, leur ancienneté m’intéressa ; mais je ne pus, alors parvenir à les déchiffrer. Je parlai de ma découverte à ma grand’mère, elle n’y attacha aucune
importance. Bientôt je n’y pensai plus moi-même. J’appris, il y a quelques jours, que vous étiez entravé dans vos poursuites en raison de pièces importantes qui vous manquaient : je me souvins des parchemins de la vieille tour. Je supposai qu’ils pouvaient avoir pour vous une grande importance ; mais la caisse contenant ces papiers, au lieu de m’avoir été expédiée avec d’autres caisses renfermant mes herbiers et mes collections, avait été oubliée dans une auberge, il m’a fallu la réclamer. Hier seulement elle m’est parvenue. Toutes mes incertitudes ont été fixées. Ces papiers sont bien à vous, le
hasard les a fait tomber entre mes mains : |169 c’est une restitution que je vous fais, et rien de plus.
Adieu, vicomte de Roquevair ; nous ne nous reverrons plus. On doit toujours ignorer que nous nous sommes vus aujourd’hui et surtout quels furent les motifs de cette entrevue.
— Cher monsieur Sardan, dit le vicomte, votre âme si noble et si droite vous fait regarder l’action généreuse que vous venez de faire comme un acte de probité commune, et je ne connais personne, pas même moi, qui eût été capable de la faire. Ne me quittez pas encore, poursuivit le vicomte profondément ému, dans deux heures les témoins de votre frère vont arriver. Je désire que sans être vu, vous puissiez entendre notre convention. Et si nous devons nous séparer pour toujours, au moins donnez-moi le bonheur de passer quelques instants avec l’homme que j’admire et que j’estime le plus au monde. Et M. Jacques approchant deux fauteuils de la table de travail, en offrit un à Paul. Celui-ci l’accepta.
À peine la conversation fut-elle engagée que Paul brisé par les efforts qu’il avait faits sur lui-même perdit cette surexcitation nerveuse qui l’avait soutenu jusqu’alors : il redevint ce qu’il
était habituellement, timide, taciturne, ne répondant plus que par monosyllabes. Son regard animé dans lequel le vicomte avait surpris l’éclair du génie, semblait nager dans le vague et suivre quelque rêve dans des mondes inconnus.
Bien que le vicomte de Roquevair se laissât quelquefois |170 dominer par une vanité puérile, bien qu’il eût plus de prétentions à la science que de science réelle et qu’il s’exagérât beaucoup la portée de son intelligence, il était loin d’être un homme ordinaire. Il lui avait été donné de voir Paul dans un de ces rares moments qui le transfiguraient, et il avait reconnut la supériorité réelle du jeune Sardan. À présent il se demandait le mystère de cette organisation à la fois si puissante et si faible, et, cédant à un moment d’impressionnabilité, il prit une des jolies mains de Paul entre les siennes et en examina la délicate contexture.
— Seule, dit-il, la nature a le secret de la force qu’elle vous a donnée en la cachant sous l’apparence de la débilité ; mais ne pourriez-vous pas m’éclairer sur le mystère de votre organisation morale qui me semble plus étrange encore que votre organisation physique ?
Il y a dans votre être tout entier quelque chose d’indéfinissable. Ainsi votre voix dont le timbre est si doux ne semble vous avoir été donnée que pour chanter des vers ou murmurer des paroles de tendresse, et tout à l’heure, lorsque vous vous sentîtes irrité parce qu’il faut bien nommer mon impertinence, aux inflexions de cette voix harmonieuse succédèrent des notes graves, énergiques : elles révélaient encore plus que vos paroles deux êtres différents. N’avez-vous jamais réfléchi sur vous-même et verriez-vous, dans ma
curiosité à cet égard autre chose que le mouvement d’irrésistible sympathie qui m’attire vers vous ? |174
La physionomie de Paul s’éclaira par un doux sourire, et Jacques qui l’examinait avec attention trouva dans ce visage une sorte de beauté que le vulgaire ne pouvait comprendre.
— Non, dit Paul, je n’ai pas beaucoup réfléchi sur moi-même. Ma force musculaire est, comme vous le dites, le secret de la nature. Il n’est pas rare d’en rencontrer une très-développée sous une apparence de faiblesse. L’étude de la physiologie en fournit plus d’un exemple.
Quant à ma force morale, je puis dans un moment donné éprouver en moi comme une révolution subite. Mon extrême timidité disparaît, mon cœur devient inaccessible à la crainte : mais probablement, ajouta Paul en souriant, que je ne suis pas né pour les luttes morales, car elles m’épuisent. J’ai besoin de calme et si je suis sorti aujourd’hui de cette apathie qui me fait, craindre tout contact, parce que tout contact me blesse, c’est que la vie de mon frère était exposée, c’est que ma mère était au désespoir ; et pour éviter une douleur à ma mère, voyez-vous, je trouverais en moi une puissance d’énergie et de force qui me briserait peut-être mais qui, à coup sûr, triompherait de tous les obstacles.
— Votre mère, dit le vicomte attendri, doit bien vous chérir, car elle sait, elle, ce que vous êtes. Paul devint affreusement pâle : dans ces moments d’excitation il agissait comme dans un rêve, il s’oubliait lui-même et ne sentait plus ni ses joies ni ses douleurs personnelles ; |172 il semblait qu’il y eût en lui deux êtres dont l’un, à un moment donné, exerçait sûr l’autre une
sorte de magnétisme moral qui l’absorbait dans une unique pensée.
La parole de M. de Roquevair fut le réveil complet de ce rêve qui n’ayant plus sa raison d’être, commençait à se dissiper de lui-même.
Tout revint dans la mémoire de Paul, et l’isolement de son enfance ; et Cécile, et ses illusions perdues.
Personne ne m’aime, murmura-t-il d’une voix étouffée.
Vous êtes donc malheureux, mon jeune ami? dit le vicomte.
Il y a en moi, répondit Paul, une telle puissance d’affection que personne sur la terre ne peut la partager ni la comprendre ; mais je ne suis pas toujours malheureux pour cela, ajouta Paul, car je puis être heureux du bonheur de ceux que j’aime.
On vint annoncer MM. de Thuy et de Mauberg, témoins de Louis, et M. de Roquevair, soulevant une portière de velours qui séparait son salon de la chambre, dit à Paul :
Entrez ici, je désire que vous puissiez entendre la conversation que je vais avoir avec ces messieurs.
Les témoins saluèrent M. Jacques avec tout le formalisme usité en pareille circonstance.
Messieurs, leur dit M. Jacques, je suis heureux d’être connu de vous, il me sera beaucoup plus facile de m’expliquer.
|173 Je ne me vante pas d’être brave, puisque je rougirais de ne
l’être pas ; je l’ai prouvé souvent, trop souvent peut-être, et je crois au moins avoir acquis le droit de refuser de le prouver une fois de plus, sans pour cela faire suspecter et mon courage et mon honneur.
Quoi! Monsieur, vous refuseriez à M. de Roquevair la satisfaction que vous lui devez après l’avoir insulté ?
Oui, monsieur de Mauberg, je la refuse. Sans pouvoir m’expliquer davantage, je vous dirai, Messieurs, que ces titres dont M. Sardan paraissait très-disposé à nier l’existence, sont entre mes mains, et l’impossibilité d’une rencontre entre moi et
Sardan se lie aux circonstances qui m’en ont rendu possesseur.
M. de Roquevair, dit alors le comte de Thuy, peut exiger d’autres explications.
Je n’en donnerai pas d’autres.
Alors, reprit le comte de Thuy, M. Jacques inaugurera le droit de porter sa couronne de vicomte en faisant des excuses à
Sardan.
Je reconnaîtrai très-facilement que j’ai eu dans la discussion qui s’est élevée hier, des torts plus grands que ceux de mon adversaire. Je le crois trop galant homme pour exiger davantage.
Pour vous, Messieurs, si vous jugez ma conduite peu convenable, si n’en pouvant comprendre les motifs vous m’accusez de ne pas me conduire en gentilhomme, je suis prêt à vous prouver et à tous ceux qui pourraient |174 partager votre
opinion que je puis remettre mon épée dans le fourreau quand le véritable honneur l’exige, mais que je ne craindrai pas de la sortir quand il s’agira de me laver d’un injuste soupçon.
Monsieur, dit alors M. de Mauberg, vous avez dit vrai ; vous êtes trop connu pour qu’on puisse vous accuser de lâcheté, et bien que votre conduite me paraisse étrange, je la tiens pourtant pour parfaitement honorable.
Monsieur de Thuy ajouta quelques paroles dans le même sens et ils quittèrent M. Jacques. Celui-ci fut retrouver Paul.
Adieu, vicomte de Roquevair, lui dit le jeune Sardan, vous avez noblement tenu votre promesse. Adieu, soyez heureux ! je comprends que vous méritez de l’être. Il eût voulu pouvoir ajouter : vous épouserez Cécile, rendez-la heureuse : mais ce nom, eût-il eu la force de le prononcer, ne devait pas sortir de ses lèvres. Il serra la main de M. Jacques et sortit.
N’accusons pas la société, se disait Jacques en voyant Paul s’éloigner. N’exagérons pas ses vices. La corruption, l’orgueil, l’égoïsme marchent au grand jour brisant tout ce qui leur fait obstacle et ne laissant autour d’eux que des ruines. La vertu se cache dans l’ombre ! Que d’héroïsmes méconnus ! que de grandes âmes incomprises ? Le cœur de ce jeune homme ne renferme-t-il pas à lui seul assez de vertus sublimes pour réconcilier avec l’humanité le plus sombre misanthrope ? On dit
que |173 de telles âmes sont rares ; elles ne le sont peut-être pas ; nous donnons-nous la peine de les chercher ? N’accordons-nous
pas tout aux vaines apparences ? Si tous les saints inconnus pouvaient un seul instant porter sur leurs fronts l’auréole qui resplendit dans leurs cœurs, nous dirions que la vertu est reine même sur cette terre.
XX
Quelques années se sont écoulées. La famille Sardan ne porte plus le nom de Roquevair. Il n’y a point eu de jugement pour les y contraindre. M. Jacques, à l’aide des papiers remis par Paul, a démontré ses droits aux conseillers de la famille Sardan. Elle s’est rendue à l’évidence.
L’amour-propre a souffert, mais il a soigneusement caché ses blessures. Louis est entré dans un régiment de ligne ; il a fait la campagne d’Espagne et fait partie de l’expédition de Grèce et de celle d’Alger39. Son courage, son mérite réel comme officier, lui ont valu de l’avancement. Le nom de Sardan commence à s’illustrer. Louis est parvenu au grade de chef de bataillon, et, sans la passion du jeu qui le domine quelquefois, il justifierait toutes les espérances de sa mère.
Au moment où il fallut renoncer au nom de Roquevair, madame Sardan quitta quelque temps Paris. Quand elle y revint, elle changea de quartier ; elle expliqua aux connaissances qu’elle désirait conserver que ne possédant |476 plus la terre de
39 L’expédition d’Espagne fut menée par la France en avril 1823 par la France pour rétablir la monarchie absolue de Ferdinand VII et mettre fin au triennat libéral; celle de Grèce, plus précisément de Morée, en 1828, pour aider les Grecs à se libérer du joug ottoman, celle d’Alger, de juin à juillet 1830, s’acheva par la prise d’Alger.
Roquevair, elle ne pensait pas devoir continuer à en porter, le nom.
Peu de personnes connaissaient la lutte qui s’était élevée entre les Sardan et le vicomte Jacques. Dans une petite ville, les moindres détails de cette affaire eussent alimenté les conversations pendant dix ans ; à Paris personne ne s’en occupa. On sut bien dans le grand monde qu’il y avait dans les salons de Paris un vrai descendant de la famille des Roquevair, maison ne s’inquiéta point s’il y en avait eu de faux, et le vicomte de Roquevair s’imposa, sur ce sujet, le silence le plus délicat.
Peu de jours après son entrevue avec M. Jacques, Paul avait reçu la nouvelle de la mort de l’abbé de Vermot, son ami, son second père. Cette mort fut pour Paul une bien vive douleur. Son isolement, était complet ; il acheva de briser son cœur en rendant à madame de Cacérès et à sa fille la parole qu’il en avait reçue. On ne lui demanda point d’explications, et trois mois après Cécile portait le nom et le titre de vicomtesse de Roquevair.
Ce fut après 1830 que l’abbé Romilly revint de ses pérégrinations apostoliques et, se livra à la prédication en France.
Il était parent de madame Sardan du côté des Rouvray. Il avait beaucoup aimé son cousin, M. Rouvray frère de madame Sardan. Ce frère était mort depuis plusieurs années. L’abbé Romilly fut heureux de rencontrer à Paris la |177 sœur de cet ami dont le souvenir lui était resté si cher. Une liaison assez intime s’établit. L’appartement de madame Sardan était trop vaste pour sa position de fortune : l’abbé Romilly en prit une
partie. Le salon resta en commun et le soir les amis de madame Sardan et ceux de l’abbé Romilly s’y réunissaient.
Lorsque madame Sardan parlait de Louis à l’abbé Romilly, c’était avec toutes les exagérations de la tendresse maternelle ; toutefois depuis que ce fils adoré n’était plus que rarement à Paris, l’inaltérable douceur de Paul, l’affection si tendre qu’il éprouvait pour sa mère, la délicatesse de ses attentions pour elle avaient peu à peu fini par gagner le cœur de madame Sardan. Dans son esprit Paul était toujours bien au-dessous de Louis. — Mais il est si bon, disait-elle, qu’il est impossible de vivre avec lui sans l’aimer.
L’abbé Romilly s’aperçut bientôt qu’à la bonté Paul joignait encore l’intelligence. L’abbé prenait ses repas chez madame Sardan. Dans les conversations qui s’établissaient entre eux, l’abbé remarquait que quelquefois Paul, encouragé par un sourire de sa mère, donnait l’essor à sa pensée et que ses remarques ne manquaient ni de solidité ni de finesse d’observation.
L’abbé était surtout émerveillé de la prodigieuse mémoire de son neveu.
Par suite des relations de l’abbé Romilly, le salon de madame Sardan était devenu une espèce de salon littéraire. Il n’est pas nécessaire de dire que l’orgueil de madame |178 Sardan était flatté de la nouvelle position qui lui était faite. Il faut le dire, elle présidait dans son salon avec beaucoup de grâce et un tact parfait des convenances.
Quant à Paul, il était là ce que nous l’avons vu chez madame de Berthonville, il gardait un profond silence et écoutait.
Un des habitués du salon de madame Sardan y amena un soir un de nos penseurs et de nos orateurs les plus illustres. Une discussion intéressante s’éleva entre lui et l’abbé Romilly : les questions religieuses et politiques furent traitées, tour à tour, avec verve et originalité par l’abbé Romilly et avec une haute portée philosophique par son interlocuteur.
— Quel dommage, dit l’abbé Romilly, quand il se trouva seul avec son neveu et madame Sardan, que nous n’ayons pas eu ce soir un sténographe ! Combien dans ces conversations particulières, dans ces improvisations spontanées, jaillit-il de traits de lumière, oubliés quelques instants après et qu’on serait heureux de retrouver aux heures du travail ! mais alors la pensée n’ayant rien pour la surexciter, se trouve incapable de les reproduire.
Deux jours après, Paul remit à son oncle un cahier assez volumineux. Toute la conversation tant regrettée par l’abbé y était exactement retracée. L’abbé reconnaissait toutes les paroles, toutes les pensées de l’homme distingué avec lequel il était entré en lice ; il reconnaissait également toutes les siennes.
Elles étaient rendues, non d’une manière servile, mais avec une intelligence qui leur |479 laissait toute leur originalité, et leur ôtait cependant ces incorrections légères qui échappent toujours aux improvisateurs.
Il y avait dans ce travail plus que de la mémoire. M. l’abbé Romilly le comprit et se mit à observer son neveu avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait jusque-là. — Ce n’est pas un esprit créateur, se disait-il, mais c’est un esprit capable de saisir la pensée se produisant devant lui, d’en pénétrer la profondeur, de se l’assimiler. Quand on possède cette faculté, on n’est pas un homme ordinaire. La vive lumière du génie peut frapper,
éblouir des esprits vulgaires, mais ils ne sauraient en analyser le divin rayonnement. Nos grands écrivains, nos grands orateurs subjuguent la foule, mais ils ne sont vraiment compris que par un très-petit nombre d’hommes, seuls capables de se rendre raison de leur enthousiasme.
Bien qu’il fût réellement observateur, l’abbé Romilly en resta là. Il ne pénétra pas plus avant dans l’intelligence de Paul. L’abbé Romilly avait surtout le don de l’éloquence, il le possédait à un très-haut degré, et par cela même, il lui était difficile de comprendre qu’il fût possible de concentrer en soi la pensée, de la faire grandir, et d’allumer au fond de son âme le feu sacré, sans que jamais une étincelle ne vînt au dehors en révéler la présence.
Entre sa mère et l’abbé Romilly pour lequel son attachement croissait chaque jour, Paul se trouvait presque heureux. Évidemment les rêves de sa jeunesse |180 en, se dissipant avaient dû briser son cœur ; mais le temps avait changé cette douleur en une mélancolie qui n’était pas sans charme.
Paul avait suivi de loin la destinée de cette Cécile, objet d’une tendresse si sainte et si pure. Jamais il ne l’avait revue, mais il savait que la vicomtesse de Roquevair, restée fidèle, aux principes qu’elle avait reçus de sa mère, et de l’abbé de Vermot, jouissait dans le monde d’une réputation irréprochable. Cécile faisait partie de ce petit nombre de jeunes femmes, ne se laissant pas dominer par les enivrements de leur beauté, de leur fortune, de leur position sociale, mais, conservant avec soin le sentiment religieux qui brise l’orgueil et maintient le cœur dans les bornes austères du devoir.
Paul croyait Cécile parfaitement heureuse. Il se persuadait, dans sa charmante modestie, que s’il lui eût été donné d’unir son sort à celui de l’amie de son enfance, il eût été bien moins capable que le vicomte de Roquevair de lui donner le bonheur qu’elle méritait.
Paul se trompait. Cécile n’était pas heureuse. Quelques heures d’entraînement avaient décidé fatalement de son sort. Ses premiers pas dans, le monde lui avaient causé un éblouissement passager ; et quand elle se vit recherchée par le vicomte de Roquevair si beau, si spirituel, si parfaitement distingué, pouvant assurer à la femme qu’il lui plairait de choisir
l’existence la plus brillante, Cécile prit la voix de la vanité pour celle |184 du cœur ; elle se persuada qu’elle n’avait jamais aimé Paul. Le nom de Roquevair avait aussi sa séduction, Paul en était dépouillé ; on n’aurait avec lui qu’une existence paisible mais ignorée ; Cécile sacrifia Paul.
Combien ne voit-on pas, dans le grand monde, de ces jeunes femmes qui, le sourire aux lèvres, le front couronné de fleurs, semblent dire : — Voyez, je suis heureuse, mon sort est digne d’envie. Hélas ! si l’on pouvait lire dans leur cœur, on y verrait souvent ce mot douloureux : Pitié ! pitié ! Que d’épines cachées sous ces fleurs font chaque jour leur blessure ! blessure imperceptible, qui devient, bientôt un supplice intolérable ! Il en était ainsi de Cécile. Jetée par la vanité dans les splendeurs d’une position élevée, elle crut que le bonheur était là. Elle rejeta celui que la Providence lui avait offert, et le bonheur lui échappa. Le vicomte de Roquevair était à beaucoup d’égards un homme remarquable ; mais il le savait, et surtout il le croyait trop. Il y avait en lui trop d’admiration pour son propre mérite, pour que ce sentiment n’absorbât pas tous les autres. Froid,
égoïste, orgueilleux, il n’avait épousé mademoiselle de Cacérès que parce que ce mariage réunissait les convenances de nom et de fortune, et que la beauté remarquable de Cécile flattait son amour-propre.
Le vicomte de Roquevair eut pour sa femme tous les égards qu’elle était en droit d’attendre de la part |182 d’un homme bien né ; mais il n’imagina jamais qu’il pût y avoir entre eux une association d’idées et d’intelligence, il se croyait placé dans des régions trop supérieures pour qu’il lui fût possible d’y élever avec lui sa jeune compagne. Il la laissait libre de suivre ses
goûts, mais il n’eut jamais la pensée de lui faire partager les siens et de la croire capable même de les comprendre.
Cécile avait entrevu dans sa jeunesse le charme de cette union de deux cœurs et de deux esprits élevés, qu’il est donné à si peu d’êtres de réaliser. Elle se rappelait tous les trésors d’intelligence que Paul avait si souvent dévoilés devant elle ; elle se dit que son mari pour lequel elle ne serait jamais autre chose qu’un être frivole auquel les hochets de la vanité peuvent suffire, était pourtant inférieur à Paul. Elle pensa que si le vicomte de Roquevair l’avait aimée, il l’eût comprise comme Paul l’avait comprise. Les dédains de son mari froissèrent son cœur et humilièrent son orgueil. Elle souffrit de cet isolement dans la vie à deux, le plus pénible des isolements. Elle regretta alors de s’être laissé séduire par des dehors brillants. Elle avait presque rougi de son affection pour Paul ; elle vit mais trop tard que cette affection eût pu seule la rendre heureuse.
Cécile avait dans l’âme une véritable noblesse et surtout le sentiment du devoir. Elle accepta avec courage la position qu’elle s’était faite ; elle ne se posa point en |183 femme
incomprise, bien que ce fût alors grandement la mode ; elle se résigna.
À l’époque de la révolution de Juillet, le vicomte de Roquevair, habitant la France depuis peu d’années, ne se trouvait lié à aucun pacte. Il crut devoir à son nom de se rallier à celui du malheur. Le nouveau pouvoir lui offrit une position dans la diplomatie : sa connaissance des cours étrangères et du mouvement des esprits en Allemagne et en Italie faisait du vicomte de Roquevair une précieuse acquisition pour le gouvernement ; il refusa et se retira pour quelque temps au château de Roquevair dont la restauration était loin d’être achevée.
XXI
Depuis plusieurs années, Alger était une possession française. Le régiment dans lequel Louis servait fut appelé en France et vint en garnison à Paris.
Madame Sardan, dans l’enivrement de la joie de revoir son enfant de prédilection, ne perdit pas tout à fait les sentiments d’affection qu’elle commençait à éprouver pour Paul, mais ils se refroidirent un peu. Elle le comparait sans cesse à son frère et cette comparaison n’était pas avantageuse à Paul. Paul s’en apercevait, mais il était lui-même si heureux de revoir son frère, si heureux du bonheur de sa mère, il trouvait l’admiration de celle-ci pour Louis si bien fondée, qu’il ne lui en coûta rien |184
de s’effacer complètement et de reprendre chez sa mère la position de nullité qu’il y avait presque toujours eue.
Louis, malgré les instances de madame Sardan, sortait tous les soirs et ne rentrait que fort tard.
— Le salon de ma mère, disait-il à Paul, est devenu une espèce de bureau d’esprit ; les hommes qui le président sont tous des hommes sérieux. Tu comprends, mon cher ami, que cela m’est insupportable.
Bientôt Paul s’aperçut que Louis devenait sombre et préoccupé. Il lui adressa quelques questions sur les causes de sa
tristesse. Louis les accueillit avec douceur, mais il refusa de s’expliquer. Il assura son frère qu’il n’avait aucun motif de chagrin, et répondit par des plaisanteries aux instances de Paul à ce sujet.
Louis cessa de sortir, le soir ; il passa ses soirées dans le salon de sa mère, et fut assez surpris au bout de quelques jours d’y trouver moins d’ennui qu’il ne l’avait craint. Cependant il devenait de plus en plus triste, et sa mère commençait à s’en apercevoir et à s’en inquiéter.
Depuis quelques jours, il n’était bruit dans le monde littéraire que de l’apparition d’un volume de poésies, publié sans nom d’auteur sous le titre de Rêveries d’un solitaire. Ce livre excitait un enthousiasme universel.
Un des habitués des réunions de madame Sardan lui apporta ce livre. La plupart de ceux qui se trouvaient là ne le connaissant pas encore, on proposa d’en faire la lecture. |185
Louis aimait les vers ; mais rien ne lui en gâtait l’harmonie comme une lecture inintelligente : il se hâta de proposer Paul pour lecteur, sachant que personne mieux que lui ne savait lire à haute voix et ne disait mieux les vers.
À cette proposition, Paul devint fort rouge. L’abbé Romilly et tous ceux qui avaient entendu parler Paul s’accordèrent à penser que nulle voix ne pouvait, mieux que la sienne, ajouter au charme de ces beaux vers. Les instances furent générales. Paul pensa qu’après tout s’il ne pouvait rendre ses propres pensées, il pouvait au moins lire celles des autres ; il s’arma de courage et consentit à ce qu’on désirait.
Pendant qu’on se rangeait en cercle autour de lui, ses yeux parcoururent les premières lignes du volume, et l’étonnement le plus profond se peignit sur son visage. Il tourne rapidement quelques feuillets, et sa surprise semble s’accroître. Cette impression fut si forte qu’elle domina toutes les autres. Sa voix ne trembla pas ; il lut comme s’il eût été seul.
Le poëte avait chanté toutes les affections que l’âme humaine peut éprouver, toutes ses aspirations, ses espérances, ses craintes, ses joies et ses douleurs. Tout cela était décrit avec un charme incomparable, une richesse d’imagination jetant sur chaque pensée le plus brillant coloris. En même temps, tout était chaste, tout était pur : le sentiment religieux dominait partout. Il jetait son voile divin sur ce qui tenait de trop près aux
|186 dangereuses passions du cœur. Le poëte était chrétien.
L’admiration de tous ceux qui étaient là fut extrême. — Il faut, dit M. de Canisy qui avait apporté le volume, pour lire ainsi les vers en sentir soi-même toute la beauté : je voudrais que l’auteur de cette belle poésie eût été là pour l’entendre lire par M. Sardan.
Vous deviez être heureux vous-même, M. Paul, en nous faisant cette lecture.
Moi, dit Paul, mais je vous assure... je ne vois pas.... je ne trouve pas... que ces vers méritent autant d’éloges.
Ah ! ciel ! dit madame Sardan à l’abbé Romilly, interrompez cette conversation ! Par quelle inconcevable sottise va-t-il critiquer ce que tout le monde admire ?
Heureusement pour l’amour-propre de madame Sardan, M. de Canusy eut pitié de Paul et ne lui demanda pas compte de son opinion. L’abbé Romilly disait à madame Sardan :
Qui aurait cru, en entendant lire Paul, qu’il ne possédât pas le sentiment de la poésie ?
Eh ! mon Dieu ! dit madame Sardan, la voix de Paul est un instrument, voilà tout. Elle rend naturellement ce qui est mélodie. Il en est de même de sa mémoire, elle rend avec une rare perfection ce qu’elle a entendu. Mais lui qui ne parle jamais, pourquoi ce soir est-il sorti de sa prudente habitude ?
Le fait est qu’il avait fallu toute la déférence qu’on |187 devait à la maîtresse de la maison pour que l’opposition de Paul ne soulevât pas un tolle général, et M. de Canisy disait en sortant :
M. Sardan lit admirablement bien ; mais je le crois inepte. Il a l’air de seritir et il ne comprend même pas.
Louis accompagna son frère dans sa chambre.
Je voudrais bien, lui dit-il, être le monsieur ***, auteur du livre que tu nous as lu ; il est probable que je n’emploierais pas son talent d’une manière aussi morale, mais je serais bientôt riche.
Riche, dit Paul, et pourquoi ?
Pourquoi ? mais un talent semblable, mon cher Paul, est une fortune.
Tu trouves donc ces vers... passables.
Passables ! quel mot tu emploies ! dis donc admirables : ils le sont tellement que j’ai oublié, en te les entendant lire, quelques instants mes chagrins.
Je ne m’étais donc pas trompé, dit Paul, tu souffres ; pourquoi ne voulais-tu pas me le dire ?
Mes peines sont mon ouvrage, Paul ; je sais bien que ta pitié pour moi en sera plus grande. La pitié, je la repousserais de tout autre que d’un frère, mais de toi elle m’est douce, Paul.
Ouvre-moi donc ton cœur, Louis. Je ne pourrai peut-être rien pour adoucir tes peines, mais je saurai toujours les partager.
Alors Louis avoua que depuis qu’il était à Paris, il avait joué et perdu une somme assez forte. Selon les lois du |188 jeu, il avait dû la payer dans les vingt-quatre heures. Il avait eu pour cela recours à un usurier et consenti une lettre de change. Il espérait regagner ce qu’il avait perdu. Le sort lui était resté contraire ; et celui qui lui avait prêté à deux fois différentes était, le matin, venu lui dire qu’il ne voulait pas consentir à renouveler ses billets. Il savait que la fortune de madame
Sardan n’était pas considérable, et qu’elle était toute en porte- feuille. Enfin, dit Louis, dans trois jours il faut que je trouve trente mille francs !...
Eh bien ! dit Paul, ma grand’mère m’a laissé une rente de mille francs. Les fonds sont au pair, il faut la vendre.
Y penses-tu, Paul ? moi, te ravir tout ce que tu possèdes ! et ces mille francs, tu les donnes à ma mère.
Oh ! je suis riche à présent, mon cher Louis, je gagne à mon bureau quinze cents francs. La pension que je donne à ma mère sera donc exactement payée ; le surplus me suffira. En donnant vingt mille francs à ton créancier, tu pourras pour le reste obtenir du temps.
Louis exprima à son frère la plus vive reconnaissance. Il pleura : il l’appela son sauveur, sa providence ; lui protesta qu’il ne toucherait des cartes de sa vie.
Paul savait avec quelle facilité de semblables promesses s’oublient ; mais il avait trop de délicatesse pour paraître douter de la sincérité de celles de son frère.
L’usurier ne voulut consentir qu’à un délai d’un mois.
Paul vendit quelques objets d’art auxquels il tenait |189 beaucoup ; mais cela était loin de faire les dix mille francs.
Il savait que madame Sardan, pendant que Louis était dans la garde, avait souvent payé les dettes de jeu de son fils, et que la gêne où elle se trouvait n’avait pas d’autre cause. Depuis plus de dix ans, Louis semblait corrigé.
Madame Sardan s’applaudissait de n’avoir pas désespéré de la raison et surtout du cœur de son fils. Paul comprenait que révéler à sa mère les nouvelles fautes de Louis, lui demander de nouveaux sacrifices, serait lui porter un coup d’autant plus douloureux, qu’il serait attendu. Avant tout, Paul voulut éviter une peine à sa mère. Mais quel moyen employer ?
Une inspiration subite arriva. Il prit dans son bureau un manuscrit, et quelques instants après il était chez un libraire de la rue de Seine.
Paul demanda à parler à M. Fabry ; on le fit entrer dns un salon. Paul était dans un si piteux embarras, sa voix, en saluant
Fabry, était si tremblante, que lui-ci devina de suite, surtout en voyant un rouleau papier sortir à demi de la poche de son visiteur, qu’il avait devant lui un écrivain à son début. Sa physionomie en conséquence fut expression glaciale, et sans prier Paul de s’asseoir, il lui demanda ce qu’il désirait. Paul sortit le rouleau de sa poche; et le présentant au jestueux éditeur, il lui dit :
Monsieur, je voudrais vendre ce manuscrit.
Le temps est mal choisi, Monsieur ; le commerce |190 de la. librairie est presque nul. Nous sommes encombrés.... Quel est le genre de l’ouvrage que vous me proposez ?
Ce sont des vers.
Des vers, mon cher Monsieur ! Mais la poésie est complètement tombée aujourd’hui. Éditer des poésies ! mais on n’en vendrait pas cent exemplaires. Je crois les vôtres excellents ; mais si des vers ne sont pas signés Lamartine ou Victor Hugo, ils ne se vendent pas.
Cependant, Monsieur, dit timidement Paul, vous avez édité les Rêveries d’un solitaire, et ce livre a obtenu un beau succès.
J’en conviens, dit M. Fabry; l’auteur a reçu trois mille francs pour les deux premières éditions. Elles ont été enlevées
dans quinze jours. J’ai offert à l’auteur neuf mille francs de la propriété de l’ouvrage, et je lui offre pour un second volume le double de cette somme. J’ai fait là une heureuse rencontre, je l’avoue ; mais généralement, je n’édite pas ce genre d’ouvrage.
Ainsi, Monsieur, vous connaissez l’auteur des Rêveries d’un solitaire ?
Sans doute, puisque je traite avec lui directement. C’est un jeune homme déjà connu dans le monde littéraire par des bluettes, des vaudevilles, des drames. Il a débuté, par là ; mais, ces essais ne semblaient pas promettre un poëte aussi remarquable. C’était plus que médiocre.
Et vous refusez absolument d’être mon éditeur. |194 Je ne serais pourtant pas exigeant. Vous avez offert à l’auteur des Rêveries dix-huit mille francs d’un second volume ; je me contenterais, moi, du tiers de cette somme.
Le tiers ! s’écria M. Fabry, pardonnez-moi. Monsieur, si je vous fais observer que vous n’entendez rien, absolument rien aux affaires de librairie. Comment ! vous voulez que je vous paye un essai six mille francs, et des vers, encore ! Si j’en offre dix-huit à M. ***, si je suis même disposé à aller jusqu’à vingt, c’est qu’il y a là un succès assuré, une réputation déjà faite. Tenez, voilà l’auteur des Rêveries d’un solitaire qui arrive, pardon si je ne puis vous donner plus de temps. Si vous vous essayez dans quelque autre genre, nous verrons ; je pourrai peut-être faire quelque chose avec vous. Mais la poésie, Monsieur, croyez-moi, renoncez-y.
M. *** était un jeune homme dont la figure ne manquait pas d’intelligence. Mais, dans tout l’ensemble du personnage, dans
la voix surtout, il y avait quelque chose de vulgaire qui ne permettait pas de supposer que son esprit s’élevât à de hautes conceptions et l’assurance avec laquelle ce jeune homme se présentait, ressemblait fort à de l’effronterie.
Eh bien! mon cher Fabry, dit-il, les deux premières éditions de mon livre sont épuisées ? Vous m’offrez neuf mille francs de la propriété de mon ouvrage. Vous comprenez que je ne puis me contenter de cela. |192
Ensuite je veux mettre mon nom à l’édition nouvelle, comme vous me l’avez conseillé.
Et se retournant pour arranger ses cheveux devant une glace, le jeune auteur aperçut Paul.
Ah ! pardon, fit-il, je vois, mon cher Fabry, que vous êtes occupé avec monsieur.
Pas le moins du monde, dit Fabry, regardant Paul d’un air qui semblait dire : Pourquoi êtes-vous encore là ?
Que ma présence, dit Paul, ne vous empêche pas de continuer votre conversation, Messieurs ; elle est pour moi d’un haut intérêt.
Vraiment ? dit le jeune homme. Et pourrait-on savoir, Monsieur, quelle espèce d’intérêt vous pouvez prendre à ce qui me concerne ?
Rien de plus facile, Monsieur. Je vois que vous avez une grande habitude de traiter avec les libraires, et je suis déterminé
à en passer par les conditions que vous ferez accepter à M. Fabry.
Ah ! monsieur est auteur? (Il a une figure famélique, celui- là, murmura tout bas le jeune homme.) Ainsi, continua-t-il d’une voix plus haute, vous voulez que mon traité vous serve de modèle ?
Mais non, mais non, dit Fabry, pouvant à peine contenir son impatience et se sentant pressé du désir de prendre Paul par les épaules et de le conduire à la porte. Je vous assure, monsieur Blanchard, que je n’ai rien à traiter avec monsieur. |193
Vous vous trompez, monsieur Fabry, dit Paul en souriant, vous avez traité avec monsieur que voilà pour les deux premières éditions de mon ouvrage, il me semble qu’il est plus que juste que vous traitiez des éditions suivantes avec moi.
Votre ouvrage ! s’écrièrent à la fois Fabry et Blanchard.
Le libraire jeta un regard sur ce jeune homme. II le vit pâlir d’une manière effrayante. La confusion éclatait dans tous ses traits. Aussi M. Fabry se retourna du côté de Paul et lui demanda avec beaucoup de politesse de s’expliquer.
Avez-vous, lui dit Paul, le manuscrit des premiers vers que vous avez publiés ?
Oui, lui dit Fabry; et mettant la main sur une étagère, il en retira l’album perdu jadis à Fontenay-aux-Roses.
Le voici, dit-il, en le présentant à Paul.
Comparez, monsieur Fabry, l’écriture de cet album et celle du manuscrit que je vous offre ; vous verrez qu’elle est identique ; et puis remarquez que mon nom inscrit à la première page a été effacé.
Vous n’avez rien à répondre à l’accusation que monsieur porte contre vous, monsieur Blanchard ?
Non, dit le jeune homme d’une voix étouffée. J’ai trouvé ces vers, je l’avoue. J’en ai reconnu de suite le mérite. Je les ai gardés longtemps sans les montrer ; |194 plus tard, ayant besoin d’argent, je les ai publiés, mais je n’y ai pas mis mon nom.
Et c’est une délicatesse dont on doit vous savoir gré, dit Paul, qui souffrait de l’humiliation de ce jeune présomptueux.
M. Blanchard regarda Paul; il trouva sur son visage une si grande expression d’indulgence, qu’il comprit tout ce qu’il pouvait attendre de générosité de la part de son adversaire.
Monsieur, lui dit-il, vous pouvez me perdre ; mon nom n’est pas célèbre, mais enfin il est connu dans un certain genre de littérature. Avec ma plume, je suis parvenu à me créer une existence. Mon père est un ancien militaire ; il n’a pour vivre qu’une petite pension. J’ai eu jusqu’à présent le bonheur de lui être utile. Si mon fatal secret est dévoilé, je suis déshonoré ; je serai forcé de quitter Paris. J’aurai la ressource de me faire soldat, mais mon père sera misérable.
Monsieur, répondit Paul, votre père, dites-vous, est un ancien militaire ? Vous vous appelez Blanchard : seriez-vous le fils de Pierre Blanchard, ancien maître d’armes habitant depuis de longues années une petite ville de la Corrèze ?
À Treignac40.
Précisément, je savais que Pierre Blanchard avait un fils, mais j’ignorais que ce fils fût à Paris. Je vois à votre confession, Monsieur, que votre âme n’est point dégradée. Le nom de votre père vous protège auprès de |195 moi. La leçon que vous recevez aujourd’hui vous sera, je l’espère, salutaire. M. Fabry et moi nous vous garderons un secret inviolable.
M. Blanchard se retira. Resté seul avec M. Fabry, Paul lui dit :
À présent, Monsieur, voulez-vous traiter avec moi ?
De tout mon cœur, Monsieur ; je maintiens les offres que j’avais faites à ce jeune homme. Je serai heureux de mettre votre nom à la place du sien.
Non, Monsieur, dit Paul ; je veux que mon nom reste inconnu. Mettez un pseudonyme, Henri Lesueur, si vous voulez.
M. Fabry consentit à tout ce que voulut Paul, il lui promit de ne jamais révéler son nom et de se taire sur les singulières circonstances de leur entrevue. Il prit aussi des termes pour les payements. Mais Paul eut de suite à sa disposition la somme nécessaire pour compléter les trente mille francs dus par Louis.
Celui-ci tint parole ; il ne joua plus. Il ignorait comment son frère avait pu réussir à compléter la somme qu’il devait. Paul à toutes les questions répondait d’une manière évasive.
40 Le texte porte à nouveau : à Étreignac.
Le second volume des Rêveries obtint un succès égal à celui du premier.
Paul fut bien forcé de croire en dépit de sa défiance de lui- même et de son incomparable modestie, qu’il avait reçu de Dieu des facultés intelligentes au-dessus de celles |196 accordées au vulgaire. Il se livra dès lors à un travail assidu. Ce fut dans ce temps qu’il eut la douleur de perdre sa mère ; madame Sardan mourut sans avoir connu son fils. Mais elle avait pris pour lui depuis quelques années un véritable attachement. Les regrets de Paul furent extrêmes. L’héritage de sa mère, les
trente mille francs que son frère lui remit, permettaient à Paul de quitter son emploi au ministère de la guerre. Il allait prendre cette détermination, mais des événements inattendus changèrent cette résolution.
Paul apprit que le vicomte de Roquevair, par suite des dépenses sucessives qu’il avait faites pour la restauration de son château, et de malheureuses spéculations dans lesquelles il avait engagé sa fortune et celle de sa femme, était entièrement ruiné. Roquevair était hypothéqué au delà de sa valeur.
Louis et l’abbé Romilly furent très-étonnés quand tout d’un coup Paul leur dit qu’il était décidé à ne pas abandonner son bureau, que l’habitude lui avait rendu cette occupation nécessaire. Comme après tout la fortune de Paul était médiocre, son frère et son oncle n’insistèrent pas.
Mais à cette même époque le vicomte de Roquevair reçut une somme assez considérable par une voie inconnue, on lui disait que c’était une restitution. Le vicomte imagina qu’un des fripons qui l’avaient volé, avait eu un salutaire remords de conscience : il s’applaudit fort du résultat. |197
Cet envoi suffisait pour dégrever quelque peu Roquevair, et permettre d’y vivre. Mais si la misère était bannie du château, la gêne y était encore.
Paul avait conservé pour l’abbé de Vermot une profonde reconnaissance. Il regardait avec raison le développement de son esprit comme l’œuvre de cet excellent ami.
— Je lui dois tout, disait-il.
Quand même Cécile ne fût pas toujours restée pour Paul une sœur bien-aimée, il eût fait pour elle les mêmes sacrifices : c’était la nièce de l’abbé de Vermot. Seulement ces sacrifices devaient être à jamais ignorés de ceux qui en étaient l’objet. Mais Paul savait bien qu’ils ne soupçonneraient pas un pauvre employé dans un ministère, d’être venu à leur secours. Il conserva donc une place qui lui était devenue nécessaire. Ce fut à cette époque qu’il se mit à accompagner tous les dimanches l’abbé Romilly chez madame de Berthonville. Depuis la mort de sa mère, Paul avait toujours vécu avec son oncle.
Paul se livra à un travail incessant, il abandonna la poésie pour des travaux plus sérieux. M. Fabry ne refusait plus d’éditer des ouvrages dont le succès était assuré.
Deux ans s’étaient écoulés depuis que Paul venait chez madame de Berthonville ; plusieurs envois avaient été faits à Roquevair. Paul se mit à composer un ouvrage |198 dont le prix devait lui donner les moyens de libérer entièrement Roquevair.
Ce fut alors qu’il tomba malade et que l’abbé Romilly nous parut si cruellement inquiet.
Paul trouva la force de lutter contre la maladie et de terminer cette œuvre nouvelle ; il en reçut le prix convenu et se dit : Je puis à présent mourir ; ma tâche est accomplie.
Un jour l’abbé Romilly sortit laissant son neveu beaucoup mieux, mais trop faible pour permettre de supposer qu’il eût la pensée de quitter l’hôtel. M. Romilly avait fait un livre sur les orateurs chrétiens, il voulait le faire paraître. Après avoir fait plusieurs courses dans Paris, parlé à deux ou trois libraires sans avoir pu s’arranger avec eux, il entra chez M. Fabry qu’il ne connaissait pas du tout.
À côté du salon où M. Fabry recevait sa clientèle, se trouvait un petit cabinet de travail dont la porte était située en face de la cheminée du salon. Lorsque l’abbé entra dans le salon, M. Fabry sortit du cabinet.
Pouvez-vous, lui dit l’abbé, me donner quelques instants ?
Certainement, monsieur l’abbé, répondit celui-ci. Fabry reconnut de suite l’abbé Romilly : il l’avait vu en chaire, et il professait pour son beau talent une grande admiration.
L’abbé expliqua à M. Fabry ce qu’il désirait, et, les arrangements terminés, on causa. |199
Je vais, dit le librairie, éditer un ouvrage que je crois appelé, à un immense succès. Il est de l’auteur connu sous le nom de Henri Lesueur. C’est une œuvre d’une haute portée philosophique, qui augmentera beaucoup, la réputation de cet écrivain.
Mais enfin, dit l’abbé, quel est ce Henri Lesueur que tout le monde lit et que personne ne connaît ? comment, depuis trois ans, le mystère dont il s’enveloppe ne s’est-il pas dévoilé ? Voyons, M. Fabry, dites-moi ce secret.
Impossible, M. l’abbé. M. Henri Lesueur m’a promis que je serais son seul éditeur à la condition que je cacherai toujours son nom : j’ai donné ma parole, je la tiendrai.
Mais c’est inconcevable, poursuivit l’abbé ; après, des succès éclatants et dans tous les genres, comment se fait-il que son incognito n’ait pas été trahi ? il n’est pas probable que vous possédiez seul son secret ; il doit avoir une position dans le monde. Ceux qui l’entourent doivent être dans sa confidence : il a des amis bien discrets !
Dans ce moment M. Fabry se leva pour entr’ouvrir une fenêtre, afin de laisser échapper de la fumée qu’un vent assez violent faisait pénétrer dans le salon. Le courant d’air fit brusquement ouvrir la porte mal fermée du cabinet, et l’abbé Romilly debout devant la glace qui lui renvoyait parfaitement la vue de l’intérieur du cabinet, |200 aperçut assis auprès d’une table et corrigeant des épreuves, Paul, son neveu.
Comment mon neveu se trouve-t-il ici ? dit l’abbé Romilly, en désignant Paul au libraire.
M. Henri Lesueur est votre neveu ! et vous prétendiez ne rien savoir ! M. Romilly, c’était donc une épreuve, que vous me faisiez subir ?
Une épreuve ! que voulez-vous dire ? ce jeune homme serait Henri Lesueur ?
Lui-même.
Paul absorbé dans son travail n’avait rien entendu. Mais tout à coup il sent deux mains presser sa tête et des lèvres qui impriment un baiser sur son front. Il regarde et voit son oncle. Des larmes de bonheur coulaient sur les joues du vieillard.
On s’explique. Paul est tour à tour grondé et caressé par l’abbé ; celui-ci déclare à son neveu qu’il entend que le voile de l’anonyme soit complètement déchiré et que le nouvel ouvrage édité par M. Fabry porte le nom de Paul Sardan.
Paul avait pris avec son oncle les habitudes de soumission qu’il gardait envers sa mère ; il consentit à tout ce qu’on voulut.
Nul sur la terre n’est absolument parfait. Paul au fond de son cœur ne fut peut-être pas très-fâché d’être contraint à mettre son nom sur, ses œuvres. S’il était possible qu’il y eût au monde un auteur qui n’eût rien à démêler avec le démon de l’orgueil, cet auteur eût |204 été Paul. Mais nous n’osons affirmer que notre héros fût à ce point dépouillé du vieil homme, et que ce bruit fait autour de son nom, dont la seule idée l’effrayait au commencement de sa carrière, n’eût pas fini par lui paraître sinon désirable au moins facile à supporter.
Paul fit plus de résistance quand son oncle le pressa de quitter son emploi. Il disait avec raison que ses appointements lui étaient nécessaires.
— Mais tu as la fortune de ta mère, et je sais que M. Fabry t’a payé tes œuvres consciencieusement, tu as gagné beaucoup d’argent... Allons ! tu rougis, n’en parlons plus, je soupçonne là-dessous quelque généreux mystère. Je ne veux rien savoir.
Seulement je veux que tu abandonnes un travail ingrat qui fait perdre un temps précieux à un homme de lettres... Vous êtes chez moi, Monsieur, et vous ferez ma volonté !
Ce fut le lendemain de ce jour mémorable que.l’abbé Romilly revint avec son neveu chez madame de Berthonville, et que nous fûmes tous frappés, on s’en souvient, de l’air radieux de notre excellent abbé. C’était le 1er février. |202
XXII
LA VICOMTESSE DE ROQUEVAIR À MADAME EMMA DE HANLAY.
Décembre 184...
« Il est vrai, ma chère amie, que toutes les épreuves dont je vous ai fait le récit ont été pour moi très-pénibles à supporter, mais à côté des malheurs qu’il nous envoie, Dieu place souvent des consolations qui nous font souffrir sans murmures les amertumes de la vie.
« Au moment où, même en vendant Roquevair plus cher qu’il n’avait été acheté, nous ne pouvions éviter de tomber dans une affreuse misère, qu’il m’eût été difficile de supporter avec résignation, car enfin je suis mère, on a envoyé en trois fois différentes à mon mari, à titre de restitution, des sommes assez considérables. Nous avons pu libérer une partie de la propriété pour y vivre sans augmenter le chiffre de nos dettes.
« Alors, plus calme, je me suis dévouée à mon mari et à ma fille.
« La solitude, la pauvreté, les craintes de l’avenir ont amené entre M. de Roquevair et moi une intimité qui n’avait jamais pu s’établir dans le grand monde. Était-ce ma faute, était-ce celle
du tourbillon dans lequel nous vivions ? Je ne le sais pas ; mais à coup sûr, nous avons découvert ici que nous ne nous connaissions |203 pas : mon mari prétend avoir eu en moi, pendant de longues années, un trésor dont il n’avait jamais apprécié la valeur. Il en est résulté que nous avons recommencé une nouvelle vie. Aussi, j’ai béni la pauvreté ; c’est à elle que je dois d’être heureuse du seul bonheur qu’un cœur honnête puisse
envier, une affection légitime fondée sur l’estime et sur une confiance réciproque.
« Riez-en, si vous le voulez, mais à trente-six ans je commence à réaliser les rêves charmants de la jeunesse, et j’ai la certitude que cette félicité, si lente à arriver, sera durable.
« Ma fille a dix-sept ans. Elle répond à toutes nos espérances. Sa raison est parfaite. Elle a accepté notre détresse d’abord, ensuite notre médiocrité, avec un courage qui ne s’est pas démenti un seul instant. Sa vivacité, sa gaieté mettent la vie dans notre intérieur. Marie est l’ange chargé d’éloigner de son père et de moi toutes pensées sombres, tous regrets du passé, tous soucis pour l’avenir.
« Le jour où je crus qu’il faudrait vendre Roquevair, j’éprouvai une grande douleur ; mais du moment que la restitution mystérieuse nous eut permis de conserver ici un abri et d’y vivre, il m’a semblé que le malheur ne pouvait plus m’atteindre.
« Ma fille est douée d’une intelligence vraiment supérieure. Elle aime passionnément la lecture. Aussi, nous faisons venir tous les ouvrages nouveaux qui nous paraissent mériter d’être lus. C’est notre seule dépense |204 de luxe. Nous faisons un choix pour ma fille, elle a déjà une fort bonne bibliothèque.
Parmi les écrivains modernes, notre auteur de prédilection est Henri Lesueur ; ma fille surtout-en est véritablement enthousiasmée ; elle sait par cœur toutes ses poésies, et je crois qu’elle ne passe pas un seul jour sans lire quelques pages de son auteur favori.
« Nous avons appris avec beaucoup de surprise que personne ne connaît Henri Lesueur, à Paris ni ailleurs. Ce nom est un pseudonyme ; on n’a pu découvrir le véritable.
« Ce mystère, je le crois, augmente encore le goût de ma fille pour cet auteur ; elle soutient que si elle vivait dans le même monde que lui, elle le devinerait de suite. M. de Roquevair prétend que Marie a une véritable passion pour cet inconnu. Je serais quelquefois tentée de le croire.
« Sans m’inquiéter de ce goût si prononcé, mais si peu dangereux, je n’approuve pas trop les plaisanteries continuelles que Jacques fait à Marie à ce sujet. Ces plaisanteries sont acceptées par ma fille avec beaucoup de gaieté. Pour elle et pour son père, c’est un jeu d’esprit qui les amuse. Seulement je trouve qu’il se prolonge un peu trop….
ROQUEVAIR, 10 janvier.
« Vous me demandez, ma chère amie, si j’ai entendu parler des anciens propriétaires de Roquevair. Je ne crois pas que vous ayez un grand désir de connaître la |205 destinée des Sardan, mais vous voulez savoir si j’ai entièrement oublié les premières années de ma jeunesse.
« Je suis trop heureuse du présent pour redouter les souvenirs du passé. Roquevair en est rempli, je ne cherche point à les
éloigner. Mon mari les connaît tous, il m’y ramène souvent lui- même. Sans m’expliquer entièrement, je puis vous dire que le vicomte de Roquevair connaît Paul personnellement, et qu’il a pour lui une haute estime. A ses yeux Paul est ce qu’il a toujours été aux miens, un homme très-distingué.
« Je sais que M. Sardan a perdu sa mère et qu’il habite avec l’abbé Romilly, ce célèbre orateur dont vous m’avez souvent parlé. Il est de la Corrèze et parent de la famille Sardan par les Rouvray. Paul est employé dans les bureaux du ministère de la guerre. Son frère est colonel d’un régiment de cavalerie.
« On annonce un nouvel ouvrage d’Henri Lesueur. C’est, dit- on, un livre de philosophie. Marie assure qu’elle n’est pas effrayée de ce grand mot, et qu’elle dévorera le livre de son ami inconnu jusqu’à la dernière page.
« Nous avons encore reçu, toujours à titre de restitution, vingt mille francs. Ainsi Roquevair va se trouver libre d’hypothèques.
« L’abbé Romilly vient prêcher cette année le Carême à Tulle. Tous les Corréziens se font une fête de le voir arriver. Pour moi qui, dans mon enfance, ai si souvent admiré son portrait placé alors dans le grand salon de |206 Roquevair, j’éprouve à son égard une grande curiosité. Il a bien trente-cinq ou quarante ans de plus que son portrait ; il est à croire que je ne le reconnaîtrai
pas.
« M. de Roquevair veut entendre l’abbé Romilly, et parler avec lui de Paul Sardan. Nous irons passer le temps du carême à Tulle. »
XXIII
Le vicomte de Roquevair avait reçu sans trop de surprise le premier envoi d’argent qui lui avait été fait. Le deuxième et le troisième l’étonnèrent beaucoup. Le quatrième lui inspira des soupçons qu’il voulut éclaircir.
Par délicatesse, il n’avait pas cherché à connaître, et même à deviner quel était l’auteur de ces restitutions. Tous ceux avec lesquels il avait perdu étaient ou ruinés eux-mêmes, ou des fripons exerçant à l’étranger et même en France, le métier de faire des dupes. L’argent qui lui avait été envoyé ne pouvait venir de là.
M. de Roquevair avait été intimement lié avec M. de ***, devenu alors préfet de police ; il lui écrivit confidentiellement et lui exposa ses doutes.
Le préfet de police se mit à la disposition du vicomte pour les éclaircir. Ses agents, munis des indications fournies par M. de Roquevair, commencèrent leurs recherches, et quinze jours après, le vicomte reçut une lettre du préfet de police. Elle contenait ces mots ; |207
« Les sommes qui vous ont été adressées à quatre époques différentes viennent d’une seule personne, M. Paul Sardan,
demeurant à Paris, chez son oncle, l’abbé Romilly, rue de Lille,
97. »
Le vicomte répondit :
« Mon cher préfet, M. Paul Sardan n’a pas de fortune, il est obligé pour vivre de travailler dans les bureaux du ministère de la guerre ; cet argent ne peut venir de lui. Il serait tout au plus un intermédiaire dans cette affaire. Le véritable auteur de l’envoi est toujours pour moi à l’état d’inconnu. Vos agents ne se sont pas montrés pour cette fois très-habiles. »
L’abbé Romilly arriva à Tulle, et deux jours après le vicomte de Roquevair recevait une nouvelle lettre du préfet de police.
« Mes agents sont très-habiles, mon cher vicomte. C’est M. Sardan qui vous a fait remettre tout l’argent que vous avez reçu. De plus, apprenez un secret qui dans deux jours sera connu de tout Paris et bientôt du monde entier. C’est que le fameux Henri Lesueur, dont les écrits ont obtenu un si éclatant succès, n’est autre que M. Paul Sardan lui-même. L’ouvrage annoncé par les journaux va paraître avec le nom véritable de l’auteur, Paul Sardan. »
Tout fut expliqué pour te vicomte de Roquevair : Paul était son bienfaiteur. Le vicomte appréciait trop bien la noblesse du caractère de Paul pour ne pas comprendre que ce n’était pas seulement une affection |208 étouffée dans son principe qui lui avait inspiré tant de dévouement et de sacrifices, mais encore plus la reconnaissance de ce qu’il devait à l’abbé de Vermot.
Il se demanda comment il pourrait faire pour s’acquitter à son tour envers Paul. Une idée subite se présenta à son esprit, il appela sa fille.
Marie, lui dit-il, je connais le véritable nom de Henri Lesueur.
La jeune fille devint très-pâle.
Mon Dieu ! se dit le père de Marie, y aurait-il quelque chose de sérieux dans les sentiments de cette enfant pour un inconnu ? S’il en est ainsi, soyez béni, ô mon Dieu !
Mon enfant, poursuivit le vicomte, Henri Lesueur est libre. Son véritable nom n’avait avant lui aucune illustration ; mais celle qu’il a acquise est à tes yeux comme aux miens, la plus noble de toutes. Je t’ai dit souvent que je croyais que tu aimais l’auteur des Rêveries d’un solitaire. Je voudrais aujourd’hui, ma fille, avoir dit la vérité.
Mon père, serait-il possible ?... parlez-vous sérieusement ? Eh bien ! alors, écoutez-moi. Oui, j’aime M. Lesueur, parce que j’ai cru voir dans ses ouvrages les épanchements d’une belle âme, un amour sublime pour la vertu ; je me suis dit que lorsqu’on écrivait ainsi, on devait approcher de bien près de cette perfection idéale qu’on cherche toujours et que l’on rencontre si rarement. Il est vrai, mon père, que je me, suis livrée à mon |209 enthousiasme avec d’autant plus de facilité, que je le croyais sans danger. Mais à présent, mon père, que vous me faites entrevoir, une espérance, eh bien ! je le sens, si elle ne se réalisait pas, il me faudrait du courage pour ne pas me
trouver malheureuse.
Tu seras heureuse, je l’espère ; mais, ma fille bien-aimée, je dois te prévenir que M. Lesueur n’est plus jeune, il est presque de mon âge : trois ou quatre ans de moins, je crois ; il a donc trente-sept ou trente-huit ans.
Mais, mon père, vous n’êtes pas vieux ; et vous êtes encore plus beau que tous les jeunes gens que je connais.
Ah ! petite flatteuse, prenez garde, si vous tenez à la beauté, il faut bien vous dire que M. Lesueur est très-laid.
D’abord, mon père, je ne tiens pas du tout, mais du tout à la beauté ; et puis, il est impossible qu’une belle âme et une haute intelligence ne jettent pas quelque reflet sur les traits les plus irréguliers. Mais, mon père, pourquoi l’appelez-vous toujours Henri Lesueur ? Dites-moi son véritable nom.
Le vicomte nomma Paul Sardan. — M. Sardan ! s’écria Marie, l’ancien propriétaire de Roquevair ! celui que...
Que ta mère devait épouser ; oui, ma fille, elle m’a préféré à lui, et c’est la seule faute de sa vie ! |210
Ô mon père, que dites-vous ?
La vérité, mon enfant ; mais cette faute, tu le comprends, je ne puis la lui reprocher. Quand je lui apprendrai tout ce que nous devons à M. Paul Sardan, elle trouvera que ce n’est pas trop pour nous acquitter envers lui que de lui offrir notre cher trésor. Paul a beaucoup aimé ta mère : tu es la vivante image de sa Cécile. Il t’aimera, ma fille, surtout quand il apprendra que tu l’as aimé, parce que tu as deviné son cœur dans ses ouvrages.
Alors, M. de Roquevair raconta à sa fille ce que Paul avait fait pour eux. Marie pleura d’attendrissement et de reconnaissance. Après une longue conversation avec sa femme, le vicomte fut trouver l’abbé Romilly : il lui apprit tout ce qui s’était passé.
Nous pouvons, dit le vicomte, accepter les bienfaits d’un fils, mais non de celui qui voudrait rester pour nous un étranger.
L’abbé écrivit à Paul de se rendre de suite à Tulle. Paul vit Marie. Il crut retrouver sa chère Cécile telle qu’il l’avait vue la dernière fois.
Un mois après, l’abbé Romilly bénissait l’union de Marie de Roquevair avec le vicomte Paul Sardan de Roquevair. Le père de Marie avait obtenu pour son gendre le droit de prendre le nom, le titre et les armes des Roquevair.
Deux ans après, j’ai vu un héritier des Roquevair essayer |214 ses premiers pas sur une magnifique pièce de gazon placée au milieu de la grande cour. Il a la beauté de sa mère ; on espère qu’il aura le génie et surtout le cœur de Paul.
FIN.
CORBEIL. — Typ. et stér. de CRÉTÉ.
NOUVELLE BIBLIOTHEQUE
À L’USAGE DES FAMILLES UN FRANC LE VOLUME.
*
* *
M. DE SAULCY, membre de l’Institut. — Voyage autour de la mer Morte. 2 vol.
M. L’ABBÉ DOMENECH. — Voyages dans les solitudes, américaines : le Minesota. 1 vol.
AUGUSTE MÉRAL. — Les Roquevair.
L’homme aux romans. 1 vol.
CHARLES AUBERIVE. — Les bandits célèbres du dix-septième siècle. 1 vol.
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LE BARON D’ANGLURE. — Le saint Voyage de Jérusalem, 1395. 1 vol.
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Mlle ÉMILIE DE VARS. — Geneviève de Paris. 1 vol.
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Le Roman de ma portière. 1 vol.
Mme DE LA BÉRANGÈRE. — Le Retour des Tribus captives.
P. CAMUS, évêque de Belley. — Alcime. 1 vol.
VICTOR DE SAINT-PREUIL. — Ève dans l’Éden. 1 vol. LOUIS DUMONTEIL. — Un ambitieux de Province. 1 vol.
La Petite Main de bronze. 2 vol.
*
* *
Le roman est une forme littéraire universellement adoptée aujourd’hui. Il faut donc écrire le roman et se servir de lui pour répandre dans les intelligences les grandes et impérissables idées du vrai et du beau. Il faut que le roman, sous la forme la plus attrayante, soit un éducateur, un conseiller délicat, un ami qui nous dise toute chose, et nous montre la vie dans ses phases diverses avec ses joies, ses épreuves, ses dangers, ses chutes, ses dégradations, pour que chaque âme se voie elle-même dans ce drame qui lui rappelle sa propre existence, et pour qu’elle s’en impressionne de manière à en tirer une leçon perpétuelle de vertu.
CORBEIL, typ. et stér. de CRÉTÉ.
Quelques données sur l’auteure
Autant l’abbé Michon a fait l’objet de recherches variées en rapport avec la diversité de ses talents et les rebonds tumultueux de sa carrière, autant son amie et collaboratrice Émilie de Vars, pourtant également subtile et diverse, ne paraît pas avoir retenu jusqu’à présent l’attention que semblent pourtant mériter autant sa vie que ses œuvres.
Nous ne donnerons pas ici une réelle étude, mais nous donnerons au moins son état civil, qui ne semble jusqu’ici avoir intéressé personne, au point que ni la date exate de sa mort, ni l’année même de sa naissance ne paraissaient avoir été jusqu’ici été établies.
Voici donc quelques données de base, à partir desquelles on pourrait diriger des recherches plus approfondies, tant sur l’ensemble de sa vie et de son œuvre, que plus particulièrement sur les soubassements de ce roman et notamment de son arrière-plan étampois, qui reste à préciser et à éclaircir.
N°10 – Mariage de Jean Devars avec Cécille Susanne Elisabeth Dumartray – L’an mil huit cent sept, le vingts deux juillet, par devant nous François Roy maire et officier de l’état civil de la commune de St Preüil, canton de Chateauneuf,
departement de la Charante, sonts comparus sieur Jean Dévars employé dans les droits réunis, fils majeur agé de vingts quatre ans et quelques mois pour être née le vingts deux mai mil sept cent quatre vingts trois ainsy qu’il résulte de l’extrait du régistre des actes de l’état civil de la commune de Moinfond arrondissement communal d’Angoulesme pour l’année mil sept cent quatre vingts trois # [# délivré par Lavauzelle segretaire general de la prefecture de ce departement le trois juillet mil huit cent sept, signé Lavauzelle ] est née en la ditte commune de Moinfond, demurants au chef lieu de la commune de Rouliac [Rouillac], fls de sieur Claude Devars des Barriere prpriaitaire demurants en la commune de Chongnies pres Engoulesme consentant au dit mariage ainsy qu’il resulte de sa procuration passé à Engoulesme par Lescallier et son confrere notaire public à l’arrondissement du dit Engoulesme le vingts neuf juin mil huit cent sept signé Léscullier et Aubin, enregistré [à] Angoulesme le huit le huit juin mil huit cet sept, signé Richard et visé par le présidant du tribunal civil de premiiere instance de l’arondissemnt d’Angoulesme le premier juillet mil huit cent sept, signé Fouchet, laquelle sera annexée au présant acte, et de dame Marie Anne Marie du Frénau si devant son épouse, et demoiselle Cécille Suzanne Elisabeth Dumartray âgé de vingt trois ans quelques mois, pour être née le huit novembre en la commune de St Preüil, où elle a son domicille, fille majeure de sieur Guillaume Dumartray et de Anne Croix de Foubelle propriaitaire demurants au lieu de Puiroyet, commue de S Preüil, ainsy qu’il résulte de l’extrait du régistre des acte de l’état civil de la commune de St Preüil pour l’anné mil sept cent quatre vingts trois, signé Lavauzelle ségrétaire général, lsquels nous ont requis de proceder à la clébration du mariage projetté entre eux, et dont les publications ont été faitte dévant les prinsipalle porte des maisons commune de Rouliac les
douze et dix neuf juillet mil huit cent sept à l’eure de midy par
P. Maurin maire, ainsy qu’il resulte du certificat délivré par le dit maire le vingt un du presant, signé P. Maurin, et par l’adjoint de la commune de Champnier les douze et dix neuf ausy du presant mois de juillet mil huit cent sept au lieu ordinaire à dix heures du matin ainsy qu’il resulte du sertificat délivré par le dit adjoint le vient un juillet mil huit cent sept, signé Dubois adjoint, et à St Preüil par le maire devant la prainsipalle porte de l’église de la commune les douze et dix neuf juillet présant mois savoir la première à l’eure de midy et la segonde à l’eure de neuuf du matin ; aucunne oposition au dit mariage ne nous ayant été signifiée, faisant faisants [sic] droit à leur requisition aprèes avoir donnée lecture de toutes les piece cy dessus mensionne et du chapitre six du code sivil intitulé Du mariage, avons demandé au futur époux et la future épouse s’ils veullent se prendre pour marie et pour famme, chaqun d’eux ayants repondu séparément et afirmativement, déclarons, au nom de la loi, que Claude Devars, et Cecille Suzanne Elisabeth Dumartray sont unis par le mariage. De quoy avons dréssé le présant acte en présance de sieur Guillaume Dumartray icy présant et consentent au dit mariage, et Jean Bourrat âgé de vingts cinq ans reçeveur à cheval de droits reunis au chef lieu de la commune de Rouliac, y demurants, de Jean Lys agé de vingts cinq ans propriaitaire demurants commune de Plasac, arrondissement de Jonzac, departement de la Charante inférieure, Jean Léonor Norric agé de Sinquante cinq ans propriaitaire demurants [à] Angoulesme chel lieu de ce departement et de Guilhaume Bernard Joseph Puisaud âgé de quarante deux ans proffession de cultivateur demurants au lieu de la Métérie, commune de St Preüil, thémoins connu qui ont avec nous signé le presant acte après que lecture leur en a été faitte, exsepté le dit Puisaud qui a declaré ne le savoir. –
Aprouvé le renvoie pour valloir ainsy que trois mots interligne et regeté pour nuls trois mots rayé. – Suit la procuration dont est mentionde l’autre pars. Par devant nous Gabriel Lescallier et son confrere notaire public à la résidance d’Angoulesme et fut presant monsieur Claude Devars demurants au chef lieu de la commune de Champniers [Chaniers], lequel de son grée et vollonté a fait et constitué son procureur general et spesial Jean Michel Rideau Dudognon son couzain germin auquel il donne pouvoir de pour luy et en son nom sa personne représanter devant tout notaire et autre personne public qu’il apartindra à l’effet de consentir au maraige proposé d’entre sieur Jean Leonard Desvars son fils légitime et de dame Anne Marie cy devant son épouse, avec demoiselle Cécille Suzanne Margueritte Elisabeth Dumartray fille de monsieur Guillaume Dumartray et de dame Anne Susanne Sara Emilie Croix de Fonbelle son épouse au lieu de Puiroyet commune de St Preüil, canton de Chateauneuf asister à la sélébration du dit mariage et générallement faire raison de de ce tant que sera jugé nésésaire et convenable par le dit sieur procureur constitué, p[r]ometant, oblige[a]nt et fait et passé [à] Angoulesme en l’étude avant midy le vingts neuf juin mil huit cent sept, et le dit sieur Devars a signé. Un mot nul le mot juillet et gl rayé nul. Claude Devars, Aubin, Lescalliers. Enregistré Engoulesme le trente juin mil huit cent sept, reçu un franc dix sentime, signé Richard ; nous Pierre Souchet présidant du tribunal sivil de premiere instance de l’arondisement d’Angoulesme certifions que le sinature apposée au bas de l’acte des autre pars sont selle d’Aubin et Lescullier notaire public de cette ville et que foi doi y étre ajouté, Angoulesme le premier juillet mil huit cent sept, signé Foucht. Est à l’instant intervenuee la dame Anne Croix de Fonbelle mere de la future qui consent ausy au dit mariage et a ausy signé avec nous après que lecture du tout a eté de nouveau
fait. – [Signé :] Cecile Dumartray – Devars – Dumartray – Fonbelle Dumartray – Horric Devars – Vidaud Dudognon – Louise Dumartray – Alphonse Dumartray – J. L. Horric – Bourrat – Lys – Pellachonnée Ferpaud – [trois points maçonniques alignés entre deux barres parallèles horizontales] Roy [paraphe] maire.
N°20.
Naissance de Suzanne Cécile Emilie Louise Eléonore Dévars. – L’an mil huit
cent dix le six septembre par devant nous François Roy maire et officier
public de l’état civil de la commune de St Preuil, canton de Chateauneuf,
cinquième arrondissement du département de la Charente, est comparu Françoise
Fourétier femme de Jean-Jean qui ont profession de cultivateurs âgée de quarente
ans demeurante au chef lieu de la commune de Bouteville, laquelle nous a
déclaré que le jour de hier cinq du présent à trois heures après midi est
né un enfant du sexe féminin en la maison du sieur Dumartray, située au lieu
de Puiroyet en cette commune, qu’elle nous a présenté et auquel elle a déclaré
donner les prénoms de Suzanne, Cecille, Emilie, Louise, Eléonnore, lequel
enfant est né de Jean Léonnor Dévars, receveur à cheval dans les droits réunis
à la résidance de Champlects [Champleix?], arrondissement d’Issoire, département
du Puy-de-Dôme, agé de vingt huit ans, et de Suzanne Emilie Cécile
Emilie Louise Dumartray son épouse, la dite déclaraton faite par la dite
Forétier qui a assisté aux couches de la dite dame Devars et en présence
de Jean Bernard, agé de soixante-deux ans demeurant au lieu de Gautier, de
François Angelier agé de soixante-six ans demeurant au lieu de la métairie,
qui ont l’un et l’autre profession de cultivateur, leurs demeures en cette
commune, la déclarante a déclaré ne
sçavoir signer, les temoins ont avec nous signé excepté le dit Angelier qui a déclaré ne le savoir après que lecture du présant acte leur a eté faite, rejetté un mot rayé pour nul, et approuvé le mot agée surchargé de la quatrième ligne pour valloir. – [Signé :] Bernard – Roy [paraphe] maire.
Émilie de Vars (1810-1877), Les Enfants de Clovis (in-16 ;
212 p.), Paris, Pouget-Coulon (« Bibliothèque catholique de voyages et de romans »), 1858.
Émilie de Vars, Geneviève de Paris [in-16 ; 240 p.], Paris, Bureau de la Bibliothèque catholique de voyages et de romans, 1858.
Émilie de Vars, Le Roman de ma portière (in-16 ; 224 p.), Paris, Pouget-Coulon, 1858 (« Bibliothèque catholique de voyages et de romans »), 1858.
Émilie de Vars (sous le pseudonyme d’Auguste Méral), L’homme aux romans (in-16 ; 215 p.), Paris, Pouget-Coulon (« Bibliothèque catholique de voyages et de romans »), 1858.
Émilie de Vars (sous le pseudonyme d’Auguste Méral), Une déception (in-12 ; 194 p.), Paris, Victor Sarlit (« Nouvelle bibliothèque de voyages et de romans à l’usage des familles »), 1860.
Émilie de Vars (sous le pseudonyme d’Auguste Méral), Les Roquevair (in-12 ; 211 p.), Paris, Victor Sarlit (« Nouvelle bibliothèque de voyages et de romans »), 1860.
Recension de William O’Gornam, in Revue critique des livres nouveaux 27 (1859), p. 411 :
« NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE de voyages et de romans, à 1 franc le volume. Les Roquevair, par Aug. Méral. Paris, Victor Sarlit, rue Saint-Sulpice, 85 ; 1 vol. in-12.
« Avant d’entrer en matière, M. Auguste Méral, par la bouche de l’abbé Romilly, indique un moyen très-facile et très-simple de contre-balancer les effets déplorables que les mauvais romans produisent : c’est de faire de bons romans. Facile ! cela vous plaît à dire, Monsieur l’abbé ; si par bons vous entendez seulement des romans moraux, oui, cela est facile : il suffit d’avoir un cœur honnête, et, Dieu merci, ce n’est pas chose si prodigieusement rare.
« Mais si vous entendez par là des romans où des caractères vivants se meuvent au milieu d’une action qui unit la vraisemblance à l’intérêt, où se fondent harmonieusement l’idéal et le réel ; des romans écrits d’un style pur, animé, poétique et simple pourtant, oh ! alors, Monsieur l’abbé, n’écrit pas qui veut de tels romans, car n’est pas qui veut un grand écrivain.
« Sans réaliser de tout point cet idéal, M. Auguste Méral nous raconte avec agrément et intérêt l’histoire d’un homme qui cache, sous un extérieur disgracieux et gauche, l’âme la plus noble et les talents les plus distingués. Nous trouvons bien quelque peu invraisemblable que Paul Sardan, poëte, philosophe, naturaliste, musicien, dessinateur, de première force à l’escrime et au pistolet, puisse commettre toutes les balourdises que l’auteur lui prête, et passer pour un niais et un imbécile auprès de ceux qui le voient tous les jours. Malgré cette invraisemblance, nous sympathisons avec ce brave garçon, et nous sommes très-contents de le voir, à la fin, après tous ses malheurs et tous ses sacrifices, obtenir et la renommée et le bonheur.
« Le style, malgré de légères incorrections (de suite pour tout de suite, par exemple), est vif, facile, et de jolies descriptions varient le récit. Enfin ce petit roman, joignant à ces mérites celui d’une irréprochable moralité, nous le recommandons avec plaisir et en toute conscience. W. G. »
Émilie de Vars, Radégonde (in-12 ; 176 p.), Paris, Victor Sarlit (« Nouvelle bibliothèque de voyages et de romans »), 1861.
Émilie de Vars, Lettre à M. Louis Veuillot sur le Parfum de Rome (in-8° ; 16 p.), Paris, É. Dentu, 1862.
Émilie de Vars, La Joueuse, mœurs de province (in-18 ; II+241 p.), Paris, Michel Lévy frères, 1863.
Émilie de Vars (sous le pseudonyme d’Auguste Méral), Mémoires d’une institutrice (in-18 ; 304 p.), Paris, Librairie internationale (A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie), 1867.
Émilie de Vars, Les Ultra-catholiques (in-18 ; XII+276 p.), Paris, É. Dentu, 1870.
Émilie de Vars, Les Ultra-catholique. Lettres à une femme du monde. 2e édition, revue (in-12 ; XX p. ; ne contient que le titre, la dédicace et la préface de la 2e édition), Paris, Sandoz et Fischbacher, 1872.
Émilie de Vars, « De la graphologie dans ses rapports avec la psychologie et la littérature » (suite d’articles), in La Graphologie. Journal des autographes (hebdomadaire) 1873.
Émilie de Vars, Histoire de la graphologie. Suivie d’un Abrégé du système de la graphologie (in-12 ; 70 p. ; 1ère édition), Paris, É. Dentu, 1874.
Émilie de Vars (sous le pseudonyme : Un Ami de l’abbé X), Les amours d’une cosaque (in-18 ; 252 p.), Paris, A. Degorce- Cadot, 1875.
Émilie de Vars, Histoire de la graphologie. Suivie d’un Abrégé du système de la graphologie. 2e éd. (in-12 ; 69 p. ; fac- similés), Paris, Librairie moderne, 1877.
Émilie de Vars (†1877), Histoire de la graphologie. Précédée d’un Abrégé du système de graphologie, avec une préface par J.-H. Michon. 3e édition, corrigée (in-18 ; 72 p. ; fac-similés), Paris, Bureau du journal de La Graphologie (« Bibliothèque graphologique »), 1879.
948 – Acte de décès du vingt neuf avril mil huit soixante dix sept, à une heure un quart du soir – Ce matin, à quatre heures, est décédée en son domicile, rue Chanaleilles n°5, Cécile Émilie de Vars, rentière, âgée de soixante-six ans, née à Saint- Preuil (Charente), célibataire, fille de Léonard de Vars et de Cécile du Martray, son épouse. – Le décès a été constaté suivant la loi, par nous Jacques Eugène Dauchez adjoint au maire du septième arrondissement de Paris, officier de l’état civil, chevalier de la légion d’honneur, et le présent acte rédigé sur la déclaration de Joseph Mattern, employé âgé de quarante un ans, boulevard des Invalides n°14, et de Pierre Audoire, âgé de quarante neuf ans, rue de Grenelle n°105, qui ont signé avec nous après lecture. – [Signé :] Mattern – P. Audoire – Eugène Dauchez.
(que nous n’avons pu consulter)
Jean-Hippolyte Michon (1806-1881), Nécrologie. Émilie de Vars (in-8° ; 8 p. ; extrait du journal La Graphologie du 15 mai 1877), Orléans, A. Chérié, 1877.
CRÉDITS
Page 1 de couverture : château corrézien de Chaban d’après une carte postale ancienne — pp. 1 et 3 : logo du Corpus Étampois dessiné par Gaëtan Ader — p. 4 : Couverture de l’exemplaire du roman mis en ligne par la BnF sur son site Gallica — p. 10 : gravure non signé extraites des Environs de Paris illustrés, édition de 1881. — pp. 17 et 35 : gravures extraites du Limoges illustré de 1908 — p. 37 (et 1 de couverture) : blason des Roquevair dessiné par Bernard Gineste.
TABLE DES MATIÈRES
Préface 5-6
CH. I. |
Quel agréable souvenir je |
|
conserverai... |
10-17 |
|
CH. II. |
Madame de Berthonville avait |
|
entrepris… |
18-21 |
|
CH. III. |
Un soir la fille de madame Prémian…. |
22-29 |
CH. IV |
Le dimanche suivant l’abbé vint |
|
seul… |
30-34 |
|
CH. V |
Transportez-vous sur les confins de la |
|
Hte-Vienne… |
35-46 |
|
CH. VI. |
C’était le 21 février 1814… |
47-56 |
CH. VII. |
Au commencement des guerres de |
|
religion… |
57-62 |
|
CH. VIII. |
Dans les dernières années du règne de |
|
Louis XIV… |
63-69 |
|
CH. IX. |
Louise avait trop de pénétration… |
70-77 |
CH. X. |
Nous avons laissé les deux enfans… |
78-89 |
CH. XI. |
Une des phases de la destinée de |
|
l’Empire… |
90-99 |
|
CH. XII. |
Vraiment, Paul, les sept ans qui se |
|
sont écoulés… |
100-108 |
|
CH. XIII. |
Ma mère, mon ami, a fort mal |
|
accueilli… |
109-122 |
CH. XIV. |
C’est M. Jacques qui veut acheter |
|
Roquevair… |
123-129 |
|
CH. XV. |
Mon douloureux sacrifice est |
|
accompli… |
130-131 |
|
CH. XVI. |
Paul était à la fois une nature |
|
énergique et faible… |
132-141 |
|
CH. XVII |
Ma destinée est irrévocablement |
|
fixée… |
142-153 |
|
CH. XVIII. |
Le lendemain de ce jour si |
|
douloureux… |
154-158 |
|
CH. XIX. |
Louis sortit de l’hôtel : Paul monta… |
159-185 |
CH. XX. |
Quelques années se sont écoulées… |
186-193 |
CH. XXI. |
Depuis plusieurs années, Alger était… |
194-211 |
CH. XXII. |
La vicomtesse de Roquevair à |
|
madame… |
212-215 |
|
CH. XXIII. |
Le vicomte de Roquevair avait reçu… |
216-220 |
Annexe |
Émilie de Vars |
222-231 |
Crédits |
232 |
Publication du Corpus Étampois
Directeur de publication : Bernard Gineste 12 rue des Glycines, 91150 Étampes redaction@corpusetampois.com