BHASE n°9 (septembre 2014)
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BHASE n°9 (septembre 2014)


Préface

(de l’éditeur, 2014)

3-5

Avis

(de l’auteur, 1829)

9

CHAP. Ier.

Mon héros entre en scène.

10-25

CHAP. II.

Antoine la Mouche continue son voyage.

26-39

CHAP. III.

Entrée d’Antoine la Mouche à la



Rochelle.

40-67

CHAP. IV.

Antoine la Mouche et Colombe sortent de



la Rochelle.

68-87

CHAP. V.

Désespoir et consolation de M. de la



Moucherie.

88-113

CHAP. VI.

M. de la Moucherie est ambassadeur

114-137

CHAP. VII.

M. de la Moucherie est introduit à la cour.

138-161

CHAP. VIII.

Le capitaine de la Moucherie éprouve un



grand malheur.

162-183

CHAP. IX.

Histoire d’André.

184-215

CHAP. X.

La Moucherie est admis dans l’intimité



des plénipotentiaires du roi.

216-239

CHAP. XI.

Catastrophes sur catastrophes.

240-261

CHAP. XII.

Antoine de Mouchy retrouve Colombe et



se désespère.

262-277

CHAP. XIII.

Suite de la rencontre de Colombe.

278-287

CHAP, XIV.

Départ pour Étampes. André fait une



rencontre imprévue.

288-307

CHAP. XV.

Arrivée de notre héros à Étampes

308-331

CHAP. XVI.

M. de la Tour fait un voyage.

332-357

CHAP. XVII

Second voyage à Limoges.

358-383

CHAP. XVIII.

Un évêque ligueur démasqué.

384-407

CHAP. XIX.

Faction des Seize. Second Voyage à



Paris.

408-420

Annexe

Gustave Vapereau : « Pigault-Lebrun ».

421-425


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Piuault- el run


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LA SAINTE LIGUE


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ou: es Aventures d'un Étampais pendant les Guerres d t Religion

BHASE 0°9 -'D

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septembre 2014 CJlJ man



ISSN 2272-0685

Publication du Corpus Étampois

Directeur de publication : Bernard Gineste 12 rue des Glycines, 91150 Étampes redaction@corpusetampois.com

BHASE n°9

Bulletin historique et archéologique du Sud-Essonne


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Publié par le Corpus Étampois

septembre 2014


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L A

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SAINTE LIGUE.,

ou

LA MOUCHE ,

POt; .11 :..an u 06 SUl'I.G .\ U A:'<:\ .\ LBS DC f .lA.TISMF.1

IH: 1,4 S<J Pt:RSIITIO« liT DB t. UYPOCD1Sl6,


PA R PIG.\.ULT-LEBRU ,

M F. >1 11• n t; 1.1 S C t1i r i: P D l l.O l"f.C ll ll J1 •·


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TOME PREMIER.


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PA R I S.

J . N. B.\.RB A, ÉDITEU R ,

OA tE RIJ! DE CD A nTfli3' DEBR U.BB LE '.flIÉATnll f i.41iÇA JS.

G.-E. B ARBA FILS, ÉD ITECR ,

i. 11 Oil 8Slll8, Il, 33.


t 829.


Préface

Voici un roman de 1829. Son personnage principal est un Étampois dont les aventures commencent en 1576, à la veille de la sixième guerre de Religion.


C’est le tout dernier roman d’un auteur prolixe et célèbre en son temps, Charles-Antoine-Guillaume Pigault de l’Épinoy, dit Pigault-Lebrun (1753-1835), dramaturge, historien, essayiste et romancier. S’il est aujourd’hui oublié, il a pourtant été estimé et lu avec plaisir par de grands auteurs comme Stendhal, Flaubert et Paul Valéry. Qu’on se le dise.


Le titre complet de ce récit plein de vivacité est : La Sainte- Ligue, ou la Mouche, pour servir de suite aux Annales du fanatisme, de la superstition et de l’hypocrisie, par Pigault- Lebrun, membre de la Société philotechnique1. Il a été publié à Paris en 1829 par Barba, en six volumes. Nous réunissons ici les trois premiers de ces volumes en un seul premier tome, et nous ne donnerons la deuxième moitié dans un prochain numéro du BHASE.


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1 La Société philotechnique est une émanation ou une continuation, comme on voudra, de la Société polytechnique fondée par Auguste Comte.

La redécouverte de cette œuvre et son intégration à notre Musée virtuel du Pays d’Étampes enchantera sans doute tous les amoureux du Sud-Essonne. Pour autant, nous ne réclamerons pas à son auteur une rigoureuse exactitude en matière d’histoire locale ; et nous n’accableront pas le lecteur à cet égard de notes rectificatives aussi oiseuses que fastidieuses. Il ne s’agit que d’un roman. Son sous-titre indique assez,

d’ailleurs, qu’il s’insère dans une longue tradition, attestée dans le monde chrétien dès le IIe siècle de notre ère, celle du fabliau anti-clérical.


L’auteur veut avant tout nous distraire, et nous ne lui en demanderons pas plus. Mais si on veut absolument trouver aussi à cet ouvrage un intérêt documentaire, on ne doit le considérer à cet égard que comme un document intéressant l’histoire des mentalités au début du XIXe siècle.


Je n’en prendrais ici qu’un exemple, celui du traitement que fait subir notre héros étampois à un antique château dont il s’est porté acquéreur, du côté d’Arpajon2. Il a une fière idée, des plus ingénieuses, car tellement en avance sur son temps : c’est de le démanteler entièrement pour en vendre les pierres, le fer et le plomb. Ainsi pourra-t-il se bâtir une belle maison bourgeoise à moindre frais.


Faut-il dire rappeler que notre roman paraît en 1829 ? Ce n’est qu’en 1831 que Victor Hugo publiera son Notre-Dame de Paris, qui fera beaucoup pour la redécouverte du patrimoine médiéval alors en voie de disparition rapide, notamment à Étampes. Ce roman pionnier contient entre autres une


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2 Que l’auteur aurait dû appeler Châtres, puisque Châtres ne prit qu’en 1720 le nom d’Arpajon.

description du donjon étampois qu’on appelle Tour de Guinette ; description méritoire mais très indigente, qui reflète bien l’état alors embryonnaire des connaissances en la matière. Ce n’est qu’en 1836 que paraît la première étude d’histoire locale étampoise qui s’intéresse un peu à son bâti ancien. Il s’agit des Essais historiques de Maxime de Mont-Rond, dont l’auteur prendra ses rêveries pour des réalités, et lancera une légende locale promise à un bel avenir : celle des prétendus palais étampois des favorites royales Anne de Pisseleu et Diane de Poitiers.


Pigault-Lebrun s’est pris pour un véritable historien, sans doute, comme Voltaire ; il pense aussi faire une bonne œuvre en donnant au public cette histoire d’une âme étampoise, c’est-à- dire provinciale, qui progressivement se déniaise et s’élève des ténèbres d’une piété naïve à la lumière éclatante des idées de Voltaire et d’Auguste Comte.


Mais ce qui continue de donner de l’intérêt à ce roman, après deux siècles, c’est surtout la verve de son auteur, et sa bonne humeur. Voilà quelque chose d’éternellement utile à notre pauvre espèce humaine.


Bernard Gineste, septembre 2014


Pigault-Lebrun


LA SAINTE-LIGUE

ou la Mouche, pour servir de suite

aux Annales du fanatisme,

de la superstition et de l’hypocrisie


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Corpus Étampois

1829-2014


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AVIS AU LECTEUR,

introduction, préface, ce que l’on voudra, et ce qui aura le mérite d’être court.


Je n’ai jamais aimé les romans historiques ; je ne les crois propres qu’à égarer le lecteur. Quelques soins que prennent les auteurs, ils offrent presque toujours au public un mélange de fable et d’histoire plus que difficile à démêler.


Tous mes principaux personnages sont historiques ; ce que je leur fais faire d’essentiel l’est aussi : tout cela se fond dans des fictions qui rendent la vérité méconnaissable. Voilà un grand trait de ressemblance entre moi et mes devanciers ! Mais je veux avoir sur eux l’avantage de la bonne foi. Voulez-vous connaître les règnes de Henri III et de Henri IV ? consultez mon

libraire, Barba ; il vous conseillera de lire mon Histoire de France3 ; il vous en garantira la véracité et l’impartialité.


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3 Histoire de France, depuis le commencement de la monarchie jusqu’au règne d’Henry IV, inclusivement; avec cette épigraphe : la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ; par Pigault-Lebrun. 8 vol. in-8 de 600 pages chacun. Prix 48 francs (note de l’auteur).


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Colloque de Poissy en 1561


CHAPITRE PREMIER4.

Mon héros entre en scène.


C’était un homme bien recommandable, qu’Antoine de Mouchy ! Docteur de Sorbonne, professeur de théologie, science positive comme les mathématiques ; chanoine et grand pénitencier de Noyon, il parut avec éclat au concile de Trente, qui dura dix-huit ans pour l’édification des fidèles ; il plaida au colloque de Poissy, contre Théodore de Bèze, qui avait plus d’esprit que lui, et dont la grâce le fit triompher ; il fut un des juges d’Anne du Bourg, qu’il eut l’honneur de faire brûler vif. Ce coquin de conseiller au parlement était fidèle au roi, et avait des opinions qui sentaient l’hérésie. Mouchy faisait tout, et faisait, tout bien. Mais ce qui mit le comble à sa gloire, ce qui doit faire passer son nom à la dernière postérité, c’est qu’il fut nommé inquisiteur en France pour la foi. Avec quel zèle, quelle intelligence il remplit ses augustes fonctions ! Ce fut lui qui créa cette classe d’hommes si rusés, si adroits, si utiles, qui se


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4 Je préviens les lecteurs que j’ai mis en français moderne les mémoires de la Mouche (note de l’auteur).

répandaient partout, et qui partout cherchaient des huguenots. Il suffisait qu’on trouvât chez un particulier un livre qui ne fût pas approuvé de la Sorbonne, pour qu’il fût livré à la sainte Inquisition. Ô le bon temps ! Le peuple français a toujours aimé, dit-on, les allusions, les applications, et peut-être les aimera-t-il long-temps. Il nomma mouches ou mouchards, du nom de Mouchy, les hommes recommandables que l’inquisiteur employait contre les hérétiques. Ces mouches étaient et sont encore honorés dans la proportion des services éminens qu’ils rendent à la religion. Mais le Français est si léger, si changeant, si peu réfléchi, qu’il est possible que ce titre honorifique devienne une injure. Il me semble que, depuis la suppression de

l’inquisition en France, les mouches passés5 au service du gouvernement ont perdu quelque chose de leur considération, et cela est très-malheureux.


Antoine de Mouchy avait toutes les qualités possibles, ainsi que nous venons de le voir ; il avait même un point de ressemblance marquant avec les grands rois David et Salomon. Perrette du Flos lui donna un descendant, auquel le modeste Mouchy n’osa donner son nom, et à qui il fit prendre celui de sa mère.


La vérité perce toujours, quelques efforts que fasse l’humilité pour la voiler. Jacques du Flos avait à peine trois ans, que, lorsqu’il se promenait dans les rues d’Étampes avec mademoiselle sa mère, on le saluait jusqu’à terre, pour honorer dans sa petite personne les vertus éminentes de son auguste père. Pour comble d’égards, et même de respect, on lui en donna le nom, et alors les dénominations populaires se maintenaient en dépit des savans.


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5 Sic (B.G.).

Antoine de Mouchy sentait les avantages inappréciables de la science. C’est à sa profonde érudition qu’il avait dû sa promotion à la dignité d’inquisiteur, et il est beau de marcher l’égal des rois, et même de les diriger, sous des formes polies, familières aux gens bien élevés.


David avait désigné pour son successeur son fils et celui de Bethsabée ; ainsi Antoine de Mouchy voyait dans son petit Jacques un prêtre futur, peut-être un cardinal, pourquoi pas un pape ? L’ambition, quand elle est louable, est un mérite de plus. À huit ans, Jacques savait un peu lire ; à douze, il commençait à écrire ; à seize, il entendait assez bien le latin du bréviaire. Pour le préparer à entrer dans les ordres, son père lui faisait inspirer, par un vicaire de paroisse, une haine invétérée contre les huguenots. Jacques, pour s’occuper d’une manière utile, et honorable à la fois, se fit mouche, en attendant mieux.


Les deux cinquièmes des habitans d’Étampes étaient huguenots. Depuis la paix de Sens6 ils vivaient paisiblement, ne se mêlaient pas des affaires des autres, et faisaient du bien quand l’occasion se présentait. Leurs concitoyens les catholiques ne les persécutaient pas ; tolérance très-coupable sans doute ! Cependant on enlevait tous les jours quelque

huguenot, et Jacques fut soupçonné. On cessa de le saluer, et bientôt un bâton de bois de cormier lui apprit qu’il est des vertus dangereuses. Il devait persévérer dans sa louable conduite, et obtenir la couronne du martyre, que je souhaite à tous mes lecteurs, si j’en ai ; mais le bois de cormier changea tout-à-fait sa vocation.


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6 Plus communément appelée Traité d’Étigny ou Paix de Monsieur, cette paix toute provisoire mit fin le 6 mai 1576 à la Cinquième guerre de religion (B.G.).

L’abbesse d’un couvent de Visitandines d’Étampes7 se foula un poignet, en châtiant, un peu vigoureusement, une de ses religieuses. Une malade de cette importance ne pouvait être traitée par un frater ordinaire. On envoya la coche8 du monastère à Ambroise Paré, chirurgien célèbre, que les rois Henri II et Charles IX s’étaient attaché, et qui était alors au

service de Henri III.


Paré guérit l’auguste malade, et Jacques pensa qu’il valait mieux soulager des êtres souffrans, que les faire brûler, ce qui est rigoureusement vrai à l’égard des catholiques, mais ce qui n’est pas admissible envers les huguenots. Il est évident que cette opinion de Jacques était une hérésie prononcée ; mais son respectable père ne le poursuivit pas. Je blâmerais sa faiblesse s’il n’était pas mon aïeul. L’exemple d’Abraham et de Jephté eût pu l’entraîner ; mais sommes-nous toujours nous-mêmes ? D’ailleurs, c’est à cette faiblesse que je dois l’existence, et je ne dois pas la condamner.


Jacques fut étonné, confondu, émerveillé des talens d’Ambroise Paré. Il fit une cour assidue à l’homme célèbre, pendant le traitement de madame l’abbesse. Il avait une jolie figure, de l’esprit, de l’activité, et l’amour du travail. Paré le prit avec lui, et le conduisit à Paris.


Après quelques années d’application, Jacques coupait très- proprement un bras ou une jambe. L’amour de la patrie parle toujours à un cœur bien placé. Jacques revint à Étampes, et il y


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7 Petit anachronisme : l’ordre des Visitandines, fondé à Annecy par saint François de Sales et sainte Anne de Chantal en 1618, ne pouvait pas avoir de couvent à Étampes au XVIe siècle (B.G.).

8 On trouve à la bibliothèque de l’Arsenal des lettres de Henry IV à Gabrielle. Dans une de ces lettres, il lui dit : Je vous enverrai ma coche (note de l’auteur).

fit des cures merveilleuses, sans s’informer de quelle secte étaient ses malades.


Il avait vingt-deux ans, et le célibat, le plus pur des états sans doute, ne convient pas toujours à cet âge. Il vit Madeleine Tournu, fille d’un apothicaire, qui plaçait des remèdes de toute espèce avec une dextérité étonnante. Jacques avait quelquefois besoin de son ministère, et le besoin rapproche les hommes. Madeleine n’avait pas plus de goût pour le célibat que Jacques. L’apothicaire fut flatté de l’alliance d’un chirurgien de mérite. Le mariage fut arrêté, célébré, et cœtera.


La preuve la plus certaine qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul, c’est que je naquis juste neuf mois après la célébration du mariage. On me nomma Antoine par respect pour la mémoire de mon vertueux grand-père.


Tout homme est ambitieux, et Jacques voulait m’élever à la dignité de médecin. Il s’occupa sans relâche de mon éducation temporelle. Madeleine formait mon cœur à la piété la plus fervente, et elle réussit complètement. Mon père se désolait de l’inutilité de ses efforts. Mon directeur spirituel s’en félicitait, et me faisait avancer à pas de géant dans la carrière où Madeleine m’avait lancé. Je ne voulais entendre parler ni de médecine, ni de médecin : mon directeur me répétait sans cesse, que c’est tenter Dieu, que vouloir rendre la santé à quelqu’un à qui il lui a plu de l’ôter.


Il trouvait bon cependant que je susse lire, écrire et le latin. Ces connaissances, me disait-il, sont indispensables pour arriver au sacerdoce. Je faisais des progrès rapides, ma mère en pleurait de joie, mon père s’affligeait de la répugnance que je marquais pour la médecine.

Il me pressait avec la plus vive tendresse de modérer mon zèle pour la dévotion. Il me rappelait la correction qu’il avait reçue, ce qui l’avait fait surnommer la Mouche. Je n’avais pas plus de goût que lui pour le bois de cormier, et je ne voulais servir de tous mes moyens, que l’église triomphante ; mais je sentais un penchant irrésistible à me mêler des affaires des autres. Je n’avais encore que six ans, et déjà j’avais brouillé la moitié des ménages d’Étampes.


Je le répète : la vérité perce tôt ou tard. La grande réputation de mon père, son utilité m’avaient ouvert toutes les maisons d’Étampes. Je voyais tout, je savais tout. Un de mes concitoyens, un savant, qui lisait et écrivait couramment, s’enveloppa un jour avec un chiffon l’index de la main droite ; il faisait des grimaces épouvantables, occasionnées, disait-il, par un mal blanc, et il me pria d’écrire, sous sa dictée, un billet à sa femme, qu’il avait reléguée à la campagne. Dès que je fus sorti, il compara mon écriture à celle d’une lettre anonyme qu’il avait reçue un mois auparavant, et dont je fus convaincu d’être l’auteur. Il revint sur certains détails qu’un jeune homme de mon âge n’avait pu observer; il jugea que j’avais calomnié madame son épouse. Il était jeune encore ; d’ailleurs, il trouva beau de rendre une justice éclatante à l’innocence méconnue et persécutée. Il monta sur sa mule, alla prendre sa femme au lieu de son exil, et la ramena triomphante dans sa maison.


Il ne s’en tint pas là. Il assembla un comité secret des maris qui avaient sévi contre leurs moitiés. Il leur soumit les pièces de conviction qu’il possédait. Il fut décidé que j’étais un petit drôle, qui se faisait un malin plaisir de semer la zizanie partout. Je n’ai qu’un mot à répondre à ces inculpations vagues et insignifiantes : La tolérance coupable des catholiques

d’Étampes envers leurs concitoyens huguenots, avait amené des mariages entre les membres des deux cultes, et il est reconnu qu’une femme huguenote ne peut être que la concubine d’un mari catholique. C’est l’avis de nos plus savans théologiens.


Il résulta de tout ceci que bientôt chaque rue d’Étampes fut le théâtre de quelque fête conjugale, et que la population de cette ville augmenta considérablement. On prétend que c’est l’effet ordinaire des raccommodemens.


Cependant on crut devoir prévenir de nouvelles brouilleries. On discuta long-temps sur les moyens propres à réduire à l’inaction celui à qui l’on prodiguait les épithètes les plus injurieuses, et qui, certes, ne les méritait pas. Les plus emportés parlaient de renouveler la scène qui avait corrigé mon père Jacques. Les plus modérés rappelaient les services éminens qu’il avait rendus à la plupart des habitans, et s’étendaient sur ceux qu’il pouvait rendre encore. On savait qu’il m’aimait tendrement, et le châtiment rigoureux qu’on parlait de m’infliger pouvait le déterminer à s’éloigner de la ville. On résolut de lui faire connaître ma conduite, et de le prier très- sérieusement d’y mettre ordre.


En conséquence, une députation se rendit chez Jacques. Je déjeûnais tranquillement entre lui et ma mère Madeleine, lorsque ces messieurs parurent. Je prévis le coup dont ils allaient me frapper; je me levai et je me disposais à sortir. On m’enjoignit de rester.


Le récit des députés fut long et très-circonstancié. Des larmes roulaient dans les yeux de mon père ; la figure de ma mère était rayonnante ; Jacques supplia mes accusateurs de me pardonner. Madeleine déclara qu’on n’avait aucun reproche à me faire à

l’égard des époux métis, et qu’à celui des autres je ne m’étais pas toujours trompé. La fervente dévotion n’exclut pas la curiosité ; ma mère raconta certaines particularités qui m’étaient inconnues, et dont j’eusse pu tirer un grand parti. Elle voulait seulement justifier son fils, et elle amena une scène de violence et de scandale. Je ne sais comment elle aurait fini, lorsque mon directeur parut.


Madeleine le mit, en peu de mots, au courant de ce qui se passait. Le révérend père Boniface leva les yeux au ciel, et improvisa un discours superbe, qui me déclarait une colonne naissante de la religion, moi qui n’avais pensé qu’à m’amuser. Il ajouta qu’il allait instruire le révérendissime évêque, et la Sorbonne des désordres de toute espèce qui régnaient dans Étampes ; que le très-pieux roi Henri III ne manquerait pas d’y mettre ordre, et pour me soustraire au ressentiment de mes

ennemis, il me prit la main et me conduisit dans son couvent9.


Il me présenta à son prieur comme une victime de la rage des Huguenots. Le prieur m’embrassa très-paternellement, et il prononça, avec le père Boniface, que je chanterais en fausset au lutrin, que j’apprendrais à jouer du serpent et que je balayerais l’église, fonction très-propre à entretenir l’humilité chrétienne. Il fut arrêté que ma mère seule, dont la ferveur était connue, aurait la permission de me voir, une fois par semaine ; enfin le prieur, homme très-instruit et très-éclairé, se chargea de me faire continuer mes études.


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9 L’auteur précise plus loin qu’il s’agissait de celui des « franciscains d’Étampes » qu’on appelait en fait « cordeliers », et qui se situait dans la rue qui porte encore aujourd’hui leur nom (B.G.).

En attendant l’effet des menaces du père Boniface, les habitans d’Étampes se vengèrent, ne pouvant faire mieux, en me surnommant la Mouche, nom qu’ils avaient donné autrefois à mon père, et qui, je le crois, deviendra celui de notre famille.


Jacques se prononça hautement contre la manière illégale avec laquelle on lui avait enlevé son fils ; il protesta contre le refus des religieux de l’admettre auprès de moi. Cet éclat acheva de tout gâter. Le bailly intervint dans cette affaire. Il fit publier, à son de trompe, toutes les ordonnances rendues contre les Huguenots, depuis le règne de l’illustre François Ier jusqu’à nos

jours. Les prisons s’ouvrirent, des procès s’instruisirent, le désordre et la terreur régnèrent dans la ville, et tout cela, parce que j’avais écrit quelques billets anonymes.


L’ordre d’arrêter mon père qu’on appelait le complaisant des Huguenots, fut signé et allait être exécuté. La providence veillait sur lui. Le bailly, mauvais jurisconsulte, mais chasseur déterminé, poursuivait une compagnie de perdreaux, pendant qu’un huissier se disposait à poursuivre mon père. Un vieux mousquet creva dans les mains du magistrat, et lui enleva le pouce gauche. Le primò mihi10 se fit entendre alors. Le bailly remonta sur sa mule, rentra, au galop, dans Étampes, manda

l’huissier, déchira l’ordre d’incarcérer mon père, et le fit prier, très-poliment, de venir le panser.


Jacques était sensible. Il oublia le mal que le bailly avait voulu lui faire. Il le traita, et le guérit. Mais il jugea à propos de s’éloigner d’une ville, ou il n’espérait plus trouver de repos, et où sa sûreté était sans cesse compromise. Il alla porter à la Rochelle sa personne, ses talens, et les bienfaits de son art. Ma


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10 En latin : « D’abord pour moi » (B.G.).

mère aimait tendrement son mari. Elle me raconta, en gémissant, la persécution suscitée à mon père. Ses sanglots redoublaient, en me disant qu’il l’avait méritée, et qu’il ne fallait plus compter sur sa rentrée dans la bonne voie, depuis qu’il s’était enfermé dans une place forte, uniquement peuplée de Huguenots.


Elle convenait que son devoir lui imposait l’obligation de suivre un époux, qui n’avait pas abjuré la foi de ses pères, Je pensais comme elle ; mais le révérend prieur et le père Boniface nous firent aisément comprendre que nous devions rompre tout pacte avec l’impiété. Jacques avait fait une jolie fortune pour un particulier. Il était tout simple qu’elle fût confisquée. Mais la piété de ma mère et la mienne arrêtèrent les bras vengeurs déjà levés sur notre famille. Cependant, on déclara à Madeleine qu’il était indispensable qu’elle expiât les erreurs de son mari, en faisant un don au couvent. Quelques sacs furent enlevés de la maison paternelle, et déposés entre les mains du père prieur. En reconnaissance de notre docilité, le bon père nous revêtit chacun d’un scapulaire, et nous affilia à son ordre. Nous fûmes pénétrés d’un tel honneur, et nous fîmes tous nos efforts pour nous en rendre dignes.


Le fameux baron des Adrets11, célèbre par sa haine contre les catholiques et par la manière infâme dont il traitait les saints religieux qui tombaient entre ses mains, le baron fut chargé, par les Rochellois, de traiter avec la grande reine Catherine de Médicis, qui levait des troupes contre les huguenots. Mon père avait pris la liberté de le charger d’une lettre pour ma mère et pour moi. Madeleine ne savait pas lire, quoiqu’elle fût la fille


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11 François de Beaumont (v. 1512-1587), capitaine protestant reputé pour sa cruauté, passé au catholicisme en 1567 B.G.).

d’un apothicaire. Elle porta sa lettre au père Boniface, qui la lut d’abord tout bas, et qui daigna ensuite nous en donner communication.


La santé de Jacques s’altérait sensiblement. Il entrevoyait la fin d’une carrière orageuse. Le père Boniface remarqua, avec beaucoup de sagacité, que l’homme le plus robuste doit dépérir lorsqu’il respire l’air empesté du calvinisme. Mon père exprimait le désir de nous embrasser encore avant que de s’endormir pour toujours.


« Pour toujours, s’écria le père Boniface ! Saisissez-vous le vrai sens de cette expression ? Les huguenots sont tous damnés irrémissiblement ; mais au moins ils reconnaissent un Dieu. Pour toujours, signifie clairement que l’homme meurt tout entier. Jacques est donc un athée, et il n’est pas de supplice assez rigoureux pour punir, autant qu’ils le méritent, les scélérats qui professent l’athéisme. » Ma mère pleurait ; mais pleine de respect pour la décision du père Boniface, elle lui répondit par une profonde révérence. Le soir elle envoya encore quelques sacs au couvent, afin qu’on priât pour la conversion de son mari.


J’avais vingt ans. Depuis long-temps je ne balayais plus l’église. J’étais devenu un théologien consommé, et je disputais souvent avec le père-prieur, de manière à l’embarrasser. Depuis long-temps je portais la robe respectable de novice. Le digne père attendait un moment propice pour recevoir mes vœux. Il voulait que ses religieux adoptassent, sans restriction, ses opinions théologiques, et ce qu’il appelait mon indocilité retardait, de mois en mois, ma profession.

La lettre de Jacques fit naître en moi des idées nouvelles. Je trouvais dans nos livres des pères sacrifiant leurs enfans ; je n’y trouvais pas d’enfans rebelles à leurs pères, qu’ils ne fussent plus ou moins sévèrement punis. Le mien était bon catholique, et il me sembla qu’une expression qui lui était, échappée, peut- être sans réflexion, ne m’autorisait pas à l’abandonner. Et puis, on ne change pas son caractère. La vie d’un couvent est uniforme, et ne fournissait aucun aliment à mon goût pour l’observation. Je résolus de me rendre au vœu de mon père. Je me gardai bien d’en rien dire à notre digne prieur ; il eût combattu mon dessein, par des prières, par des caresses, plus puissantes que ses argumens, auxquels je n’aurais pas été embarrassé de répondre.


Je mûris mon projet pendant quelques jours, et bientôt je lui donnai une extension dont je fus moi-même étonné. Je me persuadai que les erreurs funestes du calvinisme ne tiendraient pas contre mon éloquence et la force de mes raisonnemens ; que je pouvais prétendre à l’honneur de l’amener les Rochellois au giron de l’Eglise, et que mon nom passerait à la dernière postérité. Mon imagination s’exalta. Je sortis du couvent sans prendre congé de personne ; mais je ne voulus pas quitter Étampes sans embrasser ma mère. Elle fut étonnée de me voir : depuis quatre ans, je n’avais pas passé la porte d’entrée de mon couvent. Je lui fis part de mon projet, et je m’exprimai avec un enthousiasme entraînant. Le père Boniface n’était pas là pour me combattre. Ma mère pleura de joie en pensant à la conversion des Rochellois, et à leur soumission au grand roi Henri III. Elle m’embrassa, me mouilla de ses larmes maternelles, glissa un sac sous ma robe conventuelle, me bénit, et me promit de prier pour le succès de ma sainte entreprise.

Me voilà dans les champs, et j’ai le plaisir de promener des yeux, si longtemps fixés sur quatre murs, à travers un horizon vaporeux, étendu, sur des terres chargées de moissons, qui n’attendent que la faucille. Mes poumons se dilatent, en respirant un air pur et toujours nouveau. Mon âme s’agrandit en contemplant la nature ; elle adore son divin auteur.


Des idées nobles, sublimes, viennent m’assaillir. Je m’assieds au pied d’un chêne ; je tire mon écritoire de poche, et je commence mon premier sermon. On écrit facilement ce dont on est fortement pénétré. Je composais rapidement, le temps s’écoulait, et je ne m’en apercevais pas. J’aurais, je crois, passé la journée sous mon chêne. Un homme qui passa me tira de mon délire. Coquin de moine, me dit-il en agitant un pesant gourdin. C’est un misérable huguenot, me dis-je en moi-même. Il s’éloignait ; mais il avait éteint mon heureuse inspiration. J’allais remettre mon sermon et mon écritoire dans ma poche. Une jeune fille se présente devant moi. « Bon père, me dit-elle, il y a cinq heures que vous êtes là : ma mère les a comptées. Vous devez avoir besoin de prendre quelque chose. Voilà ce qu’elle vous envoie. » Ah, je vois bien, me dis-je, que tous les catholiques sont frères. Pourquoi souffre-t-on qu’il existe d’autres religions au monde ? Pourquoi n’extermine-t-on pas les mahométans, les juifs, les chrétiens schismatiques, et surtout les huguenots, qui sans cesse attaquent l’autorité de notre saint père le pape, et osent nier son infaillibilité ? Cela viendra peut-être. Au reste, convertir les Rochellois, c’est faire plus que les égorger : c’est assurer leur salut.


La jeune fille avait déposé un panier à mes pieds. Je levais les yeux sur elle. Elle était jolie ; elle me regardait avec intérêt, et je me hâtai de porter mes regards vers la terre. Je devais faire

vœu de chasteté, et je sentais que le démon n’a pas de moyens plus sûrs de nous le faire rompre que de nous présenter une jolie fille. Nouveau saint Antoine, je combattis et j’eus le bonheur de triompher. La victoire me coûta de longs efforts, et elle en fut plus méritoire.


La petite s’était assise auprès de moi ; elle me présentait alternativement du pain, des fruits et du lait ; sa main passait et repassait sans cesse devant moi. Cette main était brunie par le soleil ; elle était peut-être dure ; mais je savais qu’elle appartenait à une fille jeune et jolie. Des sensations nouvelles pour moi m’agitaient, me tourmentaient... Quel parti prendre ?... je me saisis du panier, j’en arrachai un morceau de pain bis, quelques abricots, je me levai, et je continuai ma route sans regarder derrière moi.


L’air me paraissait excessivement chaud, il me semblait que je respirais du feu. Ma poitrine était gonflée, mes muscles tendus. J’invoquai mon patron, et je découvris, sur la droite, un étang, que sans lui, je n’aurais pas aperçu. J’y courus, je me déshabillai ; je cachai mon sac d’argent sous mes vêtemens, et je me jetai dans l’eau ; je m’y plongeai jusqu’au cou. Bientôt mon sang se rafraîchit ; je respirai un air doux ; je me r’habillai ; je marchai en relisant ce que j’avais fait de mon sermon, et j’arrangeai dans ma tête une péroraison, qui devait être d’un effet prodigieux.


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Tour de Brunehaut à Étampes sur la route de Paris


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Jeune paysanne française vers 1600 (recueil de Gaignières)


CHAPITRE II.

Antoine la Mouche continue son voyage.


Que le monde me parut grand ! je n’étais jamais sorti d’Étampes, et il me sembla que j’étais séparé de la Rochelle par l’immensité. Je n’étais pas habitué à une marche soutenue ; j’éprouvais des douleurs dans les jambes, et le repas que j’avais pris dans la journée, n’était pas propre à me donner des forces. Cependant j’apercevais une ville dans l’éloignement, et cet aspect me donna du courage. L’idée de la conversion des Rochellois suffisait d’ailleurs pour me faire surmonter toutes les difficultés.


Que l’homme est orgueilleux et petit à la fois ! je n’avais vu dans mon projet qu’une gloire, peut-être trop mondaine. Mon patron me rappela, en ce moment, à l’humilité dont je n’aurais jamais dû m’écarter. J’avais de l’argent, je pouvais me procurer les alimens délicats qui abondaient dans mon couvent d’Étampes. Mais où coucher ? il faudra que je demande l’hospitalité de porte en porte. Tous les catholiques ne peuvent pas exercer cette vertu, qui illustra nos anciens patriarches ; si je me présente dans la maison d’un huguenot, je serai rudoyé, peut-être battu, il est évident que j’ai manqué de prévoyance.

Pourquoi de bonnes âmes n’ont-elles pas eu l’idée d’élever de distance en distance, des abris où le pauvre serait reçu gratis, et où les riches déposeraient des offrandes qui défraieraient la maison ? cela viendra peut-être, avec quelques modifications.


Mon orgueil me fit sourire à mon nouveau plan d’amélioration, et je ne sentis pas que le seul besoin d’un lit avait suffi pour me le suggérer. Que mon patron me pardonne !


En faisant ces réflexions, j’entrais, en boitant, dans la ville de Châteaudun. J’examinai toutes les figures qui se présentaient dans les rues que je parcourais au hasard; je voyais sur les unes de la bienveillance, et quelquefois de la vénération. Je lisais sur les autres, le mépris, et même la haine.


J’appris, en quelques instans, à distinguer les catholiques des huguenots. J’attendis qu’un de mes frères passât, sous des vêtemens qui annonçassent l’opulence. J’étais décidé à le prier de m’admettre chez lui... Oh ! mon patron, que je vous remercie ! un religieux de notre ordre paraît au coin d’une rue ; il m’aperçoit, me sourit, s’avance vers moi, me prend la main, et me demande ce que je fais à Châteaudun. Je lui réponds avec le respect que doit un novice à un profès. Je lui raconte, en peu de mots, mes grands projets, et je lui fais connaître les moyens qui doivent en assurer le succès. Il me bénit, me conduit à son couvent, et me présente à son prieur.


Le très-révérend père jugea qu’il fallait d’abord satisfaire au plus pressant de mes besoins. Les bons religieux avaient soupé depuis quelques heures ; mais le frère cuisinier n’était jamais pris au dépourvu. Il me servit un repas très-substantiel. Je fus conduit, après y avoir fait honneur, dans une cellule où on m’enferma à clef, ce qui n’est pas dans les usages de notre

ordre ; mais je pensai qu’il pouvait y avoir quelque différence entre ceux d’Étampes et de Châteaudun. D’ailleurs, le sommeil m’accablait, je me couchai, et je m’endormis d’un sommeil profond.


Il était grand jour, quand je m’éveillai. Au premier mouvement que je fis, deux frères entrèrent dans ma cellule. Ils me dirent que le père prieur et le chapitre assemblé m’attendaient, et voulaient avoir une conférence avec moi. Un des frères prit mon sac d’argent, pour m’éviter, dit-il, la peine de le porter.


Autant les figures de leurs révérences m’avaient marqué de bienveillance, la veille, autant elles exprimaient de sévérité.

« Votre nom, me demanda le père-prieur ? — Antoine de Mouchy, ou la Mouche. — Votre âge ? — Vingt ans. — Depuis quand êtes-vous chez nos frères d’Étampes ? » — Depuis quatre ans. — Et vous n’êtes pas encore profès ! Vous êtes donc un mauvais sujet ? — Mon révérend père, je suis un pécheur, sans doute ; le juste lui-même pèche, et l’orgueil est le péché que mon digne prieur me reprochait tous les jours. Il m’avait instruit de ce que la théologie a de plus sublime, et je disputais avec lui sur la grâce et ses effets ; je l’embarrassais quelquefois, et… — Prenez garde, frère Antoine ; vous retombez encore dans votre péché d’habitude. Un novice embarrasser son prieur !... Continuez votre récit avec humilité.


« — J’avoue, mon très-révérend père, que mon respectable prieur attendait, pour recevoir mes vœux, que je m’humiliasse devant ses lumières, lorsque je formai le projet d’aller convertir les Rochellois. — Vous allez donc à la Rochelle ? — Oui, mon très-révérend. — Et, sans doute, vous avez une obédience de votre supérieur ? — Je confesse encore que je suis sorti du

couvent clandestinement. — Ah, ah ! — J’ai été recevoir la bénédiction de ma mère, je l’ai embrassée, et je suis parti.


« — Dites-moi, jeune rebelle, quels sont les moyens que vous comptez employer pour convertir les Rochellois ? » Je tirai de ma grande manche ce que j’avais écrit de mon premier sermon ; je le lus avec la chaleur, la verve qui me l’avaient inspiré. Je portais de temps en temps un œil furtif sur mon auditoire, et je reconnus, avec une satisfaction bien naturelle, que je produisais le plus grand effet.


« Je vois avec un plaisir ineffable, me dit le père prieur, quand je cessai de parler, que vous êtes appelé à l’apostolat. Cette éminente qualité me fait renoncer au dessein que m’avaient inspiré vos premières réponses. Je voulais punir un fugitif, et le faire réintégrer dans son couvent ; mais je réfléchis qu’un novice est toujours le maître de se retirer ; qu’un novice qui débute dans la carrière par un sermon, tel que celui que vous venez de nous lire, a droit à la considération de tous les

franciscains12. Oui, frère Antoine, vous irez à la Rochelle ; vous réussirez dans un dessein qu’on ne peut trop admirer, ou vous

obtiendrez la palme du martyre. Dans l’un ou l’autre cas, vous ferez le plus grand honneur à l’ordre. Que diront les jésuites, qui affectent de nous mépriser, quand ils verront un enfant, qui n’a pas encore prononcé ses vœux, porter la lumière dans une cité infectée du calvinisme, ou mourir pour la foi ?


« Je n’ai plus qu’une question à vous adresser, frère Antoine. En sortant de votre couvent, avez-vous passé par la cellule du père procureur ? Vous êtes-vous arrêté devant sa caisse ? — Non, très-révérend père. — Jurez-le moi. — Je le jure. — D’où


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12 On disait alors « cordeliers » plutôt que « franciscains » (B.G.).

vous vient donc ce sac d’argent que voilà ? — C’est un don de ma mère. — Vous savez que le mensonge est un péché capital.

— Je n’ai jamais menti.


« — Ecoutez-moi, mon très-cher frère. Le démon est rusé, et la chair est faible. Un religieux de vingt ans ne doit pas avoir d’argent à sa disposition. Ce sac restera dans nos mains, et vous n’en jouirez pas moins, pendant votre voyage, de toutes les commodités de la vie. Je vous expédierai une obédience pour nos prieurs de Vendôme, Tours, Chinon, Montcontour, Poitiers, Saint-Maixent et Fontenai en Rohan. De cette dernière ville, vous vous rendrez à la Rochelle. Vous y serez reçu par le baron de Biron, zélé catholique, qui y commande pour le roi. Il vous verra avec plaisir, parce qu’il est le seul, dans cette ville abominable, qui reconnaisse l’autorité du Saint-Père. Le roi voulait lui donner des troupes ; mais les Rochellois ont exigé de leur maître légitime, qu’il entrât seul dans leur enceinte, et tel était le malheur du temps, que Charles IX fut contraint de souscrire à ce que lui prescrivirent ces rebelles.


« En passant à Montcontour, vous visiterez le champ de bataille où notre grand roi Henri III, duc d’Anjou alors, eut le bonheur de faire égorger cinq mille huguenots, et de prendre leur artillerie, leurs bagages et leurs provisions de bouche. Vous traverserez le champ de bataille à genoux, en rendant des actions de grâces à Saint-François et à votre patron. Allons, mes frères, descendons au réfectoire. »


On dîne aussi bien chez les franciscains de Châteaudun que chez ceux d’Étampes. En sortant de table, le révérend père prieur expédia mon obédience ; le frère Mathurin me mit sur l’épaule une besace, qui renfermait les provisions nécessaires pour me conduire jusqu’à Vendôme, et je me remis en route.

Je répétais toutes les belles choses que le père prieur de Châteaudun m’avait dites. Je ne regrettais pas mon argent : je n’en avais plus besoin. Ma mère me l’avait donné pour le bien de la religion, et il allait être employé en œuvres pies.


Je classais dans ma tête, en marchant, les élémens de cette péroraison, dont j’attendais des prodiges. Quelques heures après, je m’assis sur le revers d’un fossé, et j’ouvris la besace du frère Mathurin. Quelle abondance, quelle recherche dans les mets ! Une succulente volaille, une carpe frite, une tranche d’un jambon rosé, des biscotins, et une bouteille de cet excellent vin que nous devons aux révérends pères, possesseurs du Clos- Vougeot !


Je restai stupéfait. Mille idées vinrent m’assaillir. Je pensai enfin que le prieur de Châteaudun avait voulu me fournir l’occasion de combattre la gourmandise, et je lui criai de cinq à six lieues, qu’il ne serait pas trompé dans ses espérances. Je pris un morceau de pain, je l’arrosai, faute d’eau, d’un grand verre de vin, et je commençai à écrire ma péroraison.


Je la terminais à ma grande satisfaction, lorsqu’un malheureux, privé d’un bras, et traînant une jambe, s’arrêta devant moi. Il regardait, avec concupiscence, ces mets que j’avais étendus sur l’herbe, et que je dédaignais. « Prenez, lui dis-je, prenez : tous les pauvres sont mes frères. » Il ne se le fit pas dire deux fois.


Les poches de son haut-de-chausses déchiré ne pouvaient contenir toutes ces provisions. Il les arrangea dans ma besace que je lui abandonnai. « Quel dommage, dit-il en s’éloignant, que ce petit frère ne soit pas calviniste ! il a une si belle âme !

— Ah ! coquin, m’écriai-je, tu n’es qu’un vil huguenot ! Le

frère Antoine serait dupé par un suppôt du démon ! rends-moi ma besace, misérable. »


Je courus après lui. Il tira, de dessous son pourpoint, un second bras dont je ne soupçonnais pas même l’existence, la jambe sur laquelle il se traînait se raffermit tout à coup, et il m’allongea le plus vigoureux soufflet qu’un homme puisse recevoir. Je lui présentai l’autre joue, et il me rit au nez. J’offris la cuisson de ma joue à mon patron, et je continuai ma route.


Je fus reçu à Vendôme comme un des flambeaux de l’ordre. Je fus fêté, caressé. Le prieur commanda en mon honneur un gaudiolum13, et je reconnus toutes ces marques de distinction, en lisant aux pères assemblés le sermon que je venais de terminer.


Les exclamations, les applaudissemens, les cris d’admiration me tournèrent la tête. Le père prieur me pressa sur son cœur, m’embrassa tendrement, me fit faire un demi-tour à droite, et me jeta dans les bras du sousprieur, ouverts déjà pour me recevoir. Le sousprieur me fit passer dans ceux du père procureur, et j’arrivai ainsi jusqu’au religieux qui fermait la file. Je me crus un être presque surnaturel.


Le père prieur s’écria qu’un homme comme moi ne pouvait être plus longtemps novice. Il ordonna qu’on sonnât la cloche, et qu’on fît toutes les dispositions nécessaires pour recevoir mes vœux. Je le priai humblement de m’entendre. Je lui dis que je me croyais toujours sous la dépendance du prieur d’Étampes ; qu’il ne m’avait pas mis au nombre des profès, parce que j’étais sujet au péché d’orgueil ; que les éloges que je venais de


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13 Petite fête claustrale (note de l’auteur).

recevoir m’en avaient rendu coupable au plus éminent degré ; qu’enfin je me sentais indigne de la faveur dont sa révérence de Vendôme voulait m’honorer.


Le prieur insista. « Si vous mourez à la Rochelle, me dit-il, notre ordre ne pourra pas vous compter parmi ses plus grands prédicateurs. Que dis-je, frère Antoine, dès ce moment, vous êtes autant élevé au-dessus d’eux, que le cèdre du Liban l’est au-dessus d’un roseau du Jourdain. » L’orgueil, malgré mes efforts, s’empara encore de toutes mes facultés, et je déclarai d’un ton ferme que je ne prononcerais mes vœux qu’aux pieds du révérend père prieur d’Étampes ; que je lui manquerais essentiellement en faisant profession entre les mains d’un autre, lorsqu’il m’en avait jugé indigne. Les prières, les instances ne purent m’ébranler. II. fallut bien me laisser partir novice. Je devais l’être encore longtemps.


Tous les matins, je trouvais la besace ; mais j’en réglais le contenu : je ne voulais pas m’exposer à substanter un huguenot. Tous les jours, j’écrivais quelque chose d’un sermon nouveau ; tous les soirs, les fêtes conventuelles se renouvelaient, et je n’en étais pas plus humble. J’entrai dans la plaine de Montcontour, et je me souvins de ce que m’avait prescrit le père prieur de Châteaudun. J’usai mes chausses et ma robe ; l’épiderme de mes genoux fut enlevé, et je persévérai dans mon pieux pèlerinage. La douleur augmenta de minute en minute. Bientôt elle devint intolérable, et la faiblesse humaine imposa silence au devoir. Je me relevai, en adressant à mon patron une oraison jaculatoire.


Il crut, dans sa bonté, devoir récompenser ma confiance et ma soumission. Un ossement humain se présenta à mes pieds. Je le relevai et je le baisai avec respect. Il avait nécessairement

appartenu à un catholique, puisque mon patron me l’envoyait, et un catholique qui meurt pour la bonne cause est nécessairement un grand saint.


J’arrivai à Poitiers dans un état à faire pitié. Une partie de mes vêtemens et la peau de mes genoux étaient en lambeaux. Je les touchais avec la relique que j’avais trouvée, et mes douleurs ne se calmaient pas. Je la présentai, après l’avoir baisée encore, au père prieur. Il la regarda attentivement, la tourna dans tous les sens, et la jeta par la fenêtre. « C’est un os de mouton, me dit-il, que vous m’avez apporté là. Gardez-vous, mon frère, de vous livrer à un zèle exagéré. Vous fourniriez des armes contre nous aux incrédules, et surtout aux huguenots. » Il sonna, un frère lay se présenta. « Frère Marc, mettez des compresses d’eau-de-vie sur les genoux de ce jeune homme, donnez-lui à souper et un lit. Demain matin, vous l’habillerez à neuf, et vous lui aiderez à monter sur une de nos mules, qui le conduira à Saint-Maixent. »


Cette froideur m’étonna et me blessa. Oh ! pensai-je, il ne connaît pas ces sermons, qui m’ont valu tant d’éloges. Je vais l’entraîner, le séduire connue les autres. Je tirai mon manuscrit et j’allais commencer ma lecture. Il le prit, le parcourut rapidement et me le rendit en médisant : « De l’exagération, toujours de l’exagération et quelquefois de l’hyperbole. » Oh ! oh ! pensai-je, le révérend serait-il entaché d’hérésie ? Mon os de mouton l’avait indisposé contre moi, et je ne savais pas encore qu’une prévention défavorable ne se détruit presque jamais.


J’étais humilié, très-humilié ; je me sentais dans les dispositions, où, depuis long-temps, voulait me trouver le prieur d’Étampes. Elles pouvaient ne pas se soutenir, et il me sembla que je devais profiter de ce moment heureux pour m’engager à

jamais. Je suppliai sa révérence de recevoir mes vœux. « Nous avons déjà trop d’énergumènes dans l’ordre, me dit-il, et très- certainement je n’en augmenterai pas le nombre. Allez à la Rochelle, et tâchez d’en revenir. » Très-décidément, pensai-je eu mangeant un perdreau, le père prieur de Poitiers est un hérétique.


Tout se passa comme l’avait prescrit sa révérence. Me voilà juché sur ma mule, suivi par le frère Marc, qui chantait des cantiques à tue-tête, qui, de temps en temps, s’humectait la poitrine d’un verre de bon vin, et qui bientôt s’égaya à mes dépens : le valet devait être l’écho du maître.


Marc entra dans notre couvent de Saint-Maixent, et j’attendis à la porte qu’il lui plût de m’aider à descendre de ma mule. Sans doute, il avait reçu de son prieur des instructions secrètes, qu’il remplissait en ce moment.


Il revint bientôt, accompagné d’un frère, que suivaient quelques novices bien jeunes, bien étourdis, qui éclatèrent de rire en voyant mes genoux chargés de bourrelets de linge, et les grimaces que mes compresses d’eau-de-vie m’arrachaient par intervalles. J’entendis, très-distinctement, l’un d’eux dire à l’autre : C’est un fou, dit-on, et il en a bien l’air. Il est dur d’être persécuté par ceux de son parti ; mais leurs railleries, leur haine même ne doivent pas nous faire dévier de la bonne route. Je me sentais appelé à l’apostolat ; le digne prieur de Châteaudun me l’avait assuré, et certainement il se connaissait mieux en hommes que le chef du couvent de Poitiers ; je le croyais ainsi. J’offris à mon patron, pendant qu’on m’enlevait de dessus ma mule, les nouvelles humiliations qui m’attendaient.

Je ne vis ni le prieur, ni les profès de Saint-Maixent. Les frères lais s’emparèrent de moi, pourvurent à tous mes besoins, pansèrent mes écorchures, me couchèrent dans un assez bon lit, et me laissèrent la liberté de penser et de faire ce que je voudrais. Je terminai un quatrième sermon, et je m’occupai de mon pauvre père, que les fumées de l’orgueil avaient banni de ma mémoire. Ah ! pensai-je, il me reverra avec un extrême plaisir, et je lui consacrerai tous les momens dont la prédication me permettra de disposer.


J’avais lieu de croire que l’air empesté de la Rochelle étendait ses funestes effets à vingt lieues à la ronde, et que les couvens de notre ordre, qui avoisinent cette cité coupable, en étaient infectés. Si mon père, pensais-je, qui vit au centre même de la contagion, en avait respiré les miasmes diaboliques ? Hé bien, je le ramènerai à la foi de ses pères, et par conséquent à la vertu.


Le lendemain on me jucha sur une autre mule, qui me porta à Fontenai en Rohan, où je ne fus pas mieux reçu qu’à Saint- Maixent. Le soleil qui devait éclairer le dernier jour de ma marche parut enfin, et ranima ma ferveur et mes espérances. Je partis, et dès que nous aperçûmes les clochers de la Rochelle, le frère qui me conduisait m’aida, tant bien que mal, à descendre de ma mule, m’offrit deux béquilles, sauta sur ma monture, la tourna vers le point de notre départ, et la mit au galop, en me souhaitant tous les succès que je pouvais désirer.


On ne va pas vite quand on voyage sur deux béquilles. Je jugeai que je pouvais être encore à deux lieues de la ville impie, et je sentais que je ne les parcourrais pas en moins de quatre heures. La journée s’avançait, et je n’étais pas sûr d’arriver avant la nuit. La besace des Franciscains n’a qu’une aune de toile, et elle s’étend sur toute la surface de la France. J’ouvris

celle que m’avait laissée mon dernier conducteur, et j’y puisai des forces et du courage.


Je me remis en marche, et il me sembla, à mesure, que j’approchais de la ville, que l’air était réellement empoisonné. Était-ce une réalité, une illusion ? J’observais avec exactitude ; je faisais jouer mes poumons avec force, et de temps en temps une odeur fétide me blessait l’odorat. Il n’y eut plus moyen de douter. Je sentis facilement que la respiration de trente mille huguenots ne pouvait manquer de produire de tels effets. Je purifierai cet air-là, me disais-je en sautant sur mes béquilles. La difficulté était d’arriver.


Bientôt je reconnus, sur les côtés du chemin, des lieux bas et humides. Le vent soufflait du côté de la mer, et m’apportait directement des émanations marécageuses. Cependant ce que je voyais n’était certainement pas des marais. Cette humidité ne pouvait être produite que par les miasmes épais qui s’échappent des poitrines des huguenots, et que leur poids précipite à peu de distance des murailles. Ce raisonnement était simple et conforme aux lois de la physique.


Bientôt les ténèbres couvrirent la ville sacrilège, et l’ombre commençait à s’étendre autour de moi. Je ne voyais pas une maison, et il fallut me décider à passer la nuit dans des herbages que faisait croître l’hérésie. Je trouvai, sur le bord d’un de ces prétendus marais, des joncs élevés et parfaitement secs. Je soupai de ce qui restait dans ma besace ; je me couchai, et je me trouvai fort bien. Ce bien-être, me dis-je, est un piège du démon. Il veut que je me pénètre pendant toute une nuit de cet air pestilentiel. Il oublie que mon patron l’a vaincu, et je vais supplier Antoine d’écarter de moi tous les dangers.

J’avais à peine achevé ma prière, que le vent changea, et reporta sur la ville ces miasmes que je redoutais tant. L’atmosphère se dégagea. L’air devint frais et pur. Je m’endormis, avec confiance, au milieu de mes joncs, et je goûtai, pendant toute la nuit, le repos des justes.


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Un médecin vers 1586


CHAPITRE III.

Entrée d’Antoine la Mouche à la Rochelle.


Le soleil brillait du plus grand éclat quand je m’éveillai. Je me levai et je me remis gaîment en route. Les idées les plus riantes et les plus sublimes s’offraient à la fois à mon imagination. et cela devait être : l’heure de mon triomphe approchait. Je parcourus, assez lestement, l’intervalle qui me séparait encore des mécréans.


J’arrivai sur les glacis de la place, et je me trouvai bientôt entre deux pièces de canon. Un soldat s’avança vers moi en me menaçant de la pointe de sa pertuisane. « Un moine à la Rochelle ! s’écria-t-il ; voilà du nouveau, par exemple. Que veux-tu, coquin ? Je lui répondis humblement que j’étais dépêché vers monseigneur le baron de Biron, gouverneur pour le roi à la Rochelle.

Il appela la garde. L’officier qui la commandait m’interrogea. Mes réponses ne lui parurent ni claires, ni assurées. En effet, je ne pouvais m’appuyer que du conseil que m’avait donné le père prieur de Châteaudun. « Entre ici, me dit l’officier. » Il me poussa dans le corps-de-garde, et me donna la permission de m’asseoir sur un banc de bois.


Il envoya chercher Jacques Henri, maire de la Rochelle, et le capitaine Lanoue, qui commandait la force armée. En les attendant, je commençai l’exercice de l’apostolat. Je lus un de mes sermons à la garde rassemblée autour de moi. La garde rit beaucoup en m’écoutant, et j’en tirai un favorable augure : le rire n’annonce ni la haine ni la colère, et il est facile de fixer l’attention de gens que ces passions n’agitent pas. J’allais commencer ma péroraison, cette péroraison qui avait électrisé mes auditoires de Tours et de Chinon, lorsque le maire et le général parurent.


« Qu’est-ce que cela signifie, dit le capitaine en fronçant le sourcil, et en relevant sa moustache. Viens-tu faire ici le missionnaire ? Qu’on pende ce drôle-là. Monseigneur, lui répondis-je, je suis prêt à recevoir la palme du martyre ; mais votre grandeur sait bien que pendre n’est pas répondre. — Tu fais le raisonneur, je crois ! Soldats, exécutez mon ordre. »


Un moment, capitaine, lui dit le maire. Le parti que vous proposez est le plus court, sans doute ; mais je ne le crois pas le plus sage. — Comment, morbleu ! Avez-vous oublié que le roi, alors duc d’Anjou, tira trente-cinq mille coups de canon sur la Rochelle ; qu’il nous livra vingt-neuf assauts ; que le sang de nos concitoyens, de leurs femmes, de leurs enfants, coula à flots sur les brèches, et il y avait des moines dans l’armée catholique.

— Je n’ai rien oublié de tout cela ; mais les esprits fermentent

en France ; la reine Catherine lève des troupes ; elle n’attend qu’un prétexte pour rallumer la guerre civile. Voulez-vous le lui fournir ? — Hé, qu’importe à Catherine qu’il y ait en France un moine de plus ou de moins ? — Envisageons cette affaire-ci sous son véritable point de vue. Ce moinillon demande à remplir une mission, feinte ou véritable, auprès de Monseigneur de Biron. Ce général est sans autorité dans la ville ; il est plutôt notre otage que notre gouverneur ; mais ce titre lui a été conféré par le roi. Il représente ici la majesté royale… — Il ne représente rien. — On croit le contraire à la Cour. Pendre un homme qui lui est adressé, c’est vouloir exciter des murmures, des plaintes, des clameurs dans Paris. La reine et les Guise nous accuseront du crime de lèze-majesté ; on courra aux armes, et vous savez, capitaine, que le jeune roi de Navarre et le prince de Condé ne sont pas en mesure de soutenir la guerre. — Allons, allons, que l’on conduise ce drôle chez le sire de Biron. D’ailleurs, il sera toujours temps de le pendre. »


Il est évident que mon patron venait de me tirer du danger le plus imminent où un missionnaire puisse être exposé. Je lui rendis grâces en marchant entre deux files de soldats, et je respirai en entrant au palais de Monseigneur de Biron. Je m’étais résigné à mourir martyr ; mais, toutes réflexions faites, je sentais qu’il vaut autant utiliser sa vie que la perdre à vingt ans.


Mes gardes me remirent entre les mains des gens de Monseigneur. Ceux-ci, qui ne comprirent pas trop ce que je leur disais, me conduisirent au cabinet de Monsieur son secrétaire, et me laissèrent avec lui.


Il écrivait, et leva à peine les yeux sur moi. Il me fit signe de la main de m’asseoir, et continua ses écritures. Me trompé-je,

ne me trompé-je pas?... Est-ce bien lui, me disais-je ? Oh ! c’est lui ! Quatre ans de séparation n’ont pu le rendre méconnaissable.... « Je te retrouve, mon cher Poussif ! — Chut, chut ! Le baron m’a rencontré dans un voyage qu’il a fait à Poitiers ; il m’a trouvé levant un plan pour Monsieur de Guise. Il signe son nom assez passablement ; mais il écrit mal et très- incorrectement. Il m’a proposé d’entrer chez lui en qualité de secrétaire ; j’ai accepté en attendant mieux. Mon nom ne lui a pas paru assez sonore ni assez distingué ; il veut que tous ceux qui l’approchent soient gentilshommes ou le paraissent, et il a décidé, dans sa sagesse, que je m’appellerais Monsieur de Poussanville. Plus de Poussif, entends- tu ? Allons, embrassons- nous. »


Après les premiers épanchemens, il me demanda ce qui s’était passé à Étampes depuis qu’il avait quitté notre école commune. Je lui demandai des nouvelles de mon père. Je lui racontai les belles choses que connaît déjà le lecteur. Il m’apprit que la santé de mon père était très-languissante. « Tu veux donc être moine, me dit-il ? — C’est mon unique ambition. —Imbécille ! Tes pères de Saint-François sont, après les Capucins, les plus ineptes de nos moines. Entre chez les Jésuites ; ils ont de l’esprit, de l’adresse ; ils sont riches et puissans. À propos, as-tu déjeuné ? —J’allais t’en parler. »


Poussanville appela, et me fit servir. Il reprend la parole pendant que je m’occupe à me restaurer.


« Tes novices de Saint-Maixent t’ont bien jugé. Tu veux convertir les Rochellois ! Ce projet est d’un fou. À la recommandation du baron, ils te permettront de prêcher ; mais tu auras affaire à Théodore de Bèze, le plus éloquent de leurs ministres. Si tu es battu, comme il y a lieu de le croire, tu seras

baffoué ; si tu as l’avantage, tu seras pendu : apprends que l’esprit de parti ne pardonne jamais. Insensé ! Que t’importe tout cela ? Crois-tu que Catherine, Guise, le roi de Navarre, le prince de Condé soient pénétrés des sentimens qu’ils affectent? Ils soufflent le fanatisme sur les gens de leur parti ; ils les enivrent pour les disposer à se faire tuer, selon leur bon plaisir. Tu n’es toi-même, sans t’en douter, qu’un agent aveugle des Guise. »


On sent bien que j’interrompis souvent le discours de M. de Poussanville par de fortes exclamations. Il riait, et continuait de parler. Moi, je jugeai que mon ami n’était d’aucune religion, et cette pensée m’arracha des larmes amères.


« Viens, pleurnicheur, je vais te présenter au baron : tu as ici le plus grand besoin d’un protecteur. Je te préviens que M. de Biron est fier, irascible, et qu’on ne l’aborde qu’avec trois révérences, Suis-moi. »


Je marchai sur les pas de M. de Poussanville. Je m’inclinai trois fois, et profondément, devant le baron, dont tous les traits annonçaient l’orgueil. Je vis que mon humilité le disposait favorablement en ma faveur. Cependant il resta assis, et me laissa debout. Mon ami lui fit part des motifs qui m’amenaient à la Rochelle, et il arrangea son récit avec beaucoup d’adresse.

« C’est bien, c’est très-bien, dit le baron, j’aime beaucoup ce beau zèle. Vous prêcherez, mon ami, j’en obtiendrai la permission du maire, et de Théodore de Bèze. Cependant, je vous conseille de ne pas vous exposer dans les rues de la Rochelle avant que j’aie arrangé votre affaire. Poussanville, vous le présenterez à Madame la baronne. Elle aime beaucoup les moines, et vous la prierez, de ma part, de mettre celui-ci au nombre des commensaux de sa maison. »

Je serais tombé dans l’enchantement, dans l’extase, si je n’eusse remarqué des signes d’intelligence entre le baron et Poussanville. Je saisis même un sourire, qui vint expirer sur les lèvres de monseigneur. J’en conclus qu’il n’était pas plus catholique que les grands dont mon ami m’avait parlé. Au surplus, pensai-je, tant pis pour lui s’il croit que la religion ne soit faite que pour le peuple. Je serai en sûreté dans ce palais, et je prêcherai, voilà l’essentiel.


J’allais suivre M. de Poussanville dans l’appartement de madame, lorsque le capitaine Lanoue se présenta. Son air farouche, sa longue épée, et la manière dont il me regarda me glacèrent le sang. « Cet homme, demanda-t-il au baron, a-t-il près de vous, monseigneur, une mission directe, positive ? —Je ne puis convenir de cela ; mais je dois vous assurer qu’il m’est recommandé… — Par quelqu’un que votre grandeur ne connaît peut-être pas ? — Ou, qu’au moins je connais assez imparfaitement. — Les choses étant ainsi, vous trouverez bon, monseigneur, que je le fasse pendre. N’ai-je pas trouvé ce coquin-là prêchant la garde du poste avancé ? Si on le laissait aller, il ferait de belles choses. Sa mort satisfera aux mânes de nos frères, tués pendant le siège, et ce sera un spectacle fort agréable pour les survivans... Allons, marche, maroufle. »


Il m’avait pris par une oreille, et la tirait de toutes ses forces.

« Un moment, s’écria Poussanville. Il est fils de Jacques de Mouchy, dit la Mouche. » Ces paroles firent sur le capitaine l’effet qu’eût produit la tête de Méduse. Il lâcha mon oreille, me passa la main sous le menton, et prit un air tout-à-fait caressant. Le fier baron me sourit avec noblesse, avec grâce. « Pourquoi,

M. de Poussanville, ne m’avez-vous pas appris cela plutôt ? — Pourquoi, petit frère, ne m’as-tu pas déclaré ton origine, quand

j’ai voulu te faire accrocher par la garde ? Tu ne sais donc pas que la première de toutes les vertus est d’être utile à ses semblables, et qu’on ne s’informe pas quelle est la religion de celui qui soulage l’humanité souffrante ? Ton père vaut mieux à lui seul, que tous les moines de l’Europe ensemble : il a rendu l’usage de leurs membres à un grand nombre de Rochellois, blessés pendant le siège, et qui se croyaient estropiés pour toujours. J’étais guéri d’un coup de mousquet, qui m’avait percé la cuisse. Ma blessure se rouvrit, lorsque ton père vint chercher ici un asile contre la rage monacale. Il m’a guéri de nouveau, radicalement guéri. Voilà de ces choses qui ne s’oublient jamais. Suis-moi, Frérot. Viens embrasser ton père. Instruis-toi près de lui, et tâche de le valoir un jour. »


Je passais de la mort à la vie, et ma tête n’était plus à moi. Les opinions opposées aux miennes, que j’avais entendu émettre autour de moi, avaient brouillé toutes mes idées. Je me souvenais seulement que je devais embrasser mon père, et rendre la Rochelle au pape.


Le capitaine avait passé mon bras sous le sien. C’est le fils de notre bon Jacques, disait-il aux furieux, que mon costume rassemblait autour de nous, et ces quatre mots les dispersaient à l’instant. Nous entrâmes dans une maison d’assez belle apparence. Je trouvai mon père, très-souffrant lui-même, entouré de malades, qu’il tâchait de soulager, et je me jetai dans ses bras.


Il n’était pas prévenu de mon arrivée, et il s’évanouit. Ses malades oublièrent leurs maux pour le secourir. Le farouche Lanoue aida à le déshabiller, et à le mettre au lit. Moi, je priais mon patron de lui rendre la santé, et de me maintenir dans les sublimes dispositions où j’étais en sortant d’Étampes.

Mon père revint à lui. Mais la surprise, l’émotion, un attendrissement sans bornes, avaient produit une crise qui acheva d’épuiser ses forces. Il expira dans mes bras, en bénissant le moment où il m’avait revu.


« Coquin de moine, me dit le capitaine, si tu n’avais pas infecté notre ville de ta présence, notre bon Jacques vivrait encore ; il serait encore utile. Si les Rochellois savaient que tu lui as donné la mort, ils te mettraient en pièces. Je t’ai promis vie et sûreté, je tiendrai ma parole. Je te le prouve en te dépouillant de ta jacquette, qui te ferait remarquer partout, et je ne peux t’avoir toujours pendu à mon bras. » Il déchirait ma robe, il la mettait en lambeaux. Une robe de franciscain ! Je voulus au moins sauver mes sermons. Lanoue les jeta sur un brasier, où mon père faisait chauffer ses médicamens, il n’y avait pas deux heures. Je voulus les arracher aux flammes, Lanoue me prit par l’oreille, et m’envoya à l’autre bout de la chambre.


Il me donna des vêtemens qui avaient appartenu à mon père. Il fallut bien que je les prisse, puisque je n’en avais pas d’autres.

« Puissent-ils, me dit le capitaine, te pénétrer des vertus que possédait ton père, et dont tu as un si grand besoin. »


Il était temps qu’il me rendît méconnaissable. Le maire, Théodore de Bèze, les ministres du démon, ses confrères, les notables de la ville entrèrent, et témoignèrent de vifs regrets de la perte qu’ils venaient de faire. Les pauvres se rassemblèrent à la porte de la rue, et firent entendre de longs gémissemens. « Il les traitait gratuitement, me dit le capitaine, avec l’argent que lui donnaient les riches. Ah ! pensai-je, mon pauvre père est mort huguenot. Il est inutile que je prie pour lui : il est perdu pour toute l’éternité.

Je sortis d’une maison où tout était confusion et désordre. Le grand air me rafraîchit la tête, et rétablit une certaine suite dans mes idées. Mes sermons n’étaient plus qu’un peu de cendre. Je me voyais privé des moyens les plus puissans de ramener les infidèles. Il me sembla que je n’avais rien de mieux à faire que de sortir de cette ville impie, et de secouer contre elle la poussière de mes souliers. Mais comment voyagerais-je ? mes genoux ne sont pas tout à fait guéris, et le sac que m’a donné ma pieuse mère, est resté entre les mains du prieur de Châteaudun. Si du moins j’avais encore ma robe, elle intéresserait les fidèles en ma faveur. Je recevrais des secours abondans. Mais je suis dépouillé de toutes mes ressources. Il faut retourner chez le gouverneur ; cette maison est catholique, au moins en apparence, et je n’y manquerai de rien, monseigneur l’a promis. Je pourrai y écrire de nouveaux sermons ; je pourrai, au moins, argumenter avec Théodore de Bèze, et si je persuade cet ange de ténèbres, il gagnera tous les autres. Je repris tristement le chemin du Palais, et je montai chez Poussanville. Je lui fis part, en gémissant, des égaremens de mon père, bien prouvés par l’attachement de tous les huguenots. « Si je pouvais gémir de quelque chose, me dit-il, ce serait de voir un fils condamner la mémoire de son père. Malheureux, sais-tu dans quels sentimens il est mort ? Fût-il protestant, en a-t-il moins des droits à ton affection et à ton respect ? Les hommes, d’ailleurs, ne sont-ils pas frères, quoique leur croyance ne soit pas la même ? Le Ciel s’est-il prononcé contre ceux que tu appelles huguenots ? La foudre tombe également sur les églises et sur les temples. — De la tolérance ! de la tolérance ! Poussif, la contagion t’a gagné. Tu es entaché

du crime d’hérésie. O ! grand François Ier ! que ne pouvez-vous

renaître, et exterminer jusqu’au dernier des huguenots ! — Tais- toi, imbécille furieux, rappelle-toi les paroles que t’a adressées

le général Lanoue : On ne s’informe pas quelle est la religion de celui qui soulage l’humanité souffrante. Ces mots ne prouvent-ils pas que ton père restait attaché au Catholicisme, et qu’il est mort dans la religion de ses pères ? Je n’exige pas de toi que tu retournes auprès de ses restes inanimés. Sa maison retentit des accens de la douleur et de la reconnaissance. Tu ne manquerais pas de faire quelque scène qui finirait mal pour toi. Je te plains, et ne veux pas te perdre. Je vais te présenter à madame la baronne ; mais demain, tu suivras le convoi de ton père dans le silence et le recueillement. — Tu veux que je paraisse dans les rangs de ces réprouvés ? — Tu le feras, ou je déterminerai Monseigneur à te faire chasser de la ville. — Oh, grand saint Antoine ! ô mon patron, inspirez-moi. — C’est moi qui t’inspirerai, et je t’inspirerai bien. Marchons. »


Cet homme si sévère me présenta à la baronne, avec les expressions les plus propres à lui inspirer pour moi le plus vif intérêt. Elle vit en moi un pauvre religieux, brûlant du zèle de la foi, et je venais, avec l’approbation de Monseigneur, me mettre sous sa puissante protection.


Je retrouvai là mes principes, mes précieuses habitudes, et même mon langage. Madame la baronne, jeune encore, était pieuse comme la piété.


Ces malheureux huguenots lui avaient refusé jusqu’à un chapelain. Elle s’était arrangé un oratoire, où elle passait, avec ses femmes, la moitié des journées. Elle m’y conduisit : j’en admirai l’arrangement. Mais.... ô surprise ! je reconnus que Madame s’appelait Antoinette. Mon patron, et son compagnon fidèle étaient suspendus devant son prie-dieu.

Elle fut, de son côté, très-satisfaite d’apprendre que je me nommais Antoine, que je chantais et que je savais jouer du serpent. Elle décida qu’à moi seul, je serais sa musique de chapelle ; elle me chargea exclusivement de la direction de l’oratoire, et elle me remit entre les mains d’une de ses femmes, qui me combla d’égards, de prévenances, et qui me logea dans une chambre très-commode et très-propre. J’ai toujours aimé la propreté et les commodités de la vie.


Je ne hais pas non plus la bonne chère, quand elle n’excite pas à l’intempérance. Je dînai au milieu des dames suivantes, et je dînai bien. Il m’était impossible de ne pas porter mes regards autour de moi. La demoiselle Colombe me parut plus jolie que la petite paysanne qui m’avait apporté son déjeûner sur le chemin d’Étampes à Châteaudun. Je baissai les yeux, jusque sur mon assiette ; mais comment les y fixer ? Mademoiselle Colombe m’offrait de tous les mets, et il fallait bien la regarder pour lui répondre. Elle m’apprit qu’elle était chargée de la lingerie de l’oratoire. Elle me dit que nous le décorerions ensemble. « Non, Mademoiselle, m’écriai-je, non, très- certainement non. » Mademoiselle Colombe me répondit par une grimace qui ne l’embellit pas, et j’en fus fort aise. Je me tournai vers madame Claire, femme de cinquante ans, que la petite vérole avait maltraitée, et je ne regardai plus qu’elle.


Madame la baronne nous fit dire qu’elle nous attendait à l’oratoire. Je m’attachai exclusivement à madame Claire, et je la priai de m’aider à marcher. Elle s’informa, avec bonté, de ce qui me privait du libre usage de mes jambes. Elle courut aussitôt chercher ce qui était nécessaire pour mon pansement. Colombe lui demanda la permission de tenir l’assiette, avec un ton si doux, qu’elle me mit en colère contre elle et contre moi.

« Non, Mademoiselle, lui dis-je, vous ne la tiendrez pas. » Colombe me tourna le dos, se rendit auprès de la baronne, et Claire me pansa avec autant d’adresse que l’eût pu faire un bon chirurgien. Je ne savais pas que les femmes eussent la main si légère et si douce. Je vis, avec plaisir, qu’il suffirait de quelques jours, pour me guérir radicalement. Nous passâmes ensemble à l’oratoire. Là, je racontai à madame la baronne comment j’avais perdu mes sermons. Je lui demandai la permission de lui en réciter ce que me fournirait ma mémoire. Elle me l’accorda avec une grâce toute particulière.


Quand on récite de mémoire, il faut éviter les distractions. Je fixai mes yeux au plancher qui était sur ma tête. Je parlai avec une facilité qui m’étonna. Je parlai long-temps, et je retombai dans le péché d’orgueil : je voulus voir quelles sensations j’avais produites. La baronne seule était restée assise. Ses femmes m’écoutaient à genoux. Les yeux de Colombe étaient noyés dans les larmes, et ne me paraissaient que plus dangereux. Elle me prenait pour un saint, et elle avait tout ce qu’il fallait pour me damner.


Madame la baronne me présenta sa main à baiser : c’est la plus grande marque de satisfaction qu’elle pût me donner.

« Frère Antoine, me dit-elle, il faut récrire ces sermons là ; il le faut absolument. Je vous en prie, je vous l’ordonne même. Si ces gens-là ne vous permettent pas de les prononcer, je les ferai imprimer, et répandre avec profusion dans la ville ; il faut que la vérité triomphe enfin. » Le lendemain matin, Poussanville me fit appeler : « Voilà, me dit-il, un paquet que le général Lanoue m’a envoyé hier au soir. Il renferme toute la succession de ton père. » Nous l’ouvrîmes : nous y trouvâmes quelques vêtemens à demi usés, un peu de linge et vingt écus. Les pauvres avaient

empêché mon bon père d’économiser. « Qu’il est triste, dis-je à Poussanville, qu’un tel homme n’ait pas conservé ce zèle, cette ferveur, qui constituent le bon, le véritable catholique ! — Va t’habiller, bavard, et viens me retrouver. J’assisterai aux funérailles de ton père ; j’y représenterai le baron ; tu te tiendras auprès de moi, et tu ne diras pas un mot, entends-tu ? »


Nous partîmes. En approchant de la maison de mort, je ne pensai plus qu’à mon père. Mes yeux se remplirent de larmes.

« Bien ! me dit Poussanville, bien ! Tu es né avec un bon cœur, et je retrouve mon camarade d’école. »


C’est un homme bien précieux qu’un bon chirurgien, à la suite d’un siège meurtrier. On n’eût pu faire au général Lanoue des obsèques plus magnifiques que celles qu’on avait préparées pour mon père. Les gens en place, les personnes les plus recommandables de la ville suivaient immédiatement le cortège. J’étais en tête du convoi avec Poussanville. Les pauvres fermaient la marche.


Théodore de Bèze prononça sur la tombe un discours qui m’eût paru superbe, s’il n’eût été tout à fait étranger aux opinions religieuses. Je crus devoir prononcer à mon tour quelques mots d’une pieuse espérance en faveur du défunt. Je pris la parole aussitôt que Théodore eut cessé de parler. Poussanville me donnait des coups de coude, me marchait sur les pieds. J’avais, commencé une improvisation très-orthodoxe ; rien ne pouvait plus m’arrêter.


L’effet de mon discours fut terrible pour moi. Les grands avaient commencé par rire ; bientôt, le peuple entra en fureur. Je fus poussé, baffoué, couvert de boue, chargé d’imprécations. Je fuyais, quand je pouvais m’échapper des mains de ces

furieux, et j’en retrouvais d’autres à qui on criait : C’est un catholique, c’est un moine. Je rentrai au palais avec des vêtemens en lambeaux, glacé d’effroi, et bien convaincu que les Rochellois étaient inaccessibles à la grâce. J’allai me jeter dans l’oratoire. J’y voulais remercier mon patron de m’avoir conservé la vie ; j’y trouvai mademoiselle Colombe, qui décorait de fleurs l’image du grand saint Antoine.


Elle fut frappée d’étonnement et d’effroi, en voyant l’état déplorable où m’avaient réduit les huguenots. Elle me parla, elle m’interrogea. Je n’entendis que des sons confus ; bientôt je perdis l’usage de mes sens.


Quand je revins à moi, je me trouvai soulagé, soigné par Colombe. Elle n’avait voulu, me dit-elle, partager avec personne le plaisir ineffable d’être utile au frère Antoine. Elle avait été, dans ma chambre, prendre des habits, du linge.


L’aiguière, dans laquelle elle conservait les fleurs destinées à former des guirlandes, servit aux ablutions, et j’allai, dans le coin le plus retiré de l’oratoire, me dépouiller de mes guenilles et me vêtir d’une manière décente. Je me sentais très-faible. Un déjeûner léger était auprès de Colombe. Elle me présentait ce qu’elle avait de meilleur, et ce qu’elle croyait pouvoir me plaire. Les plus jolies mains du monde passaient, repassaient sans cesse autour de moi, et me touchaient souvent. J’étais pénétré de la reconnaissance que je lui devais à tant de titres. J’arrêtai une de ses mains ; je fixai une charmante figure de seize ans. Je voulus parler ; les paroles expirèrent sur mes lèvres.


Nous nous regardions en silence. Colombe était rouge comme le feu ; j’étais retombé dans l’état fatal où m’avait mis la jeune

fille que j’avais rencontrée sur la route de Châteaudun, et il n’y avait pas d’étang dans l’oratoire. Je tenais toujours cette main dangereuse. Tout à coup, je fis un effort violent; j’entraînai Colombe auprès de l’image révérée de mon patron. Je la fis tomber à genoux avec moi. « Demandons-lui, m’écriai-je, la grâce de pouvoir surmonter la nature. — Qu’est-ce que la nature, frère Antoine ? — Colombe, nous nous aimons. — Oh, je vous aime beaucoup, frère Antoine. — Cet amour-là est un crime. — Il ne nuit à personne. — Il offense le ciel. — Pourquoi donc m’a-t-il donné un cœur ? — Pour le vaincre, et lui offrir nos souffrances. — Vous souffrez donc aussi, frère Antoine ? — Ne le voyez-vous pas ? — Moi, je ne vois rien. — Colombe, vous avez toute votre innocence ; conservez-la, et pour cela il n’est qu’un moyen. — Et lequel ? — Il faut éviter de nous voir, et surtout de nous parler. — Voilà donc pourquoi, vous m’avez traitée durement ; voilà pourquoi toutes vos attentions se portaient sur madame Claire ? — Madame Claire n’est pas dangereuse. —Je commence à comprendre. — Colombe, jurons-nous d’être sans cesse sur nos gardes, ou nous sommes perdus. — Comment perdus ! — Ma chère Colombe, je suis plus âgé que vous ; j’ai plus d’expérience ; mais il est des choses que je ne peux pas, que je ne dois pas vous expliquer. — Oh, parlez, frère Antoine, je veux tout savoir. — Jurons, Colombe, jurons en présence de mon patron. »


Madame entra, suivie de ses autres femmes. Elle nous trouva à genoux, et nous marqua de la satisfaction. Elle me félicita d’avoir pu m’échapper des mains des huguenots : Poussanville lui avait tout appris. Je lui déclarai que je renonçais au dessein de faire des conversions dans cette ville abominable. « Vous avez raison, me dit-elle. Renonçons à des illusions flatteuses, qui ne peuvent se réaliser. Nous prierons ensemble, et je vous

élève au rang de mon sacristain. Colombe et vous soignerez l’oratoire. Vous y écrirez des homélies, que nous entendrons avec attendrissement. »


Je frémissais à l’idée du danger continuel où j’allais être exposé. Je périrai, pensai-je ; Colombe périra. Il faut fuir. Je ne peux encore marcher longtemps. Mais j’ai vingt écus ; j’achèterai une mule, et, avec ce qui me restera, je gagnerai un couvent de franciscains : ce sera pour moi le port du salut.


….. Mais mes vingt écus, où sont-ils ? Je les avais ce matin dans ma bourse, suspendue à ma ceinture. J’étais presque nud quand je suis rentré ici…. Les misérables m’ont pris ou coupé ma bourse. Des huguenots doivent être des voleurs.


Je ne savais à quel parti m’arrêter. Je me décidai enfin à suivre madame, quand elle sortirait de l’oratoire. Je lui peignis, en traits de feu, ma situation et celle de Colombe, et je la suppliai, à genoux, de nous sauver tous deux. « Voilà de la véritable vertu, s’écria-t-elle, ou il n’y en a pas au monde. » Vous m’inspirez de la vénération pour l’ordre des franciscains. Vous resterez à l’oratoire, et je chargerai Colombe d’autres fonctions.

— S’il m’était permis, Madame, de fixer votre choix, je vous prierais de le faire tomber sur madame Claire. » Elle sourit.

« Vous aurez Claire, me dit-elle. De quel fardeau je me sentis déchargé !


Poussanville me manda chez lui. Il me fit une mercuriale d’une âpreté, d’une sévérité ! « Si tu n’avais eu affaire qu’au général et au maire, ajouta-t-il, ils se fussent bornés à se moquer de toi. Ils veulent faire de la Rochelle une république indépendante, dont ils resteront les chefs. Ils n’ont pas de religion ; mais pour réus sir dans leur dessein, ils ont besoin du

peuple. Il faut qu’il soit fanatique pour être soumis et ils n’ont pu se dispenser de t’abandonner à sa fureur. Apprends à connaître les hommes et les choses, et renonce à tes idées folles et exagérées. Je te le répète, fais-toi jésuite, si tu persistes à vouloir être moine. J’entrevois le moment où ils joueront un grand rôle dans l’Etat. — Le mien doit être tout d’humilité. — Imbécille! tu n’es propre qu’à faire un moinillon. Retourne à ton oratoire. »


Je n’y trouvai pas Colombe, et je soupirai. Madame Claire l’avait remplacée, et elle ne me donnait pas de distractions. J’étais désœuvré, et je commençai une homélie. La cloche nous appela pour dîner. Les femmes de la baronne me regardaient en-dessous, d’un petit air moqueur. J’en conclus qu’elles n’étaient pas aussi innocentes que madame le supposait. Colombe seule baissait les yeux, rougissait et mangeait peu. J’avais voulu me placer sur la même ligne qu’elle, pour être dispensé de la regarder. Ses compagnes l’avaient prévenue, et s’étaient arrangées de manière à ce qu’elle fût vis-à-vis de moi.


Je ne mangeais pas plus qu’elle. Nous avions tous les deux les yeux fixés sur notre assiette. Notre silence, notre maintien, une excessive réserve qui pouvait bien avoir quelque chose de ridicule, produisirent de ces mots qu’entendent si bien ceux qui se les adressent, mais qui sont tellement équivoques, que ceux dont on parle ne peuvent en paraître piqués. Je l’étais vivement, quoique je me tusse. Colombe n’y comprenait rien.


Je ne pouvais composer pendant toute la journée. Je me délassais en me livrant à ces observations qui m’avaient fait surnommer la mouche à Étampes. Elles tombèrent d’abord sur madame Claire, que je croyais aussi inaccessible à la tentation,

que peu faite pour en inspirer. Mais je ne pus m’empêcher de voir ce qui se passait devant moi.


J’arrangeais mon plan de vengeance, ce qui, je le confesse, était un grand péché, et j’avais fermé les yeux : c’est le moyen d’être tout à .ses idées. Claire allait, venait dans l’oratoire. Elle s’approchait de moi, s’en éloignait ; des mouvemens d’impatience lui échappaient par intervalles. Je feignis de dormir, et j’entrouvris mes paupières d’une manière imperceptible. « Dormez-vous, frère Antoine ? » Je ne répondis pas un mot. Elle prit ma plume : madame la baronne et moi étions les seuls qui en eussent dans ce quartier du palais. Claire avait tiré un valet de trèfle de sa bourse : ce genre de papier-là n’est jamais suspect. Elle écrivit, très-mal, mais de manière à être lue : A queu jeu meu daiplé issy ! On n’est jamais prolixe quand on écrit comme cela. Elle veut que son amant, l’enlève. C’est clair. Elle se lève, marche sur la pointe du pied, et sort de l’oratoire. Ces précautions annonçaient nécessairement des desseins secrets. Je me lève à mon tour, je la suis dans un long corridor obscur, qui conduit à l’appartement du baron. Bientôt j’aperçois le jour, et je reconnais un homme gros, court, mal bâti, qui se promène dans une vaste salle, et qui étouffe des mots qui doivent ressembler à des juremens. Je reconnais M. Olivier, l’écuyer de monseigneur, et je me tapis contre le mur. Olivier prend le valet de trèfle des mains de Claire, et ses mains restent dans les siennes. Claire n’avait parlé à table que de choses indifférentes, et ce n’est pas elle que je voulais frapper. Cependant je désirais voir comment cette scène finirait.


Cette espèce de halle communiquait aux differens points du palais. Une, deux, trois des femmes de madame arrivèrent, et les principaux domestiques de monseigneur se présentèrent à

elles avec toute la grâce dont ils étaient susceptibles. Oh, oh, pensai-je, voilà un singulier hasard ! Tout le monde s’est donné rendez-vous à la même heure. Je ne verrai rien : quand on est huit, on se possède nécessairement. Cependant il est clair que le plus grand désordre règne dans cette maison. Ce qui le prouve jusqu’à l’évidence, c’est que Colombe seule n’est pas présente à cette scandaleuse réunion.


Quel est mon devoir en cette circonstance délicate ? La piété de madame est solide, éclairée. Elle ignore donc ce qui se passe chez elle. Elle me comble de bontés. Je dois, je veux lui faire connaître le mal, afin qu’elle y apporte un prompt remède.


Je retourne vers le point d’où je suis parti. Des éclats de voix, des rires soutenus me poursuivent. Ces gens-là, pensai-je, ont perdu toute espèce de pudeur et de crainte. Ce tapage suffit pour qu’on les surprenne.


J’entrai chez madame, et, rouge de colère, je lui racontai ce que je venais de voir et d’entendre. « Asseyez-vous, frère Antoine, me dit-elle, et écoutez-moi. Nos domestiques ne peuvent se promener dans la ville, sans s’exposer à des scènes fâcheuses, quoiqu’ils portent la livrée du baron : ces méchans huguenots ne respectent rien. Monseigneur s’est entendu avec le maire, et les marchands de la ville nous apportent ici ce qui nous est nécessaire. L’intérêt leur tient lieu de ce qu’ils appellent leur conscience.


« Cependant nos gens ne peuvent passer les jours, les semaines, les mois dans une contrainte perpétuelle. Nous avons résolu, monsieur le baron et moi, de leur abandonner, tous les jours, pendant deux heures, la vaste salle où vous les avez vus. Là, ils s’amusent comme ils l’entendent, et il me paraît difficile

qu’il se passe quelque chose de répréhensible dans une réunion aussi nombreuse. »


Elle eût pu parler une heure encore, sans que je pensasse à l’interrompre : j’étais stupéfait, anéanti. « Mais, Madame, repris-je d’un air timide et d’un ton doux, ce valet de trèfle…

— Olivier profite des heures de récréation pour apprendre à écrire à Claire, et peut-être veut-il enseigner ce qu’il ne sait pas : il aurait cela de commun avec bien d’autres. Claire a écrit sur ce valet de trèfle qu’elle s’ennuie à l’oratoire. Elle n’a pas la patience de Colombe ; mais elle y restera, parce que vous le désirez, et que je le veux. — Mais, Madame, pourquoi s’éloigner de moi furtivement ? — Vous avez feint de dormir, et elle a craint de vous éveiller, voilà tout. — Ah, ah, ah !... ah !


Elle me laissa pousser tous mes ah ! et elle reprit ainsi :

« Cependant, frère Antoine, cette réunion d’hommes et de femmes dont vous ne connaissiez pas les motifs, vous a blessé, et j’en conclus qu’elle n’est pas dans les convenances. À l’avenir, mes femmes auront une chambre particulière et les hommes une autre. Je vais en faire la proposition à monseigneur. »


Je rentrai à l’oratoire, très-satisfait de ce que je venais de faire. Ah ! vous me raillez, Mesdames, vous persiflez l’innocente Colombe ! hé bien ! vous n’aurez plus de communications avec personne, et cette punition est beaucoup plus douce que celle que je voulais vous faire infliger.


Je me frottais les mains avec une satisfaction inexprimable, lorsque mes yeux se portèrent sur l’image de mon patron. Il semblait me reprocher ma conduite, et, en effet, elle n’était pas innocente. Je lui demandai pardon, en continuant de me frotter

les mains, et je sentis que la dévotion et la vengeance ne sont pas inconciliables.


Madame entra, suivie de ses femmes. Elles avaient l’air consternées. Bon, pensais-je, elles n’auront plus de relation avec aucun homme. Madame a parlé ; monseigneur a adopté ses idées de décence, et déjà les ordres sont donnés. Oh, comme elles vont s’ennuyer !


Madame me demanda une homélie. J’obéis. Colombe s’était placée à mes pieds ; elle me donnait des distractions, de ces distractions qui enlèvent entièrement un homme à ce qu’il fait. Je lisais mal, très-mal, je le sentais. Une des femmes de madame toussa avec force ; une autre renversa un candélabre ; la baronne prit un air sévère, et promena autour d’elle des yeux menacans. Le calme se rétablit ; mais Colombe était là. Je me conduisais comme un sot. Je le sentais.


Olivier entra fort à propos. « Madame, dit-il, monseigneur demande le frère Antoine. » Je me levai précipitamment ; je suivis l’écuyer, et je lui savais très-bon gré de m’avoir tiré de l’embarras extraordinaire où j’étais.


Le baron était assis dans son grand fauteuil. Son air et son maintien étaient menaçans. « Frère, me dit-il, je suis très- attaché à madame : je ne la contredirai jamais, surtout pour une chose aussi simple que l’ordre qu’elle veut établir dans sa maison. Mais je trouve mauvais, très-mauvais que vous cherchiez à vous emparer de son esprit ; que vous vous érigiez chez moi en manière de directeur ; que vous abusiez de votre ascendant pour porter madame à me demander des choses qui ne me sont pas agréables. C’est tout au plus ce que se permettrait un jésuite. Hé ! qu’êtes-vous qu’un vermisseau, à

qui j’ai accordé un asile, à la demande de M. de Poussanville, qui m’est très-utile, et que je considère beaucoup. Je vous préviens, qu’au premier acte d’autorité que vous exercerez sous le nom de madame, je vous ferai faire une jacquette, ses accessoires, et que je vous ferai jeter, par mes gens, dans les rues de la Rochelle. Olivier, conduisez-le chez M. de Poussanville. »


« Oh ! oh ! me disait Olivier, en me conduisant, vous avez cru que madame ne vous nommerait pas à monseigneur, et c’est sur vos observations qu’elle a motivé sa demande de réforme. Tenez-vous bien, mon frère. »


« Hé bien ! me dit Poussanville, tu feras donc toujours des sottises. Tu ameutes toute une ville contre toi, et ne sachant plus que faire, tu bouleverses la maison de monseigneur. Je me suis attaché à toi dès ton enfance, quoique je fusse plus âgé de quelques années. Tu avais de la gentillesse, de la docilité, et je me plaisais à te faire répéter les leçons que tu recevais de nos maîtres. On s’attache par les services qu’on rend, et voilà pourquoi je t’ai revu avec plaisir ; mais je ne croyais pas accueillir un brouillon fanatique. Tu t’es mis au plus mal avec monseigneur et tous les gens de la maison. Comment diable as- tu imaginé de les faire vivre comme s’ils avaient fait vœu de chasteté ? — Ils ne sont donc pas chastes ! — Je ne le crois pas. Il y a des cabinets qui aboutissent à la salle où tu les as vus. — J’ai donc eu raison de parler à madame comme je l’ai fait. — Tu as eu tort. Un petit novice franciscain s’ériger en réformateur de l’espèce humaine ! Cela fait pitié. Prends les hommes comme ils sont ; laisse-leur faire ce qui leur convient, et évite soigneusement de te faire des ennemis, toi, qui as besoin de tout le monde. Voilà le dernier conseil que j’ai à te

donner. Si tu t’en écartes, je t’abandonnerai à ton sort. J’ai à travailler. Laisse-moi. »


Transiger avec sa conscience, pensai-je en retournant chez madame, est faction d’un lâche ; c’est tout au plus ce que se permettrait un huguenot. Je poursuivrai le vice et l’hérésie sous quelque forme qu’ils se présentent à moi, Cependant, monseigneur et Poussanville ne me paraissent pas être dans des sentimens très-orthodoxes, et je ne peux m’élever contre eux.... Et puis cette petite Colombe !... Il me semble que je perds chaque jour quelque chose de mon goût pour la vie monastique. Ah ! je le sens, la chasteté est une vertu bien difficile à pratiquer. Je me maintiendrai, moi, dans la bonne route, et je plaindrai simplement ceux qui s’en écarteront. Poussanville a raison : je ne me mêlerai plus de rien.


Cette résolution fut prise un peu tard. On descendit pour souper. Claire, en sa qualité d’aînée, faisait les honneurs de la table, et jusque-là elle n’avait pas manqué de m’offrir le meilleur morceau. Elle servit toutes ses compagnes, et remit le premier plat sur la table. On ne disait mot; on soupait, et on ne s’occupait pas plus de moi que si j’eusse été à Étampes. Colombe me regarda d’un air affligé, et me passa une volaille.

« Mangez, Mademoiselle, lui dit Claire, et ne vous mêlez pas du service. » Elle reprit le plat et voulut le remettre à sa place. Je lui abandonnai le vase, et je mis le poulet sur mon assiette : je voulais souper aussi.


Un murmure général s’éleva contre ma pauvre petite Colombe. Des femmes qui ont résolu de ne pas parler, et qui rompent le silence, ne s’arrêtent plus. « Nous ne sommes pas faites, pour le servir, disait l’une ; qu’il se serve lui-même, disait l’autre. » Toutes s’élevaient contre l’officieuse Colombe.

Elles lui reprochaient d’oublier la dignité de son sexe, pour faire la cour au favori. Colombe ne répondait rien, et pleurait. Ce spectacle m’exaspéra. Je sentis que j’allais faire une scène ; mais une scène !... Je pris mon poulet, une bouteille de vin, et je sortis. Je gagnai ma chambre, poursuivi par les larmes de Colombe, lorsque je rencontrai madame. Ce poulet, cette bouteille, les mouvemens convulsifs de ma figure la frappèrent, l’arrêtèrent. Elle m’interrogea, et je ne pouvais mentir à madame. Je lui racontai ce qui venait de se passer. Elle me conduisit dans son appartement. « Frère Antoine, me dit-elle, votre piété solide, vos vertus m’ont touchée. Mais je commence à sentir que ces vertus sont plutôt celles d’un solitaire que d’un religieux destiné à vivre avec les hommes. Cependant si nous étions au centre de la France, je ne balancerais pas à leur sacrifier toutes mes femmes. Mais comment les remplacerais-je ici ? Me voilà réduite à opter entre elles et vous, et il faut que je sois servie. D’ailleurs, personne ne m’habillerait avec autant d’adresse et d’élégance que Claire ; personne ne donnerait à mes cheveux la tournure et la grâce que leur fait prendre Félicité. Je ne vois personne ; mais à mon âge la toilette est un besoin de première nécessité. — J’entends, Madame, vous me chassez. — Non, frère Antoine, je ne vous chasse pas ; je vous prie de vous retirer. Je vous ferai donner une mule et de l’argent. Si, plus tard, je peux vous être utile, je le ferai avec un extrême plaisir. » Triste, abattu, je m’enfermai dans ma chambre. Je croyais madame à l’abri des séductions du monde, me disais-je, et elle m’a sacrifié à sa vanité ! Serait-il vrai qu’il ne peut exister d’être complètement vertueux ? moi-même, de quoi m’occupé-je exclusivement ? une jeune fille s’est emparée de toutes mes facultés. Je ne vis, je ne respire que pour elle. Hier, de toute la journée, je n’ai pas adressé un mot à mon patron.

J’étais couché ; je ne dormais pas. De tristes réflexions m’agitaient, me tourmentaient. J’entendis frapper bien doucement à ma porte. « Qui est là ? — C’est moi, me répondit une voix douce, entrecoupée par des sanglots. Vous partez demain, frère Antoine ; madame a donné ses ordres. Je ne veux pas me séparer de vous, sans vous dire un dernier, un éternel adieu. Ouvrez, mon frère, à votre Colombe. — Si je vous ouvre, Colombe, vous ne sortirez plus, et je n’aurai pas la force de vous renvoyer. —Ne vous suis-je pas soumise, frère Antoine ? Je sortirai dès que vous l’exigerez. » Je prévoyais toutes les conséquences d’une pareille entrevue. Cependant je fus faible, et j’ouvris.


Colombe était à peine entrée, que des clameurs frappèrent mon oreille. Une clarté de flambeaux se répandit dans le corridor. « Le voilà, le voilà cet homme qui porte la vertu jusqu’au rigorisme, et qui reçoit une jeune fille chez lui ! La voilà, cette innocente Colombe, qui vient chercher un homme jusques dans sa chambre à coucher ! Les voilà, en tête-à-tête, au milieu de la nuit ! » C’était Claire, c’était Félicité. Elles avaient épié Colombe ; elles l’avaient suivie. Elles avaient été éveiller madame ; madame ne pouvait croire à ce qu’elles lui disaient. Cependant elle s’était enveloppée dans une robe de chambre, décidée à confondre la calomnie, ou à se laisser aller à toute sa sévérité.


Les faits parlaient contre Colombe et contre moi. Nous protestâmes en vain de notre innocence. Je conviens de bonne foi qu’il était impossible que madame y crût. « Hypocrite, me dit-elle, c’était donc pour éloigner toute espèce de soupçon, pour me plonger dans une sécurité absolue et aveugle, que vous m’avez suppliée de vous séparer de Colombe ? Elle était déjà

séduite. On la croyait ici pure comme l’innocence, et la petite fourbe affectait de dédaigner les jeux innocens de ses compagnes, pour assurer ses plaisirs clandestins et coupables. Eloignez-vous de cette chambre, Mademoiselle, et à la pointe du jour, vous sortirez tous deux de la Rochelle.


Je restai seul. Ainsi, me disais-je, les hommes jugent donc sur les apparences ! Nous sommes condamnés, Colombe et moi, et le vice triomphe.

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Jeune noble française (recueil de Gaignières)


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Reître et gendarme


CHAPITRE IV.

Antoine la Mouche et Colombe sortent de la Rochelle.


Dès la pointe du jour tout était en mouvement dans le palais. Le premier individu que je rencontrai fut Olivier. « Votre mule vous attend, me dit-il, et voilà une bourse que madame vous donne. Allez, mon ami, et souvenez-vous qu’il ne faut jamais se mêler des affaires d’autrui. » Le second personnage qui se présenta à moi fut monseigneur. Il passa, en me riant an nez et en levant les épaules. Poussanville allait, venait, et s’arrêta devant moi. « Une partie de mes prédictions s’est accomplie, me dit-il. Au reste, tu n’es pas à plaindre. On te donne une très- jolie fille, de l’argent et une bonne mule. C’est plus que tu ne pouvais espérer en entrant dans cette ville. Prends mon épée. Si tu es attaqué en route, tu te défendras mieux avec cela qu’avec ton chapelet.


« Nous te suivrons de près. Le général Lanoue nous a envoyé, à minuit, l’ordre de sortir de la Rochelle dans les vingt-quatre heures. — Bah ! — Je n’ai pas trop le temps de causer.

Cependant il est possible que nous ne nous revoyions jamais, et je veux te donner une dernière leçon. » Il me conduisit dans son cabinet.


« Le cardinal de Lorraine, oncle des Guise actuels, avait formé le plan d’une congrégation générale des catholiques. Henri de Guise vient de l’exécuter. Il a formé cette association pour protéger, dit-il, la religion, le roi, et l’indépendance de l’Etat. Il a donné à cette ligue le nom de sainte14. Combien de fois on a conspiré à la faveur de ce mot révéré !


« Le pape et le roi d’Espagne applaudissent ouvertement à cette institution, et la favorisent de tout leur pouvoir. Je te parle là de choses dont tu n’as aucune connaissance ; mais cette exposition me conduira naturellement aux documens que j’ai à te donner.


« Guise affecte un grand attachement pour le roi qu’il veut détrôner. II l’entraîne à des démarches propres à l’avilir, et par conséquent à lui faire perdre l’estime et la confiance des Français. Bientôt Guise, je le prévois, attaquera le monarque ouvertement, et déjà les deux partis sont en présence. L’un dit à l’autre : Otez-vous de là que je m’y mette. L’autre répond : J’y suis, et j’y reste. Voilà, en quatre mots, l’histoire de toutes les guerres civiles et de toutes les factions.


« On lève, dans toutes les provinces, des troupes catholiques, et les réformé inquiets se préparent à se défendre. C’est ce qui nous a fait donner hier notre congé.


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14 La Sainte-Ligue est formée en juin 1576 (B.G.)

« Dans les conjonctures délicates, il faut toujours se conduire d’après les vraisemblances ; souviens-toi de cela. Quelles sont- elles aujourd’hui ?


« Henri III est livré à de sales débauches, et à une dévotion puérile. Il ne peut rivaliser de talens et d’adresse avec le duc de Guise. C’est donc à ce dernier qu’il faut s’attacher, et c’est ce que j’ai conseillé à monseigneur.


« Guise lui donnera un corps d’armée, qu’il commandera au nom de ce roi, qu’il contribuera à renverser, quand il en recevra l’ordre. Un général qui tire l’épée n’a pas besoin de secrétaire. Je suis las, d’ailleurs, d’une place que je crois fort au-dessous de mes moyens. Guise a tout l’orgueil que peuvent donner de grandes qualités. Il est sensible aux éloges. Je déterminerai facilement le baron à me présenter à lui, et, de ce moment, une fortune rapide et brillante m’est assurée.


« Je ne crois pas que, possesseur d’une jolie fille, tu penses à rentrer dans ton couvent. — Possesseur ! possesseur ! — Quoi qu’il en soit, et quelque parti que tu prennes, ne t’avise pas de crier vive Guise devant des royalistes, s’il en est de bonne foi, ni vive le roi en présence des partisans du duc. Marche toujours au soleil levant, et si tu le vois s’obscurcir, tourne-toi de l’autre côté : l’homme adroit et réfléchi profite toujours des fautes des autres. »


Il m’embrassa, me fit sortir de son cabinet, et retourna diriger les préparatifs du départ.


Les domestiques des deux sexes étaient trop occupés pour qu’ils pensassent à me tourmenter. Je descendis dans la

principale cour ;je la parcourus rapidement des yeux :on prévoit ce que je cherchais.


Colombe était assise sur le petit paquet qui contenait ses effets. Elle avait la tête appuyée sur ses deux mains ; des larmes coulaient entre ses doigts effilés. « Colombe, ma chère Colombe, ne pleurez pas. Que craignez-vous ? J’aurai pour vous les ménagemens que tout homme honnête doit à l’innocence, et je vous prodiguerai les soins du frère le plus tendre. — Je sais que je vais être en votre puissance ; mais je vous connais, et ce n’est pas ma position qui m’arrache des larmes. C’est la douleur, c’est la honte d’être traitée en coupable. Elle avait relevé sa tête ; ses yeux étaient fixés sur les miens. Jamais je ne les avais vus aussi expressifs, aussi touchans. Ils portaient le trouble dans tout mon être. Qu’allais- je devenir, pendant des heures, des jours entiers, où nulle barrière ne s’élèverait entre Colombe et moi ? « Ô mon patron, m’écriai-je, ne m’abandonnez pas !


Madame me croyait innocent, quand elle m’avait promis les moyens de voyager commodément. Son opinion, à mon égard, était tout-à-fait changée, et cependant elle avait tenu rigoureusement ses promesses, ou plutôt ses ordres étaient donnés, et elle avait dédaigné de les révoquer. Une belle et bonne mule était attachée par la bride dans la cour où nous étions. Une valise était fixée sur la croupe. Elle contenait, sans doute, des effets plus précieux que les miens. Une bourse, bien garnie, était placée dans une des fontes de pistolets. Cela valait mieux que des armes dont je n’aurais pas su me servir. Je regardai partout autour de moi, et je ne vis rien qui pût être destiné à Colombe. C’est sur cette tendre victime que madame avait épuisé sa sévérité.

On commençait à descendre des caisses, des ballots, et nous ne pouvions rester plus long-temps dans cette cour. J’attachai, du mieux que je pus, le paquet de Colombe sur ma valise. Je me mis en selle, et je conduisis ma mule près des marches en pierre destinées à l’usage des dames qui n’ont pas la jambe assez longue pour atteindre à l’étrier. Colombe se plaça derrière moi.


Tout avait été prévu pour la sûreté de monseigneur et la nôtre. Une garde de cinquante hommes était placée à la porte extérieure du palais. Le chef avait l’ordre de faire accompagner et protéger les catholiques jusqu’à ce qu’ils fussent sortis de la ville. Dix hommes se détachèrent, et nous conduisirent jusque dans la campagne.


J’avais été contraint, jusqu’alors, de retenir ma mule : je ne voulais pas qu’elle dépassât les deux lignes qui étaient notre sauve-garde, et qui marchaient au pas. Ces huguenots avaient regardé Colombe très-attentivement, et il leur était échappé, par intervalles, des exclamations énergiques qui ne s’accordaient pas avec sa pudeur. Elle s’était bouché les oreilles, et je m’étais résigné, à l’aspect des longues pertuisanes que portaient nos gardes.


Mais quand nous fûmes libres, je respirai, et je commençai à parler à ma charmante compagne. Elle me répondait, et nous étions entièrement à notre conversation. Elle s’animait, par degrés, et je ne pensais plus à conduire notre mule. Elle prit le trot. Le paquet de Colombe, mal fixé, vacilla sous elle. Elle passa autour de moi le plus joli bras du monde : il était tout simple qu’elle cherchât à prévenir une chute. Il était de mon devoir de l’en garantir. Je pris cette main qui s’offrait à moi, et je la pressai avec plus d’amour que de force. Colombe soupirait ; des mots entrecoupés s’échappaient de ses lèvres

rosées ; moi, je ne me connaissais plus ; je ne me possédais plus.


Je sautai à terre ; il était temps. Colombe partageait mon délire ; rien n’eût pu prévenir une faute que nous n’avions jamais pensé à commettre, et pour laquelle, cependant, nous étions punis. Je poussai doucement mon amie, et je la plaçai sur la selle. Je conduisis la mule, la bride passée à mon bras, et je me retournais à chaque pas, pour m’assurer que Colombe n’avait besoin de rien, je le lui disais au moins ; mais je sentais bien que ce n’était pas la plus forte raison qui me faisait regarder en arrière. Je me demandai ce que c’est que l’amour. Je m’examinai, et je tremblai d’être réellement amoureux. Bientôt, je déclarai à Colombe que j’étais coupable du crime d’amour. Elle me répondit avec ingénuité qu’elle était ma complice. « Mais est-ce un si grand crime, lui dis-je ? » — Je ne le crois pas, frère Antoine. — Cela fait un bien !... — Oh ! oui, je le sens. — Et puis il est écrit : il n’est pas bon que l’homme soit seul. —Voilà, peut-être, pourquoi nous sommes deux. — Colombe, il est impossible que nous prolongions la position où nous sommes, sans succomber. — J’en ai peur, frère Antoine.

— Je suis loin d’avoir la vertu de mon patron, — Il n’est pas donné à tout le monde de porter, jusque-là, l’abnégation de soi- même. — Colombe, nos premiers parens se sont mariés. — Mon cher Antoine, c’est un grand exemple à suivre. — Le veux-tu, ma Colombe ! — Oh ! oui, mon Antoine. — Nous sommes libres l’un et l’autre ; nous approchons de ce village ; j’y vois un clocher. Nous trouverons là un prêtre catholique, et nous prononcerons, devant lui, le serment de nous aimer toujours. — Antoine, fais trotter la mule. »

Je courais, je courais !... et j’excitais de la voix l’animal qui portait ma vie, mon univers. Nous entrâmes à Benon. Benon ! village précieux, dont le nom est pour jamais empreint dans ma mémoire !


Je marchai droit à l’église. Je me souvins, alors, de la manière dont j’avais perdu mes vingt écus à la Rochelle. Je pris la bourse que madame m’avait envoyée, et je l’attachai à ma ceinture. Je reçus Colombe dans mes bras ; je la posai doucement à terre, et nous entrâmes dans le temple saint. Un prêtre, dont le temps avait blanchi la chevelure, célébrait les adorables mystères. Nous approchâmes de l’autel, Colombe et moi, dans un pieux recueillement. Nous nous unîmes d’intention au célébrant, et quand il eut prononcé ses derniers mots, nous nous approchâmes de lui, et nous le priâmes de nous unir. Avec quelle ardeur nous lui adressâmes notre prière ! Avec quelle bonté il nous écouta !


Colombe était orpheline, moi je venais de perdre mon père. Ma mère était si éloignée de nous, que je ne pouvais attendre son consentement. Nous n’avions aucun papier qui constatât ce que nous avancions. « Vous êtes jeunes, nous dit le prêtre, et votre air, votre ton, vos paroles attestent votre candeur. Il faudrait le consentement de votre mère ; mais, dans les circonstances actuelles, les communications sont difficiles. La guerre va éclater. Déjà les catholiques font justice des huguenots, quand ils sont les plus forts. Les huguenots persécutent les catholiques, quand ils peuvent le faire impunément, et cette jeune fille a besoin d’un protecteur. Je vais vous unir. »


Jamais peut-être on ne prononça avec autant de sincérité le serment d’une fidélité éternelle. Le digne prêtre nous délivra

l’acte qui constatait notre union, et il me tendit la main. J’y mis une pièce d’or, et cette main ne se retirait pas ; j’ajoutai une seconde pièce à la première. Le prêtre nous bénit, et nous sortîmes du temple saint dans l’enchantement, l’ivresse, le délire.


Un guerrier, dans la force de l’âge, suivi de quatre cavaliers, était arrêté à la porte de l’église. Il regardait ma mule, elle n’avait pas changé de position. Elle avait la croupe tournée vers la ville impie. « Jeune homme, me dit le capitaine, venez-vous de la Rochelle ? — Oui, monsieur. — J’y suis envoyé par le roi de Navarre et le prince de Condé. Que disent, que font le général Lanoue et le maire Jacques Henri ? — Ils persévèrent, et maintiennent le peuple dans leurs affreux principes. — Ah, tu es un de ces catholiques exaspérés, qui sont toujours altérés du sang des protestans ! Je vais t’apprendre qu’on ne se déclare pas impunément l’ennemi du capitaine Thierry. Ah, ah, voilà une jolie fille, une fille charmante. — C’est ma femme, monsieur le capitaine ; nous venons de nous marier. — Apprends qu’en temps de guerre, le capitaine Thierry ne rencontre pas une jolie femme catholique sans lui laisser des souvenirs. — Que dites- vous, Capitaine ? Que projetez-vous ? A moi les catholiques..., à moi les catholiques. »


Ils étaient en force à Benon. À l’instant des hommes armés de fourches, de faux, de mousquets, sortent des maisons voisines, et me demandent de quoi je me plains. Le curé paraît sur les degrés de l’église, et pour la dix-millième fois, il excommunie les huguenots, qui se moquent de l’excommu-nication. Thierry se voit au moment d’être cerné, il prend Colombe par un bras, l’enlève, la met sur l’arçon de sa selle, pique des deux, et ses cavaliers le suivent.

Non, jamais homme n’éprouva un accès de fureur égale à celle qui s’empara de moi. Je sautai sur ma mule, je la mis au galop, je tirai mon épée, l’épée que m’avait donnée Poussanville, décidé à reprendre ma femme, ou à mourir les armes à la main. Les catholiques n’avaient que des chevaux de travail, et aucun d’eux n’était sellé. » Courage ! me criaient-ils, courage. Vous allez combattre pour la bonne cause, et vous triompherez. »


Je m’aperçus bientôt que les chevaux des huguenots étaient fatigués d’une longue route, ou que mon patron ralentissait leur marche. Ma mule était fraîche, et gagnait du terrain sur eux. J’arrivai, j’arrivai enfin, ivre de colère, du désir de me venger, et de délivrer Colombe.


Je tombai sur Thierry, et je lui assenai sur la tête un coup terrible, mais mal dirigé : il portait un casque. J’aurais dû chercher le défaut de sa cuirasse ; mais je ne savais pas encore ce que c’est qu’une cuirasse. Thierry fait volte-face, tient Colombe d’un bras vigoureux, et de l’autre il pare en riant les coups redoublés que je lui porte. Colombe m’invoque et me transforme en héros. Je continue de frapper, et d’estoc et de taille. Le sang de Thierry coule sur une de ses cuisses, il devient furieux, et se précipite sur moi. Ses cavaliers m’entourent le pistolet au poing, ma dernière heure va sonner.


Tout à coup la scène change. Thierry roule à mes pieds. Ses gens demandent la vie, et rendent leurs armes. Colombe saute sur la croupe de ma mule avec la légèreté d’un oiseau. Ô grand saint Antoine, m’écriai-je, vous avez combattu pour moi !


« Bien, très-bien, s’écria une voix, que je ne reconnus pas d’abord ; tu t’es conduit comme un petit César. Quand on se bat

pour la première fois, et qu’on n’est soutenu que par la colère, un accablement profond succède à des efforts violens. Mes idées n’avaient plus de suite ; mais je sentais Colombe derrière moi, et je me remis peu à peu. Je reconnus Poussanville ; c’est lui qui avait fait mordre la poussière à Thierry. Biron, l’épée à la main, était prêt à combattre des ennemis, dont il croyait voir l’avant-garde. Ses domestiques, armés jusqu’aux dents, avaient cerné les quatre cavaliers, et les avaient forcés à se rendre. L’écuyer Olivier, frappé d’un coup de lance dans la poitrine, était étendu par terre. Madame la baronne, dans sa coche, ses femmes dans les fourgons, avaient prié, et priaient encore pour les combattans. Mes premiers soins furent pour Colombe. Ô douleur ! sa robe était tachée de sang. « Malheureux ! m’écriai- je, c’est moi qui l’ai blessée. — Je ne le suis pas, mon ami... Oh ciel ! ce sang qui t’effraie est le tien. Je m’examinai. J’avais reçu un coup de pointe dans le flanc gauche, et dans la chaleur de l’action, je ne l’avais pas senti. Colombe saute à terre ; elle me présente des mains secourables ; je me laisse aller dans ses bras. Elle m’assied sur une pierre ; elle déchire ses vêtemens pour me panser. Poussanville accourt. Il examine ma blessure, et prononce qu’elle est légère.


Je me sentais très-faible. Cependant je remarquai qu’il souriait en regardant Colombe. Je tirai de ma bourse l’acte de notre mariage, et je le lui présentai. « Mon brave ami, me dit-il, voilà qui répare tout. — Mon cher Poussanville, il n’y avait rien à réparer. Elle n’est pas même encore ma femme. — Bah ! cela est-il possible ? »


Olivier se sentait frappé à mort, et il demanda à parler à Madame. La baronne ne balança pas à descendre de sa coche pour écouter un mourant. « Madame, … furieux, … vos

femmes et nous des privations que nous avait imposées le rapport d’Antoine nous avons résolu de le perdre… et d’envelopper Colombe… dans le châtiment… que nous voulions lui… faire subir… Nous les avons… calomniés… Que… le ciel… nous pardonne. » Il expira. Poussanville s’était approché. Il déclara à madame que les soins que me prodiguait Colombe étaient légitimes, et que nous venions de nous marier à Benon.


« Une bonne catholique, s’écria madame, ne rougit jamais de réparer ses torts. Elle vint à nous, et daigna nous prier d’oublier son injustice. « J’en effacerai jusqu’aux dernières traces, nous dit-elle. » Bientôt, notre petit champ de bataille offrit un tableau bien neuf, et bien frappant pour moi.


Les quatre cavaliers de Thierry avaient les mains liées derrière le dos. Deux des domestiques du baron les gardaient, l’épée à la main. Les autres faisaient un trou dans un champ voisin, et y déposèrent l’écuyer, après l’avoir déshabillé, selon l’usage. Les femmes de madame avaient reçu l’ordre de descendre de leur fourgon. Elles étaient sur le chemin, le paquet sous le bras; elles avaient l’air triste, abattu, et semblaient se consulter sur la route qu’elles devaient prendre. Je les comptai : il en manquait deux. C’étaient Claire, qui habillait madame avec tant d’adresse et d’élégance, et Félicité qui donnait à ses cheveux une tournure et une grâce inimitables. Serait-il vrai que, dans toutes les circonstances, l’amour de la toilette soit la passion dominante des femmes ? Les mules et les chevaux, abandonnés à eux- mêmes, paissaient sur les revers des fossés qui bordaient le chemin. Le baron et Poussanville, à cheval, allaient, venaient, causaient, et paraissaient s’occuper d’objets sérieux. Le baron

s’approcha de madame, qui, après avoir chassé ses femmes, était revenue auprès de nous.


« Vous êtes bien la maîtresse, lui dit-il, de faire de ces pimbêches là ce que vous voulez. Mais vous savez, Madame, que Thierry aimait beaucoup les femmes, et je présume que ces quatre drôles, qu’on tient là, ne les haïssent pas. Que fussiez- vous devenue, si mes domestiques, aussi fidèles que braves, n’eussent exposé leur vie pour vous ? Vous permettrez donc que je les garde. Je ne suis pas encore à la tête d’une armée, et la scène d’aujourd’hui peut se renouveler demain.


Il paraît que vous reprenez Colombe, et j’en suis bien aise. Je ne puis vous donner une marque plus prononcée de ma déférence pour vous, qu’en vous demandant ce que vous désirez que je fasse pour Antoine. Il s’est battu bravement, et il a renoncé à ses idées monacales, puisqu’il vient de se marier. — Monsieur, j’ai quelques scrupules sur ce mariage-là. Il est bon, selon l’Église; mais il me semble que les formes légales n’ont pas été observées. — Hé, Madame, est-ce lorsque toute la France court aux armes qu’on peut s’occuper de longues formalités ? Benon est aujourd’hui aux catholiques. Demain, peut-être, il sera aux protestans. Calmez vos scrupules, puisque l’Eglise est satisfaite, et dites-moi, je vous en prie, ce que je peux faire pour votre protégé. — Monsieur, vous avez eu le malheur de perdre votre écuyer… —Hé, Madame, je ne peux donner cette place à un jeune homme qui sait à peine se tenir sur une mule. Je compte faire un aide de camp de M. de Poussanville, et je lui adjoindrai Antoine pour la partie des écritures. Voilà ce qu’il lui faut. Antoine, de ce moment, vous vous appelez Monsieur de la Moucherie : un homme comme

moi ne peut admettre à son intimité que des gentilshommes. Il faut masquer votre roture. »


Monseigneur ne me donnait pas le titre de son secrétaire ; n’importe, la place qu’il me proposait me convenait beaucoup. Elle assurait mon existence, et son écrivain devait, peu à peu, connaître ses secrets et ceux du duc de Guise, si le baron entrait en correspondance avec lui. Quelle satisfaction pour moi de pénétrer les secrets de l’État ! Je marquai une vive reconnaissance au baron, qui était trop heureux de m’avoir trouvé là pour remplacer Poussanville, et cacher son ignorance à tous les yeux. Je commençais à comprendre que les gens instruits doivent régir le monde, quand les circonstances les favorisent. Guise n’avait pas besoin de secrétaire.


Colombe était aux genoux de Madame. Il faut, lui disait-elle, rendre le bien pour le mal, et elle lui demandait, avec de vives instances, la grâce de ses femmes. Elles étaient toujours là, leur paquet sous le bras, et elles observaient attentivement ce qui se passait de notre côté.


« Hé, Madame, dit le baron, il est des peccadilles que les maîtres doivent paraître ignorer. — Des peccadilles, Monsieur !

— Je ne connais de fautes graves que celles qui nuisent à la régularité du service. Soyons indulgens, puisque nous avons le malheur de ne pouvoir nous passer de domestiques. Colombe est une excellente petite femme ; elle vous fournit l’occasion de pardonner. Vous en profiterez si vous voulez m’en croire. »


Madame prononça une amnistie générale, et elle finit par quelques mots sur la nécessité de revenir aux bonnes mœurs. Le baron rit, leva les épaules, et retourna auprès de Poussanville.

Une autre scène commença. Les quatre prisonniers furent désarmés, renvoyés, et s’enfuirent comme s’ils eussent eu une meute à leurs trousses. Les femmes de service passèrent, d’une pénible anxiété, à la joie la plus vive. Elles comblèrent madame de protestations pour l’avenir, et de remercîmens qui partaient du cœur : on est toujours sincère, au moins pour un moment, envers ceux à qui on doit la transition d’une situation affligeante à celle qu’on désirait. Elles vinrent toutes embrasser Colombe, et la prier d’oublier le passé. Les domestiques s’approchèrent, et me firent leur compliment sur le grade où venait de m’élever monseigneur. La joie était peinte sur tous les visages ; la gaîté régnait partout.


On tira d’un fourgon les provisions de bouche. Le couvert fut mis sur l’herbe, et on forma différens groupes, selon la qualité de chacun. L’écrivain de monseigneur ne pouvait prétendre à manger avec lui. Il ne devait pas non plus être confondu avec les domestiques : j’avais déjà la morgue de mon nouvel état. Monsieur et madame de la Moucherie se tirèrent de la foule, et l’amour le plus tendre vint se grouper avec eux. J’avais perdu du sang ; j’étais faible ; je ne pouvais qu’aimer ; mais mon cœur n’avait pas un battement qui ne fût pour Colombe. Avec quel charme elle me regardait ! Avec quel empressement elle me servait ce qui pouvait me convenir ! Nous n’avions qu’une fourchette et qu’un verre à nous deux : nous n’en désirions pas davantage.


Le bien qu’on fait n’est jamais perdu. Les domestiques, sans qu’on leur en donnât l’ordre, sans même qu’on leur dît un mot, s’occupèrent des moyens de transporter le blessé : il ne pouvait supporter les cahots d’un fourgon. Une hache suffit pour couper des branches d’arbres, et en faire un brancard d’une tournure

grotesque, mais assez solide pour porter un fardeau plus lourd que celui qu’on allait lui confier. On le chargea de deux matelas, on l’attacha sur deux mules, et on m’aida à m’y placer. Colombe s’élança et se plaça auprès de moi. La caravanne se remit en route au bruit des chansons : on chante volontiers quand on est heureux.


« Monseigneur a raison, dis-je à Colombe. Mes idées monacales s’éloignent de moi quand je te regarde, quand je presse ta main. Poussanville avait raison aussi, quand il me disait : Prends les hommes comme ils sont, et laisse-leur faire ce qui leur plaît. — Mon cher Antoine, bornons-nous à être bons catholiques, et à nous aimer. Je sens que l’amour suffit pour remplir tous nos momens. » De tendres caresses interrompaient nos réflexions. Colombe jugeait qu’elles pouvaient être dangereuses pour moi ; elle leur donnait les bornes que lui indiquait sa prudence de seize ans ; moi, je maudissais ma blessure.


Nous avancions avec sécurité. Nous approchions de la ville de Melle, où Monseigneur avait décidé que nous passerions la nuit. Tout allait bien jusques là.


Tout à coup, un nuage de poussière s’éleva devant nous. Bientôt nous distinguâmes une cinquantaine de cavaliers, qui venaient à nous, à toute bride. Un moment après, nous reconnûmes que les quatre prisonniers, que Monseigneur avait eu l’imprudence de renvoyer, leur servaient de guides.


Le baron tira l’épée ; Poussanville suivit son exemple ; les domestiques apprêtèrent leurs armes à feu, et se mirent en bataille en avant de la coche, du brancard et des fourgons. Je tremblai pour Colombe.

Le chef des ennemis s’avança droit au baron, le pistolet au poing. C’était le prince de Condé. Ses gens nous cernèrent de toutes parts.


« M. le baron, vous êtes mon prisonnier. — Comment ! Monseigneur, sans déclaration de guerre, avant même qu’elle soit commencée ! — Vous ne saviez donc rien à la Rochelle de ce qui se fait sur toute la France ? La Ligue, que vous appelez sainte, et qui ne l’est pas du tout, se répand de tous les côtés, comme un torrent dévastateur. Ses membres, liés par un serment redoutable, se multiplient tous les jours. Ils ne sont pas encore réunis en corps d’armée ; mais partout où ils sont les plus forts, les protestans sont vexés, tourmentés, torturés, égorgés. Il faut mettre fin à ces excès, et nos co-religionnaires se lèvent en masse. Déjà je vous ai pris Melle et toutes les petites villes situées dans les environs de la Rochelle. La Saintonge et le pays d’Aunis sont le noyau d’un état indépendant, que Catherine de Médicis, le Roi et les Guises nous obligent à former. Ils ne font la paix que lorsqu’ils nous craignent, et ils se font un jeu de violer les traités et leurs sermens. Vous sentez bien, monsieur le Baron, que je n’aurai pas la maladresse de leur renvoyer un général tel que vous. Votre valeur, vos talens militaires ont seuls réduit la Rochelle, il y a trois ans ; mais entre gens comme nous, tout s’oublie, parce que tout peut se réparer. Passez de notre côté. Henri, roi de Navarre, sera votre ami, et vous serez mon égal. Henri IV est l’héritier présomptif de la couronne de France ; il connaît votre mérite ; il considère votre famille. Vous sentez jusqu’où vous pouvez pousser votre fortune. Vous n’avez qu’un moment pour vous décider. Soyez notre allié, ou mon prisonnier. Pendant que vous réfléchirez, je vais saluer madame de Biron. »

Il s’approcha d’elle avec des marques de considération et une amabilité qui parurent la toucher. Il lui protesta que quelle que fût la détermination du Baron, personne ne manquerait aux égards dus à sa naissance et à ses qualités personnelles. « Quel langage, quelle douceur, me dit Colombe ! Les huguenots ne sont donc pas des tigres altérés de sang comme on me l’a dit cent fois ? — Ne vois-tu pas que le loup s’est revêtu de la peau de l’agneau ? Le Prince veut attirer Monseigneur dans son parti, et on ne fait de ces choses là qu’avec de belles paroles. » J’avais réfléchi à tout ce que m’avait dit Poussanville, et mon jugement se développait.


Je prêtais une oreille attentive à tout ce qui se disait autour de moi. Le Baron et mon ami se parlaient à demi-voix ; mais je saisissais toujours quelque chose. « Soyez prisonnier un moment, Monseigneur… les chances de la guerre vous rendront la liberté… le roi saura que vous avez résisté aux séductions du prince de Condé… le bâton de maréchal sera votre récompense.


Mes réflexions m’avaient empêché d’entendre ce que le prince et le baron s’étaient dit ; mais je vis monsieur de Biron présenter son épée au vainqueur. « On ne désarme pas un homme comme vous, lui dit le prince. Gardez votre épée, et puissiez-vous vous décider à la consacrer au service de la justice et de l’humanité. » II ordonna qu’on se mît en marche.


J’étais au désespoir. Je pressentais que j’allais être séparé de Colombe. « Quand donc, m’écriai-je, me sera-t-il permis d’être le mari de ma femme ! Quand donc, me répondit-elle, pourrai-je être la femme de mon mari ! »


Nous avancions vers Melle. Colombe et moi, étions plongés dans la plus profonde tristesse. Tout à coup, nous entendons pousser de grands cris.


Nous avions, à notre gauche, une colline, que couvrait un bois taillis. Une colonne d’infanterie, de deux mille hommes au moins, déboucha du bois, et se divisa en deux corps. L’un marcha vers la grande route, du côté de Melle, avec l’intention, sans doute, de couper la retraite au prince de CoNdé. L’autre semblait se diriger sur nos derrières. Chacune de ces colonnes était précédée de deux pièces d’artillerie. « Ce sont les ligueurs, s’écria le prince de Condé ! » Fort heureusement pour lui, ils n’avaient pas de cavalerie ; mais il ne lui restait pas un instant à perdre pour se mettre en sûreté. Il ne pouvait contraindre monsieur de Biron à prendre le grand galop pour le suivre. Il fallait le tuer sur la place, ou l’y abandonner à lui-même. Thierry n’eût pas balancé à prendre le premier parti. Le prince

de Condé se décida pour le second. En un clin d’œil il disparut, lui et les siens.


Ce cri : ce sont les ligueurs, me rendit à moi-même. Nous sommes avec des catholiques, dis-je à Colombe, en l’embrassant tendrement ; nous voilà en sûreté. Les deux corps s’approchèrent de nous, et on commença à s’entendre. Le bruit des succès du prince de Condé avait alarmé jusqu’au duc de Guise, qui ne connaissait pas la crainte. Il avait envoyé, dans le Poitou, Livarot, l’un des sales favoris du roi, avec l’ordre de lever ce qu’il y aurait de ligueurs, d’observer les opérations du prince de Condé, et de lui rendre compte de tous ses mouvemens.


Nous avons appris, plus tard, qu’il croyait que Livarot se conduirait en lâche, et que le roi achèverait de se perdre dans l’opinion publique, quand on connaîtrait bien les hommes à qui il prodiguait ses faveurs.


Livarot était brave, et il le prouva dans le combat singulier qu’il soutint deux ans après, avec Cailus et Maugiron, contre d’Entragues, Riberac et Schomberg ; mais il ne savait pas faire la guerre. Il le prouva sans réplique, en s’avançant au milieu des places qu’occupaient les huguenots. On sent bien que je n’étais pas assez habile pour faire de semblables réflexions. Le soir, monseigneur et Poussanville m’instruisirent, en parlant, en ma présence, des événemens de la journée. Il est constant, au moins, que Livarot nous rendit un service essentiel, en se portant sur des points, dont la prudence lui ordonnait de s’éloigner.


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Trompette et général sous Henri III


CHAPITRE V.

Désespoir et consolation de M. de la Moucherie.


J’étais toujours sur mon brancard, attendant avec anxiété ce qu’il plairait à mon patron d’ordonner de moi. Des soldats de la ligue passaient et repassaient autour de nous, et ils fixaient ma Colombe d’un air qui me faisait trembler. Je l’enlaçais dans mes bras, comme si j’eusse pu la défendre. « Ne crains rien, mon cher Antoine, me dit-elle, ce sont des catholiques. Ces catholiques-là étaient chargés de provisions et de butin. Ils ne s’étaient point battus ; ce n’étaient donc pas les huguenots qu’ils avaient pillés. Il était clair qu’ils ne ménageaient pas plus leurs amis que leurs ennemis. Cette pensée me désespérait. Je pressais ma charmante Colombe contre mon cœur ; je la serrais de toutes mes forces. On m’eût plutôt arraché la vie que de me séparer d’elle.


Monseigneur demanda à Livarot la formule du serment que prêtaient les ligueurs, lorsqu’ils étaient admis dans la sainte ligue. Il le répéta, à haute voix, sur les flancs des colonnes, et des applaudissemens éclatèrent de toutes parts. « Monsieur, dit-

il à Livarot, je suis général d’armée. — Et un général très- avantageusement connu. — Vous ne trouverez donc pas mauvais que je prenne le commandement de vos troupes. » Livarot fit une moue, que je vois encore aujourd’hui. Le baron lui fit remarquer toutes les fautes qu’il avait faites depuis qu’il était sorti du Poitou, et les ligueurs crièrent, Vive Biron ! « La plus grave de ces fautes, Monsieur, est d’avoir permis que vos soldats se chargeassent de butin, au point de se mettre dans l’impossibilité de combattre. » Des soldats ne perdent pas volontiers un général qui permet le pillage. Un morne silence régna sur toute la ligne ; bientôt des murmures éclatèrent de toutes parts. Le moment était critique, et Biron le sentit.


Il assembla les officiers autour de lui. « Je ne veux pas, leur dit-il, vous ôter ce que vous avez. — Vive Biron ! » — Mais je désire que ce butin vous soit utile. — Vive Biron ! — Nous allons rentrer dans le bois. Vous déposerez, au centre, des objets qui vous chargent et vous embarrassent. Une grande garde, choisie par vous, veillera sur vos propriétés. Je vais vous mettre en bataille sur la lisière du bois. Je placerai vos quatre pièces de campagne à votre centre. Le prince de Condé est actif ; c’est un ennemi à redouter ; il faut donc être toujours prêts à combattre. Il a de la cavalerie ; mais elle n’osera pas vous attaquer dans la position que je vais vous faire prendre. Il n’avait que quatre ou cinq mille hommes d’infanterie, selon le rapport de M. de Livarot. Il avoue s’être emparé de plusieurs villes catholiques. Sans doute, il y a laissé des garnisons. Melle est la plus petite de ces places, et il doit avoir peu de fantassins avec lui. Nous sommes donc en mesure de nous défendre avec succès, s’il vient nous attaquer. »

La nuit approchait, et on se prépara à exécuter les ordres du baron. Le réfléchi, mais courageux Poussanville sembla se multiplier. Il était partout, et partout il faisait de sages dispositions. Tous les bagages furent déposés au centre du bois, selon le plan arrêté par monseigneur. Une garde de cent hommes s’avança pour les surveiller et les défendre. Poussanville était sûr que, si nous étions attaqués, la cupidité en ferait des héros. Ce fut au milieu de cette garde qu’il plaça la coche, les fourgons et le brancard. Il retourna au front de sa ligne, et il y attendit les événemens.


Le général Biron ne descendit pas de cheval. Il allait de peloton en peloton. Il parlait aux ligueurs ; il les encourageait. Il jurait de leur donner l’exemple de la valeur, quand l’occasion s’en présenterait. Livarot dormait sur l’herbe comme un homme qui ne connaît pas la crainte, mais qui s’estime heureux de n’avoir plus à se mêler de rien.


Les ligueurs, très-zélés catholiques, aiment à souper comme les protestans. On détermine difficilement un soldat à jeûner, quand il sent des provisions à trois cents pas de lui. Monseigneur fut obligé de permettre à quelques ligueurs, pris sur tous les points de la ligne de bataille, de se détacher, et d’aller chercher des vivres pour eux et leurs compagnons qui gardaient leurs rangs. La grande garde faisait une orgie, et gaspillait tout. Une querelle s’engagea, et des injures on en vint aux coups. On se battit, d’abord à l’arme blanche ; bientôt on se servit des mousquets.


Poussanville accourt, et veut rétablir l’ordre. On ne l’écoute pas. Les balles sifflent autour de nous. Madame, ses femmes sont transies de peur. Colombe cache sa figure céleste contre

mon cœur. Il est impossible de prévoir comment cette scène finira.


Le baron faisait des efforts inouïs pour contenir son front de bataille. Il employait alternativement les prières, les menaces, les caresses, et même les coups. Ses troupes se rompent, se débandent, accourent au lieu du combat, pour se disputer quelques rations de vivres. Le feu cesse, parce qu’on est serré de toutes parts ; mais le désordre, la confusion règnent autour de nous. On se pousse, on s’élance les uns sur les autres. Ces provisions de bouche, objets de tant d’efforts, sont foulées aux pieds. On n’entend plus que des cris, des juremens, le craquement des jeunes arbres qu’on brise pour s’ouvrir un passage. Le baron est parvenu jusqu’à la voiture de madame. Il empêche, à grands coups d’épée, qui que ce soit d’en approcher. Poussanville se dispose à prendre Colombe pour la porter dans cet asile. Je le bénis : c’est tout ce que je peux.


Un gros de soldats, poussés par la foule, se précipite entre Poussanville et nous. Le brancard est renversé ; Colombe m’échappe ; j’entends ses cris ; je ne peux la rejoindre… Je tombe, accablé de douleur et d’effroi. Je m’évanouis. Il était jour quand je recouvrai l’usage de mes sens. Un silence effrayant régnait autour de moi. Je me rappelai les dernières particularités de cette nuit déplorable. Je me lève ; j’appelle Colombe à grands cris…, Colombe ne me répond pas… Elle a été entraînée par la foule, me dis-je. Elle est incapable de m’avoir abandonné.


Je devais la vie au lieu où j’étais tombé. J’étais étendu entre deux gros arbres environnés de ronces, impénétrables pour quiconque n’est pas aveuglé par la fureur ou le désespoir. Je sortis de là avec des peines incroyables. Une pertuisane brisée

m’aida à me soutenir. Je parcourus le bois. L’indiscipline lui avait donné l’aspect d’un champ de bataille, et il n’y restait pas un soldat. J’avais perdu tout ce qui m’attachait à la vie, et c’est à des catholiques que je devais mon infortune !


Je trouvai une des mules qui portaient mon brancard. Le pauvre animal, étranger aux fureurs des hommes, paissait tranquillement. L’espérance rentra dans mon cœur. Je conduisis la mule près d’une pointe de rocher qui sortait de terre, et qui s’élevait à deux ou trois pieds au-dessus du sol. Elle m’aida à me mettre en selle, et je parcourus le bois dans tous les sens. J’appelais autant que me le permettaient mes forces… Colombe était perdue pour moi !


Je distinguai, dans l’éloignement, les quatre pièces d’artillerie qu’on traînait du côté de Melle. Le reste n’était pas difficile à pénétrer. Le prince de Condé avait pu entendre la fusillade ; il aura cru le baron attaqué par un corps de huguenots. Il sera accouru avec sa cavalerie. Il sera tombé sur des malheureux incapables de se défendre. Il les aura sabrés, dispersés, et il emmène leur artillerie. Mais Colombe !... Colombe !...


Il est une sensation que rien ne peut éteindre dans l’homme : c’est celle du besoin. La veille, au soir, je n’avais rien pris, et la faim commença à se faire sentir. Je retournai au centre du bois. Avec la pointe de ma pertuisane, je démêlai dans la poussière, quelques bribes, que j’aurais dédaignées dans toute autre position. Je les mangeai avec avidité. Je reconnus ce butin, fruit de l’indiscipline, et que l’indiscipline avait fait perdre aux catholiques. Il était évident que le prince de Condé n’avait pas voulu s’engager jusques là. La coche, les fourgons, les chevaux du baron avaient pu s’échapper par les derrières du bois. Peut-

être, ma Colombe a été recueillie dans une de ces voitures. Mais quelle route ont-elles prise ?


Je me rappelai jusqu’aux moindres particularités de la veille. Je raisonnai et je me demandai ce que j’aurais fait si j’étais M. de Biron.


Le prince de Condé lui avait avoué qu’il s’était emparé des places situées aux environs de la Rochelle. Poitiers est à trente lieues de cette ville, ainsi que me l’avait appris le frère Marc, en suivant ma mule ; Poitiers devait appartenir encore aux catholiques. C’est vraisemblablement sur cette ville que le baron aura fait sa retraite, s’il a pu échapper au prince de Condé.


On croit si facilement ce qu’on désire ! Je voyais nos voitures sur la route de Poitiers ; je voyais Colombe dans le fourgon des femmes de madame ; elle soupirait ; elle était plongée dans la plus profonde douleur. Allons, m’écriai-je, c’est la route de Poitiers qu’il faut prendre.


A quelle distance en étais-je ? je calculai que nous avions fait, la veille, quinze lieues environ ; il m’en restait donc quinze à parcourir. D’ailleurs, les fourgons de monseigneur étaient pesamment chargés ; ma mule était bonne ; il était vraisemblable que je retrouverais Colombe avant que d’entrer à Poitiers. Les événemens sont loin de s’arranger toujours au gré de nos désirs. Il me semblait que mes rêves devaient se réaliser. Je partis.


Je me souvins de ces paroles remarquables de Poussanville : Il faut prendre les hommes comme ils sont. Je sentais la nécessité de me conformer à ce précepte. Je demandais mon chemin à

tous ceux que je rencontrais ; je leur demandais s’ils n’avaient pas rencontré des hommes de guerre et de gros équipages. Je les reconnaissais de quarante pas à leur cocarde ; chacun a la sienne dans les guerres civiles ; la mienne était dans ma poche, et je pouvais me présenter indistinctement aux catholiques et aux huguenots. Vive le duc de Guise ! criais-je aux uns ; vive le roi de Navarre !criais-je aux autres. Je sentais que ma conduite sentait furieusement l’hérésie ; mais il fallait retrouver Colombe, et puis je faisais ce qu’on appelle une capitulation de conscience : mon patron a voulu que je perdisse Colombe, il veut que je la retrouve ; donc il me permet d’employer tous les moyens propres à me conduire à mon but.


J’appris enfin qu’en pressant un peu ma mule je pourrais joindre monseigneur à Lusignan : c’est à peu près la moitié du chemin de Melle à Poitiers. Je piquai ma monture, et bientôt je rencontrai plusieurs de nos fuyards, qui se traînaient avec ce qu’ils avaient pu emporter. « Donne-moi ta mule, me dit l’un d’eux. C’était un officier. « Vive le duc de Guise, lui répondis- je. —Vive le diable si tu veux ; mais donne-moi ta mule. » Je tirai ma cocarde de ma poche. « C’est fort bien, mais donne- moi ta mule. — Vous voyez bien que je suis blessé. — Et moi, je suis las. » II tenait la mule par la bride, d’une main, et de l’autre, il se disposait à me prendre par une jambe et à me jeter au milieu du chemin. S’il eût été seul, j’aurais essayé de lui passer sur le ventre ; mais cinq ou six de ses soldats s’étaient approchés, m’avaient entouré, et leurs dispositions me paraissaient fort incertaines. Je me décidai à descendre.

« Prends ce bâton, me dit l’officier, il t’aidera à marcher. »


Il est dur d’être traité ainsi par les gens de son parti. Il est cruel d’être arrêté dans sa marche, au moment où on a l’espoir

de se réunir à ce qu’on a de plus cher au monde. Que m’eussent fait de plus des huguenots ? ils m’eussent tué, peut-être : allons, mon patron a tout arrangé pour le mieux. Vive notre saint père et son représentant, monseigneur le duc de Guise.


Ma blessure était légère, cependant je marchais lentement, appuyé d’un côté sur le pommeau de mon épée, et de l’autre, sur le bâton, que m’avait laissé le capitaine. Je n’étais heureusement qu’à une lieue de Lusignan ; j’en distinguais les clochers. Mais si la baronne ne s’y arrête pas, pensai-je, il me sera impossible de la joindre. Cependant, madame a passé une nuit déplorable ; monseigneur et Poussanville sont excédés de fatigue ; oui, oui, ils se reposent à Lusignan.


Un âne paissait, près d’une misérable chaumière, bâtie à cinquante pas de la route. Je m’y rendis, j’avais de l’argent, et je m’arrangeai avec une pauvre femme, qui voulut bien me conduire jusqu’à Lusignan. Elle était catholique, et je retrouvai en elle les sentimens de charité qui devaient animer tous les ligueurs, et dont ils étaient si loin ! « Que saint Antoine vous bénisse, lui-dis-je, bonne femme. » Hélas, je réfléchis, en marchant, que sa charité me coûtait un écu. Où donc est la vertu, me disais-je ? Ah ! dans le cœur de Colombe.


Mon âne ne fit envie à personne, et j’entrai dans la petite ville de Lusignan, sans éprouver de nouvelle mésaventure. Les rues sont tortueuses, et j’aurais voulu percer les murailles avec les yeux pour découvrir ces voitures, objets de tous mes vœux.

« Hé, le voilà, cria-t-on à ma gauche ! Il n’est pas tué, cria-t-on à ma droite ! Quelle satisfaction ! — Quelle joie ! — Quel bonheur ! » c’étaient les domestiques du Baron. « Colombe est- elle ici ? » Ils m’enlevaient de dessus mon âne. « Colombe est- elle ici ? » Ils me portaient sur leurs bras. « Colombe est-elle

ici ? Répondez-moi donc. » Ils ne m’entendaient pas. Ils marchaient, en criant à tue tête : « Le voilà !... il n’est pas tué…. Quelle joie !... quel bonheur !... Poussanville accourt, et m’embrasse tendrement. « Colombe est-elle ici ? — Oui, oui, elle est ici. — Où est-elle ?... Laissez-moi, que je coure, que je vole à ses pieds, dans ses bras. » Elle parut enfin, soutenue par Félicité. Des pleurs avaient sillonné ses joues ; des larmes de joie leur succédèrent ; ses forces, épuisées par douze heures passées dans le désespoir, se remirent tout à coup. Attachés étroitement l’un à l’autre, nous ne faisions plus qu’un être, pénétré des mêmes pensées, animé des mêmes sensations. Nous ressemblions à ces malheureux, condamnés à mort, et qui reçoivent leur grâce au moment où le coup fatal valeur être porté.


Nous nous adressions une foule de questions sur les événemens de la nuit dernière. Nous ne prenions pas le temps de nous répondre. Nous étions dans l’enchantement, dans l’ivresse, dans le délire. Nous parlions tous deux à la fois ; nous nous interrompions pour nous couvrir des plus vives, des plus tendres caresses. Des larmes roulaient dans les yeux de l’impassible Poussanville et des gens du baron. Les habitans de la ville, que cette scène extraordinaire avait rassemblés, nous prenaient pour des fous. Poussanville nous avertit qu’il était temps de cesser de nous donner en spectacle. Nous entrâmes dans la maison, où le baron s’était arrêté.


Monseigneur et Madame nous félicitèrent cordialement sur notre réunion. Nous ne donnâmes à nos remercîmens que le temps nécessaire pour ne point paraître impolis ou ingrats. Colombe m’entraîna dans une chambre où nous commençâmes à causer raisonnablement, et avec un certain calme. Nous nous

arrêtions souvent pour nous répéter que nous nous aimions, pour nous jurer que nous nous aimerions toujours, et nous scellions nos sermens de vingt, de cent baisers. Colombe et moi oubliâmes ma blessure, et… C’était le moyen le plus sûr de pouvoir donner de la suite à notre conversation.


J’appris qu’au moment où notre brancard avait été renversé, Poussanville avait saisi Colombe par un bras, l’avait portée dans le fourgon des femmes ; qu’elles l’y avaient retenue malgré ses efforts continuels pour m’aller chercher, me trouver, vivre ou mourir avec moi ; que le baron et ses voitures s’étaient retirés par le derrière du bois, ainsi que je l’avais pressenti ; qu’une centaine de dignes membres de la sainte ligue lui étaient restés attachés ; que le prince de Condé avait borné ses avantages à la prise de notre artillerie ; que Colombe, qui n’avait plus à elle que l’usage de la parole, me demandait à tous les passans, même à ceux qui venaient du côté de Lusignan ; qu’enfin elle m’avait cru mort, et avait tenté vingt fois de se précipiter sous les roues de sa voiture.


Je lui racontai, à mon tour, ce qui m’était arrivé. Monseigneur et Madame voulurent m’entendre, et je me rendis auprès d’eux ; ils m’écoutèrent avec intérêt. « Comme il parle, dit madame ! quel prédicateur c’eût été ! — Je conviens qu’il n’est pas fait pour un état obscur. Je lui aiderai à parvenir à un emploi convenable. Il est intelligent, il est brave, et les révolutions, les guerres civiles mettent toujours les hommes à leur place. Poussanville entra. Il m’avait conservé Colombe : je le comblai des marques de ma vive reconnaissance.


J’allai retrouver ma jeune et séduisante compagne. Elle n’avait cessé de s’occuper de moi. Du linge blanc, un bon déjeuner, dont j’avais grand besoin, m’attendaient, préparés par

ses mains blanchettes. Elle me présentait les morceaux qu’elle croyait devoir me plaire, et elle me déshabillait en même temps : elle était impatiente de voir ma blessure, et d’y mettre un appareil. Ses soins empressés n’étaient pas sans inconvénient.... Je ne mangeais plus — Et.... nous reconnûmes bientôt que l’amour est le premier de tous les médecins. Ma plaie se séchait, se fermait. Je pouvais aimer autant que je le voudrais ; j’étais au comble du bonheur. Colombe le partageait de toute son âme, de toutes ses forces : le devoir nous en faisait une loi. O mon patron, qu’il est doux d’accorder son devoir et son cœur !


Il était naturel que je désirasse savoir ce que nous allions devenir. Je descendis. Colombe avait passé son bras sous le mien. Elle m’aidait à marcher; elle me regardait ! Elle n’apercevait rien de ce qui se passait autour d’elle ; elle ne voyait que moi.


Poussanville n’avait pu prendre que deux heures de repos, et déjà il organisait les soldats de la ligue qui s’étaient ralliés auprès de monseigneur, et ceux qui entraient, à chaque instant, dans la ville. Il n’y avait pas un seul huguenot ; il était le maître absolu de ses opérations. Il voulait rétablir la discipline si essentielle à la guerre, et, pour la maintenir, il fallait faire des magasins. « Harangue les habitans, me dit-il ; cela est dans tes attributions. »


Je pris un tambour ; je lui fis battre la caisse devant moi, et j’arrivai sur la place publique. Je m’arrêtai devant une maison d’assez belle apparence ; je demandai une table et des tréteaux : tous les moyens sont bons, quand ils produisent le bien. Que va- t-il faire, se demandaient ceux qui m’avaient suivi ? Que va-t-il faire, se demandaient ceux sur qui le bras du tambour avait agi

plus lentement ? C’est un officier, disaient les uns ; c’est un prédicateur, disaient les autres.


Je montai sur ma table. Colombe n’avait pas quitté mon bras, et nous parûmes ensemble. « Qu’ils sont jeunes ! qu’ils sont gentils ! s’écriait-on de tous les côtés. »


Je pris la parole. J’exposai à mon auditoire les motifs qui avaient porté le duc de Guise à instituer la sainte ligue. Ses dignes membres n’avaient d’autre désir, d’autre but que d’exterminer les hérétiques, et d’assurer le triomphe de la vraie religion. Je croyais tout cela, sans égard pour ce que j’avais entendu, dire à Poussanville. « Mais, ajoutai-je, les hommes les plus pieux ne sont pas exempts de faiblesse. Ceux qui sont prêts à se sacrifier pour de si saints motifs, doivent avoir des moyens d’existence assurés. C’est en les leur fournissant que vous attirerez sur vous les indulgences de Rome ; que vous déterminerez les soldats de la sainte ligue à protéger vos propriétés, et à assurer votre repos. Beaucoup d’entre vous, reprit Colombe, connaissent un sentiment qui rend la vie si douce et si chère. Jeunes femmes, vous aimez tendrement vos maris ; jeunes filles, vous attendez, avec une modeste impatience, le moment qui doit couronner vos amours. Nous sommes mariés depuis deux jours. Voyez combien nous sommes heureux ! Vous pouvez l’être autant que nous, en offrant quelque chose de votre superflu à ceux qui vont combattre pour assurer la continuité de votre bonheur. »


Jamais Colombe ne s’était exprimée ainsi. L’exaltation nous donne donc des moyens que nous ne nous connaissions pas. Je n’avais parlé qu’aux consciences ; Colombe avait touché les cœurs. Elle acheva de les entraîner en m’embrassant tendrement. Ce fut là sa péroraison.

Quand on veut persuader la multitude, il faut prendre des orateurs comme Colombe. Les masses ne raisonnent pas ; mais le sentiment les entraîne. « Qu’elle est jolie ! disaient les uns ; comme elle parle ! disaient les autres ! » Les jeunes époux s’embrassaient ; les jeunes gens regardaient leurs futures compagnes avec des yeux ! Et les fillettes rougissaient. Je n’étais pas jaloux des préférences qu’on accordait à Colombe ; mais il me semblait que je pouvais être l’objet de quelque attention. Les vieilles calmèrent mon amour-propre, blessé. J’entendis murmurer, « Qu’il est bien ! quelle expression a cette charmante figure ! Je crois voir mon Joseph à l’âge de vingt ans. — Et moi mon Guillaume, le jour où je lui donnai la main. » Toutes les voix s’élevèrent ensemble. « Donnons, donnons, s’écria-t-on de toutes parts. »


Nous descendîmes de la tribune aux harangues, et je marchais difficilement. « Qu’a-t-il donc, demandèrent quelques grand’mamans ? Un coquin de huguenot m’a enlevée hier, répondit Colombe. Mon Antoine m’a défendue, et le scélérat l’a blessé. » — Ah, ciel ! juste ciel ! — Rassurez-vous, mes bonnes mères ; M. de Poussanville a tué l’infâme. — Ah, tant mieux ! morte la bête, mort le venin. »


Nous arrivâmes devant la maison qu’occupait monseigneur. On y apportait, de tous les coins de la ville, des provisions de bouche de toute espèce. Déjà la cour commençait à s’encombrer. « Bien, bien, très-bien, me dirent monseigneur et Poussanville. — Ah, je n’ai fait que raisonner ; Colombe a parlé aux cœurs, et l’honneur du succès lui appartient tout entier. Voilà, dit le baron, deux jeunes gens qui peuvent nous être de la plus grande utilité. Mes amis, il faut achever votre ouvrage.

Nous avons des vivres ; mais nous manquons de moyens de transport. »


Nous nous remîmes, en marche, Colombe et moi : il existait entre nous une unité d’intention, qui ne nous permettait pas de nous séparer un moment. Nous parcourions les rues, et à chaque pas on nous demandait si nous étions contens. « Très-contens, répondions-nous, et notre reconnaissance sera éternelle. — Ces pauvres petits ! ces chers petits ! » Jusques-là tout allait bien.


C’était un jour de marché, et le dernier, vraisemblablement : l’approche du prince de Condé allait rendre les communications difficiles. Des paysans avaient apporté des fruits, des légumes, des grains à Lusignan. Ils se disposaient à retourner chez eux. Je leur demandai s’ils voulaient servir la bonne cause. Ils me jurèrent qu’ils étaient prêts à mourir pour elle. « Conduisez vos charrettes à la porte de M. de Biron. Nous allons les charger de nos provisions, et demain vous nous accompagnerez jusqu’à Poitiers. » On me frappe sur l’épaule ; je me tourne, et je me trouve face à face avec un magistrat. C’était le bailly, qu’accompagnaient quelques-uns des principaux habitans.

« Comment, petits serpens, vous nous extorquez des vivres, sous le prétexte de nourrir des soldats qui doivent nous défendre, et vous avez le projet de nous abandonner ! Et le prince de Condé est à Melle ! Et il ne nous reste pas de quoi exister pendant deux jours ! Suppôts des hérétiques, vous nous avez abusés par vos ruses infernales. »


Nous avions en effet demandé des vivres pour des soldats voués à la défense des catholiques ; mais nous ne nous étions pas engagés à rester dans une bicoque, ouverte de toutes parts. Ce raisonnement me paraissait tout simple ; mais comment le faire adopter à des gens exaltés par la crainte de la famine, et

dont le nombre augmentait à chaque instant ? Déjà les paysans avaient reçu l’ordre d’atteler et de sortir à l’instant de la ville.

« Il faudra bien, nous dit le bailly, que vous nous laissiez des provisions que vous ne pourrez pas emporter. » Cela était d’une vérité incontestable. Je ne savais pas encore répondre à des argumens qui me paraissaient sans réplique, et je ne pensais plus qu’à retourner auprès de monseigneur. Il fallait traverser toute la ville ; les habitans sortaient tous de leurs maisons, et se groupaient autour de nous ; je sentais le bras de Colombe agité d’un tremblement qui m’annonçait une terreur profonde.


J’entendis le bruit du tambour ; je prêtai une oreille attentive au milieu des vociférations qui éclataient de toutes parts. Le son me parut s’approcher à chaque seconde. Bientôt, Poussanville et quelques soldats percèrent jusqu’à nous, et Colombe respira.


Mon ami faisait lire une proclamation propre à rassurer les habitans sur la conservation de leurs propriétés. « A quoi bon des meubles et de l’argent, lui dit le bailly, quand on manque de pain ? Un homme d’esprit n’est jamais embarrassé : Poussanville répondit en faisant battre la générale.


Nos soldats, que les habitans avaient reçus chez eux, sortent avec leurs armes, et se rangent auprès de nous ; les charettes sont attelées ; M. l’aide-de-camp les fait conduire devant le logement de monseigneur, et il propose ce dilemme au bailly.

« Le prince de Condé viendra ici, ou n’y viendra point. S’il vient, vos provisions et votre argent seront la proie des huguenots ; s’il ne vient pas, vous tirerez des villages voisins de nouvelles subsistances. — Il viendra, il viendra, puisque vous nous abandonnez. — En ce cas, M. le bailly, je frappe la ville d’une contribution de trente mille livres. Vous êtes trop bon catholique pour ne pas sentir qu’il vaut mieux que votre argent

tombe entre nos mains qu’en celles des huguenots. Je vous donne deux heures pour faire la répartition de la somme que je vous demande : allez. » Un dominicain, frais et vermeil, voulut faire l’orateur. « Oh, oh ! reprit Poussanville, il y a dans cette ville de bons, de véritables religieux. Vous savez comme les huguenots vous traitent. Je ne souffrirai pas que vous tombiez entre leurs mains. Je vous présenterai à M. le Baron : il se fera un honneur, un devoir de vous tirer d’une ville, qui demain sera mise à feu et à sang. Il vous conduira à Poitiers ; mais vous ne serez pas assez dupes pour abandonner à ces enragés ce qu’il y a de précieux dans votre couvent. Allons en faire l’inventaire, car vous sentez bien que M. de Biron ne recevra vos richesses qu’à titre de dépôt, et qu’elles vous seront religieusement rendues. — Mais si les huguenots ne viennent pas ? — Ils viendront : M. le bailly l’a assuré, et il est bien mieux informé que nous. »


Je ne quittai pas Poussanville. J’entrai, avec lui et une centaine de soldats, dans le couvent des Dominicains. Dans toute autre circonstance, j’aurais frémi en franchissant, avec des hommes armés, le seuil de l’asile sacré ; mais les raisonnemens de Poussanville me paraissaient sans réplique. Colombe partageait ma conviction : nous étions si simples encore !


M. l’aide-de-camp débuta par diviser sa troupe en pelotons, et il en plaça à toutes les portes. Il commença une perquisition générale, aidé de quelques officiers. « M. de la Moucherie, me dit-il, prenez du papier et une plume ; vous inscrirez les objets précieux que nous devons conserver à ces bons religieux. » J’étais prêt à écrire, et l’épaule de Colombe me servait de pupitre.

Nous allions, nous venions, et nous ne trouvions rien. « Que voulez-vous, nous dit le prieur, trouver chez des Dominicains ? Si nous étions des Bénédictins, des Bernardins, vos recherches pourraient n’être pas infructueuses. — Je vous crois, mon révérend père, et je vais vous rendre un véritable service. Demain, votre couvent sera brûlé, et c’est une jouissance que je ne laisserai pas à des Huguenots. Soldats, prenez des fagots ; placez-en partout, et mettez-y le feu. —Un moment, M. le capitaine ; il est très-douteux que le prince de Condé vienne demain. — Il viendra ; M. le bailly l’a dit, et le premier magistrat de Lusignan ne se trompe jamais. »


Quel plaisir pour des soldats que celui de brûler une maison ! En un clin d’œil, le bûcher des révérends pères fut vidé, et des flambeaux s’allumèrent. « Éteignez ces flambeaux, éteignez- les, s’écria le père prieur, » et des portes secrètes s’ouvrirent.


Soixante sacs de mille livres chacun, et un vaste amas de provisions de bouche tombèrent entre nos mains, « Ecrivez, M. de la Moucherie. — Hélas ! dit le père prieur, tout cela était destiné aux pauvres. —Oui ? Hé bien, je me charge de leur distribuer l’argent, et je partagerai les vivres entre nos soldats. Ce sont de bons catholiques, et, par conséquent, les premiers pauvres. Mes pères, voulez-vous nous suivre à Poitiers ? » Des mouvemens de têtes, très-négatifs, furent la seule réponse qu’obtint Poussanville.


Nos cent hommes se chargèrent des sacs et des vivres, et nous regagnâmes le logement du Baron. « Voilà, me dit en marchant, mon ami, les tristes résultats des guerres civiles. On se dépouille, on se vole, on s’égorge, et le voile de la religion couvre tous les excès. On l’invoque au milieu des décombres ; on entraîne des malheureux, accablés par la misère, et, je te le

répète, l’homme adroit ne s’occupe que de lui. Je donne au baron le moyen de lever des troupes ; il aura le bâton de maréchal de France, et moi, un régiment. — Cet argent ne sera donc pas distribué aux pauvres ? — Imbécile ! »


Quels yeux ouvrit monseigneur, quand il vit entrer ce convoi chez lui ! Il embrassa étroitement Poussanville ; il me frappa sur l’épaule, et il caressa le menton de Colombe.


Les deux heures accordées au bailly étaient écoulées, et il ne paraissait pas. « Va lui déclarer, me dit Poussanville, que s’il ne vient à l’instant, j’épargnerai aux huguenots la peine de brûler la ville demain. — Mais, mon ami, ta conduite est affreuse ! — Obéis, sans réflexion, c’est le devoir d’un soldat. Quand tu commanderas, tu feras ce que tu voudras. — Mais, mon ami…

—Pour que tu conserves ta Colombe, il faut que nous soyons les plus forts. »


Je ne répliquai pas. Je courus, à la tête de trente hommes, et je me disais en courant : Poussanville a raison ; chacun ne s’occupe que de soi. Ô mon patron ! protégez ma Colombe !


Je passai devant la boutique d’un épicier ; je lui empruntai quelques torches ; je les fis allumer, et j’entrai chez le bailly. Il m’entendit, et je ne lui avais pas adressé un mot. Il venait de compléter la somme ; il me la remit, et je fis éteindre les flambeaux. « Vous vous dites catholiques, s’écria le bailly, en me conduisant hors de sa maison, et vous donnez aux huguenots l’exemple de la férocité et du pillage. » Je sentais qu’il avait raison ! mais Colombe, Colombe !...


Nos soldats avaient été bien nourris par les malheureux habitans de Lusignan. Ils pouvaient marcher le reste du jour

sans avoir besoin de rien. Quand j’arrivai devant la maison de monseigneur, ils étaient rassemblés en cercle autour de Poussanville. Il leur déclara qu’il serait fait des distributions régulières de vivres ; mais que le premier qui manquerait à la discipline militaire, serait pendu sans rémission.


Je portai mes trente mille livres au trésor, et monseigneur me permit d’embrasser Colombe en sa présence. Nous avions cinq cents hommes à notre disposition, et des soldats, qui sont dans l’abondance, ne craignent pas plus la fatigue que les dangers. En moins d’une heure, les charrettes furent chargées. Poussanville, prit avec quelques hommes d’élite, la surveillance de celle qui portait l’argent. Les charretiers demandèrent à retourner chez eux ; il était clair que nous n’inspirions ni confiance, ni affection. On n’avait pas besoin d’eux : on leur permit d’abandonner leurs voitures et leurs attelages.


Le jour s’avançait. Cependant monseigneur décida qu’il fallait partir à l’instant. Condé avait de l’artillerie ; il pouvait nous attaquer pendant la nuit, et réaliser ce que Poussanville avait dit ironiquement.


La coche de madame et les fourgons de monseigneur prirent la tête de la colonne. J’étais monté, avec Colombe, dans une petite voiture couverte, garnie intérieurement de paillassons, et traînée par une bonne mule. Cet équipage appartenait au propriétaire de la maison où monseigneur s’était arrêté. Poussanville, qui n’oubliait rien, le lui avait emprunté pour moi.


Il était nuit, et nous n’avions encore fait que deux lieues. La lune paraissait dans toute sa blancheur, et monseigneur arrêta qu’on continuerait de marcher. Cependant la troupe n’avait pas soupe. On fit halte. Les soldats s’assirent sur le chemin, ayant

leurs armes auprès d’eux. Bientôt des rations furent préparées, et distribuées avec un ordre, que je ne me lassais pas d’admirer. C’est un maître homme, me disais-je, que ce Poussanville ! il ira loin, si le duc de Guise sait apprécier les talens.


On sent bien que monseigneur, madame et leur suite avaient leurs provisions particulières. Nous avions tous oublié les crises de la nuit précédente : rien ne s’oublie aussi facilement que le malheur. Nous soupâmes gaîment, Colombe et moi surtout : nous étions ensemble, et nous étions seuls.


Rien n’échappait à l’attention de Poussanville. Il avait remarqué deux paysans, qui marchaient à côté de la colonne, qui s’arrêtèrent quand elle s’arrêta, et qui rétrogradèrent vers Lusignan. Je ne vois pas, se dit-il, quelle raison peuvent avoir ces gens-là de retourner d’où ils sont venus. Il les fit arrêter, et on trouva des poignards sous leurs souquenilles : c’étaient des espions. On les conduisit à monseigneur, qui les interrogea. Ils avaient l’ordre de suivre M. de Biron, et de s’assurer de la route qu’il tiendrait. Ils nous apprirent que le prince de Condé traitait les protestans de Melle, comme nous avions traité les catholiques de Lusignan. « Quelle guerre, me dit Colombe ! où donc s’est réfugiée la justice ? »


« J’ai le droit de vous faire pendre, dit monseigneur à ces malheureux ; mais je ne vous crains pas, et je n’attente pas à la vie des hommes sans y être contraint par la nécessité. Allez dire au prince que bientôt nous nous verrons en rase campagne. » Ils furent relâchés, et c’est la seule bonne action que nous eussions faite en vingt-quatre heures.


À la pointe du jour, nous arrivâmes aux portes de Poitiers. On vint nous reconnaître, et nous entrâmes dans la ville, tambours

battans, et drapeaux déployés : ce n’étaient encore que des chiffons attachés à des manches à balais. Je possédais mon histoire romaine, et je dis à Poussanville : « Les premières enseignes des Romains n’étaient que des bâtons, surmontés d’une poignée de foin, et ce peuple a conquis l’univers. Ainsi s’étendra la vraie religion sur les ruines de l’hérésie. Ainsi soit- il, me répondit-il en riant. »


Il ne lui fut pas possible d’exercer son industrie à Poitiers, comme il l’avait fait à Lusignan. Six mille bourgeois étaient enrégimentés, et bien armés. Les remparts étaient garnis de trente pièces d’artillerie, et la place était approvisionnée de munitions de guerre et de bouche. Nos cinq cents hommes ne pouvaient causer aucune espèce d’inquiétude aux habitans. Ils furent reçus comme des auxiliaires, dont on pouvait se passer, avec assez d’indifférence. Quand on dit que nous avions des vivres pour huit jours ; quand on sut que le baron avait en caisse quatre vingt-dix mille livres, on nous marqua beaucoup d’égards : on sentait que nous ne serions pas à charge aux Poitevins. Mais on nous notifia qu’on n’avait pris les armes que pour défendre la place, et qu’il n’en sortirait pas un soldat.


Je me rappelai ce prieur de Franciscains, qui m’avait traité avec tant de mépris, et dont les opinions religieuses m’avaient paru si suspectes. Je ne l’estimais pas. Cependant j’avais porté pendant quatre ans l’habit de l’ordre, et on tient aux habitudes de l’adolescence. J’étais tenté d’aller rendre visite à mes anciens confrères. Je voulais que le prieur sût que je n’étais pas un homme exagéré, un ami de l’hyperbole, un énergumène enfin. Ma vanité était flattée de me présenter l’épée au côté, et une femme charmante à mon bras. Je crois que ce dernier motif fut celui qui me poussa au couvent des Franciscains. Le père

prieur me reconnut, et me marqua quelque bienveillance.

« Avouez, me dit-il, que j’ai eu raison de ne pas recevoir vos vœux. Vous ne combattriez pas pour la bonne cause, et vous ne seriez pas marié. Votre état n’est pas pur ; cependant nous encourageons le mariage ; il faut procréer des défenseurs de la foi. » II regardait Colombe d’un air qui me fit croire qu’il eût pu s’abaisser jusqu’à contribuer à la multiplication du genre humain. Il nous quitta avec assez de politesse, en nous disant qu’il allait prêcher à la cathédrale, où l’attendait un nombreux auditoire.


Je m’attendais qu’il prècherait l’amour de l’humanité et la tolérance. J’avais besoin de combattre encore une exaltation, que j’avais sucée avec le lait, et qui me tourmentait beaucoup. J’étais homme du monde, quand je regardais Colombe ; le mot huguenot m’irritait quand je la perdais de vue.


Nous eûmes beaucoup de peine à pénétrer dans l’intérieur de l’église. Nous y trouvâmes le baron, son aide-de-camp, madame, et deux de ses femmes. On leur avait donné des places d’honneur, et il me sembla que son écrivain pouvait s’approcher d’eux.


J’examinai toutes les figures, en attendant que le prédicateur parût. La figure de madame exhalait les sentimens de piété dont elle était pénétrée. Monseigneur et Poussanville étaient dans le recueillement, et paraissaient plongés dans une profonde méditation. Que mon patron, pensai-je, leur fasse la grâce de devenir ce qu’ils veulent paraître en ce moment.


Le prédicateur parut, et le plus profond silence régna partout. Il commença par faire le plus pompeux éloge de la sainte ligue, des effets qu’elle produisait déjà, et des prodiges qu’on avait le

droit d’en attendre. Il invita, il pria, il pressa, il conjura les habitans de Poitiers de s’aggréger à cette respectable congrégation. Bientôt je ne reconnus plus l’homme qui m’avait traité de fou, et qui avait jeté par la fenêtre la relique qui m’avait coûté si cher. « Voilà, dit-il, en tirant, un crucifix de sa manche, celui qui est mort pour les catholiques, et qui vous ordonne par ma voix, d’exterminer jusqu’au dernier des huguenots. Guerre, guerre éternelle, s’il le faut, aux ennemis de Rome et de la foi. Que vos épées deviennent autant de glaives flamboyans, qui portent la mort dans le cœur de nos ennemis, même avant que de les avoir frappés. C’est ainsi que vos pères furent vainqueurs à Dreux, à Saint-Denis, à Jarnac, à Montcontour. » Aussitôt monseigneur et Poussanville tirent leurs épées, et les agitent en l’air; des habitans suivent un si bel exemple. On n’entend plus que le cliquetis des armes, et le cri : mort aux huguenots. J’avais porté la main sur la garde de la mienne ; Colombe y tint la sienne, et elle me regarda d’un air-si doux ! je la laissai dans le fourreau. « Que j’avais mal jugé ce saint homme, lui dis-je ? il mérite les hommages de tous les fidèles. »


Une table et un registre étaient placés sous la chaire. On y courut. On se déclara membre de la sainte ligue ; on jura, d’après un clerc qui lut à haute voix la formule du serment, une obéissance aveugle au chef suprême qu’on se donnait, et qui n’était pas nommé. Il faut cependant connaître celui à qui on doit obéir. C’est le duc de Guise, dit le clerc, qui vous commandera au nom du roi.


Des tables étaient dressées sur les places et dans les principales rues de la ville. Au bout de quelques heures, le duc avait acquis six mille sujets de plus.

Monseigneur n’oubliait dans aucune circonstance ce qu’il devait à sa naissance et à son rang. Il avait jugé fort au-dessous de lui de jurer avec des vilains. Nous nous rendîmes en grande pompe à l’hôtel de ville. Là M. de Biron renouvela le serment qu’il avait prêté entre les mains de Livarot. Nous reconnûmes pour notre maître monseigneur le duc de Guise, commandant pour le roi. Il est clair que la seconde partie de notre formule nous laissait la liberté, d’après le système de Poussanville, de nous tourner toujours, vers le soleil levant.


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Soldats d’infanterie sous Henri III


CHAPITRE VI.

M. de la Moucherie est ambassadeur.


Nous ne savions rien à la Rochelle de ce qui se passait dans le reste du monde. Il était temps que le baron connût la situation politique et religieuse de la France : il n’avait que ce moyen d’adopter une conduite réfléchie et suivie.


Sa hauteur ne se ployait pas à des communications avec ses inférieurs, et il n’avait pas d’égaux à Poitiers. L’aide-de-camp Poussanville fut chargé de se lier avec les principaux personnages de la ville. Personne n’était plus propre que lui à les faire parler, et à interpréter jusqu’à leur silence. La journée n’était pas écoulée, et déjà monseigneur savait ce qu’il avait voulu connaître.


Le roi continuait à se conduire d’une manière infâme. Il s’était agrégé à une confrérie de pénitens. Il ordonnait des processions, et il les suivait avec les démonstrations de la plus austère piété. Il se couvrait d’un sac de grosse toile ; il portait une discipline à sa ceinture, et un gros chapelet à la main. Il se rendait, la nuit, à

Vincennes, et il y outrageait la nature, pendant que des moines, qu’il y avait établis, priaient pour lui. Le matin, il se montrait paré, avec ce soin qui n’est qu’un travers chez tant de femmes. Il entrait partout, le pourpoint entr’ouvert, et la gorge ornée d’un long collier de perles. Les protestans le tournaient en ridicule, et les catholiques le méprisaient. Les deux partis ne l’appelaient plus que frère Henri.


Le duc de Guise, beau, brillant et brave, n’avait de religion que ce qu’il en fallait pour entraîner les catholiques. Des prédicateurs à ses gages gagnaient les uns ; ses libéralités lui attachaient les autres. Il faisait face à toutes ces dépenses avec l’argent que lui fournissait le roi d’Espagne. Philippe II faisait de grands sacrifices, pour entretenir la guerre civile en France : il se persuadait que les deux partis, las de combattre, l’appelleraient, et lui donneraient un sceptre, qu’il ajouterait à tous ceux qu’il portait déjà, et qui fatiguaient ses débiles mains.


Quel homme raisonnable pouvait balancer entre Henri de Valois, et Henri duc de Guise ?


Je n’étais pas présent, lorsque Poussanville fit son rapport au baron. Mais il était facile, surtout avec moi, qu’il voulait pénétrer d’idées, qu’il appelait saines et raisonnables. J’étais affligé que la religion ne fût qu’un masque pourtant de grands personnages. Pourvu qu’elle triomphe, me disais-je, qu’importe par qui et comment ?


C’est de la part de monseigneur, me dit un valet, qui introduisit, près de Colombe et de moi, un homme et une femme que je n’avais jamais vus. Ils nous abordèrent avec les trois révérences que j’avais adressées au baron, la première fois que je parus devant lui.

L’homme s’empara de moi, et la femme de Colombe. Ils nous tournèrent, nous retournèrent avec le plus grand sérieux. Une longue bande de parchemin nous prenait tantôt de la tête aux pieds, tantôt en travers du corps. Je ne comprenais rien à ce manège, et Colombe éclata de rire. J’interrogeai ces deux êtres silencieux ; ils ne me répondirent pas un mot. Ils nous firent encore trois belles révérences, et disparurent. Nous nous regardâmes, Colombe et moi, et nous nous écriâmes à la fois : Qu’est-ce que cela veut dire?


Monseigneur demande M. de la Moucherie, vint me dire un autre valet. Je le suivis, et je laissai Colombe dans la chambrette qu’on nous avait donnée. Elle voulait, lisait-elle s’occuper sans cesse de moi, lors même qu’elle ne me voyait pas : elle avait commencé à me broder une écharpe, qui devait être du plus grand effet. Elle se proposait de la serrer soigneusement jusqu’à ce que j’eusse le droit de la porter.


« Monsieur, me dit le baron, vous êtes appelé à de hautes destinées, puisque je vous accorde ma protection et ma confiance ; justifiez-les par un dévouement sans bornes. Écoutez- moi.


« Monsieur de Poussanville va s’occuper de lever de nouvelles troupes ; ainsi je ne peux l’éloigner de moi. Vous vous rendrez auprès du duc de Guise… — Avec Colombe, Monseigneur ? — Soit, et vous remettrez au duc et aux autres les dépêches que vous allez vous faire. Asseyez-vous, prenez une plume, et composez un alphabet. — Un alphabet, Monseigneur ! — Oui, des chiffres, des signes qui correspondront à chacune des lettres que vous connaissez. Vous transcrirez, dans cette langue nouvelle, les lettres que je vais vous dicter, et si vous êtes arrêté, personne ne pourra lire ma

correspondance. » Que j’étais heureux ; j’allais connaître tous les secrets de Monseigneur !


L’alphabet demandé fut fait en un tour de main. La première lettre que j’écrivis était adressée au Roi. Elle ne lui présentait que des expressions d’attachement, de dévouement et de respect. Celle qui était destinée au duc, l’instruisait de ce qu’avait fait le baron et de ce qu’il comptait faire. Il l’assurait qu’avant huit jours, il serait à la tête de six mille ligueurs, qu’il assemblerait dans les alentours de Poitiers. Il était certain que les habitans de cette ville lui donneraient quelques pièces d’artillerie, si monsieur le duc lui envoyait l’ordre de les prendre. Il ajoutait que le prince de Condé n’avait que quatre mille hommes, dispersés dans cinq ou six bicoques situées aux environs de la Rochelle; qu’il se faisait fort de les surprendre, les unes après les autres, s’il était revêtu d’une dignité qui lui soumît les capitaines et les troupes catholiques qu’il rencontrerait pendant le cours de ses opérations.


M’y voilà, pensai-je. Si le duc succombe, ce qui n’est pas vraisemblable, la lettre de monseigneur au roi lui facilitera un accommodement avec le souverain, qui n’est pas nommé dans l’épître au duc, parce qu’il ne proclame encore ses ordonnances qu’au nom de Henri III. Cela n’est pas maladroit. Enfin, comme il est juste de se vendre le plus chèrement possible à un parti qui est intéressé à s’attacher tous les personnages d’un mérite reconnu, monseigneur demande le bâton de maréchal, et il l’aura.


Il me fit ensuite écrire à son fils. « Vous êtes, lui disais-je, d’un caractère inquiet et turbulent, qui pourrait bien vous conduire à l’échafaud : prenez-y garde. Votre conduite actuelle est dépourvue de sens commun. Vous cherchez, m’a-t-on dit à

Poitiers, en vous mettant en opposition, on ne sait avec qui, à établir en France une paix sincère et durable. Insensé ! vous voulez donc qu’on vous envoie planter des choux à Biron. » Bien, me dis- l’homme se dévoile ici tout entier. « Votre belle- mère et moi vous embrassons. »


Il me fallut le reste du jour pour transcrire ces missives avec les signes que j’avais imaginés : j’étais obligé de m’arrêter à chaque lettre. Quand j’eus fini, monseigneur me dit : « Les grands auxquels je vous envoie, ne manqueront pas de vous parler d’affaires de détail. Vous leur répondrez comme je le ferais, puisque vous connaissez parfaitement ma situation. Vous allez donc être revêtu d’un caractère public ; vous serez une espèce d’ambassadeur, et je veux que vous vous présentiez dans un équipage digne de moi. Votre blessure n’est rien ; vous avez une voiture ; on l’arrange convenablement, et vous partirez aussitôt que vous serez habillé. J’ai prévu que vous ne consentiriez pas facilement à vous séparer de madame de la Moucherie ; voilà pourquoi j’ai joint une couturière à un tailleur. — Hé ! monseigneur, il ne m’a pas été possible de leur arracher un mot. — Je le crois bien, ils ne savent pas en dire deux en français. — Ah ! — Le mari servait dans un régiment suisse, et sa femme était vivandière. Ils sont venus ici, sans congé, après la bataille de Montcontour. Les femmes de la ville leur ont reconnu des talens, et des ouvriers, prônés par le beau sexe, deviennent bientôt des sujets importans. Les robes de madame ont été chiffonnées dans ce bois où nous avons passé une nuit assez désagréable. Le suisse et la Suissesse, les garçons tailleurs et les couturières de la ville, travaillent à les remettre en bon état. Le bas de ma maison en est encombré. Ils sont dirigés par Claire, qui ne sait pas un mot d’allemand. Elle leur parle avec les doigts et les yeux. On dit que cela est très-

plaisant. — Hé, monseigneur, c’est ce que les Romains appelaient pantomime. — Panto… quoi ? — Pantomime, monseigneur. — Apprenez l’allemand, monsieur. Il pourra vous être utile, et votre latin ne vous servira jamais à rien. — Le latin, monseigneur ! la langue d’Horace, de Virgile, d’Ovide !

— Que ne leur joignez-vous Homère, Sophocle, Euripide ? — Monseigneur, ces trois écrivains étaient Grecs. —Mais ils étaient nés à Rome. — En Grèce, monseigneur. — Je vous dis qu’ils étaient Romains, et quand je vous dis quelque chose, monsieur, j’entends, je veux que ce que je vous dis soit vrai. N’oubliez pas que je suis Biron, et que vous n’êtes que le frère Antoine. Allez faire l’amour à votre femme. Je m’enfermai avec Colombe, et je lui racontai tout ce qui venait de se passer entre monseigneur et moi. Elle avait beaucoup de bon sens, et jugea comme moi des motifs politiques qui dirigeaient le baron. Elle rit beaucoup de la scène sur les Grecs et les Romains, quand je la lui eus fait comprendre. Tout à coup elle reprit son sérieux. « Mon cher Antoine, me dit-elle, il est dangereux d’avoir raison avec ses supérieurs, quand ils ne veulent absolument pas avoir tort. » Tu as blessé l’amour-propre de monseigneur, et la religion ne défend pas de ménager ceux dont on a besoin. II faut réparer ta faute. — Oui, mais comment ? — Je n’en sais rien. — Ni moi. — Réfléchissons, cherchons. — M’y voilà, m’y voilà. »


Je cours, je me fais annoncer. « Monseigneur, ma mémoire m’est ordinairement très-fidèle ; mais elle m’a trahi dans une occasion importante. J’ai osé vous contester des faits que je me rappelle parfaitement en ce moment. C’est à Rome, en effet, qu’Homère, Sophocle et Euripide ont écrit leurs plus beaux ouvrages… sous le consulat de Scipion l’Africain. — Ah, ah, ah, ah ! Voilà les jeunes gens. Ils veulent tout savoir. —

J’espère que Monseigneur ne me retirera pas sa protection — Pour une faute involontaire ? jamais, et pour vous le prouver, je vous retiens à souper avec moi. » Je restai persuadé que le baron avait entendu parler vaguement de littérature ; qu’occupé d’affaires importantes, il ne s’était attaché ni aux noms, ni aux lieux, ni aux époques ; qu’il avait tout confondu, et qu’il croyait fermement ce qu’il avait si vivement soutenu. Il fallait que je m’en tinsse à cette idée, ou que je ne visse en lui qu’un homme ridicule et entêté. Il était persévérant dans les plans qu’il avait adoptés ; mais jamais une absurdité ne s’échappa de sa bouche.


Un repas est toujours gai, quand les convives sont satisfaits du présent, et comptent sur un avenir heureux. Les domestiques allaient, venaient ; ce n’était pas le moment de parler d’affaires politiques. Poussanville était l’homme de toutes les circonstances ; il s’abandonna à ses saillies, et il eut souvent le bonheur de faire sourire le patron et madame. Il se mit à conter, et il contait bien. Il mit en scène quelques héros de l’antiquité qui avaient eu des travers et des faiblesses. Il soutint qu’Achille, tant vanté par Homère, n’était qu’un lâche, puisqu’il était invulnérable. « À propos d’Homère, lui dit le baron, savez- vous, vous qui êtes si savant, à quelle époque Homère, Sophocle et Euripide écrivaient à Rome ? — À Rome, Monseigneur ! » Je me crus perdu sans ressource. Fort heureusement, Poussanville était placé à côté de moi. Je lui pressai le pied, avec le mien, de manière à le faire crier. Il s’arrêta, la bouche ouverte, et ses grands yeux se portaient alternativement sur le baron et sur moi. « Hé bien, mon cher Poussanville, vous êtes embarrassé ? — Très-embarrassé, Monseigneur. — Ces beaux esprits là, Monsieur, écrivaient à Rome sous le consulat de Scipion l’Africain. » L’aide-de-camp continuait à regarder le patron et moi. Je lui appliquai un

vigoureux coup de talon sur le pied. Il me comprit enfin, et se tira d’affaire en courtisan. « On apprend toujours quelque chose auprès de vous, Monseigneur, dit-il en s’inclinant profondément. » Il est constant qu’une réponse aussi générale ne pouvait le compromettre.


On quitta la table, et il me suivit jusque dans ma chambre. Il me demanda l’explication des niaiseries qui avaient terminé la conversation. Je la lui donnai, et il rit aux éclats. « Ta femme, me dit-il, manque totalement d’instruction ; mais elle possède ce qui est bien plus utile dans le monde, et surtout dans les guerres civiles, du bon sens et du jugement. Consulte-la avant que d’agir. » J’ai dit qu’il avait toujours l’esprit du moment. Il me demanda si le baron parlait de lui dans sa lettre au duc de Guise. Je lui répondis que non. « Je vois clair, mon cher Antoine. M. le baron ne peut se passer de moi, et comme il n’y a pas de grade militaire sans fonctions, il ne dira pas un mot pour mon avancement. Je m’en occuperai, moi. Je te donnerai une lettre pour le duc. II t’interrogera, et tu ne seras pas embarrassé pour lui répondre, parce que je ne lui écrirai que la vérité. Bonsoir. »


Le lendemain matin un grand nombre d’hommes mal armés s’arrêta aux portes de la ville. On leur en refusa l’entrée, par une raison très-simple : ils étaient environ deux mille.


Le prince de Condé avait eu la fantaisie de faire une incursion jusqu’à Lusignan. Il avait enlevé aux habitans le peu que nous leur avions laissé. II avait pris jusqu’à leur linge, pour panser, disait-il, ses blessés. Les vieillards, les femmes, les enfans, étaient dans le plus affreux dénuement. Les hommes, les jeunes gens étaient accourus à Poitiers, la rage dans le cœur, et ils demandaient à grands cris du pain et des mousquets.

Il n’y avait que deux partis à prendre. Il fallait leur casser les reins à coups de canon, ou leur distribuer les vivres, qui, pendant quatre jours encore, devaient nourrir nos cinq cents hommes. Monseigneur n’était pas homme à faire canonner deux mille soldats qui devaient se ranger sous ses drapeaux. Poussanville fit faire une distribution à ceux de nos gens qui étaient dans la ville. Le reste fut chargé sur nos charrettes, et conduit sur les glacis de la place.


Poussanville mit en ordre les deux mille arrivans, et leur distribua jusqu’au dernier tonneau de vin. Cela suffisait pour le moment ; mais il fallait pourvoir aux besoins, qui ne tarderaient pas à renaître. Les habitans de Poitiers prévoyaient que la famine exaspérerait bientôt les hommes qui étaient dans la ville, et ceux à qui ils en défendaient l’entrée. Ils avaient des magasins bien fournis ; mais .ils entendaient ne partager leurs provisions avec personne. Leur commandant fit battre la générale.


Six mille hommes se forment dans l’instant en compagnies, en bataillons. Des chaînes sont tendues dans les rues ; deux mille hommes cernent nos cinq cents soldats ; ils traînent avec eux six pièces de canon, chargées à mitraille. Des patrouilles nombreuses parcourent la ville dans tous les sens. Les canonniers sont sur les remparts, près de leurs pièces ; les mèches sont allumées.


« Poussanville, qu’allons-nous faire ? — Monseigneur, un général tel que vous se tire toujours d’un mauvais pas. »


L’aide de camp aborde le commandant général, d’un air riant.

« Pourquoi tant de bruit, lui demanda-t-il ? Croyez-vous que nous voulions vivre aux dépens de braves gens qui nous ont

reçus comme amis ? Je vais sortir avec mes cinq cents hommes, et je laisse, à votre loyauté, à vos soins, mon général et son épouse. Je ne vous demande qu’une chose : si les deux mille hommes, qui sont sur les glacis, tentent de se débander, forcez- les, à grands coups de canon, à reprendre leurs rangs. »


Le commandant de Poitiers n’avait rien à répondre à ces paroles. Poussanville sortit avec ses cinq cents hommes, et le calme se rétablit dans la ville.


Il déclara à ceux qui étaient dehors, que, s’ils faisaient le moindre mouvement, l’artillerie des remparts les écraserait. Il leur promit qu’avant la fin du jour il leur apporterait des provisions et des armes. Il part avec ses cinq cents hommes, trente charrettes attelées, et il se jette sur la route de Châtellerault. Aucun parti protestant n’avait encore paru jusque là.


Il était six heures du soir, et Poussanville ne paraissait pas. Nos recrues de Lusignan murmuraient, criaient, mais n’osaient faire un mouvement. Monseigneur était trop brave pour rester enfermé dans une place, dont l’accès était interdit à ses soldats. Il sort; je le suis. « Bien, très-bien, me dit-il, en souriant. Je vois que je peux vous employer de toutes les manières. »


Le baron parla aux troupes avec une bienveillance mêlée de fermeté. Il ne pouvait invoquer les principes religieux à l’égard de gens que nous avions commencé à ruiner. Il leur représenta que la misère leur imposait la nécessité d’être soldats ; il leur conseilla de se résigner, et il promit de l’avancement à ceux qui se conduiraient bien. Tout cela était bel et bon, mais il fallait souper. « Je partagerai vos privations, leur dit monseigneur, je reste au milieu de vous, je ne vous quitte plus. Mais, pourquoi

ne pas espérer ? M. de Poussanville va paraître, et notre sort changera. » Monseigneur cherchait à faire naître des espérances, que lui-même il n’avait plus.


Un certain bruit confus se fit entendre dans le lointain. Chacun prête une oreille attentive. Bientôt on croit reconnaître le son des tambours. « Le voilà, s’écria le baron. Le voilà, criai- je, à me briser la poitrine. » Monseigneur ne savait encore si la troupe qui s’approchait était commandée par le prince de Condé, ou par Poussanville. Il mit ses deux mille hommes sous le canon de la place, et il attendit les événemens.


Il pensa bientôt qu’il n’était pas possible que Condé vînt avec une poignée de soldats, s’exposer à périr sous les murs de Poitiers. Il fut le premier à rire des dispositions qu’il avait faites, et bientôt Poussanville prit le grand galop, et arriva auprès de son général. « Monseigneur, lui dit-il, on fait toujours de bonnes affaires, quand on parcourt un rayon de quelques lieues, dans un pays vierge encore. » En effet, on n’avait pas encore tiré un coup de fusil dans le haut Poitou et dans la Touraine. Mais on s’armait partout.


Poussanville avait parcouru les villages situés entre Poitiers et Châtellerault. Les notables de chaque commune avaient fait des amas d’armes et de vivres. Ils n’attendaient qu’un ordre du duc de Guise pour s’enfermer dans Châtellerault et dans Tours. Poussanville n’eut que la peine de prendre. Partout il employait ses argumens ordinaires, qui ne persuadaient personne ; mais ils étaient appuyés par cinq cents hommes bien armés.


Il amenait quatre-vingts charrettes ou charriots, traînés par des chevaux, des mulets et des ânes. Tout cela était plein de biscuit, de farine, de viandes salées, de barriques de vin, et de caisses

d’armes. Un troupeau de cent vingt bœufs marchait en tête du convoi, et le baron n’avait pas encore dépensé un écu.


Il embrassa son aide-de-camp, à plusieurs reprises, avec une vivacité, une chaleur qui annonçaient les sentimens de la plus tendre affection, et de la plus profonde reconnaissance. « J’ai pensé, lui dit-il, à demander pour vous un régiment au duc de Guise ; mais vous voyez, mon cher, mon meilleur ami, que je ne peux me séparer de vous ; vous êtes réellement mon bras droit. — Je n’ai fait que mon devoir ; mais puisque monseigneur me fait l’honneur de me vouloir du bien, qu’il me fasse nommer officier-général, employé sous ses ordres. — Je n’y pensais pas. Oui, morbleu, tu seras maréchal-de-camp, ou je ne m’appelle pas Biron. »


On buvait, on mangeait autour de nous ; des chants joyeux avaient succédé aux plaintes, aux murmures. Poussanville déclara qu’il resterait avec les soldats de Lusignan, pour les armer et maintenir le bon ordre. Nous marchâmes vers la ville, monseigneur et moi. Nous étions suivis de nos cinq cents hommes d’élite. On nous reçut tous les deux ; mais on baissa la herse devant nos soldats. « Ces gens-là sont bien défians, me dit le baron. — Hé, Monseigneur, croyez-vous qu’ils aient tort ? »


Nous rentrâmes à notre logement, et le premier soin de M. de Biron fut de me faire ouvrir mes dépêches. Il me dicta l’éloge le plus pompeux de Poussanville, qui, brigandage à part, le méritait bien. Il demanda pour lui le grade d’officier général, avec des instances qui ne permettraient pas au duc de Guise de le refuser. Que lui importait, d’ailleurs, qu’il y eût un maréchal- de-camp de plus ou de moins dans les armées de la ligue ?

« Quelle guerre, quels hommes, quelle duplicité, me disait Colombe ! faut-il que nous soyons irrévocablement attachés à de tels êtres ! mon cher Antoine, sanctifions notre vie par la prière et par l’amour conjugal. — Oh, oui, ma Colombe. » Et nous priâmes, et…


Le lendemain, mon silencieux tailleur, sa femme et quelques garçons se présentèrent avec des vêtemens d’une richesse éblouissante. Monseigneur n’en portait pas d’aussi beaux ; à la vérité, il s’appelait Biron.


Avec quel plaisir je regardais mon tailleur me dépouiller de l’habit râpé de mon père, m’essayer des hauts-de-chausses, une trousse, un pourpoint, un manteau court, faits des étoffes les plus riches, et de couleurs variées. Une toque de velours noir, ornée d’une plume blanche qui me tombait sur l’oreille, acheva de me tourner la tête. Oh, non, non, je n’étais plus le petit frère Antoine ; j’étais réellement M. de la Moucherie.


Le tailleur sortit, et sa femme s’occupa de Colombe. L’art, dit-on, n’ajoute rien à la beauté. Cette idée est fausse, de toute fausseté. Les grâces, les amours, semblaient accourir, et se cacher dans les plis de la robe de Colombe, sous son corset, dans sa fraise, dans les crochets de ses cheveux, Elle se regardait dans un petit miroir d’acier qui se trouva sous sa main ; elle était dans l’enchantement. Je regardais, je dévorais des yeux madame de la Moucherie.


« Il faut avouer, me dit-elle, quand nous fumes seuls, que monseigneur a réellement de grandes qualités. — Il en a d’admirables, ma Colombe. — Il pille un peu ; mais c’est pour la bonne cause. Il est écrit : mangez ce que vous trouverez. —

Et il est évident que Poussanville a trouvé tout ce qu’il a amené hier. »


Nous voulûmes jouir de notre métamorphose ; cela était tout simple. Colombe était femme, et je n’avais que vingt ans. Nous rencontrâmes dans les escaliers monseigneur et Poussanville. Ils s’arrêtèrent, et nous mesurèrent des yeux. « Qu’ils sont bien ! dit le baron. » Et nous rougîmes, moi de plaisir, et Colombe de pudeur. « M. de la Moucherie, vous verrez le roi, et vous pourriez remplacer Livarot, qui, sans doute, est allé se rendre au prince de Condé pour mettre sa jolie figure à l’abri des accidens. »


Je ne compris rien à ce que me disait monseigneur. Ah, pensais-je, il a quelquefois un style entortillé. Les grands politiques ont intérêt à ne pas se laisser pénétrer, et ils contractent l’habitude de s’exprimer énigmatiquement.


Nous parcourûmes toutes les rues de la ville, et un murmure d’approbation ne cessait de flatter notre oreille. « Il est seulement fâcheux, dit un homme à un autre, qu’elle manque de moelleux dans les mouvemens. » Elle a les hanches et les genoux ankilosés ; mais elle est jeune, et cela pourra se dissiper.

» Je regardai Colombe. Elle était droite, et roide comme un piquet. « Ma chère amie, » lui dis-je, sois toujours, dans ta marche au moins, la charmante petite fille qui décorait de fleurs l’oratoire de madame. Le joli garçon! dirent des femmes, qui nous attendaient au coin d’une rue. — Oui, mais comme il est serré dans ses habits ! On voit bien qu’il n’a pas l’habitude de les porter. Mon cher ami, me dit Colombe, d’un petit air piqué, sois toujours, dans ta marche au moins, ce joli petit frère Antoine, qui n’eut besoin que de paraître pour se faire aimer. »

Un éclat de rire partit derrière nous. C’était Poussanville.

« Vous ne vous apercevez donc pas qu’on se moque de vous. Des habits sont faits pour servir et être usés. Après ceux-là, vous en mettrez d’autres. Le tailleur et la couturière vont déposer dans votre chambre ce qui constitue une garde-robe complète.


« Retournez chez le baron. Nous allons sortir de la ville. M. Perrier, épicier en gros, commandant la force armée à Poitiers, a interdit l’entrée de la ville à nos cinq cents hommes. Il pourrait très-bien finir par emprunter au baron ses quatre-vingt-dix mille livres. Je vais moi, lui emprunter, ou lui acheter des effets de campemens dont il n’a pas besoin. Madame la baronne ne peut ni se confiner dans sa coche, ni être exposée à la pluie, ou au soleil. »


Nous retournâmes sur nos pas, et nous marchâmes avec la plus grande aisance : des habits de rechange nous attendaient chez nous. Je tournais la tête, de tems en tems, pour juger de l’effet nouveau que nous devions produire. Je vis un jésuite aborder Poussanville d’un air mielleux. C’est singulier, pensai- je, il y a des jésuites partout, et je n’ai encore aperçu que celui- ci, depuis que nous sommes sortis de la Rochelle.


Nous rentrâmes chez nous. « Mon ami, me dit Colombe, n’oublions pas, auprès de nos supérieurs, ce que nous avons été. Allons leur offrir nos services. » Ce conseil était très-bon, et je le suivis avec empressement. On n’avait pas besoin de nous ; mais cet acte de modestie et de déférence parut plaire beaucoup à monseigneur et à madame.


Tout était en mouvement. Les domestiques, les femmes, refaisaient les malles, les valises, les paquets. « C’était bien la

peine, chuchotaient-ils, de défaire tout cela pour si peu de temps. » Je savais le fin mot. Je me gardai bien de le leur dire. Nous allâmes faire, de notre côté, nos dispositions de départ.


Poussanville revint. Perrier ne donnait rien. Il avait fallu lui acheter, fort cher, six tentes, avec leurs accessoires. L’aide-de- camp venait prendre de l’argent et un fourgon.


Les effets de Colombe et les miens étaient descendus, et placés avec le gros des équipages. Mon premier penchant se reproduisait toujours, quand j’étais désœuvré, et je ne pouvais toujours faire l’amour à ma femme. Je descendis, je montai, j’allai, je vins ; j’observai, j’écoutai tout. Je ne vis, je n’entendis lien de nouveau : je connaissais tous mes personnages, leurs secrets, leurs principes, leurs inclinations. Mais quand Poussanville rentra, je l’abordai avec empressement. Il était tout simple que je susse ce que lui voulait le jésuite qui l’avait abordé dans la rue. « Nous parlerons de cela, j’en parlerai au baron, quand la caisse sera en sûreté. »


Bientôt les ponts-levis de la place s’abaissèrent devant nous. Nous en sortîmes, sans que les habitans nous marquassent ni satisfaction, ni regret. Perrier pouvait avoir une arrière-pensée, et le baron jugea à propos de se mettre hors de la portée du canon des remparts. Poussanville mit les troupes en mouvement, et nous allâmes camper à une lieue de la ville. « Eh bien ! ton jésuite ? Que t’a-t-il dit ? Où voulait-il t’amener ? — Viens avec moi. »


Nous nous plaçâmes auprès du baron, qui était assis sur l’herbe. « Monseigneur, on ne peut pas toujours être en mouvement. Un peu de repos est nécessaire, et une historiette le rend quelquefois agréable.

« J’ai rencontré près de la grande place, un jésuite qui paraissait ne respirer que l’humilité. Il venait à moi, et me regardait d’un air qu’il croyait très-pieux, et que j’ai trouvé ridicule, parce qu’il était affecté. Il me semblait voir un loup couvert d’une peau d’agneau. Mon homme était embarrassé. Il a débuté par des roulemens d’yeux, des soupirs, et même des hocquets : il me prenait pour un sot. Il étudiait ses mots ; il les cherchait, et ne me disait par conséquent que des choses insignifiantes. Au fait, lui ai-je dit. Pourquoi les révérends pères jésuites ne se sont-ils pas trouvés à la cathédrale avec les autres moines de Poitiers ? pourquoi aucun de vous n’est-il sorti de son couvent, depuis que nous sommes dans cette ville ? je vous le dirai, si vous le voulez. Il m’a répondu avec componction, que la règle de son ordre ne permet pas ces éclats, ces sermons ambitieux, ouvrage de l’orgueil, et quelquefois de la cupidité.


« Un changement subit s’est opéré dans son ton, ses gestes, et sur sa physionomie. Vous avez de l’esprit et du jugement, m’a-

t-il dit. On me l’avait assuré, et je vois qu’on ne m’a pas trompé. Me voici où je voulais venir, car je vous ai abordé pour quelque chose. Une balle de mousquet tue un homme de mérite, comme un manant. Faites-vous jésuite. Dans quelques années, vous serez provincial de France, et vous n’aurez au-dessus de vous que notre général et le pape, à qui nous obéissons exclusivement. Qu’est-ce qu’un roi, comparé à un jésuite ? nous lui accordons des marques extérieures de respect, quand il suit la route que nous lui avons tracée ; nous savons nous en défaire, quand il se met en opposition avec nous. — Père, je combats mes ennemis à force ouverte ; je ne connais ni le poignard, ni le poison. — Ah, vous avez des scrupules ! — Je suis honnête homme. — C’est votre dernier mot ? — Absolument. — Parlons d’autre chose.


« La ligue s’étend de province en province. — Qui vous l’a dit, mon père ? — Avec l’air de tout ignorer, nous sommes instruits de tout. Bientôt le duc de Guise aura des armées sous ses ordres ; mais le roi Henri de Navarre est brave comme lui ; général consommé comme lui ; noble et généreux comme lui. Il a comme lui, l’art de gagner tous les esprits. Il s’attache les catholiques mêmes, du midi de la France, par sa tolérance et sa bonté. Nous faisons répandre partout qu’il est l’ennemi le plus dangereux de la religion. Nous excitons contre lui toutes les haines, parce qu’il faut que d’une manière ou d’autre, nous en soyons débarrassés. — Père, vos projets sont ceux d’un lâche, d’un infâme. — Vous prenez un masque à votre tour. Croyez- vous que je ne vous aie pas déjà pénétré ? continuons à nous parler franchement. Vous voulez que Henri de Navarre vive, parce qu’il est l’âme de son parti, qui tomberait avec lui. Vous êtes ambitieux ; vous voulez parvenir aux premières places de l’armée, et vous sentez qu’une longue paix vous ferait retomber

dans l’oubli dont vous commencez à peine à sortir. En quatre mots, voilà toute votre histoire. Je lui ai serré la main, je lui ai demandé son nom, et je lui ai tourné le dos.


« Hé comment s’appelle-t-il, demanda mon-seigneur ? — Il se nomme Guignard. — Ne l’oublions pas. Cet homme-là est appelé à jouer un grand rôle, s’il n’est pas pendu. » Voici un moine, pensai-je, qui n’a d’un religieux que l’habit. Le père prieur des franciscains m’a parlé quand j’allais à la Rochelle comme un hérétique, une espèce de philosophe, et hier il a prêché en véritable, en zélé catholique. A-t-il, comme le père Guignard, deux poids et deux mesures ? ne suis-je pas moi- même entraîné tantôt vers mon patron tantôt vers une gloriole qu’il méprisa pendant toute sa vie ? quand rencontrerai-je donc un homme véritablement estimable ?


Pendant toute la journée, il nous arriva des pelotons de recrues. C’étaient ceux à qui Poussanville avait tout enlevé. « Je vois, me dit Colombe, que le moyen le plus sûr de trouver des soldats est de ruiner le peuple. Pauvre peuple ! Et ces gens-ci crient vive la Ligue, en demandant du pain. Ma Colombe se formait.


Il était clair que monseigneur allait avoir une armée, et qu’il ne tarderait pas à prendre l’offensive. Mais que fera-t-il de madame ? Elle ne peut passer sa vie sous la tente, et une défaite la mettrait à la discrétion des huguenots. Le sort de Colombe allait devenir plus incertain encore. Nous partons demain, seuls, sans moyens de défense, sans savoir où chercher le duc de Guise. Il faudra errer à l’aventure. Si nous tombons dans un parti de huguenots, et même de catholiques, on remarquera Colombe, on m’attaquera. Je me ferai tuer sans doute ; mais Colombe, Colombe !... cette idée est désespérante.

Ces réflexions venaient bien tard. Cependant, je les communiquai à Poussanville. « La première qualité d’un homme qui veut parvenir, me dit-il, est de ne jamais se défier de sa fortune. La tienne t’a bien servi jusqu’à présent, pourquoi t’abandonnerait-elle ? — Pourquoi me serait-elle constante ? — Mon pauvre Antoine, tu n’avances qu’en tâtonnant : tu ne feras jamais rien. »


Il alla cependant faire part de mes observations au baron et à madame. Madame trouva que j’étais plein de bon sens. Elle déclara que depuis son entrée à la Rochelle, elle n’avait trouvé de ressource contre l’ennui que dans la prière ; qu’elle était fatiguée de suivre des guerriers, avec qui elle n’aurait jamais de repos ; que d’ailleurs, elle ne voulait pas s’exposer à des dangers de toute espèce, et sans cesse renaissans.


Quelle est la jeune femme, qui n’exerce pas un pouvoir absolu sur un mari de cinquante ans ? Monseigneur assura madame qu’il allait penser à la mettre en sûreté, et à lui procurer une résidence agréable ; mais il ne savait à quelle idée s’arrêter. Tous les moyens qu’il voulait employer présentaient de graves inconvéniens, et, pour la première fois, la féconde imagination de Poussanville ne savait où se fixer… Ah ! oui, oui, il faut toujours croire à sa fortune… Et à la vertu de sa mère et de sa femme.


Un de nos officiers nous amena un père capucin qui venait de Blois, et qui allait à Poitiers. C’était un émissaire du duc de Guise. Un capucin passe partout, à la faveur de sa robe de bure et de sa pauvreté. Celui-ci marchait, sa robe retroussée, la besace sur l’épaule, et un gros bâton à la main. Personne n’eût pu deviner, en lui, un agent du prince le plus fier de l’Europe. Poussanville commença par lui rire au nez. « Monsieur, lui dit

le père Jean-François, on dédaigne la fourmi, et elle est plus ingénieuse que bien des hommes, qui croient avoir beaucoup d’esprit. » M. l’aide-de-camp savait réparer une faute. Il fit asseoir le bon père, lui offrit des rafraîchissemens, et le baron l’interrogea.


« Monseigneur le duc de Guise, qui est incontestablement un grand homme, puisqu’il protège les capucins, m’a ordonné de reconnaître la force de toutes les places, depuis Blois jusqu’aux avant-postes du prince de Condé. J’ai rempli jusqu’ici ma mission avec beaucoup de bonheur, grâce à mon obscurité, et je n’irai pas plus loin, puisque je rencontre ici le grand général Biron et une armée. J’obtiendrai de lui les renseignemens qui me manquent encore. —Et où est le duc de Guise ? — À Blois, Monseigneur. — À Blois ! Et que fait-il là ? — Vous ne savez donc rien, Monseigneur ? — Oh, absolument rien. — Le roi, la

reine mère, et toute la cour sont dans cette ville. On va y ouvrir des Etats-généraux15. — Ah, ah ! Et le duc de Guise ne redoute pas cette assemblée ? — Je crois, répondit le père, en souriant, qu’il pourrait bien avoir fait nommer le plus grand nombre des députés. Cela lui aura coûté cher ; mais les trésors du roi

d’Espagne sont à sa disposition. Il nomme à toutes les places, et vous sentez bien, Monseigneur, que des députés de son choix voteront selon ses vues. —Pas mal, pas mal, pour un capucin.

— Le duc a étendu jusques sur moi sa bienfaisance toute paternelle. Il me fera nommer gardien du premier couvent de notre ordre où cette dignité vaquera. — C’est trop juste, père Jean-François. — N’est-il pas vrai, Monseigneur ? » Encore un ambitieux sous la bure, me dis-je !


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15 À l’hiver 1576 (B.G.)

Monseigneur me fit tirer mon écritoire de poche, et j’écrivis, sous la dictée de Poussanville, tout ce que sa révérence avait besoin de savoir.


Le baron avait pris son parti. Quatre de nos meilleurs chevaux étaient attelés à la coche de madame ; deux mulets l’étaient à ma modeste, mais élégante voiture. Vingt-cinq de nos meilleurs soldats arrangeaient des bâts pour leur tenir lieu de selles. Ce n’étaient que des chevaux de trait qu’ils allaient monter ; mais dans les circonstances difficiles, on se sert de ce qu’on a. « Si nous étions partis seuls, dis-je à Colombe, on n’aurait pas pensé à nous donner une escorte. »


« M. de la Moucherie, me dit le baron, d’après le rapport du père capucin, il paraît que les chemins sont libres d’ici à Blois. Cependant j’ai voulu pourvoir à votre sûreté. À ma sûreté !

« Vous allez partir, et vous vous chargerez de conduire madame. Le comte de Montbason, mon ami intime, a sa terre près de Tours. Je ne présume pas qu’il soit dans son château. Cependant, vous y déposerez madame et sa suite, et vous continuerez votre route sur Blois, avec ou sans madame de la Moucherie, selon que vous le jugerez à propos. Le père Jean- François s’approcha, les yeux baissés et les mains croisées sur la poitrine. « Monseigneur, il fallait que je me glissasse de Blois jusqu’ici dans le plus grand incognito ; mais ne pourrais-je obtenir de votre Grandeur un cheval qui me reportera jusqu’à mon couvent ? — Un cheval, mon révérend père ! — Monseigneur, S. François peut aller à cheval, puisque S. Pierre va en carosse. — C’est juste, c’est très-juste. Il est toujours permis de penser à soi. Qu’on donne un mulet à sa Révérence.

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Homme au bilboquet


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Henri III, ses mignons et leurs bilboquets


CHAPITRE VII

M. de la Moucherie est introduit à la cour.


Nous partîmes, assez satisfaits, les uns et les autres, de n’être plus exposés à batailler, tantôt avec un parti, tantôt avec l’autre. La corne d’abondance était dans un de nos fourgons, et cette précaution donna des idées riantes. Nos vingt-cinq cavaliers s’étaient fait des bottes avec des chiffons de toutes les couleurs, des éperons avec des pointes d’aubépine, et des brides avec des bouts de ficelle. Ils étaient placés, sur leurs bâts, comme doivent l’être des fantassins. Le buste se portait à droite, à gauche ; une main ferme saisissait la crinière du cheval, et rétablissait l’équilibre. Quatre cavaliers, exercés et bien montés, eussent passé sur le ventre à notre escorte. Mais, comme l’avait très-exactement observé le père Jean-François, les chemins étaient libres.


Des éclats de rire partaient de la coche de madame. Quand madame rit, ses femmes doivent rire. Ces accès de gaîté étaient causés par la tournure grotesque de nos cavaliers. Bientôt, ils rirent eux-mêmes les uns des autres. Le rire se communique

comme le bâillement : Colombe et moi, très-sérieusement occupés, par goût et par habitude, ne pûmes nous retenir plus longtemps. Nous partîmes enfin, et nous complétâmes le chœur général.


On ne peut pas toujours rire. Dans les momens de repos, madame entonnait un cantique de M. Jodelle, seigneur du Limodin, qui venait de mourir, mais dont les œuvres vivront éternellement. Ses femmes faisaient chorus ; nos cavaliers chantaient des chansons de corps de garde ; Colombe et moi soupirions la tendre romance, ce qui formait un concert très- varié, et surtout très-bruyant.


N ous voyageâmes ainsi, satisfaits du présent, et sans inquiétude de l’avenir.


Les maux viennent sans qu’on s’en occupe, sans qu’on puisse les éviter, et il y a de la philosophie à ne pas les prévoir. Nous arrêtions le soir devant la première maison un peu marquante qui s’offrait à nous, et le nom de madame de Biron en ouvrait les portes.


Nous arrivâmes enfin au château de Montbason, château gothique, orné de créneaux, de tours, et environné de fossés larges et profonds. On y avait réuni tous les ruisseaux du canton, et les vassaux, habitans à une lieue ou deux sous le château, n’avaient d’eau que lorsque le seigneur jugeait à propos de faire lâcher ses écluses, ce qui est juste, puisque cet usage est consacré par des siècles.


Notre baron avait pensé, avec raison, que le comte ne serait pas chez lui ; il était à Blois, et son absence rendait madame de Montbason extrêmement circonspecte. Nous trouvâmes les

ponts levés, et nous aperçûmes quelques fusils de rempart que des domestiques dirigeaient contre nous. Il ne s’agissait plus de rire, ni de chanter.


Madame de Biron convenait que nos cavaliers ressemblaient plutôt à des voleurs qu’à des soldats. Ils pouvaient, d’ailleurs, être l’un et l’autre ; c’était encore un usage du temps. Il était donc tout simple que madame de Montbason se mit en défense.


Notre baronne assembla son conseil, qui se composait d’elle et de moi. Il fut décidé que je me présenterais en parlementaire, et que j’applanirais les difficultés. Ma tendre Colombe me pressait dans ses bras ; elle voyait autant de canons qu’il y avait de fusils aux créneaux des murailles ; elle me voyait, percé de coups, expirant sur son sein. Dans le fait, cela pouvait fort bien m’arriver.


Je l’entrainai derrière la coche de madame, où nous étions à l’abri des coups. Là nous tombâmes à genoux, et nous invoquâmes, avec ferveur, l’assistance de mon patron. L’amour et des idées purement mondaines m’avaient, depuis quelques jours, exclusivement occupé. Je lui demandai humblement pardon de ma négligence, et Colombe lui promit un cierge de dix livres, s’il me ramenait auprès d’elle.


Ces importans préliminaires ne nous rassurèrent pas ; mais ils me donnèrent la force d’avancer vers le château, et à elle celle de me le permettre. Je m’approchai du bord du fossé, mis comme un seigneur, et agitant le mouchoir blanc que madame venait de me remettre. Un esquif, qui ne pouvait porter au plus que deux hommes, se détacha de l’autre bord du fossé, et vint me prendre. Je n’avais que vingt ans, j’étais porteur d’une jolie figure, et mon extérieur annonçait un homme de qualité.

Madame de Montbason se rassura en me voyant ; elle sourit, quand je lui nommai madame de Biron, et elle me donna sa main à baiser.


Il fallut faire des conditons ; mais elles furent bientôt réglées.. La comtesse consentit, avec joie, à recevoir madame et ses femmes, mais elle déclara, que moi excepté, aucun homme n’entrerait au château : elle n’avait avec elle que douze domestiques. Il fut stipulé que notre escorte et nos valets s’éloigneraient d’un demi-quart de lieue, avant que les ponts fussent baissés, et qu’alors Madame et ses équipages seraient admis.


Je fus reconduit avec les précautions qu’on avait prises pour me recevoir. Colombe me revit, je la retrouvai, et nous rendîmes de ferventes actions de grâces à mon patron, qui m’avait préservé.


Nous lui devions un cierge de dix livres, et la difficulté était de le trouver. Si le vœu ne s’accomplissait pas, le grand S. Antoine pouvait nous retirer sa faveur. Comment faire ? Nous consultâmes Madame.


Elle trouva le cas très-épineux. Elle pria avec nous, et notre patron nous inspira l’idée de le supplier d’attendre que nous ayons le bonheur de pouvoir remplir notre vœu.


L’exécution de la clause importante exigée par la comtesse, n’éprouva aucune difficulté. L’officier qui commandait notre escorte, répondit de la docilité de sa troupe ; mais il demanda que le fourgon qui portait les vivres lui fut abandonné. Il monta, sans attendre de réponse, un des chevaux qui le traînait. Dans

un instant, nous perdimes nos cavaliers de vue. Il était clair que mon, patron avait reçu favorablement nos excuses.


J’ai su depuis, que ces braves gens s’étaient dispersés dans la campagne ; qu’ils avaient rejoint religieusement monseigneur ; mais que leurs chevaux étaient chargés de butin, quand ils se réunirent à lui. Ils avaient trouvé à glaner, après l’abondante récolte faite par Poussan ville.


Notre entrée au château fut une espèce de triomphe. La comtesse fit décharger trois fois ses fusils de rempart.


Accompagnée desa dame d’atour et de son écuyer, elle s’avança au-devant de Madame, jusqu’au milieu de la cour d’honneur ; elle lui donna des marques de la plus sincère affection, et elle daigna faire des signes de bienveillance à ses femmes. L’écuyer s’approcha de Colombe, et voulut lui donner la main : je me chargeai de ce soin-là.


Nous marchâmes vers le château au milieu de deux files de domestiques, dont chacune était composée de six hommes, et nous fumes conduits au bel appartement.


Les femmes de Madame s’étaient arrêtées dans une antichambre, où elles furent reçues par celles de la comtesse.

« M. et Mme de la Moucherie, dit la baronne, peuvent rester avec nous : ce sont de pieux personnages, qui me portent bonheur. » La piété de la comtesse n’était pas aussi solide que celle de madame ; mais elle m’avait vu ; elle me voyait encore avec intérêt, et il n’est pas dans les convenances de séparer une femme de son mari. Nous fûmes admis, pour la première fois, dans l’intimité de dames d’une haute distinction. Nous nous mîmes à table.

La baronne fut placée au haut bout, cela était tout simple ; la comtesse s’assit en face ; Colombe et moi, nous occupâmes les flancs. Le majordome dirigeait le service, d’après les signes de la comtesse.


Elle avait pour madame et pour moi, des attentions marquées, recherchées, soutenues. Elle se plaignit bientôt d’un pied de table qui la gênait, et elle s’approcha de moi ; cela était tout simple. Un moment après, je sentis quelque chose qui s’appuyait doucement sur le dessus de mon soulier de buffle. Je regardai sous la table, et je reconnus le pied de la comtesse. Je retirai le mien, je me levai, et je lui adressai mes excuses respectueuses.


Quelques minutes ensuite, j’eus le malheur de rencontrer son genou, dont je croyais le mien à une distance convenable. Je me levai de nouveau, et je lui renouvelai mes très-humbles excuses. Madame de Biron sourit ; la comtesse rougit, pâlit. Colombe nous regardait d’un air qui voulait dire : qu’est-ce que cela signifie ? « M. de la Moucherie, me dit la comtesse, vous êtes sans cesse en mouvement. Éloignez-vousun peu, je vous en prie. — Je vous proteste, Madame. En voilà assez, me dit la baronne, approchez-vous de moi. » La conversation tombe nécessairement, quand les principaux personnages sont embarrassés, et je remarquai beaucoup d’embarras. Moi, je ne disais rien ; je ne savais pas encore que les inférieurs dussent amuser ceux qui mettent la table. Colombe gardait le plus profond silence.


Madame de Biron le rompit la première. Elle annonça que j’étais porteur de dépêches pour le roi et M. de Guise, et que je partirais le lendemain matin.

« Vous ferez bien, Monsieur, me dit la comtesse, je vous crois plus fait pour les affaires que pour le grand monde. » Chacun se retira dans le logement qui lui était assigné.


La baronne me tira à part. « Mon cher Antoine, il est des femmes qui ne se respectent pas assez. Un honnête homme doit les ménager ; la charité le lui ordonne. Soyons sévères pour nous-mêmes, et indulgens pour les autres. Pendant le souper, vous vous êtes permis des esclandres ! — Qu’ai-je donc fait, Madame ? — Vous n’avez péché que par ignorance de certains usages, je le vois ; mais, mon ami, quand vous rencontrerez, sous une table, le pied ou le genou d’une femme, n’ayez pas l’air de vous en apercevoir. »


Je n’entendais rien à ce que madame me disait. Je la regardais d’un air inquiet, étonné. Elle sentit la nécessité de se faire comprendre. « Ah, c’est cela, m’écriai-je ! je serai toujours Joseph pour toutes les Putipbar que je rencontrerai. Moi j’oublierais ma Colombe ! je lui serais infidèle ! je lui manquerais à ce point là ! Je ne la trahirais pas pour la reine Catherine. — Je le crois ; elle a cinquante ans.


« Il est décidé que vous partez demain. Votre blessure va bien ; vous prendrez le meilleur de mes chevaux, et vous attacherez vos bagages sur vos mulets. Un domestique de la comtesse les conduira. — Et Colombe, madame ! — Je vais maintenant vous donner un conseil que vous suivrez, si vous êtes sage. Vous allez dans une cour corrompue, agitée par des partis qui s’accusent réciproquement de toutes les fautes qui se commettent. Colombe est très jeune, elle est charmante ; on vous l’enlèvera. — Oh ciel ! Oh mon patron ! — Et si l’enlèvement fait quelque bruit, au milieu des grandes affaires dont on est occupé, les royalistes accuseront les Guisards, les

Guisards accuseront les royalistes, et les deux partis se moqueront de vous : c’est le sort des maris, victimes de semblables événemens. — Me séparer de Colombe ! — Laissez-la-moi, ou exposez-vous à la perdre. — Madame, je ne survivrais pas à ce malheur. — Laissez-la-moi donc. Je veillerai sur elle comme si elle était ma fille. — Ah, Madame, que de bontés ! mais Colombe consentira-t-elle ? Envoyez-la-moi. »


Madame m’avait vaincu, en me faisant voir Colombe arrachée de mes bras. Elle la gagna en présentant à son imagination son mari mourant pour la défendre. Nous passâmes la plus cruelle et la plus douce des nuits. Une douleur amère succéda aux transports de l’amour le plus tendre et le plus légitime. Le temps s’écoula dans ces alternatives, et le soleil reparut, sans que nos yeux se fussent fermés.


Madame, en nous quittant, était entrée chez la comtesse, et avait tout arrangé selon la raison et ses désirs. Madame de Montbason devait être bien aise de me voir partir, et elle avait marqué à la baronne la plus grande facilité. Le domestique, qui devait m’accompagner, vint me dire que tout était prêt.


Colombe me tenait dans ses bras ; je m’en arrachai. Je descendis les degrés ; elle était sur mes pas. Je m’arrêtai, je me tournai vers elle. Que de charmes, et en même temps quelle candeur ! L’amour étincelait dans ses yeux ; la pudeur brillait sur son front. Elle ressemblait à l’innocence, qui aime avec passion, et qui ne pense pas à se le dissimuler. Je retombai dans ses bras, pour m’en arracher encore. Elle revenait se précipiter dans les miens, et elle arrosait mes joues de ses larmes. Je fis un dernier effort ; je m’élançai sur mon cheval, je franchis le pont au galop et je me jetai dans la campagne. Je m’arrêtais souvent. Je portais des regards avides sur ces tourelles qui recelaient

mon bonheur, ma vie, mes espérances. Le château ne m’offrit bientôt plus qu’une masse légère et vaporeuse, qui se perdit enfin dans l’atmosphère.


Je m’éloignais, et déjà je ne pensais plus qu’au retour. Je me retraçais ces scènes délicieuses, source inépuisable de fëlicité, Il ne m’en restait que le souvenir.


Je sentis enfin qu’il fallait m’occuper uniquement de ma mission : c’était le moyen de la terminer promptement. Je m’efforçais de porter toutes mes idées sur Blois ; des distractions déchirantes me ramenaient au château de Montbason. Le grand air, l’aspect d’objets variés et toujours nouveaux me calmèrent insensiblement. Dans le fait, mon absence pouvait n’être que de quatre jours. Oui, mais il n’y en avait pas huit que j’étais marié.


Je poussais vivement mon cheval et je ne pouvais le faire aller au gré de mon impatience. Cependant le domestique et mes mules restaient en arrière, et je m’arrêtais pour les attendre. Dès qu’ils m’avaient rejoint, je reprenais le galop, pour m’arrêter encore : je faisais l’enfant.


Nous arrivâmes à Pocé. Le domestique me représenta qu’il fallait nécessairement laisser reposer nos bêtes. La mienne haletait : je sentis la nécessité de m’arrêter.


Je repartis, après deux heures, qui me parurent plus longues que le temps qui s’était écoulé depuis mon entrée à la Rochelle. A la chute du jour, je me présentai aux portes de Blois.


L’officier qui commandait le premier poste, me demanda ce que je voulais. « Je suis porteur de dépêches pour le roi. » Il

sourit d’un rire ironique, et me dit de passer. Ah ! pensai-je, ces troupes ne sont pas royalistes. Le commandant du second poste me fit la même question. Je répondis que j’avais des paquets à rendre au duc de Guise. Il leva les épaules. Il était clair que celui-ci tenait pour le roi. Dès mon entrée à Blois, je reconnaissais deux partis bien prononcés. Que sera-ce au bout de la ville ? Comment m’y conduirai-je, pour ne pas me compromettre, et sur-tout pour ne pas m’exposer ? Je ne me prononcerai ni pour le roi, ni pour la ligue, et je généraliserai mes expressions. Telles étaient les réflexions que je faisais en marchant.


La ville me parut surchargée d’habitans. Les états-généraux semblaient y avoir attiré une partie de la population de la France. Je ne concevais pas comment cette foule pouvait y tenir, et surtout s’y loger. Je rendis hommage à la prudence de madame, qui avait retenu ma Colombe auprès d’elle.

« Où coucherons-nous, demandai-je au domestique ? — Il n’est pas sûr que nous nous couchions. Mais je vais vous conduire chez M. le comte. »


M. de Montbason avait trouvé deux petites chambres dans une petite maison. Il occupait la plus décente, et il avait donné l’autre à son valet de chambre, qui remplissait, en même temps, les fonctions de secrétaire. Une cuisine, au rez-de-chaussée, était transformée en écurie. Julien me présenta au comte. Une mise étoffée donne de la confiance, et prévient favorablement ceux à qui on s’adresse. J’ignorais les dispositions du comte, et je résolus de les sonder. Je lui parlai du roi et du duc de manière à ne pas me laisser pénétrer. Je l’examinais attentivement ; sa figure resta impénétrable ; son air, son ton étaient ceux d’un homme tout-à-fait étranger aux événemens. Cependant il était à

Blois pour quelque chose. Allons, pensai-je, les affaires ne sont pas assez avancées pour que le comte se déclare ouvertement. Je reçois de lui une leçon de prudence, que je n’oublierai pas. En ce moment, M. de la Moucherie était redevenu la Mouche.


Quand le cornet sut que j’arrivais de son château, sa physionomie reprit son caractère habituel ; elle se montra animée et fianche. Il me parla beaucoup de la comtesse, de la comtesse, qui… Je devins impénétrable à mon tour. Il parut très-satisfait de la préférence que lui accordait madame de Biron, sur tant d’autres, qui se seraient empressés de lui offrir un asile. Nous causâmes assez long-temps de choses indifférentes ; mais si je nommais le roi ou le duc de Guise, son visage changeait tout-à-coup de caractère. Il redevenait réfléchi, et même soucieux. Je persistai à croire que je l’avais bien jugé.


Il me dit qu’il me logerait, mais pour cette nuit seulement. Je le compris : il ne voulait paraître en relation intime, ni avec un royaliste, ni avec un guisard, et il fallait bien que je fusse l’un ou l’autre. « Vous êtes musicien, me dit-il. Allez trouver demain Zampini. — Zampini ! — C’est le chef de la musique de la reine Catherine. — La reine a amené ici sa musique ! — Elle sait allier ses affaires et ses plaisirs. Zampini joue du luth comme un ange, et si vous êtes un peu fort sur le serpent, à l’instant même il sera votre ami. Bonsoir, Monsieur. » Bon, pensai-je, il veut se défaire de moi, et il m’adresse à un homme sans conséquence. Cela n’est pas maladroit.


Je dormis peu, malgré la fatigue de la journée. Le silence de la nuit m’avait ramené à Colombe. Je la voyais, je lui parlais, elle me répondait ; sa voix pénétrait jusqu’à mon cœur ; elle me troublait, elle me charmait. J’étendais les bras et je ne rencontrais que du vide. Le sommeil l’emporta enfin sur

l’amour : je m’endormis profondément. Le lendemain matin, je pris le plus magnifique de mes costumes, et je me rendis chez le signor Zampini. Il était en conférence avec Davila, écuyer de la reine mère, et je crus d’abord qu’ils traitaient d’affaires de la plus haute importance : ils ne s’apercevaient pas que j’étais là.

« Il faut mettre ces paroles-là en ut majeur, dit Zampim : j’ai cinq hautes-contres. — Non, non, mon cher ami, mettez-le en la mineur : cela s’entendra mieux dans les rues.


« Surtout, ajoutai-je, avec accompagnement de serpent. — Ah, el signor il est mousicien ! Que diable, Monsieur, pourquoi ne parlez-vous pas ? — Je craignais de déranger. — Oun mousicien il ne me déranze zamais. » Me voilà au mieux avec ces messieurs.


Pendant que Zampini cherchait des morceaux tout faits dans ses paperasses, moi je réfléchissais. Le duc de Guise, pensai-je, aime les vers, surtout quand ils font son éloge ; mais il n’est pas fou de musique. La reine Catherine en est idolâtre, et Zampini doit lui être irrévocablement attaché. M. de la Moucherie, vous serez royaliste auprès d’el signor Zampini.


Ut, si, la, ut, fredonna sa seigneurie. C’est cela, c’est cela ; voilà qui fera notre affaire. « Santez-moi ce morceau-là, Mousieur…, Brava, brava, bravissima. Le goût un pou français ; mais on fera de vous quelque soze. » Que de grands effets sont nés de petites causes ! me voilà, sans m’en être douté, du parti de la cour !


« Eh ! depuis quand, me demanda Davila, êtes-vous dans cette ville ? — Depuis hier au soir. — Et qui vous a envoyé ici ? — Le comte de Montbason. — On ne sait encore de quel parti il est, et on ne peut compter sur cet homme-là. Cependant

puisqu’il vous a adressé au maître de la chapelle du roi, il faut bien qu’il soit royaliste. Je dirai au sieur de Villeroi de l’inscrire sur ses tablettes. Vous avez des chevaux, des équipages ; où les avez- vous laissés ? — Chez le comte. — Je dispose des écuries et des remises de sa majesté Catherine. Je vais y faire transporter tout cela. — Santons, santons. — Mon cher Zampini, vous logerez ce jeune homme. — Et ze le nourrirai : on m’envoie oun ordinaire copieux des couisines de Sa Mazesté. Mais santons, santons. Nous avons oune promenade poublique à midi, et ze veux donner dou nouveau : le roi il y sera. — Monsieur Zampini, j’ai une dépêche très urgente à remettre à Sa Majesté. — C’est bien, c’est bien ; monsieur Davila i vous présentera. — Oh ! parbleu, très-volontiers. »


Drelin, drelin. C’est Zampini qui sonne. Une douzaine de chanteurs, et autant de symphonistes entrent à l’instant. La répétition va commencer.


« Mais, monsieur Zampini, je n’ai pas déjeuné. — Vous dézeunerez à deux heures, avec moi ; si vous manziez à présent, celai vous gâterait la voix. — Mais, monsieur Zampini, vous oubliez que je dois jouer du serpent. — C’est vrai, c’est vrai. » Derlin, derlin. « Conduisez ce zoli garçon dans ma salle à manzer ; quand il aura fini, vous lui donnerez oun serpent. »


Voilà qui va au mieux, pensai-je, en faisant honneur à un pâté. À midi, je remettrai mon paquet au roi, et, après le dîner, j’aurai l’honneur de voir monseigneur le duc de Guise. Demain matin, les brevets de M. de Biron et de Poussan ville seront expédiés. Après demain, je volerai dans les bras de ma Colombe.

La répétition continuait, et je rentrai au moment où allait commencer le morceau nouveau, celui dont Zampini attendait tant d’effet.


De vieux mâtin qui hurle, De cheval qui recule,

De femme trop friande, De valet qui commande, De pages freluquets, Dieu vous gard’à jamais.


Je crus trouver là une allusion à l’audace ambitieuse du duc, et au luxe que la cour lui reprochait, disait-on. Il fallait que le roi se crût encore le maître chez lui, puisqu’il bravait publiquement son ennemi. Je conclus de là qu’il valait autant être royaliste que guisard. Au reste, le morceau, avec des ritournelles, et des mots, répétés vingt fois, durait un grand quartd’heure.


Nous partîmes pour nous rendre au château. Zampini marchait à notre tête ; il se caressait le menton ; il portait, à droite et à gauche, des yeux qui annonçaient une haute satisfaction de lui- même, et qui semblaient commander les applaudissemens. Le roi aimait les promenades publiques, presque autant que les processions. Il descendit les degrés du château, entouré de ses moines de Vincennes, suivi immédiatement de ses mignons : j’ai su depuis ce que signifie ce vilain mot-là. Il portait à sa ceinture un grand chapelet, orné de grosses têtes de mort, et il avait un bilboquet à la main. Joyeuse et d’Épernon, les seigneurs de la cour, les pages, et de beaux garçons de toutes les classes, composaient son cortège. Tous tenaient un bilboquet : le jeu que le roi préfère devient nécessairement celui des courtisans. Je me tournai quelquefois avec, mon serpent, et je riais de tout mon cœur, en voyant deux cents bilboquets en

mouvement à la fois. Le peuple était rangé en haie. Les uns riaient comme moi, et applaudissaient aux coups d’adresse. Les autres gardaient un sérieux imperturbable, et levaient quelquefois les épaules. Il me semblait, à moi, que rien n’est plus plaisant qu’une procession, dont les principaux membres jouent au bilboquet.


Davila tint sa parole. Quand le cortège rentra, il me présenta, non au roi, mais à M. Guillaume, huissier du palais ; celui-ci me présenta à M. de Crillon, capitaine des gardes ; du capitaine des gardes, je passai dans les mains de M. de Villeroi, secrétaire- d’état, qui m’introduisit dans le cabinet du roi. Que de présentations ! Si j’avais eu un bilboquet, au lieu de mon serpent, toutes les portes m’eussent été ouvertes.


Henri III avait des amusemens tout-à-fait singuliers. Il était entouré de coussins, et il jetait à Joyeuse et d’Épernon, de petits chiens, que ceux-ci lui renvoyaient, comme une raquette chasse une balle. Peut-être, me disais-je, est-ce là ce qu’on appelle régner.


On ne peut toujours jouer au bilboquet et à faire sauter de petits chiens. Le roi leva enfin les yeux sur moi. « Il est bien, très-bien. Approchez-vous, jeune homme. Que voulez-vous de moi ? » J’avais cru, jusqu’alors, que les rois étaient des êtres presque surnaturels. Celui-ci me parlait comme s’il n’était qu’un homme. Quelle bonté ! Si je ne m’étais rappelé des faiblesses, des fautes, qui le rapprochaient de l’espèce humaine, je serais tombé à ses pieds. Le bilboquet et les petits chiens affaiblirent singulièrement la vénération que je lui portais.


Pendant que je cherchais le paquet que je devais lui remettre, il me souriait, il me caressait les joues. Ces marques de faveur

m’enchantèrent. Ce sera un grand homme, pensais-je, quand il daignera prendre la peine de le devenir. Oh, il le voudra. Et puis, n’a-t-il pas déjà fait de grandes choses ? N’est-ce pas lui qui a forcé ces maudits huguenots de la Rochelle à capituler.


« Avez-vous la clef de ces chiffres-là ? — Oui, sire. — Mettez-vous à ce bureau, et traduisez-les moi.


« Ho, ho ! Biron m’assure de son attachement, de son dévouement, de son respect, et il s’est distingué au siège de la Rochelle. Je le nomme maréchal de France. Villeroi, faites, à l’instant même, expédier son brevet. Jeune homme, vous viendrez le prendre dans deux heures. »


Voilà qui va bien, très-bien, à merveille, me dis-je, en sortant du château. Je n’ai plus que l’affaire de mon ami Poussanville à arranger ; et je courus chez le duc de Guise.


Là, tout était grand, noble, brillant, mais sévère. Je rencontrai le comte de Brissac, qui me regarda d’un air fait pour m’intimider, et qui, cependant, me conduisit auprès de monseigneur. Pas de petits chiens, pas de bilboquets chez lui : il était entouré de ses principaux officiers. Je vis un homme beau, grand, bien fait, dont les vêtemens étincelaient d’or et de pierreries. Ses manières affables contrastaient singulièrement avec celles de M. de Brissac. « C’est lui, dit le comte à monseigneur.


« Vous êtes arrivé hier soir, reprit le duc ; vous avez logé chez Montbason, qui, pour se défaire de vous, vous a envoyé chez Zampini. Celui-ci vous a fait chanter des vers impertinens, et jouer du serpent à la promenade ignoble qui vient de se faire. Davila vous a introduit dans le cabinet de frère Henri. Que lui

vouliez-vous ? » Je racontai fidèlement tout ce qui s’était passé, et je présentai au duc la lettre de M. de Biron. Je fus obligé de la traduire encore. « Celle que vous avez remise au roi, ne signifie rien du tout, et celle-ci est positive. Je remercierai frère Henri de m’avoir évité la peine de présenter le brevet de Biron à sa signature. Mais qu’est-ce que ce M. de Poussanville ? Je ne connais pas cette maison là. »


Je racontai à monseigneur l’histoire de mon ami, et, par conséquent, une grande partie de la mienne. Elles l’amusèrent moins que mon inaltérable candeur, et le récit naïf de mes amours. « Mon cher ami, votre âge n’est pas celui de l’expérience. Si vous aviez trente ans, je ne vous pardonnerais pas de vous être présenté au roi avant que d’avoir eu l’honneur de me voir.


« Souvenez-vous, à l’avenir, que lorsqu’on veut obtenir des grâces, c’est d’abord à moi qu’on doit s’adresser. Au reste, j’aime le mérite, partout où il se trouve. Votre ami Poussif sert utilement la sainte ligue ; il sera maréchal de camp. Vous êtes brave : voulez-vous commander cent hommes d’infanterie ? — Je ne demande pas mieux, Monseigneur. — Péricard, rédigez les deux brevets. Mayneville les portera à la signature.


« La Moucherie, allez me chercher Montbason. Villeroi l’a inscrit sur ses tablettes ; je veux qu’il figure aussi sur les miennes. Il va se trouver dans un terrible embarras. Je m’en amuserai. La reine Catherine a son bouffon : Pourquoi n’aurais- je pas le mien ? »


Je courus, je volai ; j’étais tenté de crier partout que j’étais capitaine d’infanterie. Le comte de Montbason avait été mandé à la cour, et présenté au roi comme un de ses plus fidèles sujets.

Il avait joué ce rôle forcé avec assez de gaucherie ; mais enfin, il avait crié à demi-voix : vive le roi. Je le rencontrai au bas du grand escalier, et je lui dis que monseigneur de Guise voulait lui parler. « Vous m’avez-mis dans une position cruelle. Me voilà royaliste sans m’en être douté. Que me veut à présent le duc de Guise ? »


Je l’introduisis. Monseigneur le reçut avec la plus grande affabilité, et finit par lui présenter la formule du serment des ligueurs. « Monseigneur, je viens de prêter serment de fidélité au roi. — Je vous en relève de ma pleine puissance et autorité. Allons, jurez et criez : vive la ligue. — Mais, Monseigneur…

—Etes-vous mon ennemi ? — Non, très-certainement, Monseigneur. — Ne faites donc pas l’enfant. Criez et jurez. — Vive la ligue ! »


Nous sortîmes ensemble. « Parbleu, M. de Biron avait bien besoin d’envoyer ici cette jeune barbe ! Moi, je ne sais qu’en faire ; je l’adresse à Zampini, homme nul en politique. Il vous présente à Davila, Davila à Crillon, Crillon à Villeroi et on me juge, je ne sais comment. Par extraordinaire le duc de Guise a un moment de gaîté, et il m’envoie chercher. Me voilà en même temps royaliste et guisard. Je serai appelé, tantôt par le roi, tantôt par le duc, et les deux partis finiront par se moquer de moi. À présent que je n’ai plus rien à ménager, vous pouvez revenir chez moi. Nous souperons ensemble, et demain à la pointe du jour, nous partirons pour retourner à mon château. — Et j’en serai enchanté, Monsieur le comte. — Avez-vous encore quelque chose à faire ici ? — J’ai des brevets à recevoir. — Promenez-vous par la ville en les attendant, et venez me retrouver à la chute du jour. »

J’étais libre, et je pensai à Colombe. Elle ne m’attend pas demain. Avec quel charme, quel délire nous nous retrouverons ! J’étais souvent distrait de mes tendres rêveries, par les coups de coude que je recevais, à droite et à gauche. Les rues étaient toujours surchargées de gens de toutes les classes, qui allaient, venaient, se croisaient, se heurtaient. J’étais forcé de prendre garde à moi, et de regarder ceux dont les épées allaient s’embarrasser dans mes jambes. Je repris mon rôle d’observateur.


Je m’étais cru habillé comme un seigneur. Hélas, j’étais éclipsé par la plupart de ceux qui passaient auprès de moi. Je ne voyais que des pourpoints de soie, de couleur citron, orange, blanche ou verte. Ce pourpoint, boutonné de la ceinture jusqu’au cou, est découpé en bandelettes qui se croisent horizontalement et verticalement. On voit à travers cette espèce de grillage, un dessous d’une étoffe riche et de couleur tranchante.


Les manches sont très-larges du coude à l’épaule, et elles sont soutenues par des baleines. Un manteau très-court, en velours ou en drap, est bordé d’un riche galon d’or. Une fraise énorme couvre le cou et les épaules, et cache sous ses plis le bas de la figure. On voit cependant de petites moustaches ; mais on distingue à peine une barbe de deux pouces de long. La tête est couverte d’un chapeau de feutre à larges bords, à forme élevée, et il est orné d’une longue plume blanche. Le haut de chausses est tailladé comme le pourpoint ; il est de la même étoffe et de la même couleur. Il ne descend qu’au milieu de la cuisse. Les bas sont de soie amaranthe ou verts. Les souliers et les bottes sont en buffle ; les gants en soie, et brodés. On porte au cou un médaillon suspendu à une chaîne d’or, qui fait plusieurs tours,

et qui, d’espace en espace, est ornée de rubis. Un large ceinturon porte du côté droit une escarcelle ou grande bourse à fermoir, et du côté gauche une longue épée à monture de fer poli.


Les femmes de distinction ne s’exposaienl pas au milieu de cette cohue. Cependant la curiosité en entraînait quelques-unes, qui se faisaient précéder et suivre par des valets. Celles que j’ai rencontrées, portaient un corset très-étroit, très-serré, et qui se terminait par une pointe qui descendait au dessous du ventre. La robe, à partir des hanches, était d’une excessive largeur ; celle des manches était poussée jusqu’au ridicule. Ces dames portent une espèce de gibecière suspendue à leur ceinture. On m’a dit que la jeune reine porte, dans la sienne, un livre de prières, et la duchesse de Montpensier sœur du duc de Guise, un jeu de cartes : elle aime beaucoup à jouer à la prime. Le front de ces dames est tout-à-fait découvert. Les cheveux sont partagés sur la tête, et crépés sur les cotés. Un gros chignon, mêlé de rubans, garnit le derrière. Au lieu de la fraise, elles portent un collet montant fait de mousseline empesée. Leurs manchettes sont relevées sur le bas de la manche, et elles ont, comme les hommes, une chaîne d’or au cou. Les vêtemens des femmes d’une condition inférieure sont faits à peu près de même. Les étoffes diffèrent, selon les facultés pécuniaires de chacune.


Les hommes du peuple s’habillent d’étoffes communes, et suppriment par économie, le large haut de chausses et les manches bouffantes. Ils portent le manteau de serge brune ou verte. Les simples ligueurs ont la croix blanche de Lorraine, et de grands chapelets autour du cou. Cette croix de Lorraine a deux barres en travers, et forme les armoiries de la maison de Lorraine. Les guisarts portent ce signe sous les yeux mêmes du

roi, qui n’est pas assez puissant pour faire supprimer cette cocarde, qui semble le braver.


J’allai retirer les trois brevets, qui me furent remis sans difficulté. M. de Villeroi me remercia d’avoir conquis M. de Montbason au parti royaliste. Le secrétaire du duc de Guise, M. Péricart, me félicita de l’avoir acquis à la ligue. Ils avaient tous deux un air goguenard, qui me persuada qu’ils ne comptaient, ni l’un ni l’autre, sur le nouveau prosélyte. Cependant j’étais l’agent avoué du nouveau maréchal de France ; les deux partis avaient besoin de lui, et ces messieurs me marquèrent une considération, qu’ils n’eussent pas accordée au petit frère Antoine. L’homme n’est quelque chose dans le monde que par l’opulence, ou la place qu’il occupe.


Je ne voulus pas quitter Blois, sans prendre congé de Zampini, et de l’écuyer Davila : ils m’avaient assuré avec beaucoup de bonté, que je pouvais compter sur eux. Zampini me demanda si je voulais entrer dans la musique de la reine Catherine. Je lui répondis que je ne le pouvais pas, et il me tourna le dos. Je priai Davila de faire reconduire mon cheval et mes mulets chez le comte de Montbason. Il me dit qu’ils n’étaient pas sortis de ses écuries. Je lui en marquai quelque étonnement.


« Oh, j’ai eu autre chose à faire que de m’occuper de vos montures. D’ailleurs, vous avez contribué à nous donner Montbason, et c’est, je crois, tout ce que vous pouvez faire. Adieu, Monsieur. » J’appris, qu’à la cour, dans les petites, comme dans les grandes choses, on ne balance pas à promettre quand on a besoin des gens, et qu’on les laisse de côté, quand on n’en attend plus rien.

Il me sembla que j’avais honorablement rempli ma mission, et je ne pensai plus qu’à me réunir à ma tendre, à ma charmante Colombe. J’allai souper avec M. le comte.

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1Jeune noble française (recueil de Gaignières)

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CHAPITRE VIII.

Le capitaine de la Moucherie éprouve un grand malheur.


Le soleil se montrait à peine, et déjà nous étions sortis de Blois. J’étais aimable comme l’espérance, gai comme la folie, une seule chose me contrariait : il me semblait que nos chevaux n’avançaient pas. Je liai conversation avec le comte, pour tromper l’ennui du chemin.


Il parlait facilement, il parlait bien, et je reconnus qu’il était observateur. La conformité de nos goûts, à cet égard, me porta à l’écouter avec plus d’attention. Bientôt je ne compris pas comment le duc de Guise avait pu en faire son bouffon. Le comte était timide, irrésolu. Voilà tout ce qu’on pouvait lui reprocher.


« Tous les mauvais gouvernemens, me dit-il, croient ne pouvoir se soutenir qu’en opposant continuellement un parti à un autre. Il faut, au contraire, écraser celui qui peut nuire, et soutenir ceux qui ont été les instrumens de sa ruine. Il peut être très-difficile d’y réussir ; mais ne vaut-il pas mieux succomber qu’être alternativement le jouet des factieux ? le courage seul

porte à entreprendre ; la fortune fait le reste. Pourquoi se défier de la sienne, quand on ne l’a pas essayée ? c’est qu’on est effrayé de sa faiblesse, et la crainte ne suggère jamais que des demi-mesures.


« Dès long-temps le roi ne règne plus. Il subit le joug qu’impose nécessairement un sujet hardi et puissant à un prince indigne du trône. Son sceptre passe des mains de sa mère dans celles de ses mignons, et quand ses folies l’ont conduit sur le bord de l’abîme, il invoque le secours de Catherine.


« Cette princesse n’est pas sans quelque talent ; mais elle est incapable de régner dans des temps orageux. Est-elle pressée par les Guise ? elle appelle les protestans ; elle leur accorde des conditions, qu’elle sait ne pouvoir tenir, et elle se hâte de rompre les traités, quand le roi de Navarre et le prince de Condé acquièrent une prépondérance marquée. — Diviser pour régner est sa maxime. Il faut dire : diviser pour vous soutenir jusqu’à une catastrophe, que les tergiversations rendent inévitable.


« Catherine n’a qu’un parti à prendre. C’est de s’unir intimement au clergé, de s’en faire un appui contre la ligue, et surtout contre le duc de Guise. Si ce prince entraîne les Français catholiques, en leur parlant de Dieu, quels avantages n’auraient pas sur lui des prêtres, généralement révérés, qui s’emparent des consciences, qui les dirigent, et à qui leur caractère permet de s’exprimer au nom du ciel ? mais ce moyen n’est pas sans danger. Le sceptre et l’encensoir restent unis, tant que les intérêts sont les mêmes. Mais tous les hommes sont passionnés, et rendre le clergé nécessaire, c’est le disposer à s’emparer de l’autorité.

« Il marchera d’abord sourdement vers ce but ; bientôt il lèvera une tête altière ; il n’intimera ses ordres qu’au nom de la Religion ; mais il commandera, n’importe à quel titre ? la résistance alors sera inutile au souverain, et si la sienne est violente, une main obscure sera chargée du poignard.


« Catherine craindra donc de se livrer au clergé. Sans cesse ballottée par les deux partis, elle marchera de faute en faute. Guise profite déjà de celles qu’elle a commises. Il profitera de celles qu’elle doit commettre encore.


« Il ne dissimule plus ses vues ; il brave le roi jusques dans sa cour ; il ne le croit pas assez hardi pour oser lui résister. Cependant son triomphe n’est pas assuré encore. Un événement inattendu peut le faire succomber. Quel homme sensé et réfléchi, peut, dans l’état actuel des choses, se prononcer ouvertement pour la maison de Valois, ou celle de Lorraine ? »


Moi, je pensai qu’un capitaine d’infanterie peut changer de parti sans que personne s’en aperçoive.


Ce qu’avait dit le comte était peut-être un peu au-dessus de ma portée. Je ressemblais à ce paysan qui trouvait le sermon de son curé si beau, qu’il déclarait n’y avoir rien compris. Cependant j’avais saisi l’ensemble des idées du comte. Je cherchais à les classer dans mon cerveau, lorsque nous découvrîmes le clocher de Pocé.


« M. le comte, dit Julien, déjeûnera sans doute dansce village ? Qu’en pensez-vous, demanda-t-il à son secrétaire et à moi ? Sans doute, sans doute, répondîmes-nous à l’unisson. » Il était midi, et nous n’avions rien pris encore.

On parle peu, quand on a bon appétit. Ces messieurs rêvaient, je ne sais à quoi. Moi, j’étais tout à Colombe. J’y pensais avec une tendresse, un charme, un délire ! Cinq heures de marche encore, et je tombais dans ses bras.


Nous remontâmes à cheval, et nous reprîmes notre conversation politique.


« Savez-vous, me demanda le comte, quelle est la situation actuelle de la France ? — Non, Monsieur. — Je vais vous le dire.


« Grégoire XIII et Philippe II, protègent ouvertement la ligue ; le pape, parce qu’il espère qu’elle sera assez forte pour exterminer les hérétiques ; le roi d’Espagne, parce qu’il compte, à la faveur des troubles, mettre sur le trône de France, sa fille Isabelle-Claire-Eugénie, et régner sous son nom. Grégoire envoie des indulgences aux ligueurs ; Philippe fait passer au duc de Guise les trésors de l’Amérique. Il connaît assez peu les hommes, pour croire que le duc ne s’occupe que des intérêts de l’Espagne.


« Il est évident que le duc aspire à la couronne ; mais il marche vers le trône par des voies détournées. Vous savez qu’il a conduit le roi, par son adresse et ses suggestions perfides, au dernier degré d’avilissement. Il ne lui reste qu’un coup à porter ; mais il recule devant un crime qui armerait contre lui le roi de Navarre, les calvinistes, et le roi d’Espagne, déchu de ses plus brillantes espérances.


« Il a forcé le roi à convoquer les états généraux, qui siègent en ce moment à Blois, et il a porté à cette assemblée une majorité composée de ses créatures. Le jour même de

l’ouverture de la session, ce corps a contraint le roi à déclarer la guerre aux protestans. Le lendemain, il lui a refusé des subsides, sans lesquels il ne peut lever de troupes. Guise a une armée qui lui appartient personnellement, et qu’il soudoie avec l’or de l’Espagne. Catherine sait qu’il veut enfermer Henri dans un cloître, et faire instruire le procès du duc d’Anjou, son frère, qui a porté les armes contre le roi. La révolte du jeune duc a servi, indirectement, les intérêts des Guise. Ainsi les mesures que prennent les princes Lorrains sont contradictoires.


« Catherine a cru déjouer leurs projets, en poussant le roi à se déclarer chef de la ligue, dans une des séances des États- Généraux. Elle ne sent pas qu’un souverain n’étouffe pas une faction puissante, en se déclarant le premier factieux de son royaume.


« Henri est tombé dans une dégradation telle, que les ligueurs ne lui savent aucun gré de sa démarche, et qu’ils continueront d’obéir au duc de Guise. Cependant si Philippe découvre que le duc le joue, il lui fermera son trésor ; il fera entrer son armée des Pays-Bas dans le nord de la France, ses troupes espagnoles franchiront les Pyrénées, la Navarre, et pénètreront dans la Guyenne et dans les provinces du midi ; des proclamations déclareront le duc de Guise traître envers le roi et la patrie, et ce prince peut être renversé, soit par la force des choses, soit par le poison : on sait que tous les moyens conviennent à Philippe, quand ils le conduisent à son but.


« Tels sont, Monsieur, les véritables motifs de ces irrésolutions, qu’on m’a reprochées, et qu’on a fini par trouver plaisantes. Ouvrez l’histoire de » France. Vous y verrez les Montbason rendre des services signalés à leurs souverains, ou aux partis que les circonstances les ont déterminés à adopter. Je

ne suis pas indigne d’eux ; mais je ne tirerai l’épée que lorsque je croirai devoir le faire.


« Je me montre ouvertement à vous, parce que vous avez été témoin du rôle ridicule qu’on m’a fait jouer, et que je tiens à l’estime de tous les hommes. Je vous préviens que si vous M abusez de ma confiance, je vous démentirai, et, très- certainement, j’inspirerai plus de confiance que vous. » Je rassurai le comte par les protestations les plus propres à le persuader, et elles étaient sincères. Il m’avait donné, en peu d’heures, une connaissance exacte des choses et des hommes. Il était entâché, sans doute, de quelque égoïsme ; mais il était loin de l’afficher avec l’impudeur, qui m’avait toujours blessé dans Poussanville.


Je m’ouvris franchement à mon tour. Je lui avouai que mes vœux étaient pour le roi légitime, à qui on reprochait, avec raison, des fautes graves et des puérilités ; mais qui les effaçait par l’institution d’ordres religieux, de pénitens de toutes les couleurs, par ses macérations publiques et privées, par les plus belles et les plus édifiantes processions. Je finis en le recommandant, du fond du cœur, à mon patron.


L’aspect des tours du château de Montbason donna une direction nouvelle à mes idées. C’est là que m’attendaient Colombe et le bonheur.


Le comte aimait sa femme, et il était impatient de la revoir. Il mit son cheval au galop. Il eût été inconvenant que je lui en donnasse l’exemple ; mais avec quel empressement je le suivis ! Le pont s’abaissa devant nous, et la comtesse se jeta dans les bras de son mari, avec une ardeur, une expression qui, sans doute, lui parurent sincères. J’étais sauté de mon cheval, et je

m’étonnais que Colombe ne fût pas accourue sur les pas de madame de Montbason. Je l’appelais à haute voix ; j’allais parcourir tous les appartemens du château. La comtesse m’arrêta. « Madame de Biron n’est plus ici. — Et Colombe ? — La baronne a emmené tout son monde avec elle. — Et Colombe ? — Je vous dis que madame de Biron n’a laissé personne ici. — Et Colombe, Colombe ? — Colombe, Colombe a suivi sa maîtresse, le désespoir dans le cœur. — Ciel, juste ciel ! expliquez-vous, Madame, je vous en supplie. »


La comtesse, appuyée sur le poignet de son époux, montait les degrés qui mènent au château en me parlant, et en écoutant mes exclamations avec un rire sardonique. Je tombai à ses pieds, et je la conjurai de vouloir bien m’instruire de ce qui s’était passé. Elle eut la cruauté de me laisser dans la position humiliante où je m’étais placé, et elle disparut avec le comte.


Il est, m’avait dit madame de Biron, des femmes qui ne se respectent pas assez. Un honnête homme doit les ménager. La comtesse s’est-elle vengée de moi, en affligeant celle dont le bonheur m’est plus cher que ma vie ? Je me lançai dans les endroits les plus reculés, les plus obscurs de ce vaste château; je m’étendais sur le careau ; je prêtais une oreille attentive ; j’appelais Colombe à grands cris, L’écho des voûtes humides, qui étaient au-dessus de ma tête, répondait seul à ma voix. Ma poitrine était gonflée ; les muscles de mon visage étaient agités de mouvemens convulsifs ; deux ruisseaux de larmes s’échappaient de mes yeux. Insensé que j’étais ! La comtesse n’eût osé faire enfermer Colombe ; madame de Biron ne l’eût pas souffert. Mes cris, mes sanglots attirèrent enfin quelques domestiques. L’un d’eux alla avertir le comte. Il accourut. Il y avait long-temps que durait cette scène d’horreur.

Il me parla avec une extrême bonté. Dans toute autre conjoncture, il m’eût pénétré de reconnaissance. Je le repoussais avec les gestes et les accens du désespoir. Julien et lui m’entraînèrent, me firent respirer le grand air, et je me calmai un peu. Il fallait que je succombasse à l’horreur de ma situation, ou que je revinsse à moi.


Monsieur de Montbason me raconta, en peu de mots, ce que la comtesse venait de lui apprendre.


La veille au soir, un paysan du village avait annoncé qu’en revenant de Pocé, il nous avait vus, Julien et moi, attaqués par des braconniers, près de Vouvrai, et que ces misérables nous avaient dépouillés, après nous avoir ôté la vie. « Je ne pénètre pas, » ajouta le comte, le motif d’une telle imposture ; mais je vous donne ma parole d’honneur que son auteur sera sévèrement puni. » Il continua son récit.


« Cette déplorable nouvelle jeta Colombe dans un état semblable à celui dont je venais de sortir ; elle perdit l’usage de ses sens. Elle dut aux secours de la baronne, le retour de sa raison, et du sentiment de son malheur.


« C’est une erreur, lui disait madame de Biron. La Moucherie vit, il ne vit que pour vous ; vous le reverrez. — Il n’est plus ! il n’est plus! s’écria-t-elle. Ôtez-moi de cette maison, où je viens de recevoir le coup de la mort. » La baronne déclara qu’elle allait partir à l’instant même. « Sans escorte, lui dit la comtesse ? — Sans escorte ; les chemins sont libres. Je vais me retirer à Biron. » Elles sont parties.


« Elles ne le sont que d’hier, Monsieur le comte. Je ne perdrai pas un moment. Je vais courir, voler sur leurs traces. Je les

rejoindrai. — Votre cheval, vos mulets sont fatigués. — Qu’importe ! — Je vais vous en faire donner de frais. Vous paraissez voir Julien avec bienveillance. Il vous accompagnera.

— Que mon patron vous bénisse. »


Je courus à l’écurie ; je voulus aider à Julien ; je me hâtais, et je faisais tout mal. Ce brave garçon me priait de le laisser faire ; je dérangeais ce qu’il avait fait. Nous partîmes enfin : il était huit heures du soir.


Nous marchâmes une partie de la nuit. Julien m’engageait à m’arrêter, à me reposer, à prendre quelque chose. Il me représentait que nos chevaux ne soutiendraient pas long-temps la fatigue que je leur imposais. Je ne l’écoutais pas. Je comptais sur mes forces : elles étaient épuisées.


Julien s’aperçut que je chancelais sur ma selle. Il sauta à terre ; je tombai dans ses bras. Je n’entendis, je ne vis plus rien.


Quand je revins à moi, je me trouvai dans une chambre très- propre, et dans un assez bon lit. Ma faiblesse était extrême ; cependant je reconnus Julien. Il marqua la joie la plus vive, en voyant mes yeux se rouvrir. « Où suis-je, Julien ? — À Saurigny. — Chez qui ? — Chez un bon curé, qui vous a recueilli. — Depuis quand ? — Depuis huit jours. — Huit jours, huit jours ! — Calmez-vous, Monsieur, ou vous allez vous rapprocher de la tombe, dont les soins du digne pasteur vous ont éloigné. » Je me tus. Je revenais à la vie, et je la consacrai de nouveau à Colombe.


L’extrême agitation dans laquelle j’avais passé quelques heures, l’inquiétude dévorante qui lui avait succédé ; la fraîcheur de la nuit, l’excès de la fatigue, le défaut de

nourriture, tout s’était réuni pour enflammer mon sang. Une fièvre ardente le brûlait déjà, quand Julien me reçut dans ses bras.


Nous n’étions qu’à un quart de lieue de Saurigny. Il m’y conduisit, avec des peines incroyables. Le jour ne paraissait pas encore. Où s’adresser, dans un village dont tous les habitans étaient encore plongés dans le sommeil ? Julien m’assit sur l’herbe, et m’appuya contre le pied d’une meule de foin. Il marcha vers l’église. Une maison modeste, mais décente y touchait. Il frappa à la porte. Cette maison, ainsi qu’il l’avait prévu, était la demeure du curé.


Julien lui raconta ce qui m’était arrivé sur la route ; il lui parla de l’embarras où il se trouvait. Il le supplia de me secourir. Il crut l’y déterminer plus facilement en l’assurant que j’étais un excellent catholique. « Quand Jésus, lui répondit le respectable prêtre, ressuscita le Lazare, il ne demanda point s’il était pharisien ou saducéen. »


Il fit lever sa vieille gouvernante, et un jeune homme, qui était à la fois son domestique et son jardinier. Ils me transportèrent au presbytère, où les premiers secours me furent prodigués. Le médecin du village fut appelé. Il prononça, d’un ton doctoral, que ma maladie était mortelle. Ce n’est pas la première fois que la médecine s’est trompée.


En dépit d’un jugement que le docteur croyait sans appel, mon bon curé consultait son expérience; il étudiait en moi la marche de la nature ; il priait pour le pauvre malade, et il espérait.


Quand Julien courut lui dire que j’avais ouvert les yeux, que je l’avais reconnu, que je lui avais parlé, le pasteur, sa

cuisinière, son jardiner s’approchèrent de moi sur la pointe du pied. La joie brillait sur leurs visages : les vertus du maître se communiquent à ses gens.


Le médecin fut averti de cette espèce de résurrection. Il vint, et ne marqua pas le moindre embarras. « Je ne me trompe jamais dans mes pronostics, dit-il. Je vois bien que monsieur guérira ; mais je déclare que ce sera contre toutes les règles. »


Il me prescrivit un régime doux, mais réparateur, et il me conseilla de parler peu. Il sortit en nous disant qu’il allait faire, sur ma maladie, un rapport dans lequel il prouverait clairement que j’aurais dû mourir ; qu’il l’enverrait à la faculté de médecine de Paris et de Montpellier, et que, vraisemblablement, il lui vaudrait une chaire dans une des deux universités.


Mon bon curé, sans orgueil pour le présent, sans ambition pour l’avenir, me donnait tous les momens dont il pouvait disposer. Il me parlait de choses qu’il croyait pouvoir m’instruire ou m’intéresser. Quand il me voyait livré à des réflexions affligeantes, il nommait Colombe, et me rendait à l’espoir de la retrouver.


Il me représentait que les affections du cœur peuvent être douces et estimables en même temps ; mais qu’elles doivent être réglées par la raison, et soumises aux décrets de la providence ; que les accès de délire dans lesquels j’étais tombé sont indignes d’un chrétien et d’un homme sage ; que peut-être le ciel, en nous séparant pour quelque temps, avait voulu nous ramener à des sentimens de modération, qui nous permettent seuls d’être utiles aux autres et à nous-mêmes.

Je ne sais si le calme que j’éprouvais était l’effet des raisonnemens sans réplique de mon bon curé, ou de l’épuisement dans lequel m’avait jeté ma maladie. J’interrogeais mon cœur. J’y trouvais Colombe gravée en traits ineffaçables ; notre réunion était l’objet de mes vœux les plus doux ; mais j’étais disposé à la préparer par des moyens que peut avouer un jeune homme raisonnable et réfléchi. J’étais presque honteux des égaremens auxquels je m’étais abandonné.


Quand les fonctions de mon bon curé l’éloignaient de moi, la vieille Marguerite le remplaçait, et me contait des histoires de sorciers et de revenans. C’est tout ce qu’elle pouvait faire pour moi.


Quand j’étais seul, ce qui m’arrivait rarement, je pensais à Colombe, je rêvais profondément aux ressources que j’avais pour l’aller joindre. Sans doute elle était à Biron, et il y a loin de la Touraine en Périgord. Mais on n’a pas oublié la bourse bien garnie que me fit donner la baronne, lorsqu’elle nous chassa, Colombe et moi. Je n’en avais pas ôté un doublon. J’avais un excellent cheval, deux bons mulets, et avec tout cela on peut aller au bout de la France. Mes forces revenaient promptement, et je me décidai à partir sous peu de jours.


Je regrettai d’avoir laissé ma voiture à Montbason. Mais on ne peut avoir toutes ses aises. La vie de mon saint patron justifie cet axiome.


Jusque là, je ne m’étais occupé que de Colombe. Mon bon curé me fit souvenir que j’avais des devoirs indispensables à remplir envers M. de Biron. Je me rappelai alors seulement les brevets dont j’étais dépositaire. J’allongeais un peu ma route en passant par Poitiers. Mais j’avais, dans ma poche, un moyen si

sûr de combler de joie le baron, que je ne balançai pas un moment.


Une première idée en amène nécessairement d’autres. Je savais qu’au moment où je m’éloignai de Poitiers, M. le baron n’avait pas plus touché à sa caisse que moi à ma bourse, et Poussanville trouvait toujours quelque expédient qui fournissait gratis aux besoins de notre petite armée. Je résolus de ne garder que ce qui m était nécessaire pour deux journées de chemin, et de distribuer le reste à ceux qui m’avaient rendu les plus éminens services.


Je récompensai généreusement Julien, et je le renvoyai à son maître. Le comte, me disais-je, sera étonné de ma magnificence. Je donnai à la vieille et au jardinier plus qu’il ne fallait pour qu’ils se souvinssent long-temps de moi ; je croyais les entendre, dans dix ans encore, vanter ma libéralité. Je mis la même noblesse dans mes procédés à l’égard de mon médecin, et je l’engageai à ne plus condamner d’avance personne à mort. Je me tournai enfin du côté de mon digne curé.


« Monsieur, lui dis-je, je vous dois la vie, et il est des services auxquels on ne peut fixer de prix. Voilà ma bourse ; daignez y puiser. » Il recula de quelques pas, avec l’air d’un homme qui vient de subir une humiliation qu’il n’a pas méritée. « Je ne vends pas mes soins, » me répondit-il, en baissant les yeux.


Je sentis toute l’étendue de la faute que je venais de commettre, et je tâchai de la réparer. « Monsieur, c’est pour vos pauvres que je vous ai offert ma bourse. Permettez-moi de faire une bonne action. »

Il tira avec assez de force, et pendant une minute ou deux, un cordon placé près de la porte de la chambre où nous étions. Il correspondait à une cloche du poids de dix à douze livres, suspendue en dehors du presbytère. « Le son de cette cloche les avertit que j’ai une distribution à leur faire. J’aime que les gens charitables connaissent l’emploi que je fais de leurs dons. » Je jugeai avoir trouvé enfin l’homme estimable que je cherchais depuis si long-temps.


Cinquante ou soixante malheureux, des deux sexes, furent introduits, et je leur donnai à chacun une pistole. Ils nous bénirent le curé et moi. Vraisemblablement il y avait parmi eux des paresseux et des hypocrites ; mais on ne cherche à trouver des défauts à ceux qui sollicitent la bienfaisance, que pour leur fermer son cœur et sa bourse.


Un de ces infortunés s’offrit pour conduire mes mulets. J’acceptai ses services, et je montai à cheval le lendemain matin.


Nous nous étions adressé, le curé et moi, des adieux tendres et prolongés. Ils pouvaient être éternels, et je sentis qu’on se sépare difficilement d’un homme de bien.


Ceux à qui j’avais fait l’aumône étaient rassemblés devant la porte du presbytère. Mon nouveau compagnon de voyage les avait sans doute instruits de l’heure de mon départ. Ils se rangèrent sur deux files, et m’accompagnèrent jusqu’aux dernières maisons du village, en me comblant de nouvelles bénédictions.


Allons, me disais-je, en m’éloignant d’eux je laisse de longs souvenirs à Saurigny, et cela est flatteur… Misérable, ajoutai-

je, tu n’as rien fait que par ostentation. Humilie-toi, superbe, devant les vertus du respectable curé.


J’arrivai à Lencloitre. J’avais fait, à peu près, la moitié du chemin de Saurigny à Poitiers. Il fallait donner du repos à nos bêtes de somme, et je me décidai à passer la nuit dans cet endroit. Je n’y connaissais personne ; je m’arrêtai devant un mauvais cabaret, où je ne trouvai que du pain, du vin, et pour lit, on me donna quelques bottes de paille dans un coin de l’écurie. Je soupai mal, je dormis mal ; mais à quelque chose malheur est bon : il n’était pas deux heures après midi, et déjà j’apercevais la grand’garde de M. de Biron. Je piquai mon cheval, et en quelques minutes je fus auprès de monseigneur.


« Eh, d’où diable venez-vous ? — Madame a-t-elle passé par Poitiers ? — Qui a pu vous retenir aussi long-temps ? — Colombe était-elle avec madame ? — Vous m’interrogez, je crois ! Répondez, Monsieur, aux questions que je vous adresse. D’où venez-vous ? » Je racontai exactement à monseigneur tout ce qui m’était arrivé depuis mon départ jusqu’à mon retour, et je terminai mon récit en lui présentant son brevet de maréchal de France. Il me prit la main et daigna m’embrasser.


« Oui, me dit-il, madame et Colombe sont passées ici. Indépendamment des premières raisons qu’avait la maréchale d’estimer peu la comtesse, raisons que vous connaissez, elle remarqua, après votre départ de Montbason, plus que de la légèreté dans la conduite de cette dame avec quelqu’un de l’intérieur du château, et elle résolut de s’en éloigner. La nouvelle de votre mort, la manière indécente dont la comtesse parut en jouir, le désespoir où elle jeta Colombe, la déterminèrent à ne pas différer. Elles ont passé un jour ici, et

elles doivent être, à présent, rendues à mon château, situé sur la ligne qui sépare Bergerac de Cahors. »


Je revins tout-à-fait à la vie et même à la gaîté. J’allai chercher Poussanville, dont l’activité ne se démentait jamais. Il exerçait les troupes, quand je l’abordai. « Voilà, lui dis-je, un titre qui te donne le droit de les commander. » Les caresses du maréchal lui avaient été arrachées par sa promotion au premier grade de l’armée ; celles dont me combla mon ami, venaient de son cœur autant que de son ambition satisfaite. Il me choisit une compagnie d’élite, et m’en proclama le capitaine, avec les formalités d’usage. Quelle différence de ma position actuelle, d’avec celle où j’étais en partant d’Étampes ! J’avais un rang dans le monde, et une femme charmante, adorée, que j’avais l’espoir de rejoindre bientôt.


L’état militaire rapproche les hommes, en certaines circonstances, et il règne, dans les camps, une sorte d’égalité qu’on ne connaît pas dans les palais. Le maréchal déclara à son maréchal-des-camps, et à monsieur le capitaine, qu’ils étaient admis à son intimité, sous la tente, et nous dinâmes avec l’appétit de gens qui sont presque toujours exposés au grand air.


« Parlons d’affaires, nous dit le maréchal à la fin du repas. La Moucherie, vous voilà capitaine ; les événemens de la guerre peuvent vous séparer de moi ; la solde des troupes est loin d’être assurée, et je ne veux pas que vous connaissiez le besoin. Voilà dix mille livres en or, ménagez-les. Général Poussanville, je vous connais assez pour ne pas craindre que vous manquiez jamais de rien. Cependant c’est vous qui avez fait ma caisse, vous y avez des droits incontestables, prenez-y ce que vous voudrez.

« — Vous nous parlez, Monseigneur, comme si vous alliez nous quitter. — C’est ce qui peut arriver, mon cher Poussanville. Je tenais pour le parti des Guise : les circonstances et mon intérêt personnel m’avaient seuls déterminé. Mais l’honneur me parle en ce moment. Henri est sans doute indigne du trône ; mais il est mon roi légitime, et, sans que j’aie rien fait pour lui, depuis le siége de la Rochelle ; sans que j’aie sollicité ses faveurs, il vient au-devant de mes désirs les plus chers ; il me nomme maréchal de France. Il a acquis mon épée, et je la lui consacre. Le parti que j’adopte est périlleux ; je renonce à tous mes avantages, je le sens ; mais la postérité et l’histoire m’attendent.


« Poussanville, je suis à la tête de quatre mille ligueurs. Henri s’est déclaré leur chef suprême ; mais je suis persuadé qu’ils ne recevront d’ordres que du duc de Guise. Je vous en remets le commandement. C’est au duc que vous devez votre grade actuel ; vous voyez que notre position n’est plus la même. Faites ce que vous croirez convenable ; moi, je vais me retirer à Biron, en attendant que le roi puisse me donner une armée.


« Je vous y suivrai, Monseigneur, m’écriai-je ! — C’est bien, c’est très bien, la Moucherie. Et vous, Poussanville, à quoi vous décidez-vous ? — Monseigneur, je n’attends rien de la postérité ni de l’histoire. — Je vous entends, Monsieur. — Si j’avais, comme la Moucherie, une femme que j’adorasse ; si j’avais, en vous suivant, la certitude de la retrouver, je ne balancerais pas.

— Monsieur, quel que soit le motif qui ait déterminé la Moucherie, et que vous pouviez vous dispenser d’approfondir, il partira avec moi. »


Le maréchal venait d’autoriser Poussanville à puiser à la caisse. Il en fit deux parts, et il demanda au chef, qu’il

abandonnait, s’il abusait de la permission qu’il avait reçue. M. de Biron lui répondit par un signe d’acquiescement, et la part de Poussanville fut aussitôt chargée sur un des fourgons qu’il avait pris à Lusignan ou ailleurs.


Les deux généraux se quittèrent froidement, et je reçus l’ordre de faire les dispositions nécessaires pour monter à cheval à la pointe du jour.


En allant et venant, en demandant de nouveaux ordres, en les exécutant, je pensais à mes petites affaires. J’avais dix mille francs, et je n’étais, au fond, ni royaliste, ni guisard ; j’étais Colombien. J’ajouterai à cette somme, me disais-je, la moitié de la succession de mon père, qui est restée à Étampes, où ma mère vivra de l’autre moitié.


Avec tout cela, j’achèterai une petite terre, sur laquelle sera une habitation simple, mais commode et propre. Là je vivrai avec Colombe, obscur, mais heureux. La culture de notre bien m’occupera pendant la journée. Colombe se chargera des soins du ménage et de la basse-cour : nous aimons tous deux la volaille et les œufs frais. Elle m’apportera aux champs un dîner frugal, mais substantiel, qu’elle partagera avec moi. Le soir, elle viendra me prendre pour me reconduire dans l’asile du bonheur. Son bras est passé sous le mien ; nous nous regardons… comme on se regarde quand on s’aime. Le chant des oiseaux a cessé ; le nôtre commence. C’est d’abord un cantique, auquel succède une chanson d’amour, et nous lui donnons une expression !


Notre petite servante nous attend sur le seuil de la porte. Elle tient dans ses bras notre nouveau né, que nous comblons de caresses. Bientôt il est suspendu au sein charmant de sa charmante mère. Le couvert est mis ; nous soupons gaiement, et

nous passons tous deux dans mon oratoire. Il est semblable à celui qu’avait arrangé Colombe à la Rochelle, et où je l’ai vue pour la première fois. Un cierge éclaire l’image de mon patron. Nous le remercions de notre félicité actuelle, et nous le supplions d’en prolonger le cours. Nous entrons enfin dans l’asile des amours et du mystère, et ahie, ahie, ahie! oh, quelle douleur ! c’est mon sac de dix mille livres qui vient de me tomber sur le pied.


En vérité, le monde n’est qu’une lanterne magique, où les objets les plus disparates passent continuellement sous les yeux du spectateur. Le comte de Montpensier et le sieur de Villeroi arrivent à notre camp. Comment ont-ils su qu’ils trouveraient le maréchal près de Poitiers ? ah ! c’est par la date de la lettre qu’il a écrite au roi. Ils lui demandent une conférence secrète : que lui veulent-ils?


Catherine fut effrayée enfin de la puissance des Guise. Elle sentit que le sort du roi était entre leurs mains, et elle connaissait leur ambition. Elle résolut de leur opposer encore le roi de Navarre et le prince de Condé. Messieurs de Montpensier et de Villeroi, apportaient au maréchal de Biron l’ordre de se réunir à eux ; d’aller trouver Henri IV, à Bergerac, et de traiter de la paix avec ce prince.


« Elle sera signée, me dit Poussanville ; mais elle ne durera pas. Le duc de Guise reprendra son ascendant, quand il le voudra. Il eût déjà frappé le grand coup, si les guerres précédentes n’eussent affaibli la France, et produit une espèce de famine, et les maladies qui en sont les suites ordinaires. Il ne veut pas régner sur des déserts.

« Le roi d’Espagne soudoie la forte armée qu’il a rassemblée. De petits corps de ligueurs sont disséminés sur toute la France. Je me garderai bien de licencier les miens. Quand toutes ces forces seront rassemblées et mises en mouvement, que leur opposeront le roi et les princes protestans ? Le duc de Guise est tellement convaincu de sa supériorité, qu’il permet à Henri III de faire la paix.


« Mais il la veut conforme à ses intérêts, et il a mis le comte de Montpensier, son parent, au nombre des ministres plénipotentiaires, qui vont traiter avec le roi de Navarre. Il croit le maréchal de Biron dévoué à son parti, et il ne s’est pas opposé à sa nomination. Voilà, en peu de mots, l’exposé des motifs qui déterminent la conduite des uns et des autres. Quel que soit le résultat des négociations qui vont s’ouvrir, les mains débiles du roi ne peuvent plus soutenir son sceptre. Il est là, et Guise n’a qu’à se baisser et le prendre. Tu vois que je ferais un acte de démence en m’éloignant de lui. J’entre avec toi dans tous ces détails, parce que je veux conserver ton amitié. Tu me trouveras disposé, dans tous les temps, à te donner des marques de la mienne. »


Je redevins la Mouche. Je recueillis le moindre mot, j’observai jusqu’aux physionomies. Je vis clairement que les plénipotentiaires étaient mus par leur intérêt personnel, qu’ils s’efforçaient de cacher sous de grandes phrases. Je fus convaincu que la religion était sacrifiée à des mesures politiques. Poussanville était le seul qui s’exprimât avec bonne foi.


Mais la Religion ! la Religion ! Le roi a juré de la faire régner sur toute la France, et d’exterminer jusqu’au dernier des huguenots ; et il va traiter avec eux, et il va opposer Baal au

Dieu d’Israël ! Ainsi ses processions, ses macérations ne sont que des grimaces.


Ces pensées me mettaient en fureur, et j’étais tenté de rester avec Poussanville. Mais Colombe était à Biron, et Biron n’est pas éloigné de Bergerac. Ô mon patron, inspirez-moi ce que je dois faire ! il m’inspira de suivre le maréchal.


Nous partîmes. J’avais proposé à l’homme qui m’avait suivi depuis Saurigny, de s’attacher à moi, et André y avait consenti. Des habits décens avaient remplacé ses haillons. Je causais avec lui, en marchant sur la Villedieu, et sa conversation avait du charme. Lui parlais-je de Colombe, il répondait en homme sensible ; de la Religion, il attribuait à la colère céleste les maux qui affligeaient la France. Faisais-je une citation latine, il achevait la phrase. Il se montrait instruit, de quelque sujet que je lui parlasse, et il devenait plaisant, quand je lui paraissais gai. C’était un homme de quarante ans, d’une figure agréable. Il me parut fort au-dessus de l’état où je l’avais trouvé à Saurigny, et même de sa situation actuelle. Il piqua ma curiosité, et il était naturel que je voulusse la satisfaire.


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L’amiral Gaspard de Coligny (1519-1572)


CHAPITRE IX.

Histoire d’André.


André consentit volontiers à me raconter ses aventures. Nous n’avions rien de mieux à faire, lui que de parler, moi de l’entendre.


Je naquis à Angoulême, en 1537, sous le règne de François Ier, qui fut évidemment le père des lettres, quoiqu’il supprimât l’imprimerie, et qu’il inventât la censure. Mon père était un riche fabricant d’Angoulême. Sa profession n’était qu’utile, et par conséquent peu considérée. Il viendra peut, être un temps où les hommes apprécieront les choses à leur juste valeur. S’il eût pu se choisir un père, il est vraisemblable que je serais le fils d’un roi.


Dans des temps de guerres, étrangères ou civiles, il faut choisir entre deux partis, l’encensoir et l’épée. L’encensoir met à l’abri de tous les dangers, et est brave qui peut ; moi, je ne l’étais pas. Mon père penchait pour l’épée, parce qu’elle ennoblit, dès qu’on est parvenu au grade de capitaine, et il n’est

pas de vilain qui ne soit bien aise d’être l’ayeul de petits gentillâtres.


En conséquence, mon père m’avait acheté un mousquet, une épée, une hallebarde, et une cuirasse, de dimensions et d’un poids relatif à mes forces. Je ne regardais pas mon arsenal, et je jouais à la chapelle avec mes camarades. Ma mère avait grand soin d’entretenir ce goût naissant, parce que, disait-elle, elle n’entendait pas que je me fisse tuer pour des intérêts qui ne pourraient être les miens.


Ce que femme veut, Dieu le veut, et, par conséquent, son mari aussi. Mon père me fit entrer au collége des jésuites. On parle beaucoup de la morale relâchée des révérends pères. Moi, je confesse n’avoir jamais entendu, dans mon collége, un seul mot qui fut répréhensible, ce qui ne prouve rien, cependant, en faveur des jésuites, car s’ils ont des principes erronés en morale et en politique, ils ne sont pas assez insensés pour initier leurs bambins aux secrets de l’ordre.


Au reste, j’appris, sous eux, le latin, le grec, la géographie, l’histoire, les mathématiques, l’astronomie, la physique, et une mauvaise philosophie. C’est-à-dire, que j’appris, des hautes sciences, ce qu’il en fallait pour achever seul mon éducation, quand je sortirais du collège.


Ma mère mourut, et je la regrettai beaucoup, quoique ce fût une chose toute naturelle, et qui devait arriver un peu plutôt, ou un peu plus tard : tout ce qui commence doit croître, décroître et finir. Mon père me notifia qu’il allait me retirer du collège, parce que j’étais beaucoup plus savant que lui, et qu’ainsi j’en savais assez. Le père recteur lui dit qu’il avait préparé, pour la clôture de l’année scholastique, un exercice public, qui devait

faire le plus grand honneur à sa maison et à moi. Il le pria de ne pas me dérober aux éloges qui m’attendaient, et dont je me sentais si digne. Je joignis mes instances à celles du recteur, et mon père se rendit.


De ce moment, tout changea autour de moi. Les jésuites me comblèrent de marques d’amitié, et je les trouvai charmans. Ils me peignirent le monde comme un écueil, où je perdrais mon innocence et mon âme, et je frissonnai. Ils me vantèrent la sécurité dont je jouirais dans le cloître, et la haute considération que je partagerais avec eux. Je brûlai de me ranger sous les bannières de saint Ignace.


Le jour, où les prix devaient être distribués, jaillit enfin du sein de l’éternité. Jamais le soleil ne m’avait paru si brillant. Il me semblait ne s’être levé que pour éclairer mon triomphe. Déjà, je me voyais, le front et les mains chargés de couronnes et de livres, traversant pompeusement les rues d’Angoulême, et suivi par d’inépuisables applaudissemens.


L’assemblée était brillante et nombreuse. Sur le premier banc étaient placés deux évêques : les jésuites aiment beaucoup à être bien avec les évêques. À la droite et à la gauche des deux prélats, figuraient leurs grands-vicaires, les curés et les vicaires d’Angoulême, sur qui leurs Grandeurs semblaient laisser tomber un rayon de leur gloire. Le président du bailliage, le procureur du Roi, les juges, quelques braillards d’avocats et un général étaient au second rang, comme de raison. Il est cependant écrit : qui prendra la première place, sera mis à la dernière ; mais on ne pense pas à tout.


Après les illustres personnages que je viens de désigner, étaient assises les femmes de qualité, jeunes, vieilles, belles et

laides, parce que le grand roi Henri II, pensait comme le grand roi son père, le roi chevalier, qu’on doit porter respect aux dames. Or, il est du bon ton d’adopter, de proche en proche, les usages, les modes et les fantaisies de la cour.


Par derrière, étaient entassés et confondus le négociant, le fabricant, le savant, le poète, leurs femmes, leurs filles, le capucin, le récollet, le procureur et l’huissier à verges. Les domestiques et les cuisinières montraient humblement le petit bout de leur nez, à travers la fente de la porte d’entrée, qu’on avait laissée entrebaillée, afin que chacun pût participer à la fête.


On commença, selon l’usage établi depuis la renaissance des lettres, par interroger le fretin, c’est-a-dire, les écoliers des basses classes. Ils expliquèrent Phèdre et le Cornelius-Nepos comme de petits anges, ce qui leur valut de la part de leurs régens de petites tapes sur les joues. Le tour des rhétoriciens, des philosophes vint ensuite. Ils brillèrent tous, parce que le programme avait été arrangé d’après leur capacité.


Moi, je ne voulus rien devoir à de petites intrigues de collège, et je me promis bien de m’ouvrir une route nouvelle, quand je serais interrogé.


Monseigneur l’évêque de Périgueux me fit l’honneur de me mettre en scène, et me demanda du latin et du grec. Je badinai avec Horace, Térence, Saluste et Tacite ; avec la théogonie d’Hésiode, et la retraite des dix mille de Xénophon. L’air d’incertitude avec lequel on m’écoutait, on me regardait me persuada que Monseigneur, son illustre confrère, et le clergé ne savaient pas un mot de grec, et n’entendaient de latin que celui de leur bréviaire. Je ne tardai pas à m’en convaincre.

Monseigneur de Cahors me demanda la traduction de quelques passages du premier livre de l’Enéide. Je lui traduisis le second avec une verve, une chaleur dont je ne me croyais pas capable. Ce n’est pas cela, me dit à l’oreille le régent de rhétorique. J’allai toujours, et je racontai le sac de Troie, sans que personne se lassât de m’entendre, et cependant cette histoire est longue. Je fus couvert d’applaudissemens. Toutes les physionomies exprimaient une vive satisfaction. Celles des jésuites seuls restèrent froides, et me parurent sévères.


En effet, mon espièglerie pouvait être découverte ; il est même étonnant qu’elle ne le fût pas. Monseigneur de Cahors eût trouvé très-mauvais que les jésuites fussent entrés, par leur silence, dans la mystification dont il était victime, et ils attendaient de lui un éloge pompeux dans son prochain mandement.


Il était tard, et la mort de Priam n’avait ôté l’appétit à personne. On résolut déterminer la séance, en m’adressant quelques questions, auxquelles je pourrais répondre en peu de mots. On me demanda l’histoire de la formation du monde. On s’attendait à une réponse de catéchisme, et je me jetai dans les hauteurs de l’astronomie et de la physique.


« La terre, dis-je, est visiblemeut une émanation du soleil. Elle est une superfétation de son écume, qu’il lança dans l’espace avec une force qui lui imprima son mouvement de rotation. Il est indubitable qu’elle fut elle-même un noyau de feu. Les traces de calcination qu’on rencontre sur tous les points du globe attestent cette vérité. Les volcans, d’ailleurs… » J’allais ajouter les plus belles choses du monde à ce premier exposé. Une voix aigrelette cria à l’hérésie ; une seconde voix cria au matérialisme, une troisième à l’athéisme. Tout le monde se

leva, vociféra, me menaça. On regardait les jésuites de travers : il fallait qu’ils fussent les instigateurs d’un petit drôle, qui n’avait pu imaginer les sottises qu’il venait de débiter. Les clameurs se dirigèrent contre eux. On entendait dominer les cris : À bas Loyola !


Les jésuites sont quelquefois embarrassés. Ils ne le sont pas long-temps : ils ont tant d’esprit et d’adresse ! Ceux-ci imaginèrent de prouver leur innocence en me chassant de la salle à grands coups de pied dans le derrière. Cet argument n’est pas sans réplique. Cependant il prévalut. Je rentrai chez mon père, sans prix, sans couronnes ; et au lieu de me consoler, il me dit que je m’étais conduit comme un sot.


On ne parla dans Angoulême que de l’écume du soleil qui forme des mondes. Il parut certain que je ne tenais pas ces idées des jésuites, puisqu’ils m’avaient donné des coups de pied dans le derrière. Elles ne pouvaient m’avoir été communiquées que par mon père, avec qui j’étais en contact continuel. C’est ainsi que se communiquent la lèpre, et la petite vérole. Mon pauvre père savait à peine signer son nom.


L’écume brouillait toutes les cervelles ; mais toutes s’accordaient sur un point : le délicieux spectacle de l’Estrapade était supprimé ; on pouvait le suppléer, jusqu’à certain point, en m’enfermant avec mon père dans notre manufacture, et en y mettant le feu. Il est constant qu’il n’y a plus rien à répondre après cet argument-là.


Les plus zélés s’empressèrent de vider leurs bûchers ; d’autres se contentaient d’apporter de la paille. Nous ne nous doutions de rien, mon père ni moi. Je rêvais physique et lui multiplication. Mais il faisait vivre cent cinquante ouvriers,

répartis dans tous les bâtimens. Assez d’écume comme cela, crièrent-ils ; du pain, du pain ! Ils se jettent sur les fagots, les délient, et tombent à grands coups de bâton sur les assaillans. Ils en blessent une douzaine, et dispersent les autres, comme le vent de bise chasse devant lui les feuilles mortes.


On doit vouloir brûler ceux qui croient à la puissance de l’écume du soleil ; mais on ne se soucie pas de se faire estropier, en tentant de faire une bonne œuvre. Les habitans d’Angoulême rentrèrent chez eux, et se remirent à leurs petites affaires : c’est ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Les magistrats trouvèrent fort bon qu’on eût prévenu un incendie qui pouvait consumer une partie de la ville. À la vérité, leurs maisons étaient voisines de notre manufacture.


Vous sentez bien, Monsieur de la Moucherie, que le couvent des jésuites et tous ceux de la ville me furent fermés sans retour. J’avais cependant une vocation prononcée ; mais que doit faire un homme raisonnable, trompé dans ses désirs les plus chers ? se consoler et rire, et c’est le parti que je pris.


« Savez-vous, M. André, que vous êtes un grand philosophe ?

— Monsieur est bien bon. — Mais que votre philosophie est extrêmement dangereuse. Où en serions-nous si nous admettions vos idées sur l’écume du soleil ? — Monsieur voit bien que ce sont les idées fugitives d’un enfant de quinze à seize ans. Le temps les a effacées. — Oh, tant mieux, mon cher André. Je vous préviens que je suis très-zélé catholique, et que je ne peux vivre qu’avec ceux qui partagent mes opinions religieuses. Nous entrons à la Villedieu. Après le dîner, vous me raconterez la suite de votre histoire. Elle m’amuse, mon cher André. — Je m’amuse aussi beaucoup en la racontant à monsieur. — Mais comment se fait-il que j’aie trouvé un

homme comme vous mendiant à Saurigny ? — Comme on a trouvé Denis de Syracuse maître d’école à Corinthe. — Il est impossible de mieux répondre. »


J’allai, prendre les ordres de M. le maréchal. Il n’en avait pas à me donner. Il me recommanda seulement d’être prêt à remonter à cheval, quand il m’avertirait. Je voulais dîner, et le maréchal ne me dit pas un mot sur ce sujet important. Je m’adressai à son major-dôme. Il m’apprit qu’un capitaine d’infanterie ne peut avoir l’honneur de manger avec les plénipotentiaires d’un roi de France ; qu’il allait les faire servir ; que les domestiques mangeraient ce qui resterait, et qu’il m’engageait à me pourvoir comme je le pourrais. « Le fourgon qui porte les vivres, ajouta-t-il, passera à la Villedieu, pendant que nous nous y reposerons. Il sera à Civray aussitôt que nous, et là, nous serons dans l’abondance.


« Mais en attendant l’abondance, me dit André, il est dur de ne pas dîner. Je vais à la provision. — André, voilà un écu d’or.

— Ce n’est pas la peine de le changer. J’ai de la monnaie. — Ah, vous avez changé à Saurigny, le doublon que je vous ai donné ? — Le voilà, Monsieur ; » et il le tire d’une bourse complètement garnie. « Mais comment se fait-il donc, André, que je vous aie rencontré, demandant l’aumône à Saurigny ? — Vous saurez cela, Monsieur, avant que nous soyons à Civray. »


Il part comme un trait, et revient, quelques minutes après, avec une grosse tranche de jambon, un quartier de pain bis, et une dame jeanne d’un petit vin blanc, qui n’était pas désagréable. « La philosophie, me dit-il, m’a appris que pour conserver la tête lucide, il faut garnir l’estomac. » Il ajouta que chaque paysan a des vivres ; qu’il les cache soigneusement,

parce qu’il craint également les catholiques et les huguenots ; mais que la cachette s’ouvre à l’aspect d’un écu d’argent.


Il me semble que je ne devais pas tenir à l’étiquette avec un domestique, grand philosophe, et à qui je devais la faculté de dîner. Je me plaçai sous un chêne, et j’invitai André à s’asseoir près de moi. Il prit, de nos provisions, ce qui lui était nécessaire, et il alla s’établir à quelques pas de moi.


Cet homme-là m’étonne de plus en plus, me disais-je. Il joint, aux qualités que je lui connaissais déjà, le tact des convenances. Pourquoi donce demandait-il l’aumône à Saurigny ?


Il vit les domestiques des ministres du roi qui préparaient les chevaux. Il courut brider le mien. Le signal du départ fut donné. Je me mis en selle ; André sauta sur son mulet, et toute la caravane prit le chemin de Civray.


« André, où en étions-nous de votre histoire, quand nous sommes arrivés à la Villedieu ?... tous les couvens d’Angoulême vous furent fermés, et vous avez pris, en homme raisonnable, le parti de vous consoler et de rire. » Il continua son récit.


Ce premier orage était calmé. Il s’en préparait un second, qu’aucune puissance ne pouvait conjurer. Mon père devint amoureux d’une jeune personne qui était très-jolie ; il n’y a pas de mal à cela ; qui avait beaucoup de vertu, ce qui est quelquefois un défaut capital. Mon père crut que c’était une qualité, et il l’épousa.


Le grand roi François premier avait fait en Italie, et ailleurs, de longues promenades, qui ne l’avaient pas toujours amusé. Le

grand Henri II, son fils, crut devoir se promener ; mais dans ses États seulement. Il vint à Angoulême, où on lui donna des fêtes magnifiques : c’est l’usage. Les magistrats en font les honneurs; c’est le peuple qui paie.


Le corps de la noblesse n’est pas nombreux à Angoulême, et elle ne peut danser, sans élever jusqu’à elle quelques vilains, ce qui lui paraît très-désagréable ; mais le besoin rapproche les hommes. Ma belle-mère était une trop jolie vilaine pour être oubliée.


Le roi lui fit l’honneur de danser souvent avec elle ; il daigna quelquefois lui serrer la main. Il la lui serra plus fortement et plus long-temps, quand sa timidité lui permit de développer les grâces qui lui étaient naturelles.


Un roi ne s’en tient pas long-temps à des serremens de main. Le grand Henri II s’exprima en galant chevalier. Il tenait du grand François premier, son illustre père, le goût de la chevalerie, qui lui coûta un œil, dans un tournoi qu’il donna, rue Saint-Antoine à Paris, et la perte de cet œil entraîna celle de toute sa personne.


Ma belle-mère n’entendait pas le langage de la chevalerie. Elle regardait le roi d’un air étonné, en faisant ses pirouettes. Le roi s’exprima plus clairement, et lui fit comprendre qu’il voulait lui faire l’honneur de la déshonorer. Ma belle-mère laissa le roi pirouetter tout seul, et s’enfuit à l’extrémité de la salle.


Le roi l’y suivit, et la fatigua de ses adorations. Il adorait déjà Diane de Poitiers. Apparemment que deux amours peuvent se loger dans le cœur d’un grand roi.

Ma belle-mère, excédée, indignée, révoltée, sortit brusquement de l’hôtel-de-ville, et courut chercher un asile dans les bras de son mari. Le lendemain matin, deux jésuites, qui ne pouvaient me pardonner mon écume, Montgommeri et sa garde écossaise entrèrent chez nous. Ils firent partout les plus rigoureuses perquisitions, et trouvèrent un livre que je n’y avais jamais vu. C’étaient les psaumes de David, mis en vers français par Marot. Il est clair qu’un exemplaire de cet ouvrage ne peut se trouver que ch ez un huguenot. On se conduisit d’après ce principe incontestable.


On enleva le livre, et ma belle-mère aussi. On pilla la caisse de mon père ; on brisa ses instrumens de fabrication. La populace s’ameuta, grimpa sur les toits des bâtimens, et, en moins de six heures, il n’en resta pas une pierre à sa place.


Nos ouvriers n’avaient rien perdu de leur énergie ; mais la garde écossaise protégeait les travailleurs, et ces protecteurs-là paralysent les bras les plus robustes.


Nous nous promenions tristement, mon père et moi, sur ces débris qui attestaient notre misère. Il ne nous restait plus rien au monde, et cela parce que ma belle-mère avait de la vertu.


Nous n’entendîmes plus parler d’elle, et le roi alla danser, et manger des pâtés à Périgueux.


Nous sortîmes d’Angoulême, et nous allâmes vendre à Cognac, quelques bagues qu’on n’avait pas pensé à nous voler. Nous eûmes bientôt mangé le produit de nos bijoux, et nous cherchâmes des moyens d’existence. Mon père eut le bonheur de tomber malade et d’être reçu à l’hôpital. Il y mourut, parce

que sa femme avait de la vertu. J’assistai pieusement à ses funérailles. C’est tout ce que je pouvais faire pour lui.


Cependant j’avais faim, et j’allais dans les maisons de Cognac, qui avaient le plus d’apparence, demander à manger, et des écoliers qui voulussent apprendre la physique et l’astronomie. On me demanda si je savais faire de l’eau-de-vie. Je répondis que non, et on me tourna le dos.


Le marquis de Marignan entra dans Cognac avec un détachement de cavalerie : il allait prendre le commandement des troupes françaises en Italie. Vous savez, Monsieur, que je n’ai pas l’humeur belliqueuse ; mais je n’avais pas dîné. Il est de droit naturel que celui qui a faim prenne ce qu’il trouve. Les lois sociales ont décidé que celui qui n’a rien doit mourir de besoin, et j’ai toujours évité d’avoir des démêlés avec la justice. Je m’enrôlai, pour avoir du pain. Me voilà forcé de regarder à droite, quand je veux porter la tête à gauche ; d’avancer, quand je veux reculer ; de trotter, quand je veux aller au pas ; de ployer sous le poids d’un mousquet, d’une épée, d’une pertuisane, et tout cela parce que ma belle-mère avait de la vertu.


Je me trouvai à la bataille de Marcian, en Toscane. Je regardai derrière moi, et je vis qu’il m’était impossible de battre en retraite. Je tirai quelques coups de mousquet, en fermant les yeux. Après la bataille, mon capitaine prétendit que je m’étais comporté comme un héros, et il me donna la hallebarde. Me voilà chargé du commandement de dix hommes, que j’aurais voulu voir à tous les diables, avec le reste de l’armée, moi excepté. Malgré sa victoire, le marquis de Marignan conclut une trêve de cinq ans avec le duc de Milan. C’était bien la peine de faire tuer tant de monde !

On me conduisit dans la Picardie, et on m’y notifia que j’obéirais au connétable de Montmorenci. J’étais las d’obéir, et je voulais reprendre possession de ma personne. Mais j’avais des soldats devant moi, derrière moi, et des officiers voltigeaient à cheval sur les flancs des colonnes. Je fus encore forcé de me trouver à une bataille. Le duc de Savoie attaqua le connétable sous les murs de Saint-Quentin. Quel démon force à se battre des gens qui ne se sont jamais vus ?


Les Français furent mis en déroute, et je voulus déserter, à la faveur du désordre et du tumulte. La foule, des fuyards me porta jusqu’à la Fère, où le duc de Nevers prit le commandement des débris de l’armée. Encore un commandant ! Ils semblaient sortir de dessous terre.


Le duc de Nevers faisait bonne chère ; mais il ne nous payait pas. Il ne nous donnait qu’un quart de ration par jour, et il défendit la maraude, sous peine de mort. Je ne concevais pas que lorsqu’un roi vole une province, il défende à ses soldats d’escamoter une poule. Je trouvai cet ordre injuste, ridicule, absurde, et je m’écartai dans la campagne. Je fus trouvé nanti d’un quartier de lard dont un bout dépassait le bas de mon pourpoint. On instruisit mon procès en cinq minutes, et je fus condamné à être pendu. Pendu, parce que ma belle-mère avait de la vertu !


L’armée de Saint-Quentin avait beaucoup d’aumôniers. Mais au moment de la déroute, ces messieurs avaient pensé à se mettre en sûreté. Ils avaient jugé, avec beaucoup de sagacité, que le duc de Savoie poursuivrait les fuyards, et ils s’étaient dirigés sur Vervins. A notre arrivée, le clergé de la Fère s’était porté sur Soissons. Le duc de Nevers était très-bon catholique. Il ne voulut pas que je fusse pendu sans confession, et il me mit

sous la garde d’une vingtaine d’hommes, pendant qu’on me chercherait un confesseur.


Le lendemain d’une défaite, le soldat n’est pas remis de la terreur qui lui paralyse les bras, mais qui donne une action incroyable à ses jambes. Le nom seul du duc de Savoie répandait l’alarme dans nos rangs. Une fausse alerte mit en déroute nos avant-postes. Mes gardes s’enfuirent les premiers. Je dénouai, avec mes dents, les cordes qui garottaient mes mains, et je m’enfuis comme les autres.


À quelques lieues de là, je rencontrai Coligny, grand-amiral de France, quoiqu’il n’eût jamais mis le pied sur un vaisseau. Fait prisonnier à Saint-Quentin, il avait trouvé le moyen de s’évader, et quand on se sauve de prison, on laisse nécessairement ses bagages et ses domestiques derrière soi.


Nous étions à pied tous les deux, assez mal vêtus l’un et l’autre, et, dans cette situation, un goujat et un grand amiral se ressemblent parfaitement. Malgré cette égalité, je l’abordai respectueusement ; cela était tout simple : j’avais besoin de lui.


Un général, tout seul, ne joue pas un grand rôle ; on n’est jamais orgueilleux que devant témoins. Le pourpoint de monseigneur Gaspard de Coligny était percé au coude ; sa fraise était sale, et il n’avait pas même une houssine16 à la main. Il n’y avait pas là de quoi trancher du grand seigneur. Aussi reçut-il fort bien mon hommage : il avait aussi besoin de moi.


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16 Baguette de houx ou de tout autre bois flexible, employée notamment pour faire aller sa monture ou battre les tapis, les vêtements (B.G.)

Il me parla d’abord de la bataille de Saint-Quentin, des fautes qu’avait commises lé connétable : je n’entendais rien à cela. Je lui répondis par des contes ; je le fis rire, malgré sa triste situation, et il me demanda si je voulais entrer à son service. Vous sentez bien, Monsieur, que j’acceptai sans balancer. « Ah, André, entrer au service d’un hérétique, d’un huguenot ! — Voudriez-vous bien me dire, Monsieur, ce que vous eussiez fait à ma place ? — Hé, hé, André, je crois que j’aurais refusé. — Oui, à présent que vous venez de dîner. Mais si vous n’aviez rien pris depuis hier ? — Je crois… je crois… — Je crois, Monsieur, que vous auriez fait comme moi. Je continue mon histoire. »


Monseigneur Gaspard avait autant d’appétit que moi, et il avait caché quelques pièces d’or dans une de ses bottines. Il me proposa d’arrêter au premier village qui s’offrit sur la route. Je me chargeai de lui faire la cuisine : c’était un moyen sur de dîner avant lui.


Nous trouvâmes là une méchante cariole, un mulet, et un paysan de bonne volonté, qui nous conduisirent à Laon. Quelques officiers, qui avaient conservé leurs chevaux, étaient arrivés avant nous sur la montagne à pic qui porte cette vieille ville. Le Français rit de tout. Ces messieurs s’amusèrent un moment de notre grotesque équipage. Mais quand ils en virent descendre l’amiral, ils le saluèrent avec une gravité imperturbable, et ils lui offrirent des habitsdes armes, et des rafraichissemens. Pendant que monseigneur quittait ses guenilles, je m’emparai d’un vieux costume de clerc, qui se trouva là, je ne sais comment. Le plus fin sorcier ne se fut pas douté que j’eusse eu l’honneur d’appartenir à l’armée francaise. J’allai ensuite aider à l’amiral à terminer sa toilette.

Cet homme, qu’on eût pris, un quart d’heure auparavant, pour un des derniers officiers de l’armée, reparut avec ses grands airs. Aurions-nous plus de confiance en nos habits qu’en notre mérite ?


L’amiral me conduisit à Paris, où il allait remonter sa maison, et demander de nouvelles troupes à la cour. Depuis qu’il était richement vêtu, il ne me parlait plus que pour me donner des ordres. Il s’ennuyait, je le voyais bien ; mais il s’ennuyait avec dignité. Son silence me permit de penser à ma nouvelle position.


Te voilà donc valet, mon pauvre André ! Te voilà aussi soumis que lorsque tu étais soldat, avec cette différence, cependant, que tu peux quitter ton maître, et que tu étais cloué à ton drapeau. On prétend qu’il y a beaucoup d’honneur à se faire tuer d’un coup de canon, ce dont je ne suis pas convaincu du tout, et qu’un valet est un être dégradé.


Cependant les grands seigneurs ne sont-ils pas, sous des dénominations différentes, les très-humbles serviteurs du roi, quand il a, toutefois, quelque chose à leur donner ? Et puis, le grand capitaine Lahire n’était-il pas le varlet de Charles VII ? Cela est prouvé par les cartes à jouer, où il est conservé sous la figure du valet de cœur. On a supprimé l’r, voilà tout. Or, si un fameux général fut le valet d’un roi, vous pouvez très-bien, Monsieur André, être celui du grand-amiral de France. Ce raisonnement me parut sans réplique.


Monseigneur Gaspard était très-content de mes services, et des plaisanteries que je me permettais, quand je le voyais disposé à s’en amuser. Il me menait partout avec lui, soit qu’il fit la guerre pour le roi, soit qu’il la fit contre lui. Quand on se

battait, je me tenais aux équipages. Vous savez, Monsieur, que je n’aime pas la poudre.


Quand on voyage beaucoup, on a souvent de la peine ; mais on rencontre, parfois, quelque chose de bon. Nous étions à la Rochelle. Un fourbisseur vint prendre à monseigneur la mesure d’une cuirasse. Il s’était fait accompagner de sa fille, qui devait prendre celle des coussinets piqués, qui amortissent la dureté du fer. Je n’avais rien à faire, et je regardais la jeune fille. Elle était très-jolie, très-bien faite ; elle avait beaucoup de grâce ; j’étais dans l’abondance, dans le désœuvrement : rien ne dispose comme tout cela à devenir amoureux.


J’allais, tous les jours, chez le fourbisseur, et je trouvais toujours l’occasion de glisser quelques mots à Guillelmine. D’abord, elle se bornait à m’écouter ; bientôt elle me répondit, et très-tendrement : c’est la marche ordinaire du cœur féminin. Je lui proposai de l’épouser. Elle rougit : c’est répondre.


Je demandai sa main à son père : il n’avait rien à refuser au valet favori de l’amiral. Je fis part de mes vues à monseigneur. Il me répondit que je ferais ce qu’il me plairait ; mais qu’il n’y a qu’un sot qui se marie dans la situation où j’étais.


J’avais vu qu’il dépendait de moi de faire une maîtresse. Mais on ne restait pas long-temps en place avec monseigneur Gaspard. J’aurais été obligé de laisser Villelmine à la Rochelle, et j’aimais pour la première fois. Mon titre de mari devait l’obliger à me suivre à ses risques et périls, et je priai un ministre calviniste de nous donner sa bénédiction.


« Ah ! André, André ! épouser une femme huguenote, et requérir le ministère d’un prêtre de cette abominable religion !

Savez-vous bien, mon cher, qu’une telle union n’est qu’un concubinage, et que vos enfans, si vous en avez, sont des bâtards. — D’abord, Monsieur, je n’ai pas d’enfans, et je n’en aurai pas, parce que je ne sais ce que ma femme est devenue. — Que mon saint patron vous amène à résipiscence. »


Nous rentrâmes en campagne, et cette fois monseigneur Gaspard allait se battre contre le roi, qu’il avait si bien servi à Saint-Quentin : la tête d’un homme est un magasin d’idées incohérentes et contradictoires.


Monté sur un superbe coursier, monseigneur marchait bravement, fièrement à la tête de ses troupes. Villelmine et moi, juchés chacun sur un criquet, suivions l’armée à une distance convenable. Nous nous tenions la main, et nous nous disions les plus jolies choses du monde : on a toujours quelque chose à se dire pendant la première huitaine du mariage.


Le bruit du canon mit fin à nos madrigaux en prose. Nous regardâmes devant nous, et nous vîlmes qu’on se battait vivement dans la plaine de Moncontour. Il s’agissait de savoir qui triompherait de Sixte IV ou de Calvin. On ne peut pas massacrer des hommes pour une plus belle cause.


Malgré les talens, la valeur et les efforts de l’amiral, Calvin fut vaincu. Monseigneur fit, dit-on, une retraite magnifique. Tout ce que je sais, c’est que nous entrâmes avec lui, et une partie de ses troupes, à Saint-Jean d’Angély.


Les vainqueurs ne sont pas toujours généreux. La cour pensa que le parti Huguenot serait anéanti, si on pouvait se défaire de monseigneur Gaspard. Elle le fit condamner à mort par le parlement de Paris, et il n’était pas facile de mettre l’arrêt à

exécution. Mais les gens d’esprit ne sont jamais embarrassés. On proclama qu’un prix de cinquante mille écus serait délivré à celui qui assassinerait l’amiral. Il est constant que le second moyen pouvait être plus expéditif que le premier.


Monseigneur avait un valet de chambre nommé Dominique d’Albe. Ce drôle-là faisait sa cour à Villelmine, même en ma présence, et un mari n’aime pas cela. Villelmine me protesta qu’elle ne l’écoutait pas, qu’elle ne l’écouterait jamais. Je ne savais trop qu’en croire. Mais un beau matin, elle me prouva qu’on peut être fidèle à son mari, après trois mois de mariage. Elle vint me dire que Dominique apprêtait le déjeuner de monseigneur, et qu’elle lui avait vu mettre une pincée, elle ne savait de quoi, dans sa coupe de vermeil.


J’aurais pu lui demander ce qu’elle faisait à cette heure-là auprès de Dominique. Je ne pensai qu’à me débarrasser d’un homme dont les assiduités metracassaient. Mon devoir, d’ailleurs, m’ordonnait de sauver la vie de mon maître. Je ne sais lequel des deux motifs fut le plus puissant, et c’est ce que je n’examinai pas : on n’ergote pas avec soi-même, quand on fait son bien personnel, et celui d’un homme qu’on veut conserver.


Dominique et moi entrâmes ensemble dans la chambre de monseigneur, qui était loin de penser à mal. Il jouait tranquillement avec la petite chienne de notre hôtesse, qui l’avait pris en amitié. Le coquin plaça la coupe devant lui, avec un air d’embarras qui ne pouvait m’échapper, et qui confirmait ce que m’avait dit Villelmine. Je lui saisis fortement le poignet; j’arrêtai la main de monseigneur, qui déjà se portait sur la tasse, et je lui criai qu’il allait s’empoisonner. Dominique rougit, pâlit. Je le renversai sur le plancher, et j’appelai du monde. On présenta le bouillon à la petite chienne.

Elle tomba aussitôt dans des convulsions, qui firent jeter les hauts cris à sa maîtresse. Elle se consola cependant en pensant que la vie du lieutenant-général de Calvin vaut mieux que celle d’un caniche.


Villelmine fut mandée. Elle déclara ce qu’elle avait vu, et Dominique fut pendu, sans autre forme de procès.


Monseigneur passa au cou de Villelminesa chaîne d’or, qui fit singulièrement valoir sa peau blanchette, et il la nomma femme de charge de sa maison. Il m’éleva à la dignité de valet-de- chambre, et, de ce moment, nous devînmes deux personnages importans.


Le prince de Béarn, aujourd’hui roi de Navarre, levait des troupes de tous les côtés. Il en faisait venir de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Angleterre. Il semblait que tout l’univers dût entrer dans cette querelle-là. La cour trembla, et fit la paix. Elle accorda aux huguenots tout ce qu’ils demandèrent. Défions- nous de nos ennemis, quand ils se montrent trop faciles.


On attira à Paris, par des lettres remplies d’affection, et de magnifiques promesses, tous les chefs du parti protestant. L’amiral fut comblé de caresses, et gorgé d’or.


Nous dormions, tranquilles sur les apparences, et la foi des traités, dans notre maison de la rue de Béthisy. Tout à coup, le tocsin sonne ; des coups redoublés font résonner les portes de la maison. Je me lève en tremblant ; je m’habille à la hâte, et je ne perds pas la tête. Je prévois les événemens les plus sinistres, et je cherche à m’échapper.

Je rencontre, sur l’escalier, un grand nombre de forcenés, qui se pressent, qui se poussent, qu’une fureur aveugle porte vers la chambre de l’amiral. Je saute les degrés ; ils n’ont qu’un but en ce moment, et leur rage est telle qu’ils ne m’aperçoivent pas.


Je parviens jusqu’à la rue, et déjà le pavé est couvert de sang. Les poignards brillent à la lueur des torches funèbres qui guident les meurtriers. Je me jette au milieu des morts et des mourans. Meurtri, à demi-écrasé par ceux qui passaient et repassaient sur mon corps tremblant, le reste de cette nuit affreuse s’écoula dans des angoisses inexprimables.


À la pointe du jour, les bras des assassins tombèrent de lassitude. Je me levai, et j’en vis un qui expirait, appuyé contre une borne. Ce malheureux tenait encore son poignard. Je le saisis. Je remarquai une croix rouge qu’il portait au bras. Je l’arrachai et je la fixai au mien, avec une bande de galon, que j’arrachai de mon pourpoint. Je n’avais plus rien à craindre. Je m’avançai vers la porte Saint-Antoine. Mon poignard, ma croix, me tinrent lieu de passe-port. On me laissa sortir de Paris.


J’étais excédé, anéanti. Je tombai sur la route de Vincennes, et j’y attendis les événemens. Le mestre-de-camp Crillon, fidèle au roi, mais trop brave pour approuver des assassinats, sortit d’une ville souillée de crimes. Il passa devant moi, et me reconnut. Lorsque Coligny rentra dans Paris, Crillon, juste appréciateur du mérite, s’était lié avec lui. Il m’apprit la mort de son ami, et de tant d’illustres personnages. J’étais sans ressources. Il me prit à son service.


Je lui parlai de Villelmine. Je ne devais plus la revoir de long- temps.

Le malheur absorbe quelquefois nos facultés au point de nous rendre insensibles à tout ce qui n’est pas nous. Je ne trouvai pas une larme à donner à une femme que j’avais aimée.


« Mais il me semble, Monsieur André, que vous n’approuvez pas cette Saint-Barthélémy qui purgea la France d’un sang impur. Savez-vous, Monsieur, que le pape consacra cette grande journée par les indulgences, dont il combla ses auteurs, et par des réjouissances publiques ? Or ce qu’approuve et ce que blâme notre saint père le pape doit être approuvé et blâmé par tous les bons catholiques. — Ma foi, Monsieur, je respecte infiniment les décisions de sa sainteté. Mais si vous vous trouviez dans une semblable échauffourée, donneriez- vous des bénédictions à ceux qui vous poursuivraient le poignard dans les reins ? — Enfin, André, pourquoi demandiez-vous l’aumône à Saurigny ? — M’y voilà, Monsieur, m’y voilà. — Il en est temps. Dans un quart d’heure nous serons à Civray. »


Je passai du service de M. de Grillon à celui de dix à douze seigneurs, d’humeur et de caractère tout-à-fait différens. Les uns ne me convenaient pas. Je ne convenais pas aux autres : on exige dans ses domestiques des qualités qu’on est souvent loin d’avoir soi-même. Depuis vingt ans je n’avais plus une volonté à moi, et je trouvai dur enfin de vivre toujours pour et par les autres. Je résolus de redevenir indépendant, et cette idée-là est une des plus entraînantes qui jaillisse du cerveau humain.


Le secrétaire d’état, Villequier, mon dernier maître, me dit un jour que j’étais un très-mauvais domestique, mais que depuis un mois je ne faisais plus que ce qui me plaisait. Je lui répondis de travers ; il me donna mon congé.

« Cependant, me dit-il, vous ne manquez pas d’une certaine intelligence. — Monseigneur est bien bon. — Vous êtes actif, quand cela vous convient ; je vous crois même adroit, insinuant.


On n’aborde pas facilement le valet de chambre du duc de Guise. Je commençai par me lier avec les domestiques en sous- ordre, et, de proche en proche, je parvins jusqu’au personnage que je devais faire parler. Je lui marquai des égards et de la déférence : tous les hommes sont sensibles à cela. Je lui contai des aventures plaisantes, et tout le monde aime à rire.


C’est un bon homme que M. Chopin. Il ne s’informa point de ce que j’étais, de quoi je vivais. J’étais bien mis, j’avais de l’argent, je l’amusais, je ne lui demandais rien. Bien d’autres que M. Chopin ont été pris à ce piège-là.


Je découvris les relations intimes du duc de Guise avec le roi d’Espagne ; M. de Villequier ne me donna que cinquante

pistoles, par la raison très-simple qu’il n’en avait pas davantage. Le métier d’espion n’est pas honorable, et il faut, au moins, qu’il soit lucratif : je me décidai à tirer de l’argent des deux côtés.


Nous étions à Blois. Plus un théâtre est resserré, et plus les personnages se trouvent en contact. M. Chopin voyait souvent

M. Péricard, secrétaire intime du duc de Guise, et je quittais peu

M. Chopin. L’occasion qu’on cherche se présente toujours, quand on l’attend avec patience. Je trouvai le moment de présenter mes hommages à M. Péricard, l’homme le plus vain de France, après son maître. Je lui marquai le plus profond respect ; je louai la profondeur de ses vues ; je le déclarai digne d’être le premier ministre du roi de France, quel qu’il pût être, et il ne m’avait encore adressé que des monosyllabes ; mais quand on a trouvé le côté faible d’un homme, on en fait ce qu’on veut : la flatterie l’enivre, et ne lui permet plus de réfléchir.


Vous veniez, Monsieur, d’arriver à Blois, porteur de dépêches pour le roi et le duc de Guise. M. Péricard me fit venir. « Mon ami, me dit-il, M. de Biron est un personnage de la plus haute importance, et les deux partis veulent se l’attacher. Cependant sa conduite est équivoque. Il offre au duc de Guise son épée et six mille ligueurs, et le roi lui envoie le bâton de maréchal de France. Quels sont les véritables sentimens de ce général ? Voilà, mon cher André, ce que je vous charge de pénétrer. » Mon cher André ! comme on caresse ceux dont on a besoin !


« L’émissaire du général va repartir pour retourner à Poitiers. Vous le suivrez, André ; vous vous lierez avec lui sur la route ; vous vous mettrez bien dans son esprit, et votre adresse fera le

reste. Voilà cent pistoles. À votre retour, je doublerai la somme, si je suis content de vous.


« — Mais, André, vous jouez près de moi un vilain rôle. — Mais, monsieur, vous ressemblez à ces gens, qui dès les premières scènes d’une comédie veulent en connaître le dénouement. Un peu de patience, s’il vous plait. Je sortis de Blois avant vous, et j’allai vous attendre sur la route. Quand on est arrêté, et qu’on ne fait rien, on pense nécessairement. La commission dont j’étais chargé était épineuse. M. de Biron n’est pas plaisant, et si j’étais découvert, il pouvait me faire pendre. L’impression qu’avait faite sur moi la hart, à la Fère, n’était pas effacée, et je tiens beaucoup à la vie.


Je n’étais pas embarrassé de me mettre bien avec vous.

« Monsieur André, vous me prenez donc pour un sot ? — Au contraire, monsieur ; mais on est seul, avec un domestique ordinaire ; quand on est seul on s’ennuie, et alors on est bien aise de rencontrer un compagnon, avec qui on puisse causer. — À la bonne heure. »


La grande difficulté était de savoir à quel titre vous présenteriez au maréchal un homme bien mis, que vous-même ne connaîtriez pas. Si j’avais pensé à prendre un froc, à Blois, je n’aurais pas eu besoin de vous : on entre partout sous ce costume-là. Mais quel est le grand homme qui n’oublie pas quelque chose ? « Vous êtes modeste, M. André. — Ouvrez l’histoire, monsieur, vous y verrez qu’un oubli fait perdre une bataille, ou surprendre une ville ; qu’il envoie des conjurés à l’échafaud ; qu’il renverse un ministre en faveur, et fait disgrâcier une maîtresse. »

Je rêvais profondément, quand je vis un mendiant couché sur le revers d’un fossé. Son âne broutait à quelques pas de lui. Une idée lumineuse me frappa. Un moine entre partout ; mais un mendiant n’est suspect à personne, et il a le privilége d’écouter à toutes les portes. J’avais bien quelque répugnance à me couvrir des guenilles de celui-ci ; mais dans les grandes occasions il ne faut pas être difficile.


Je proposai à cet homme de troquer ses haillons et son âne contre mes vêtemens et mon cheval. Il crut d’abord que je me moquais de lui, et cela devait être. Quand il me vit prendre sa modeste monture par le licol, et entrer sous un bouquet d’arbres ; quand il me vit dépouillé de mon manteau, de mon juste-au-corps et de mes hautde-chausses, il accourut et mit aussi habit bas.


L’effet d’une forte dose de jalap17 est tout au plus comparable à celui que j’éprouvai en endossant les livrées de la misère. Il fut si prompt, que je n’eus pas le temps de détacher ma valise de dessus mon cheval, et elle renfermait mon petit trésor. Mon homme disparut comme un éclair, et je restai avec cette bourse, qui pendait à ma ceinture, et qui tomba à mes pieds, quand je me déshabillai.


Un philosophe tient peu aux richesses qu’il n’a pas, qu’il ne peut acquérir, ou dont la perte ne peut se réparer. Je regagnai la grande route, monté sur mon âne, vous attendant, et me grattant le devant et le derrière, par manière de passe-temps.


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17 Racine d’une plante d’origine mexicaine, purgatif violent (B.G.).

Vous passâtes avec votre Julien. La décomposition de vos traits, votre air d’exaspération me firent juger que vous n’iriez pas loin, et je me consolai de n’avoir qu’une aussi chétive monture. Le coursier qui s’arrête ne vaut pas un âne qui chemine toujours.


Je marchai jusqu’auprès de Saurigny, étonné de ne vous avoir pas joint encore. Il entrait dans mon plan de paraître exposé à tous les besoins, et je lâchai mon âne à l’approche des premières maisons. Les ânes, comme les hommes, ne manquent jamais de maîtres ; mon âne en aura trouvé un.


Je ne m’étais pas trompé dans mes conjectures. Vous vous étiez arrêté à Saurigny, et vous y étiez dangereusement malade. Vous êtes jeune, bien constitué. On ne meurt pas du mal d’amour. Je présumai que vous guéririez, quoique vous eussiez un médecin, et je ne me trompai pas encore dans cette circonstance.


Il fallait attendre votre rétablissement, et soutenir dans Saurigny le rôle que j’avais adopté. Il me parut plaisant qu’un homme, qui, depuis long-temps, ne comptait que par vingt-cinq et cinquante doublons, tendit humblement la main pour recevoir un denier, quand il avait encore trente pistoles dans sa bourse. La facilité avec laquelle j’appris les grimaces d’usage, avec laquelle j’imitai le ton lamentable de mes confrères, me donnait souvent des envies de rire, auxquelles je résistai cependant.


Mais un orage, que je n’avais pas prévu, se formait autour de moi. Messieurs mes confrères trouvèrent très-mauvais qu’un étranger, un intrus vint exploiter avec eux la charité de leurs compatriotes. Ils me notifièrent que j’eusse à évacuer la place, ou à me décider à être jeté par dessus le pont. Je n’ai pas plus de

goût pour la noyade que pour le fatal cordon. Cependant je ne voulais pas désemparer. J’allai trouver le curé. Je lui parlai ; il parut s’intéresser en ma faveur, et il convoqua mes redoutables adversaires.


« Mes enfans, leur dit-il, l’homme de la nature vivrait librement des produits de la terre, et alors il n’aurait de contestation avec personne. Le péché d’Adam a arrangé les choses tout autrement. L’homme social doit gagner sa vie par son travail, ou la tenir toute gagnée de ses pères, ce qui est plus commode. Hors de ces deux cas-là, il faut qu’il vive du superflu des autres, ou qu’il se brouille avec la justice. Pourquoi cet homme-ci ne tendrait-il pas la main comme vous ? — Monsieur le Curé, qu’il aille la tendre dans son pays.


« — Mes enfans, je me crois obligé de lui donner de quoi y retourner. D’où êtes-vous, mon ami ? — Monsieur le Curé, je suis de Tunis. — De Tunis ! — Je suis un des dix-huit mille esclaves que délivra l’empereur Charles-Quint. — Vous étiez bien jeune alors. — Monsieur le Curé, je n’étais pas né. Ma mère me conçut à Tunis, et elle accoucha dans la traversée. — Hé bien, il faut le renvoyer dans la mer. — Hommes durs que vous êtes, pensez donc qu’il est le fils d’une esclave chrétienne, délivrée par l’empereur Charles-Quint. — Mais, monsieur le Curé, si les dix-huit mille esclaves délivrés par l’empereur, venaient tomber à Saurigny, que deviendrions-nous ? — Vous le voulez absolument ? Hé bien ! il ira rejoindre les Espagnols que l’empereur a laissés sur la côte d’Afrique. Mais j’ai promis de lui donner ce qu’il lui faut pour retourner dans son pays ; ma parole est sacrée, et il y a loin d’ici à Tunis. Je viderai, dans ses poches, la caisse des pauvres, et tous les troncs de l’église. Alors, plus de distributions pour vous le dimanche. Jusqu’à ce

que j’aie pu faire de nouveaux fonds, vous serez réduits aux deniers que » vous amassez péniblement dans les rues de Saurigny. — Qu’il reste, Monsieur le Curé, qu’il reste ! — Ainsi, la cupidité seule vous arrache un acte de cette charité que vous invoquez sans cesse, et que vous ne savez pas pratiquer ! » Le curé partit de ce texte, et il improvisa une instruction pastorale, qui tira des larmes de tous les yeux : le peuple passe facilement d’une extrémité à une autre. Ceux qui voulaient me noyer, une heure auparavant, m’offrirent ce qu’ils possédaient. Je refusai leurs pites ; mais il fut décidé que je resterais à Sauriguy. C’est tout ce que je voulais.


Le curé me tira à part. « Je ne suis pas dupe, me dit-il, du conte que vous venez de me faire ; mais j’ai feint d’y croire, pour en tirer une leçon utile à mes pauvres. Vous ne partagerez pas leur pain ; vous n’y avez aucun droit. Je veux m’assurer néanmoins de la sincérité des dispositions qu’ils ont manifestées. Je consens que vous restiez ici quinze jours, pendant lesquels je vous assisterai de ma bourse. Allez.


« Vous revîntes, Monsieur, à la vie et à la santé, ainsi que je l’avais prévu. Je vous offris mes services ; vous les acceptâtes. Vous savez le reste.


« J’ai maintenant à vous faire connaître les motifs de mes derniers aveux, et surtout de celui des vues particulières que j’avais sur vous.


« On s’occupe sérieusement de faire la paix : les deux partis en ont également besoin. Le comte de Montpensier, parent du duc de Guise, est un des plénipotentiaires du Roi, et il n’accordera aux réformés que des conditions qui ne blesseront pas trop vivement les catholiques. Dans aucune circonstance les

princes protestans n’ont commencé les hostilités. Ainsi, il y a lieu de croire que cette paix sera durable, et, en temps de paix, personne n’a besoin d’espions. D’ailleurs, ceux qui font ce métier-là finissent toujours mal, et je vous le répète, Monsieur, j’aime à vivre.


« La perte de ma valise m’oblige à reprendre du service, et je suis dégoûté de celui des grands. Je veux un maître qui voie en moi un homme. Je vous ai étudié, Monsieur, et je crois que vous me convenez parfaitement. Voilà encore pourquoi je me suis montré à vous à découvert. La vérité pouvait percer plus tard, et des réticences eussent amené des explications, qui vous eussent paru trop tardives pour être bien sincères. Je vous crois assez prudent pour ne parler à qui que ce soit de ce que j’ai fait depuis que j’ai quitté M. de Villequier. — Soyez tranquille, André. Je ne vous compromettrai jamais. Je veux vous garder avec moi, et mon intérêt vous répond de ma discrétion, si ma délicatesse ne suffit pas pour vous rassurer.


« — Hé bien, Monsieur, je compte sur l’un et sur l’autre. »

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Paysan français (recueil de Gaignières)

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M. de Montpensier


CHAPITRE X.

La Moucherie est admis dans l’intimité des plénipotentiaires du roi.


Nous continuions de marcher, les plénipotentiaires toujours renfermés dans leur cercle étroit ; André et moi jasant et riant tout haut, sans craindre qu’on surprit nos secrets. Vingt fois le jour, je parlais de Colombe à mon confident, car on ne peut pas toujours rire. André se conformait toujours à mes idées du moment. C’est un homme bien précieux que celui qui s’afflige, qui espère, et qui s’égaie avec nous !


Quand nous étions las de la terre, il me transportait dans l’espace. Nous visitions ensemble le soleil, la lune et les planètes. Il me faisait, sur tout cela, des contes fort intéressans, qui captivaient mon imagination ; mais qui n’étaient pas toujours orthodoxes. Oh ! alors je l’arrêtais avec une force, une véhémence ! un peu de contradiction est très-favorable à la conversation. Elle en éloigne l’uniformité, qui amène l’ennui, et l’ennui est une terrible chose ! c’est une maladie de l’âme, qui,

à la longue, tuerait le corps, si quelque secousse nouvelle ne la tirait de son apathie.


Agité par un sentiment dominateur, je ne craignais pas les tristes effets de l’ennui. Je revenais à Colombe, dès qu’André perdait quelque chose de ses avantages ; je cessais d’écouter pour descendre dans mon cœur, et j’étais sûr de trouver là des sensations toujours nouvelles.


Les grands seigneurs seraient trop heureux, s’ils avaient l’art de se dérober aux infirmités morales qui affectent l’espèce humaine. Nos plénipotentiaires bâillaient souvent dans leur coche. C’est le moment où, sans réflexions, on cherche chez les autres ce qu’on ne trouve plus en soi. La morgue, l’étiquette cèdent au besoin de se communiquer. L’habitude de voir toujours les mêmes figures fait disparaître quelque chose des distances que l’orgueil, ou l’ordre social a établies entre les hommes. Messieurs de Montpensier et de Villeroi me voyaient souvent voltiger autour de leur voiture. Montpensier, le plus fier des trois, daigna enfin m’adresser la parole.


C’est ce que je désirais depuis longtemps. J’enrageais de ne rien savoir de ce que pensaient, de ce que projetaient ces messieurs. Je saisis, avec empressement, l’occasion qui se présentait. Je n’avais pas la philosophie et la richesse d’imagination d’André ; mais quand je parlais de choses dont j’étais fortement pénétré, je m’exprimais avec facilité, et quelquefois même avec grâce. Le comte de Montpensier me fit d’abord de ces questions insignifiantes, auxquelles je ne pouvais guère répondre que par oui et par non. Le maréchal de Biron fit prendre une certaine tournure à la conversation. « Le capitaine de la Moucherie, dit-il à ses collègues, n’a pas encore vingt-un ans, et cependant il a eu bien des aventures. Capitaine,

racontez-les à ces messieurs. » Il savait mon histoire par cœur ; mais on partage toujours, plus ou moins, le plaisir qu’on procure aux autres.


Nous marchions à petites journées, par la raison, très-simple, que nous n’avions pas de relais. Nous allions tous au pas. Cependant on n’entretient pas les routes pendant les guerres civiles. Un cahot de la coche faisait perdre souvent quelques mots à mon illustre auditoire ; un détour de quelques pas, qu’une ornière m’obligeait à prendre, coupait mon récit, et on commençait à m’accorder quelqu’attention. Ces Messieurs tinrent conseil sur la question de savoir si on pouvait m’admettre dans la coche, et on la traita devant moi, homme sans conséquence, que ne devaient pas blesser les scrupules des grands. On finit par m’ordonner de donner mon cheval à mon domestique, et j’eus l’honneur de m’asseoir avec les plénipotentiaires du roi de France. Le petit frère Antoine assis avec les plénipotentiaires du roi de France ! quel honneur ! quelle fortune ! la tête m’en tournait.


On rit beaucoup et de la relique trouvée sur le champ de bataille de Montcontour, et de mes homélies, et de ma disgrâce auprès de madame de Montbason. Mais on était sérieux, attentif, on exprimait de l’intérêt quand je parlais de Colombe. Un amour, pur, innocent, passionné, a-t-il, pour les grands seigneurs, le charme de la nouveauté ?


Mon histoire finit, et on m’ordonna de rappeler mon valet. À cette interpellation, le cocher arrêta, et je descendis de la coche, désenivré des fumées d’orgueil qui m’avaient dérangé le cerveau. Hélas, pensais-je, la faveur des grands se mesure sur le degré d’utilité, en tout genre, dont peuvent leur être les petits.

Un buveur brise une bouteille vide ; un grand jette, dans un coin, le hochet, dont il s’est amusé un moment.


Je fis part de mes réflexions à André, il les trouva fort justes ; il regretta seulement qu’elles fussent le fruit de l’expérience. « Cependant, me dit-il, ce dénouement-là était facile à prévoir.


« — Et vous, André, de quoi vous-êtes-vous occupé, pendant les courts instans où j’ai été l’égal des plénipotentiaires du roi ?

— Moi, Monsieur ? j’ai voyagé dans les astres : ce sujet-là ne s’épuise jamais. Je rêvais que le soleil pourrait fort bien être habité. — André, plus d’hérésies, je vous en prie. — Monsieur, nos livres nous instruisent de la manière dont le soleil fut formé ; mais ils ne disent pas qu’il serve exclusivement à nous éclairer, et à nous chauffer. — C’est vrai, c’est vrai ; mais des habitans dans le soleil ! — Sans doute, Monsieur, ils ne sont pas faits comme nous. — N’importe, tout doit brûler là-haut. — Pourquoi cela, Monsieur? n’avons-nous pas, sur notre petite terre, une plante qui résiste à l’action du feu ? — Et laquelle, André ? — L’amyanthe, Monsieur ; et après le jugement dernier, les méchans ne doivent-ils pas devenir incombustibles ? — Ah ! par exemple, ce que vous dites là, est très-orthodoxe, et me réconcilie avec vous. Oui, je commence à croire que le soleil pourrait fort bien être habité. »


Mon cheval, qui ne s’était pas élevé aussi haut que nous, broncha violemment. J’avais cessé de le tenir en bride, pendant que j’étais dans le soleil ; je roulai par-dessus sa tête, et je me trouvai étendu dans la poussière. André me releva, m’épousseta et m’aida à me remettre en selle. « André, le soleil ressemble aux grands seigneurs ; il nous rappelle à notre néant. Ne nous élevons plus si haut. — Soit, Monsieur ; restons dans notre

sphère. — Et parlons de Colombe, un de ses plus beaux ornemens. »


Nous en parlâmes jusqu’à ce que nous aperçûmes enfin les clochers de Périgueux. C’était la première ville remarquable, par laquelle nous allions passer, depuis que nous avions quitté les environs de Poitiers. Nos seigneurs me firent appeler, et me donnèrent plusieurs ordres. Le plus pressant était de faire arrêter toute la colonne, et je l’exécutai à l’instant. Le second fut que je m’en écrivisse un à moi-même. Il en joignait au capitaine de la Moucherie de prendre avec lui quatre des valets les mieux tournés, les mieux mis, et les mieux montés ; de partir avec eux, ventre à terre ; de brûler le pavé de Périgueux, sauf à écraser quelque vilain ; de descendre chez le commandant de la place, s’il y en avait un ; dans le cas contraire, de m’adresser au bailli, et de lui enjoindre de recevoir les plénipotentiaires de sa majesté, avec les honneurs de la guerre.


Je présentai à la signature la pièce que je venais de rédiger, et mon goût pour l’observation trouva de quoi se satisfaire amplement.


Qui signera le premier ? « Ce sera moi, dit le maréchal, parce que j’ai l’honneur de représenter le roi. — Moi, reprit le comte de Montpensier, je représente Monseigneur le duc de Guise, mon parent, l’ami intime du pape et du roi d’Espagne. Or, ces deux souverains-là et leur représentant en France, sont fort au-dessus de votre Henri III qui… — N’allez pas plus loin, Monsieur le comte, et apprenez qu’un roi, quel qu’il soit, est toujours le premier dans ses Etats. — On n’apprend rien, Monsieur le baron, aux princes de la maison de Lorraine. — Ils peuvent avoir besoin de leçons comme d’autres, Monsieur le comte. — Ce n’est pas vous, au moins, qui leur en donnerez.

Voilà la lettre que vous écrivîtes, il y a quinze jours, à mon cousin le duc de Guise. Vous lui offriez six mille ligueurs, votre bras, votre épée, et vous vous disiez son très-humble serviteur. Le bâton de maréchal de France a donné une nouvelle direction à vos idées, et je n’aime, ni n’estime les gens qui changent selon les circonstances. »


Le maréchal s’élance sur la lettre, et la met en pièces : c’est ce qu’il pouvait faire de mieux dans son intérêt présent et à venir.


« C’en est trop ! » s’écria Montpensier furieux. Il saute à terre, et il a l’épée à la main. Jamais on ne défia impunément un Biron. Le maréchal ne saute plus ; il descend de la coche, avec le plus beau sang-froid, et il se met en garde. Villeroi se précipite. Il pare, avec son porte-feuille, les coups que se portent les combattans ; il parvient à se faire écouter.


« Votre vie est-elle à vous, Messieurs ? Avez-vous le droit d’en disposer, avant que d’avoir rempli la mission dont vous êtes chargés ? Vous, négociateurs d’une paix, dont la France a tant de besoin, vous ne rougissez pas de prévenir par un duel, les augustes fonctions auxquelles vous êtes appelés ! Si les catholiques et les huguenots suivent le déplorable exemple que vous leur donnez, où s’arrêtera le carnage, et que penseront de vous la France et la postérité ! »


J’étais sincèrement attaché au maréchal, et j’aurais volontiers baisé le bas du manteau de M. de Villeroi. En attendant l’effet de sa harangue, je m’étais glissé entre les deux adversaires. Pour ne pas manquer à la modestie qu’exigeait ma position, j’avais laissé mon épée dans le fourreau ; mais je présentais ma poitrine découverte au fer de M. de Montpensier. « Allons, s’écria ce seigneur, en éclatant de rire, ne voilà-t-il pas le petit

frère Antoine qui veut que je le tue ! Parbleu, Monsieur le maréchal, il faut qu’il vous aime bien, puisque vous lui faites oublier sa Colombe. Et M. de Villeroi, reprit le maréchal, en riant à son tour, qui se fait un bouclier de son porte- feuille ! » Le rire se communique comme la colère, M. de Villeroi rit, et quand tout le monde rit, une affaire est bientôt arrangée.


M. de Villeroi arrêta que les deux seigneurs, ayant eu réciproquement des torts, se feraient des excuses, et quils parleraient ensemble, pour que l’un n’eut pas l’air de ployer devant l’autre ; qu’il n’y aurait ni premier ni dernier signataire, et que l’ordre dont j’étais porteur serait déchiré, dût-on n’être pas reçu à coups de canon dans Périgueux ; qu’enfin, quand les articles du traité de paix seraient arrêtés à Bergerac, le comte et le maréchal tireraient à la courte paille pour savoir qui apposerait d’abord son noble seing au bas du traité.


Les deux premières conditions de celui qui venait d’être conclu furent exécutées à l’instant. On se prit la main, on s’embrassa, on remonta, en riant, dans la coche ; moi, je sautai sur mon cheval, et la caravanne se remit en route.


Je caracollais autour de la voiture qui portait les destins de la France. Le maréchal, le comte me regardaient avec une bienveillance marquée, et me souriaient quelquefois. Bon, pensai-je, je ne tarderai pas à être admis dans l’intimité de ces messieurs, et je connaîtrai les secrets de l’Etat. Quelle satisfaction pour un petit être comme moi d’en savoir autant que des potentats !


Hé, mais, où est André?... Je ne vois qu’un de mes mulets ! il est attaché derrière un fourgon… Et l’autre ? Mon philosophe

s’est-il laissé tenter ? A-t-il succombé à la tentation ? M’a-t-il enlevé ma petite fortune ? Faut-il que je renonce à ma maisonnette, à mon champ, à mes bosquets, que doit embellir Colombe, et que nous vivifierons ensemble ?... Réparation à la philosophie. Ma valise est sur la croupe du mulet ; elle est intacte. Où donc est-il allé avec l’autre ? Il faut que cet homme- là soit bien peureux ! Fuir devant deux épées qui ne le menaçaient pas ! Ah ! il se sera arrêté, après avoir eu perdu de vue le champ de bataille.


Nous voilà aux portes de Périgueux, et il ne paraît pas ! Oh, oh ! mais c’est lui, c’est bien lui. Il vient à nous au grand galop. Je cours au-devant de lui.


Il a jugé, avec raison, que le duel n’aurait pas lieu. Il a pensé que la médiation de M. de Villeroi, et les pourparlers, prendraient au moins une heure, et il est allé préparer notre entrée solennelle à Périgueux. La ville est aux huguenots, ils y sont en force, et ils ont de l’artillerie ; mais ces gens-là ne tirent pas le canon pour des catholiques. C’était bien la peine de mettre l’épée à la main ! Cet incident-là est un abrégé de l’histoire de presque tous les hommes, de presque tous les lieux, de presque tous les temps.


André, ne pouvant obtenir de bruit, a pensé au solide. On lui a promis sûreté pour messieurs les plénipotentiaires, en raison de leurs dispositions pacifiques. On leur a assigné des logemens spacieux et commodes. On a chargé un officier municipal de pourvoir à leurs besoins. Ainsi, l’homme qui avait eu l’ambition d’être le régulateur d’une fête, fut borné aux fonctions modestes de maréchal-des-logis.

J’allai faire part à leurs seigneuries de ce que mon valet venait de m’apprendre, et les éclats de rire recommencèrent. « Parbleu, dit le comte, nous aurions bien dû réfléchir avant de nous fâcher, que le Périgord reconnaît l’autorité du roi de Navarre. Il est inconcevable, reprit le maréchal, que cette idée-là ne nous soit pas venue. Avouez, Messieurs, poursuivit le secrétaire- d’état, que nous nous sommes conduits tous trois comme des enfans. Cela prouve, messieurs, continuai-je, que l’homme, toujours si vain, souvent si content de lui, est enfant à tout âge. »


Je me mordis la langue, après avoir émis cette audacieuse observation ; mais je reconnus qu’on peut tout dire aux grands, pourvu qu’on ait le bon esprit de savoir choisir le moment. On était gai, et on me proclama, en riant, le plus grand philosophe qui ait paru depuis Aristote. Je me gardai bien de demander au maréchal si Aristote était grec ou romain.


Nous entrâmes à Périgueux, comme de simples particuliers. André nous conduisit aux logemens qui nous étaient destinés, et messieurs les plénipotentiaires daignèrent lui adresser quelques mots de satisfaction.


« Nous voilà à Périgueux. Nos chevaux, nos mulets ont marché pendant cinq jours ; ils ont besoin de repos : il faut passer ici la journée de demain. Qu’y ferons-nous, au milieu de gens qui ne nous accordent pas la moindre attention ? — Nous bâillerons. — Bâiller pendant tout un jour, c’est un peu long !

— Allons, capitaine la Moucherie, savez-vous encore quelques historiettes qui puissent nous amuser ou nous endormir ? » Je ne balançai pas à répondre qu’oui, et, par Saint-Antoine, je ne savais pas ce que je leur dirais ; mais j’arrivais à mon but.

« Allons, capitaine, vous mangerez avec nous, et sans que cela tire à conséquence. Il est tard. Nous allons souper et nous coucher. — Mais qu’il arrange son répertoire pour demain à l’heure de déjeûner. »


Je savais déjà, avant que de me mettre au lit, qu’il existait, en France, un troisième parti qu’on appelait les politiques ; qu’il avait pour chef de grands seigneurs catholiques et huguenots, qui voulaient sincèrement le bien de l’État; que les inférieurs, répandus dans toutes les provinces, y prêchaient le besoin et l’amour de la concorde. Ces détails-là n’offraient rien de piquant à ma curiosité, et j’avais, en les recueillant, étouffé quelques bâillemens.


André me déshabillait : je commençais à jouer le petit seigneur. Je lui parlai des politiques. Nous raisonnâmes ; nous senthues que des gens qui sont partout, et ne se rassemblent nulle part, ne peuvent avoir d’influence marquée dans des temps de trouble, et surtout de fanatisme ; que si le duc de Guise craignait de les attaquer ouvertement, il calomnierait, avec succès, un parti qui offrait l’amalgame scandaleux de sectaires des deux cultes ; et, en effet, les politiques tombèrent plus tard, par cela seulement qu’ils étaient hommes de bien.


André et moi tenions peu à la politique et aux politiques. Nous nous mîmes chacun dans un bon lit, André pour dormir, moi pour rêver à Colombe.


Je m’éveillai en me frottant les oreilles, en me frappant le front, et il n’en sortit rien. On vint m’avertir que le déjeûner était prêt ; il fallait que je parlasse, et je n’avais rien à dire. Heureux Jodelle, Pibrac, Ronsard, qui aviez le talent de payer, en bons mots, les dîners que vous donnaient les grands,

pourquoi mon patron ne m’at-il pas accordé votre inappréciable mérite ?


Il m’inspira de raconter à leurs seigneuries l’histoire d’André. Elle leur plut assez : c’était quelque chose. Mais il en fallait une pour le dîner, une autre pour le souper. Oh, qu’il est difficile d’être amusant, surtout quand on cherche à l’être !


J’avais été plusieurs fois interrompu dans mon récit. Il nous vient quelquefois des idées soudaines qui nous échappent, en quelque sorte, malgré nous. J’avais recueilli, au passage, des mots, qui n’étaient pas sans intérêt. Je savais, en me levant de table, que le maréchal tenait, de bonne foi, au prince à qui il devait le bâton ; que Villeroi tenait d’aussi bonne foi à sa place ; que le comte tenait exclusivement à sa famille. En effet, l’élévation du duc de Guise était le garant de la sienne. Je reconnaissais toujours que l’égoïsme est le grand régulateur de la conduite des hommes ; mais je vis avec un plaisir inexprimable, que tous trois étaient les ennemis prononcés de ce redoutable huguenot, de ce chef d’un parti infâme, que dirigeait Satan lui-même, de Henri de Navarre enfin.


Je me promenais par les rues de Périgueux, le nez en l’air. Je regardais ce qui se passait du sol au haut des cheminées. Je cherchais le sujet d’une anecdote, et je n’en trouvais pas. Pourquoi tant de gens ont-ils l’imagination si riche, et le plus grand nombre l’at-il si pauvre ? André ferait, là-dessus, une dissertation métaphysique trèssavante, mais qui sentirait l’hérésie. Je ne lui parlerai pas de cela.


Je rentrais, déterminé à bien dîner, et à me taire. Je trouvai mon philosophe, qui tenait par la tête, une femme d’un certain

âge, qui baisait ses joues sèches avec transport, et qui lui mettait sa bourse dans la main.


« Comment donc, André, auriez-vous retrouvé votre Villelmine, votre épouse chérie ? — Pas tout-à-fait, Monsieur ; ce n’est que ma belle-mère. »


Il va me raconter une histoire, qui me tiendra lieu de celle que je n’ai pu trouver pour le dîner.


La belle-mère et les psaumes de Marot avaient été mis dans une voiture particulière, bien fermée, et escortée par vingt Écossais, qui ne savaient pas un mot de français. Ainsi les exclamations de la très jolie vilaine se perdirent dans le peu d’air que contenait sa coche.


Le capitaine Montgommeri était un homme à toutes mains. Il plaça la belle affligée dans une chambre richement meublée, et il mit des sentinelles à la porte et aux fenêtres, avec l’ordre de prévenir un coup de tête : il savait de quoi est capable une femme réduite au désespoir.


Bientôt des valets, chargés des plus beaux atours, de pierreries, de perles, se présentèrent, et étalèrçnt ces richesses aux yeux de la belle-mère, qui, dit-elle, ne daigna pas les regarder, ce qui est un peu difficile à croire.


Quoi qu’il en soit, le roi, persuadé que tant d’éclat laissait la belle sans défense, ne tarda pas à paraître. A son aspect, les Écossais se retirèrent respectueusement.


Un grand roi est persuadé qu’il doit soumettre enfin la plus rebelle, et cela est arrivé quelquefois. Le grand Henri II adressa,

à l’objet de ses vœux, les choses les plus touchantes, les plus délicates, les plus spirituelles, car il avait infiniment d’esprit, à ce que lui disaient ses courtisans. Il trouva fort extraordinaire que la dame ne lui répondît pas un mot. Il la jugea très-bornée, mais elle était si jolie ! Et une femme ne peut pas tout avoir.


Le grand roi jugea à propos de joindre le geste aux paroles, et il se montra très-gesticulant. La dame avait des ongles superbes, et elle savait s’en servir dans les grandes occasions. Elle les imprima sur la figure de sa majesté, auprès de l’œil, de celui même que Montgommeri creva plus tard. Une fatalité était attachée à cet œil-là.


Le roi sortit furieux, en déclarant à sa belle qu’elle n’était qu’une sotte et une vilaine, indigne de l’honneur qu’il voulait lui faire. Comme un grand prince ne reprend jamais ses présens, il la laissa au milieu de ses richesses, et il continua sa majestueuse promenade, avec son œil éraillé.


La vertu n’exige pas d’une femme qu’elle méprise des choses qui deviennent le prix d’une victoire pénible, remportée sur elle-même. Elle considéra, avec satisfaction, ses nouvelles propriétés ; elle se baissa même pour ramasser la bourse que le roi avait laissé tomber, en gesticulant.


Son premier soin fut d’envoyer un exprès à Angoulême : elle brûlait d’avoir des nouvelles de l’époux qu’elle adorait. Elle apprit bientôt qu’il était complètement ruiné.


Une femme est bien aise de savoir si elle est veuve ou non. Dans le premier cas, ses richesses étaient à elle seule, et cela méritait quelqu’attention.

Elle dépêcha un second courrier, chargé de s’informer, dans les villes voisines, de la destinée de son époux. Celui-ci lui rapporta son extrait de mort, signé de l’hôpital de Cognac. Elle se couvrit de crêpes noirs de la tête aux pieds, ce qui, très- souvent, ne prouve rien.


La dame n’avait qu’une vertu, la chasteté. C’est beaucoup, sans doute; mais cela ne suffit pas. Elle crut ses richesses inépuisables, et elle résolut de vivre somptueusement. Il est un genre d’hommes qui se glissent partout, qui vivent partout, et dont les revers n’éteignent pas la persévérance. La dame voulut réaliser, cela était nécessaire, et un honnête israélite lui donna moitié de ce que valaient ses bijoux.


La prévoyance est une qualité ; l’économie, bien entendue, est presque une vertu. La jolie dame n’avait ni l’une ni l’autre. Elle se jeta dans le grand monde ; elle donna des dîners ; c’est le moyen d’avoir des amis. Mais elle ignorait ce que l’expérience a appris des milliers de fois, c’est qu’on doit peu compter sur ces amis-là.


Elle commença à réfléchir quand elle n’eut plus que cinquante doublons ; c’était s’y prendre un peu tard. Elle supprima les dîners, et elle fut abandonnée, selon l’usage. Cette vérité est tellement connue, qu’il y a presque de la trivialité à la rappeler.


L’abandon, cependant, ne fut pas général. Il y avait à Périgueux, comme ailleurs, de ces hommes qui spéculent sur les besoins d’une joliefemme. Celle-ci reçut des propositions, et elle n’égratigna personne, parce que les amateurs jugèrent à propos de prendre des intermédiaires. Chacun garda ses yeux, et elle sa vertu.

Cependant elle se trouva vis-à-vis de son dernier doublon : c’est un triste tête à tête. Elle s’en servit pour se rendre à Limoges. Périgueux avait été témoin de son faste, et allait l’être de sa misère : cette ville ne lui convenait plus.


Elle chercha à se procurer, à Limoges, des moyens d’existence : elle ne savait qu’être sage. Elle fut contrainte de descendre à l’état de domesticité. Personne ne voulut d’elle, parce qu’elle était inconnue, et que sa mise, élégante encore, ne donnait pas une haute idée de ses mœurs. Les hommes sont loin d’être infaillibles, et la vertu peut avoir, à leurs yeux, les apparences de la galanterie, ou de quelque chose de pis.


La dame se résolut à subir la dernière humiliation, à laquelle elle put se résigner. Elle revint à Périgueux, et elle y demanda du service. Oh ! toutes les portes lui furent ouvertes. Quel plaisir pour les Périgourdines de commander à celle qui les avait éclipsées, et qui avait eu l’insolence de donner des tentations à quelques-uns de leurs maris !


Elle débuta par être femme de charge d’une dame qui lui disait les plus jolies choses du monde, quand elle était dans l’opulence ; mais qui était acariâtre et caustique. La belle-mère n’avait pas la vertu qui détermine à se soumettre à sa destinée.


Elle entra, en qualité de femme de chambre, chez la plus jolie personne de Périgueux, après elle. Elle l’habillait mal, elle la coiffait de travers : c’était un moyen sûr de lui déplaire à l’excès. Elle reçut son congé, et elle alla chercher fortune ailleurs.


Elle fut chargée, dans une troisième maison, de raccommoder le linge. Elle y trouva l’avantage d’être seule dans une chambre,

et par conséquent de ne pas craindre les traits malins dont l’accablaient ses premières maîtresses. Mais elle faisait des reprises qui ressemblaient à des coutures, et elle fut renvoyée. C’est une triste chose de n’être que jolie et vertueuse, quand on manque de tout.


Elle était fortement constituée. Une blanchisseuse, pour qui elle avait eu des bontés, la recueillit avec humanité. Voilà celle, qui avait pu être la maîtresse d’un roi, frottant au cuvier, et s’écorchant les poignets. Quelle chute ! Cependant la maîtresse blanchisseuse n’avait jamais eu de prétentions à la beauté, et ne connaissait pas l’art de faire des épigrammes. L’ouvrière était fort tranquille, pourvu qu’elle travaillât du matin au soir, le temps donné aux quatre repas excepté.


On salit beaucoup de fraises, quand on voyage par un temps sec. Un valet de confiante avait rassemblé celles de leurs seigneuries et était allé chercher une blanchisseuse. Il tomba chez la maitresse de la beauté déchue, et celle-ci reçut l’ordre d’aller prendre le paquet.


André était désœuvré. Il causait avec les domestiques des plénipotentiaires, qui, en ce moment, n’étaient pas plus occupés que lui. On tient toujours au lieu où on est né. André parlait d’Angoulême, quand sa belle-mère entra. Elle prêta d’abord une oreille attentive, et se mêla bientôt à la conversation. De souvenir en souvenir, de rapprochement en rapprochement, on arriva à la reconnaissance théâtrale, dont la fin m’avait frappé.


« Hé bien, André, que ferez-vous pour votre belle-mère ? — Comment, Monsieur, ce que je ferai ! J’ai fait tout ce que je pouvais faire : je lui ai donné jusqu’à mon dernier écu. — Mais des soins ? des consolations ? — Des soins ? nous partons

demain. Des consolations ? Je suis valet, et elle blanchisseuse, parce qu’elle a eu de la vertu. Je me console : qu’elle fasse comme moi. »


Je ne manquai pas de raconter, au dîner, l’histoire de la belle- mère. Elle parut amusante et instructive, et on me proclama homme d’esprit. Que de gens brillent dans le monde, et n’ont, comme moi, que de l’esprit d’emprunt !


L’homme d’esprit ne trouva rien à dire au souper. Il s’aperçut que leurs seigneuries ne seraient pas fâchées de parler à leur tour. Il écouta : cela mène toujours à quelque chose.


Il apprit quelle était la composition et l’esprit de la sainte ligue. Elle avait à Paris un comité, qui réglait, qui dirigeait tout, d’après les ordres de Guise. Ce comité enrôlait des ligueurs, et faisait des quêtes, sous le prétexte de pourvoir au nettoyage des rues. Déjà il avait recueilli trois cent mille écus. Il avait des agens dans toutes les provinces, à qui il faisait passer ces fonds, et partout on trouve des hommes avec de l’argent.


Le roi d’Espagne avait, dans chacun des quartiers de Paris, un payeur, qui soldait, à la fin de chaque semaine, tous les gens du peuple qui s étaient agrégés à la ligue. Des chefs, choisis par le comité, dans toutes les classes de la population, faisaient chaque jour des enrôlemens nouveaux, et bientôt la capitale du royaume appartint au duc de Guise.


On arrêta enfin le plan de la journée des barricades, et on pressait e duc de le mettre à exécution. Il ne jugeait pas le moment favorable.

Des courriers allaient sans cesse de Paris à Blois, et de Blois à Paris. Catherine avait des espions, qui valaient bien monsieur André. Elle connut le danger qui menaçait elle et le roi. Elle se hâta de traiter avec les huguenots : il lui fallait un appui contre la maison de Lorraine. Le duc se trouvait contraint à jeter son masque, ou à ne mettre aucun obstacle à la paix. Il fit porter le comte de Montpensier au nombre des plénipotentiaires. Voilà tout le secret des négociations précipitées qui allaient s’ouvrir.


On sent bien que je ne recueillis pas ces renseignemens d’une manière suivie. Le maréchal avait de l’esprit naturel, et il était franc et loyal. Monsieur de Villeroi était fin ; M. de Montpensier n’était que fier. Villeroi n’avait besoin, pour lui arracher des mots, très-significatifs, que de piquer son amour- propre. Ce sont ces mots, échappés par intervalles, que je viens de mettre en ordre.


Nous étions sur la route de Beauregard, et je causais avec André. « Je vois, lui dis-je, que jamais on ne doit désespérer de rien. Vous avez retrouvé votre belle-mère ; pourquoi ne retrouveriez-vous pas votre Villelmine ? — Si je la retrouvais, je la reprendrais ; il le faudrait bien. — Il le faudrait bien ! Cette femme, si jeune, si jolie, n’a-t-elle plus de droits sur votre cœur ? —Cette femme, si jeune, si jolie, a trente-six ans, et elle a perdu ses attraits, qui consistaient uniquement dans sa fraîcheur. Je la reverrais sans peine et sans plaisir. — Qu’est devenu l’amour qu’elle vous a avait inspiré ? — Il s’est éteint, parbleu, victime du temps et de l’absence. Il se fût peut-être évanoui plus promptement, si nous fussions restés ensemble. Nous ne sommes ici-bas que des passagers. Nos sensations sont passagères et fugitives comme nous. Cette vérité est tellement démontrée, que les lois ont essayé de combattre la nature.

L’ordre social vne peut exister que par la distinction des familles. Il a fallu, pour le maintenir, rendre le mariage respectable, et on se fatigue, assez communément, de ce qu’on est forcé de respecter. — Que dites-vous là, André ! Moi, je me fatiguerais de Colombe, si belle, si jolie, si candide, si aimante ! Cela est impossible. — Monsieur, la passion voit tout éternel, et la nature veut que tout finisse. — André, vous calomniez mon cœur, et cela me déplait singulièrement. — Je ne veux pas déplaire à Monsieur, et je me tais. Je le prie seulement de vouloir bien remarquer que je n’ai fait que répondre à ses questions. » Nous continuions de marcher, et je rêvais profondément à ce qu’André venait de me dire. Quelques exemples, présens à ma mémoire, fortifiaient ses assertions. Mais je conclus, après avoir bien réfléchi, que Colombe et moi devions faire exception à une règle, à peu près générale.


Nous arrivâmes à Beauregard, où on devait souper et coucher. Je me présentai au moment où leurs seigneuries allaient se mettre à table : leur ordinaire me convenait beaucoup. La fantaisie des historiettes était passée, et on me notifia, avec assez de ménagement, que je n’aurais pas l’honneur de souper avec messieurs les plénipotentiaires. J’allai trouver André, et je le chargeai de faire un tour à l’office. Il ne parut pas étonné de ma méssaventure. « Les grands, me dit-il, ressemblent au soleil, qu’il faut ne voir que de loin. Les petits, qui ont l’ambition d’en approcher, se brûlent : vous l’avez déjà dit. Pour être heureux, autant que le comporte notre organisation, il faut vivre avec ses égaux. »


Il me fit souper, et très-bien. Nous jasâmes d’amitié, et je reconnus la vérité de ce qu’il m’avait rappelé quelques minutes auparavant. Qu’étais-je à la table de leurs hautes puissances ?

Un complaisant, obligé de les amuser. Si je me mêlais à la conversation, qui, de loin en loin, coupait mes récits, il fallait réfléchir avant que de parler, peser mes paroles, éviter celles qui pouvaient déplaire, en chercher qui fussent flatteuses sans fadeur. Quelle contrainte, et que de difficultés !


Ces messieurs m’avaient proclamé homme d’esprit, sans doute pour justifier la bonté avec laquelle ils m’avaient admis à leur familiarité. L’homme d’esprit n’est, auprès d’eux, que ce brillant et frêle joujou, que brise un enfant qui en est fatigué. Homme d’esprit, parlez ; homme d’esprit, amusez-nous ; homme d’esprit, taisez-vous ; homme d’esprit, retirez-vous. Voilà, avec des circonlocutions et les ménagemens prescrits par la politesse, à quoi se réduit le protocole des grands à l’égard de leurs inférieurs.


Mais ne tiens-je pas, à l’égard d’André, la conduite qui me blesse dans messieurs les plénipotentiaires ? Il est plus savant que moi, plus gai que moi, et il y a moins loin de mon valet à moi, que de moi aux ministres du roi de France. Ma foi, l’homme est le même dans toutes les conditions où le sort l’a placé. Il veut dominer, et celui qui ne peut commander à personne, a un chien.


Le désir de savoir de quoi s’occupaient leurs seigneuries mit un terme à mes réflexions philosophiques. Je ne manquais pas de prétextes pour entrer dans leur salle à manger. C’était un papier à remettre à M. le maréchal ; un mot obligé à lui dire à l’oreille ; des ordres à prendre pour le lendemain, et, en allant et venant, je saisissais toujours quelque chose à la dérobée.


Ces messieurs conféraient, avec le plus grand sérieux, sur la manière dont ils aborderaient le roi de Navarre. Faut-il faire tant

de façons avec un huguenot ? Ils calculaient les honneurs qu’ils rendraient à un prince, qui n’avait, entre lui et le trône de France, que le frère de Henri III. Pressentir qu’un huguenot régnerait un jour sur nous, c’est être soi-même hérétique, relaps, renégat. Cette idée me mettait en fureur.


« Ah ! dis-je à André, Poussanville juge bien les grands : ils n’ont pas de religion. — Monsieur, on prend un masque pour aller au bal, et on le jette quand on n’en a plus besoin. »


Le maréchal me fit appeler après le souper. Il me dicta, pour le roi de Navarre, une lettre qui lui annonçait l’arrivée des plénipotentiaires à Bergerac. Il n’y avait pas un mot qui ne fût respectueux. Quelques phrases paraissaient dictées par une sensibilité profonde : leurs seigneuries espéraient que sa majesté mettrait un terme aux maux qui affligeaient la France, par une paix conclue à des conditions raisonnables. La majesté d’un huguenot ne peut être que celle de Satan. Le prince des ténèbres seul avait pu souffler une lettre semblable à leurs seigneuries. Le secrétaire-d’état Villeroi la signa seul, pour éviter toute espèce de contestation entre le maréchal et le comte.


Je reçus l’ordre de partir le lendemain, avant le jour, et d’annoncer, pour midi, l’arrivée des plénipotentiaires. Me voilà métamorphosé en courrier de l’enfer, et je ne partirais pas, s’il ne fallait suivre cette route pour me rapprocher de Colombe.


Chère Colombe, je vais donc te revoir, retrouver près de toi le bonheur et la vie, fondre mon cœur dans le tien, redevenir plus qu’un homme !

Nous partîmes, André et moi, deux heures avant le jour, et, à trois heures du matin, nous étions aux portes de Bergerac. Les scènes qui m’avaient révolté, affligé à mon entrée à la Rochelle, se renouvelèrent ici. Des soldats huguenots me demandèrent ce que je voulais. Je répondis que je voulais parler à Henri de Navarre. « Dites au roi, me répliqua durement un officier. Que lui voulez-vous ? — Lui annoncer l’arrivée des plénipotentiaires de la cour de France, et lui remettre une lettre de leurs seigneuries. — Passez. »


Les mêmes questions se renouvelèrent à tous les postes ; je fis partout les mêmes réponses, et j’arrivai au cœur de la place. « Ne trouvez-vous pas, dis-je à André, que tous ces gens- là ont des figures de réprouvés ? — Ils le sont, sans doute ; mais je vous avoue, Monsieur, que je ne vois rien en eux qui annonce la réprobation. »

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Homme de cour (Recueil de Gaignières)


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Henri IV (médaille de 1830)


CHAPITRE XI.

Catastrophes sur catastrophes.


Je demandai à un personnage, qui me parut recommandable, à qui il fallait que je m’adressasse pour être présenté au roi de Navarre. Il me rit au nez, et me tourna le dos. Je le suivis, résolu de lui demander raison de son impertinence. « Et Colombe, me dit André ! » Ce mot seul m’arrêta.


Je remarquai un groupe de cinq à six personnes, qui se promenaient par les rues, en causant familièrement. Je les abordai. L’un d’eux avait une figure belle, noble, et qui annonçait la bonté. Un instinct secret nous pousse toujours vers ces gens-là. Je renouvelai, à celui-ci, la question que j’avais adressée à mon insolent rieur. Il me sourit, et se nomma. C’était le roi de Navarre lui-même. Ma physionomie exprima sans doute quelqu’étonnement de le voir pressé ainsi. II me devina.

« Oh ! me dit-il, ils me pressent bien autrement un jour de bataille. »

Je lui présentai la lettre dont j’étais porteur. Il la lut à haute voix. « La cour veut la paix, dit-il, et elle nous a toujours trouvés disposés à la faire. Puisse-t-elle être sincère en ce moment ! » Il m’adressa quelques questions sur les dispositions où j’avais laissé les plénipotentiaires. Je pouvais l’instruire de choses que leurs seigneuries ne se doutaient pas que je connusse. Je résistai au désir de faire l’important, et j’avais quelque mérite à me conduire ainsi : on sait que la modestie n’est pas ma vertu d’habitude. Je cherchai à répondre évasivement ; mais j’avais affaire à un homme pénétrant.


« Mes amis, dit-il, Catherine veut nous opposer au duc de Guise. Si on peut s’en rapporter aux apparences, il est présumable que la paix sera durable. Cependant les négociations seront longues, puisque Condé est à la Rochelle. » Il parla sur cet objet avec une facilité, avec cette éloquence du cœur qui persuade, qui entraîne. Il s’attendrit sur le triste sort de la France ; il exprima, pour son bonheur à venir, des vœux qui me parurent sincères. Je l’écoutais avec un plaisir inexprimable. Je ne pensais pas à m’éloigner de lui.


« Chavagnac, dit-il enfin, conduisez le capitaine chez Justin, et dites-lui de se tenir prêt à recevoir les plénipotentiaires. Ils n’y feront pas bonne chère ; mais ils vivront comme nous, et, ventre-saint-gris, ils ne peuvent rien exiger de plus. Rosny, Mornai, faites recevoir ces messieurs au bruit de l’artillerie. »


J’avais oublié, un moment, que Henri de Navarre était huguenot. Le charme se dissipait à mesure que je m’éloignais de lui. Bientôt je pensai que Satan s’exprimait par sa bouche, pour attirer à lui les catholiques, et je me promis bien de résister à la séduction.

M. Justin était un négociant de Bergerac, qui avait une maison d’assez belle apparence. Il pria M. de Chavagnac d’assurer le roi qu’il pouvait disposer de lui, et de tout ce qu’il possédait. Allons, me dis-je, me voilà chez un huguenot. Ô mon patron, soutenez-moi !


« Vous êtes le maitre ici, me dit M. Justin. Faites, avec mes domestiques, les dispositions qui vous paraîtront nécessaires, et même agréables, pendant que j’irai entendre la messe. — André, cet homme est catholique, et il aime le roi de Navarre ! Cela me parait contradictoire, inexplicable. — Monsieur, ne serait-il pas prudent de voir et d’entendre avant que de se former une opinion ? — J’ai vu, j’ai entendu, André, et je vous invite à ne pas me contredire. »


Je n’avais plus que deux heures à moi. Je visitai la maison, et, pendant que j’arrêtais les logemens, M. Justin rentra. Il s’approcha de moi, avec un air gai et affable. « Vous me laissez peu de place, me dit-il ; mais je me prêterai à tout pour obliger notre Henri. — Votre Henri, et vous êtes catholique ! Ce prince a donc l’art funeste de séduire tous ceux qui l’approchent ? — Il ne connaît pas d’art. Il est franc, loyal, gai, populaire, généreux, brave, juste surtout. Jeanne d’Albret, sa mère, nous avait ôté nos églises ; il nous les a rendues. Il veut honorer Dieu à sa manière ; mais il entend que chacun jouisse de la même liberté. »


« Vous l’avez trouvé au milieu de son conseil. Il a composé des seigneurs les plus éclairés, et les plus équitables. Il parle d’affaires partout, parce qu’il ne connaît pas la ruse ; il ne se donne pas même la peine de dissimuler. Le luxe règne à la cour de France, et à celle du duc de Guise.

« Le roi de Navarre est simplement vêtu ; mais il a de bonnes armes, et il sait s’en servir. Il sort souvent seul, et les habitans de Bergerac l’entourent, le pressent, le bénissent, et le gardent. Voilà son luxe à lui.


« — Monsieur, il n’est pas de catholique qui ne fût trop heureux de réunir d’aussi éminentes qualités ; mais dans un huguenot ce sont de fausses vertus. — M. le capitaine, vous êtes bien jeune, et votre âge est celui de l’enthousiasme. Le temps et l’expérience vous amèneront à des idées plus raisonnables.

— M. Justin, j’espère que mon patron me fera la grâce de me soutenir dans celles que j’ai adoptées. »


Je montai sur les remparts, et je vis, dans le lointain, le cortège qui s’avançait en bon ordre. Le baron de Rosny avait fait préparer les pièces, et il salua MM. les plénipotentiaires d’une première décharge. Je montai à cheval, et j’allai au- devant d’eux.


Je leur rendis compte de ce que j’avais fait, et ils m’en témoignèrent une franche satisfaction : le bruit du canon les avait mis en gaieté. Je profitai du moment, pour leur donner un avis salutaire. « Messeigneurs, je vous supplie de voir le roi de Navarre, le moins que vous le pourrez. Il m’a séduit, moi qui ai l’honneur de vous parler, et, si vous n’êtes sur vos gardes, vous ne résisterez pas à la séduction. » Ils rirent beaucoup de mes craintes, et de ma manière de les exprimer. Voilà, pensai-je, de ces hommes qui ne doutent de rien. Leur présomption sera punie.


Les négociations seront longues, avait dit le dangereux huguenot. Je brûlais d’être à Biron, et je conjurai le maréchal de m’accorder un congé. « Monsieur, » me dit-il sèchement, vous

ne pensez qu’à votre Colombe. Occupez-vous d’abord de votre devoir. Vous êtes le seul officier que j’aie à ma suite ; vous ne me quitterez pas. »


Une seconde salve d’artillerie annonca notre entrée dans la ville. Les catholiques et les huguenots, pressés, confondus autour de nous, levaient les mains au ciel, nous bénissaient, et criaient : vive la paix. Des catholiques unis, par leurs vœux, à des huguenots ! et personne ne pensait à séparer le bon grain de l’ivraie. Des lévites d’Israël ne rougissaient pas de se trouver auprès des ministres de Baal ! Ô grand duc de Guise, c’est vous qui apprîtes à votre fils à ne jamais transiger avec l’impiété ! C’est vous qui, en passant à Vassy, purgeâtes cette contrée de trois cents soixante huguenots, rassemblés dans une grange ! La palme du martyre fut votre récompense. Un suppôt de Calvin, Poltrot, vous la décerna.


Les plénipotentiaires allèrent saluer le roi de Navarre, qui les attendait chez lui. Je le revis, cet homme redoutable. Il exerça, sur leurs seigneuries, l’influence à laquelle il était presque impossible de se soustraire, dès qu’on s’approchait de lui. Cette première entrevue fut consacrée uniquement au cérémonial, et ne dura qu’un quart d’heure. Le roi de Navarre se leva ensuite, s’approcha des ministres de Henri III, causa familièrement avec eux, laissa échapper de ces traits d’esprit, si naturels, si simples, qu’on était surpris de ne les avoir pas trouvés. Il se laissa aller ensuite aux sensations de son cœur, et des larmes roulèrent dans tous les yeux. Non, Henri de Navarre n’est point un homme, pensai-je. Un dieu, ou un démon suborneur, a pris sa figure pour séduire, corrompre les humains. Je m’enfuis : je sentais que j’allais pleurer aussi.

Je repassais tout ce que j’avais vu et entendu depuis mon entrée à Bergerac, et le souvenir de Colombe calma les idées noires qui me poursuivaient.


Les négociations seront longues, avait dit le roi de Navarre, et le maréchal m’a défendu de m’éloigner de lui ! « André, je suis au supplice. Il faut que je la revoie, ou que je retombe dans le désespoir où vous » m’avez trouvé à Saurigny. — Du désespoir, Monsieur ! Il n’y a pas à balancer : désertez, et allons à Biron.


« — Non, mon ami, je ne déserterai pas. Mais le maréchal aime tendrement son épouse. Partez. Allez dire à cette dame que nous sommes ici pour long-temps, et que Monseigneur sera heureux de l’avoir auprès de lui. Je vous donnerai une lettre pour Colombe ; vous la lui lirez, et si la maréchale refuse de vous suivre, vous lui parlerez de celle qui m’est si chère. Vous l’aurez entendue ; ne perdez pas un mot de ce qu’elle vous aura dit, pas un mot, mon cher André. Allez, partez, et puisse votre retour combler bientôt tous mes vœux ! » Je lui donnai de l’argent, il monta à cheval, et il disparut.


Je me promenais de chambre en chambre, chez M. Justin, en pensant à Colombe. Une jeune personne, de dix-sept à dix-huit ans, allait, venait, donnait des ordres à ses domestiques, et les faisait exécuter. Elle portait à sa ceinture un chapelet, qui fixa mon attention. C’est une catholique, pensai-je, et cette idée me porta à m’approcher d’elle, et à lui adresser la parole. C’est mademoiselle Clotilde, la fille unique de M. Justin. Elle est vive, légère, enjouée, et elle doit paraître charmante à qui ne connaît pas Colombe. Une jolie figure attire toujours, et je trouvais du plaisir à causer avec elle.

Nous étions en conversation réglée, quand leurs seigneuries entrèrent. Le maréchal s’arrêta devant nous. « Vous auriez dû nous attendre, me dit-il, et nous conduire ici. —Monseigneur, le roi de Navarre fait rire ou pleurer à son gré. Il me fait peur. — Vous êtes un enfant. Voyons nos logemens. « M. Clotilde conduisit ces Messieurs partout, avec une grâce toute particulière. Le maréchal la regardait avec une attention très- remarquable, et qui, par conséquent, ne m’échappa point. Il n’en fallait pas plus pour que j’observasse sa conduite.


Pendant le reste de la journée, il saisit les occasions qui se présentèrent de s’approcher d’elle, et de lui adresser quelques mots. Il la chercha le lendemain.


Voilà, pensai-je, le maréchal amoureux, malgré ses cinquante ans. Amoureux d’une fille de dix-huit ! Il perdra son temps et son amour.


Pas du tout. La petite semble vouloir lui donner quelque facilité. Elle lui sourit quand elle le rencontre, et elle a toujours quelque chose à voir ou à faire dans nos logemens. Bien certainement le maréchal n’a pas eu avec elle de conversation suivie, ainsi il ne lui a pas fait d’aveu. Il paraît que les femmes, même les plus jeunes, n’en ont pas besoin, et qu’elles ne se trompent jamais sur les sentimens qu’elles inspirent. Mais un amoureux de cinquante ans ! Ah ! les femmes ont peut-être deux amours, amour de cœur et amour de vanité. Les rides naissantes du maréchal disparaissent aux yeux de Clotilde, sous les lauriers qui les couvrent.


La première conférence devait avoir lieu chez le roi de Navarre, ce jour-là, à midi. Messieurs les plénipotentiaires

m’ordonnèrent de les suivre, et d’être prêt à écrire, si les circonstances le demandaient.


Leurs seigneuries furent reçues avec l’affabilité qui distinguait le roi de Navarre. On s’assit, et Rosny ouvrit la séance par un discours, prescrit, me dit-on, par l’usage. Selon les apparences, l’usage veut que ces discours ne signifient rien, car Rosny parla longtemps sans rien dire. Au reste, le roi et lui pouvaient émettre, après cela, toutes les idées que le moment ferait naître, sans crainte de se mettre en contradiction avec eux-mêmes, et c’est quelque chose.


Monsieur de Villeroi prit la parole : on sait qu’il était le plus fin des trois ministres du roi de France. Il parla d’abord de la paix et du besoin qu’en avait la France. Les deux partis avaient la même opinion, et on posa aussitôt cette première base des négociations.


On commença à discuter les conditions du traité. M. de Villeroi voulut se rendre impénétrable sur les concessions que la cour était disposée à faire : c’était le moyen d’accorder le moins possible aux huguenots.


Le roi de Navarre l’interrompit. « Monsieur de Villeroi, ne perdons pas le temps en ruses diplomatiques. Traitons franchement, loyalement. Voici ce que vous pouvez accorder. » Il répéta aux plénipotentiaires ce qu’ils avaient proposé et arrêté, dans leurs conférences secrètes, de Poitiers à Bergerac.


Le maréchal se tourna vers moi, et me lança un regard foudroyant. Que me veut-il ? Je n’ai rien dit au roi de Navarre de ce qu’il vient de rapporter.

Leurs seigneuries parurent déconcertées. Le Béarnais rit.

« Voilà, Messieurs, leur dit-il, bien des articles réglés en moins d’une heure. Je vais expédier un courrier au prince de Condé. Il sera porteur des conditions que nous venons d’arrêter ; le prince les approuvera, sans doute, et au retour du courrier, il suffira d’une séance pour clore le traité. Messieurs, vous dînez avec moi. »


Quand nous fûmes rentrés chez Justin, les plénipotentiaires s’enfermèrent dans leur salle des conférences. Ils m’y appelèrent, et me firent une scène épouvantable. Je ne savais où j’en étais ; j’étais incapable de trouver un mot pour ma défense, et cependant je croyais n’avoir rien à me reprocher.


On ne peut toujours crier. Ces messieurs commencèrent enfin à se rendre intelligibles. Ils m’accusaient d’avoir livré au roi de Navarre les secrets de la cour de France. Ils savaient que j’avais entendu bien des choses, et j’étais le seul qui ait pu en parler à Bergerac. Les apparences étaient contre moi.


Je me défendis, avec la confiance et l’énergie que donne l’innocence. Mon ton, mes expressions, le jeu de ma physionomie avaient un caractère de vérité, qu’on ne joue pas, à vingt ans surtout. « Mais qui donc a pu instruire le roi de Navarre, me demanda le maréchal ? — Monseigneur, il n’a pas besoin de l’être. Le diable s’est emparé de lui, et parle par sa bouche. — Hé, Monsieur, le diable n’est pour rien dans cette affaire-ci. Ce prince vous a-t-il fait des questions, quand vous avez paru devant lui ? Oui, Monseigneur. — Que vous a-t-il demandé ? Que lui avez-vous répondu ? »


Je me rappelai assez facilement la conversation que j’avais eue la veille avec ce prince. Je la rendis, à peu près, dans les

mêmes termes. « Allons, allons, dit M. de Villeroi, la Mouche n’a rien dit de positif. Il est même facile de reconnaître qu’il a cherché à se renfermer dans des réponses générales, et par conséquent évasives.


« Mais il a eu affaire à un homme pénétrant. Henri a tiré des inductions certaines de ce qu’il lui a dit : ce jeune homme est innocent. Mais, Messieurs, nous venons de recevoir une leçon assez forte pour éviter, à l’avenir, toute communication directe avec qui que ce soit, quand nous parlerons d’affaires.


« La Moucherie, reprit le maréchal, vous vous logerez à l’extrémité de la maison. Vous n’approcherez du quartier que nous occupons que quand vous y serez mandé. Dites à Clotilde

» que je la prie d’avoir soin de vous. »


Le voilà donc calmé, cet orage qui menaçait de m’abîmer. Il faut avouer -que je reviens de loin, car enfin leurs seigneuries pouvaient être injustes avec impunité, et elles ont daigné ne pas m’écraser. Tenons compte aux grands du bien qu’ils nous font, et du mal qu’ils ne nous font pas.


Je n’avais pas mon philosophe André, et ma position me plaçait au-dessus des valets. Il ne me suffisait pas de penser ; il fallait que je parlasse à quelqu’un, qui pût m’entendre et me répondre. Clotilde est jeune, et toute jeune femme doit être, plus ou moins, sensible. Sa chambre, d’ailleurs, n’est pas éloignée de la mienne. Nous devons nous rencontrer souvent. Elle sera ma confidente.


Je lui parlais de mon amour, de mes privations, de mes espérances, avec cette chaleur qui se communique si aisément. Clotilde soupirait en m’écoutant ; souvent elle baissait les yeux,

en jouant machinalement avec son chapelet, et elle me répondait avec une justesse étonnante. C’est un bouton de rose, pensai-je, qui n’attend pour s’ouvrir qu’un rayon du soleil.


Jamais le maréchal n’avait eu autant de choses à me dire, et il m’en disait souvent de fort insignifiantes. Il fronçait son sourcil gris, quand il me trouvait avec Clotilde, et je la quittais peu. Bientôt, il ne chercha plus de prétextes pour lui parler. Il me parut épier, au contraire, les momens où je sortais.


J’avais été faire un tour par la ville. Le grand air m’avait rafraîchi la tête, et je revenais auprès de Clotilde épancher de nouvelles pensées d’amour. Je la trouvai assise auprès du maréchal. Il tenait une de ses mains, et il lui parlait avec vivacité. Il rougit en me voyant. Rougir, en pareil cas, c’est s’avouer coupable. Cependant, il aime tant la maréchale ! Ah, je vois ce que c’est : certains hommes ont aussi deux amours, amour de devoir, et amour du cœur.


« Monsieur, me dit-il, nos chevaux et nos équipages sont à la discrétion de nos valets. Je vous charge du soin de les surveiller. Allez dire à mon majordome de vous loger de manière à ce que vous puissiez facilement remplir la mission que je vous donne. » Le véritable motif qui portait le maréchal à m’éloigner, n’était pas difficile à deviner.


Les droits de l’hospitalité violés, une jeune fille conduite au bord du précipice, le respect, la reconnaissance, l’attachement que je devais à madame la maréchale, tout m’imposait la loi de prévenir les événemens que je redoutais. Je résolus d’instruire Justin de ce qui se passait.

Je le rencontrai sur l’escalier qui conduisait à la chambre de sa fille. Il avait l’air soucieux. « Monsieur le capitaine, où est Clotilde ? — Dans sa chambre, Monsieur Justin. — Et le maréchal ? — Voyez, cherchez, Monsieur Justin. » Il monta rapidement. Bon, pensai-je, il a des soupçons. Il va mettre ordre à tout cela, et je n’aurai pas commis d’indiscrétion : il faut quelquefois se borner à jouer un rôle secondaire.


Je n’étais pas pressé de parler au majordome. Je m’arrêtai au bas de l’escalier. Je voulais connaitre le dénouement de la scène qui, vraisemblablement, se passait en haut : cela était bien naturel.


Justin descendit promptement. Sa fille le précédait. Elle était rouge comme une cerise. Cependant son collet montant et la dentelle qui le bordaient n’avaient rien perdu de leur fraîcheur. Je crois, au reste, qu’il était temps que Justin arrivât.


Il conduisit sa fille, je ne sais où, et le maréchal parut bientôt. Il avait le calme et la dignité d’un ministre plénipotentiaire : il reprenait le masque qu’il avait déposé en haut. « Que faites- vous là, Monsieur, me dit-il du ton le plus dur ? » Un grand ne pardonne pas à un inférieur qui l’a trouvé faible. « Pourquoi n’êtes-vous pas aux écuries ? Vous avez la manie de tout voir, de tout écouter. Elle vous a nui à Étampes ; elle vous sera funeste à Bergerac, s’il vous échappe un mot indiscret. Allez, obéissez, et ne reparaissez devant moi que lorsque je vous ferai appeler. Ah, envoyez-moi Quentin. »


La discrétion que me commandait le maréchal, sous des peines graves, me prouvait ses vues sur Clotilde, et qu’il l’aimait au point de perdre la tête : il eût plaisanté, dans toute autre circonstance, d’un incident qui allumait sa colère, et qu’un

air de gaîté eût pu faire croire tout-à-fait sans conséquence. C’était le sourire sur les lèvres qu’il devait se présenter à moi ; mais l’homme passionné ne réfléchit pas.


Justin commit une autre faute. Il mit sa fille chez une parente, bavarde à l’excès. Deux heures après, le maréchal et Clotilde étaient la fable de la ville.


Quentin rôdait sans cesse autour de la maison qui recélait la jouvencelle. Tout le monde le remarquait, et je jugeai, moi, qu’il était un de ces valets qu’un peu d’or dédommage de l’avilissement où les plonge leur maître.


J’étais réduit à surveiller des chevaux, et ces fonctions-là n’ont rien d’agréable. J’étais dédommagé de ma disgrâce par la satisfaction d’apprendre tout ce qui se passait : les domestiques sont les espions de leurs maîtres. Je sus que Montpensier et Villeroi plaisantaient le maréchal ; que le roi de Navarre le félicitait sur la rapidité de ses conquêtes ; que Justin était au désespoir ; que sa fille pleurait ; que sa vieille parente la sermonait ; enfin que le maréchal jouait un fort sot personnage. Quel bruit, quel scandale ! Et je n’étais pour rien dans cette affaire-là ! Quelle tournure elle eût prise, si je l’eusse dirigée ! J’étais incapable de cette perfidie.


J’avais voulu, au contraire, sauver cette jeune fille, et toutes les circonstances s’étaient réunies pour la perdre ! Quel sera le dénouement de cette aventure ? Il n’y apas d’intrigues qui n’ait le sien. J’étais loin de prévoir celui qui se préparait. Je devais en être la première victime.


On ne peut s’occuper toujours des affaires des autres. Il faut revenir aux siennes, surtout quand elles sont du plus haut

intérêt. Il y avait trois jours qu’André était parti. Je commençais à compter les heures, les minutes ; j’aurais voulu précipiter la marche du temps. Hélas ! il marchait avec trop de rapidité.


Je sortais de la ville, et je me portais sur le chemin de Cahors. Je regardais au loin et je ne découvrais rien. Mes yeux fatigués s’efforçaient en vain de pénétrer dans le vague qui terminait l’horizon, et je rentrais à Bergerac, triste et abattu.


Je ne pus maîtriser plus long-temps mon cœur et ma tête. Je sautai sur un cheval, décidé à braver le courroux du maréchal, et je pris, ventre à terre, la route de Biron.


Je distinguai bientôt un cavalier; une voiture le suivait de près, et je poussai mon cheval plus vivement que jamais. Je reconnus André.


La gaîté était son élément, et sa figure exprimait, en ce moment, une tristesse profonde. Je ne m’arrêtai pas avec lui, et je courus à la voiture de madame la maréchale. J’y vis cette dame avec Claire et Félicité. « Colombe, m’écriai-je, Colombe !

— J’ignore ce qu’elle est devenue. »


Le tonnerre tue, écrase, pulvérise ; ce coup terrible ne m’ôta pas la vie. André était déjà descendu de son cheval. Il me reçut dans ses bras, et me porta dans la coche de madame. Elle me parla long-temps, et je n’entendis rien de ce qu’elle me dit. Je souffrais horriblement, et je ne pouvais mourir.


André ne savait rien de l’aventure de Clotilde, et il conduisit la coche à la porte de la maison qu’habitaient leurs seigneuries. Madame et ses femmes y descendirent. Je ne vis plus rien.

Je sortis d’une espèce de léthargie, et je me trouvai dans le logement que m’avait donné le majordome. André était près de moi ; il me tenait les mains. Il n’opposa point à ma douleur ces lieux communs, par lesquels le vulgaire croit consoler les affligés. Il s’efforça de faire renaître l’espérance dans mon cœur flétri. L’espérance ranime le courage : il m’en fallait de plus d’un genre. Je me sentis la force d’écouter le récit de mon infortune.


Colombe me croyait mort et l’existence lui était insuppor- table. Les soins, les consolations de la maréchale lui étaient à charge : elle voulait penser et souffrir seule. « Il n’y a que Dieu, s’écria-t-elle enfin, qui puisse le remplacer dans mon cœur. » Madame ne put obtenir d’elle que ces paroles.


La bonne, la respectable dame voulait l’éloigner de ce château de Montbason, où elle avait été frappée du coup mortel. Elle espérait que le grand air, et la vue d’objets nouveaux, lui donneraient quelque distraction. Elle marcha ce jour-là jusqu’à Preuilly, et la journée était forte. Elle fit dresser, dans sa propre chambre, un lit pour l’infortunée. Elle l’entendit plusieurs fois répéter dans la nuit : Dieu seul peut le remplacer dans mon cœur.


Elle parut plus calme le jour suivant: la vraie piété est le seul baume qui puisse guérir les plaies de l’âme. Colombe avait pris une résolution invariable, et elle se sentait soulagée.


Elles arrivèrent au camp du maréchal, et l’infortunée ne fit, ne dit rien qui pût donner des inquiétudes à madame. Elle ne s’occupait que de l’exécution de son dessein.

Le surlendemain elles s’arrêtèrent à Saint-Junien, et c’est-là que Colombe disparut. Madame la fit chercher, pendant le jour suivant, par ses femmes, par ses domestiques. Elle-même parcourut la ville, cherchant partout des renseignemens, qu’elle ne put obtenir. Elle se décida à continuer sa route.


Tel était l’état des choses, quand André arriva à Biron. Il prévit celui où me jetterait cette affreuse nouvelle. « Dieu seul peut vous remplacer dans son cœur, me répéta-t-il, pour la vingtième fois. Il est clair qu’elle s’est jetée dans un cloître, à Saint-Junien, ou dans les environs. Nous la chercherons, nous la trouverons. — Oh, oui, oui, André. Voilà le moment de déserter, partons. — Vous ne déserterez pas, monsieur. Le Maréchal n’est plus rien pour vous. — Comment cela ? »


Lorsque la voiture arrêta devant la porte de monseigneur et qu’il reconnut madame, il resta frappé d’étonnement et d’une sorte de crainte. Bientôt il composa son visage, et il embrassa son épouse, avec une tendresse sincère ou simulée. Il lui présenta la main pour la conduire chez elle. André les suivait : il aidait aux domestiques à monter les paquets de Madame. Le maréchal lui demanda à quel heureux hasard il devait le plaisir de la revoir sitôt. Cette question parut l’étonner. Elle répondit qu’elle s était conformée à ses ordres. Il était impossible que cette réponse n’amenât pas une explication.


Le maréchal sut que j’avais expédié André à Biron avec une invitation positive à Madame de se rendre près de son époux.

« Il espérait, ajouta-t-elle, que je lui ramènerais sa Colombe.


« Pauvre jeune homme ! » La figure du maréchal exprima des sentimens violens, et quelquefois contraires.

Le comte de Montpensier et M. de Villeroi, se hâtèrent de descendre. Ils félicitèrent Madame sur son heureuse arrivée ; et ils regardaient le maréchal d’un certain air ironique, qui parut ne pas échapper à son épouse. Cette première impression se serait dissipée sans doute ; mais un incident imprévu brouilla tout.


Justin désolé, exaspéré, parut inopinément. Il tomba aux genoux de Madame et la supplia de sauver sa fille ; de la protéger contre le rang et les entreprises du maréchal. L’éclat était fait, et la démarche de Justin était au moins inutile. Mais le désespoir ne permet pas de raisonner. Ces scènes se passèrent sur l’escalier.


Tout était éclair ci, et Madame parut profondément affectée, Villeroi entreprit de rétablir l’harmonie entre les deux époux. Il avait de l’esprit : c’était bien le moment de s’en servir.


Il convint franchement que peu de maris, éloignés de leurs femmes, résistent à l’occasion, quand elle se présente ; mais que l’épouse qui réunit la beauté à une haute naissance et à une amabilité remarquable, n’a qu’à paraître pour n’avoir plus de rivales à redouter. « Ce qui prouve invinciblement, madame, que l’erreur de M. le maréchal n’est que celle d’un moment, c’est le vif intérêt, l’extrême tendresse avec lesquels ses yeux se fixent sur vous. » Un mari pris sur le fait, joue toujours un sot personnage, et le maréchal laissait parler son interprète. Villeroi avait caressé l’amour-propre de madame, et il s’en était aperçu. Il ajouta quelques phrases flatteuses pour elle, et elle ouvrit ses bras à son époux. La dévotion n’éteint jamais, entièrement, dans une femme, la confiance que lui inspire sa beauté.

Le dénouement n’était pas complet encore. André voulait savoir quel serait mon sort. Il n’attendit pas longtemps. Le maréchal descendit, après avoir conduit madame à son appartement. « Votre maître, dit-il à mon domestique, est un faquin, qui a la fureur de se mêler de tout, et que les plus tristes expériences ne corrigeront pas de cette détestable manie. Je lui dois la scène, infiniment désagréable, que je viens d’essuyer. Qu’il n’essaie pas de se justifier. Sa présence renouvellerait des explications, qui ne peuvent qu’être dangereuses, en ce moment. Il m’a demandé un congé, pour aller voir sa Colombe. Je lui en donne un de cent ans. Il aura le temps de chercher sa belle. — Et ce qu’il tient de vous, monseigneur ? — Qu’il le garde, et que je ne le revoie jamais. »


« Voilà, me dit André, la péripétie la plus embrouillée complètement terminée, tant bien que mal. Voyons maintenant quelle est notre position. Vous avez dix mille livres en espèces sonnantes, et avec cela on va loin. Ajoutons, au principal, des accessoires, qui ne sont pas à mépriser ; une garde-robe montée, qui vous permettra de vous présenter partout ; une voiture assez jolie, qu’on s’est donné la peine de ramener de Poitiers ici ; deux bons mulets et un excellent cheval. Avec cela, on voyage commodément. — Partons, André. — Partons, Monsieur. C’est ce que nous avons de mieux à faire. » En moins d’une heure, il avait fait les dispositions nécessaires pour notre départ.


On pense bien que nous prîmes la route de Saint-Junien. J’étais successivement agia; par deux sensations opposées, la crainte et l’espérance. Je passais rapidement de l’une à l’autre. Je ne parlais pas; mais André lisait ce que j’éprouvais dans mes yeux, et sur les muscles de mon visage. Il entreprit de me faire

oublier pendant un moment, la terre, et la plus parfaite des créatures qui l’habitaient.


« Monsieur, me dit-il, nous sommes à peu près persuadés que le soleil est habité. — Que m’importe ? — Mais notre soleil n’est pas le seul qui nagedans l’immensité de l’espace. — Où est le second ?— Que pensez-vous des étoiles fixes ? — André, vous m’impatientez. — Les étoiles sont autant de soleils. Nous les voyons petits, en raison de leur éloignement. Mais si la lumière primitive n’émanait pas d’eux, ils n’auraient qu’une lumière réfléchie, et nous apercevrions facilement les globes de feu qui la leur communiqueraient. Ainsi nous pouvons promener notre imagination dans cette foule innombrable de soleils, qui, peut-être, diffèrent essentiellement entre eux : vous le savez, Monsieur; diversité est la devise de la nature. — Non, je ne sais pas cela.


— « Pourquoi chacun de ces soleils n’aurait-il pas, comme le nôtre, des planètes à qui il imprime un mouvement de rotation, qu’il attire à lui, et que leur poids soutient dans le vague ? — Finissez, et occupons-nous de Saint-Junien. — Nous ne pouvons les apercevoir, parce que leur lumière d’emprunt échappe nécessairement à notre vue. Mais si tout est varié dans la nature, n’est-il pas vraisemblable que les habitans de telle de ces planètes naissent et vivent pour l’amour ? — Tu crois cela, André ?— Qu’ils s’attachent à l’objet de leur tendresse, comme la vigne à l’ormeau ? — Ils en seraient plus malheureux. — Qu’ils ne sont contrariés par aucune institution sociale ; que leur organisation leur impose la nécessité d’être toujours contens ; que leurs enfans couvrent leurs rides de guirlandes de fleurs ; qu’ils s’éteignent dans les bras de ceux qui leur doivent le bonheur d’aimer à leur tour, le même jour, à la même

heure, à la même minute, sans avoir connu le chagrin, ni les regrets ? — André, mon cher André, c’est le ciel que tu me peins là. — Monsieur, le bonheur est partout ; il est sur notre terre ; vous l’avez goûté un moment. Il a fui ; cherchons-le, et vous le retrouverez. — L’espérance renaît dans mon cœur. — Mais cherchons-le gaiement. L’œil qui se baigne dans les larmes, passe à côté de lui, parce qu’il ne peut l’apercevoir. L’œil qui sourit voit tout, saisit tout. La gaieté fixe l’espérance, et espérer, c’est déjà jouir. »


André s’était emparé de mon imagination. J’étais, avec Colombe, dans la planète fortunée, où on n’existe que pour aimer ; nous augmentions le nombre de ses heureux habitans ; nous partagions leurs plaisirs simples et touchans. « Mais, André, pourquoi ces rides et ces guirlandes de fleurs ? je ne peux m’accoutumer à l’idée de voir Colombe perdre sa fraîcheur et ses attraits. Terminons le tableau séduisant que tu as offert à mon cœur. Je veux que dans ta planète, on arrive à la fin de sa carrière, sans avoir connu aucun des désagrémens de la vieillesse. — Oh, ma foi, Monsieur, c’est être trop exigeant. Bientôt vous voudrez qu’on ne meure pas dans ce monde-là. — André, on doit y être si bien ! » En raisonnant, ou plutôt en déraisonnant, nous entrâmes à Saint-Junien.

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Dames du temps de Henri III


CHAPITRE XII.

Antoine de Mouchy retrouve Colombe et se désespère.


On sait que le maréchal tenait beaucoup à tout ce qui annonçait sa grandeur. Les casaques de ses domestiques, les couvertures de ses chevaux, celles de ses fourgons offraient ses armoiries à l’admiration du public. Elles étincelaient d’or sur la coche de madame. Elles avaient été assez maltraitées dans les magasins de la Rochelle ; il les avait fait rétablir à neuf à Bergerac. Les ouvriers cherchent toujours de l’ouvrage : ils avaient placé l’écusson de monseigneur sur ma modeste voiture, dont on ne leur avait point parlé. Cela m’avait été fort indifférent jusqu’alors ; mais les choses les plus insignifiantes reçoivent quelquefois, des circonstances, une valeur inattendue.


Le particulier qui avait reçu madame la maréchale, reconnut ses armoiries. Il accourut nous demander où en étaient les négociations de paix, et il finit par nous inviter à descendre chez lui. Il avait vu Colombe; il lui avait probablement parlé; sa proposition était la plus agréable qu’il pût me faire.

Il nous fit servir un bon souper, dont je m’occupai peu ; mais il le partageait avec nous, et je lui adressai, sur la disparition de Colombe, une foule de questions, auxquelles il ne put répondre d’une manière satisfaisante. Il avait trouvé Colombe charmante ; il avait cela de commun avec tous ceux qui la voyaient. Son air annonçait la mélancolie ; il ne m’apprenait rien de nouveau. Elle s’était enfuie à l’approche de la nuit ; madame la maréchale avait ordonné à ses domestiques de la chercher dans la ville, et dans les environs. Elle était allée, elle- même, chez le président, chez le curé ; elle les avait priés instamment d’ordonner des recherches, et de faire conduire la jeune femme à Biron, si on la retrouvait. Les domestiques n’étaient pas amoureux. Il leur était fort égal que Colombe fût trouvée ou non, et il est probable qu’ils passèrent la nuit à jouer à la prime au cabaret. En effet, au point du jour, ils vinrent dire à Madame qu’ils n’avaient rien vu, et ils ne purent répondre un mot aux questions que notre hôte leur adressa sur les lieux qu’ils avaient parcourus. Madame voulut bien attribuer leur silence à l’ignorance des localités, et elle partit.


Il résultait de ce rapport que nous avions tout à faire. Je m’en félicitai, parce que rien ne prouvait que Colombe fût sortie de la ville, et j’étais déterminé à la chercher dans les recoins les plus cachés. « Monsieur, me dit André, vous êtes amoureux, très- amoureux, c’est fort bien ; mais cela ne vous autorise pas à faire des perquisitions chez les habitans, et à mettre leur ville en combustion. De quel droit leur demanderez-vous l’ouverture de leurs maisons ? — Du droit de l’amour. — Du droit de l’amour, du droit de l’amour ! ce droit-là parait le premier quand on n’a que vingt-un ans ; mais les bonnes gens de Saint-Junien ne sont pas amoureux, et ils se moqueront de vous, s’ils ne vous assomment pas.

« Quand on veut juger sainement des choses, il faut se mettre à la place des personnages qu’on a intérêt à pénétrer, et se demander ce qu’on ferait dans telle ou telle position. Faites- vous Colombe, pour un moment. Iriez-vous vous réfugier chez quelqu’un qui ne vous connaîtrait pas, et qui n’aurait aucune raison de vous accorder un asile ? Qu’y feriez-vous, d’ailleurs, si vous l’aviez obtenu ? rien que vous n’eussiez pu faire auprès de madame la maréchale. Dans les actions les moins réfléchies, on a toujours un but. Pénétrons celui qu’a pu se proposer Colombe. Je ne crois pas que cela soit difficile. Dieu seul, a-t-elle dit, peut vous remplacer dans son cœur. Cherchons-la dans les bras de Dieu. Où a-t-elle pu se vouer exclusivement à lui ? dans un cloître. Les filles du Seigneur tiennent beaucoup à une dot ; elles tiennent aussi à une figure angélique, que fait valoir une belle voix, surtout quand on sait la conduire comme madame de la Moucherie. — La Moucherie ! ce sobriquet est de l’invention du maréchal, et je reprends mon nom. — Ma foi, Monsieur, je ne vous en connais pas d’autre. — Tu m’appelleras Mouchy : c’est le nom de mon père et celui de mon aïeul. — À la bonne heure.


« — C’est donc sur les couvens de filles que nous dirigerons nos recherches. — Oui, Monsieur. Nous les commencerons demain. Il est tard, et je vous demande la permission de me coucher. Je vous invite à en faire autant, et à dormir, si vous le pouvez. »


Dormir ! Le sommeil fuit les malheureux. Le lendemain, à la pointe du jour, j’étais habillé, et il me semblait que tout le monde devait l’être comme moi. J’entrai dans la chambre d’André ; je m’approchai de son lit. Il dormait profondément. Ah, pensai-je, je n’ai pas besoin de lui dans une ville dont je

ferai le tour dans un quart-d’heure. Qu’il repose, puisqu’il est assez heureux pour le pouvoir faire.


Malgré la justesse des observations qu’il m’avait adressées la veille, je résolus de ne rien négliger. Quelques ouvriers commençaient à ouvrir leurs boutiques, et je leur demandai la demeure du président. Je frappai, je sonnai à sa porte de manière à réveiller des sourds. Une vieille servante, à demi-nue, mit la tête à une lucarne, et me demanda, d’une voix glapissante, ce que je voulais. « Je veux parler à Monsieur le Président. — Parler à un président à six heures du matin ! êtes- vous fou ? — La justice doit toujours veiller. — Nous n’avons pas besoin de vos sentences. Laissez-nous tranquilles. » Et elle referma sa lucarne. Une idée heureuse se présenta. Je recommençai à frapper et à sonner. La lucarne se rouvrit, et la vieille reparut, armée d’un vase dont le contenu me menaçait. Je sautai de quatre pas en arrière, et je lui criai que j’avais à parler à Monsieur de la part de madame la maréchale de Biron, et que l’affaire était pressée. « De la part de cette illustre Dame, qui est si belle et si bonne ? Oh, c’est autre chose. L’épouse d’un maréchal de France, ministre plénipotentiaire du Roi ! Oui, je peux éveiller Monsieur.


« Il ne se lève pas de bonne heure, sans avoir la migraine. Mais je lui ferai de la camomille. — Finissez votre verbiage, et introduisez-moi. — Verbiage, verbiage ! dit-elle, en m’ouvrant une salle basse. Il y a vingt-sept ans que je sers Monsieur le président, et jamais il ne m’a fait le moindre reproche. — Allez donc l’éveiller. — Je fais seule les affaires de sa maison, et jamais il ne compte après moi. Les plaideurs recherchent ma protection, oui, Monsieur, ma protection… hé, bien, où court donc cet étourdi ?... Monsieur !... Monsieur !... »

J’avais franchi les degrés en quatre sauts. J’ouvrais toutes les chambres, et j’appelais le président de manière à le rendre sourd. J’aperçois un lit à quatre colonnes, qui soutiennent une espèce de dais garni de serge feuille-morte. Les rideaux, hermétiquement fermés, sont de la même étoffe. Je les tire, à droite à gauche ; les anneaux jouent sur les tringles de fer, et font un charivari, dont j’aurais ri en toute autre circonstance. Je distingue enfin une masse informe, à demi-ensevelie dans le duvet. Des bras épais et courts, une moustache qui s’agite, des cris inarticulés me font connaître que ce paquet n’est autre chose que le Président.


La vieille arrive, hâletante, sa canne en béquille à la main.

« Marguerite, allez me chercher les archers… non, appelez-les par la fenêtre… je ne veux pas rester seul avec cet enragé-là. — Un moment, Monsieur. — Je le ferai jeter dans un cul-de- basse-fosse, et je l’y tiendrai six mois. Oser réveiller un président, qui digérait tranquillement son bouillon, et l’éveiller en sursaut ! Appelez donc, Marguerite. — Un moment, vous dis-je. Monsieur est l’homme de confiance de Madame la maréchale de Biron. — De Madame la maréchale de Biron ! approchez un fauteuil à Monsieur. »


Après quelques efforts infructueux, mon paquet de président parvient à se mettre sur son séant. Marguerite s’empresse de lui garnir le dos d’oreillers, pour le maintenir dans la position qu’il a prise. Il lève péniblement son bonnet de velours noir, et il incline devant moi sa tête chauve, autant que le lui permet un cou, gros et court.


Ce cérémonial me désolait, m’exaspérait. « Colombe ! Colombe, répétai-je, sans interruption. — De quelle Colombe me parle Monsieur l’agent de madame la maréchale, me

répondit enfin le président ? — De cette femme charmante, qui s’est perdue dans cette ville, et que madame de Biron vous a prié de retrouver. — Ah, oui, oui, Monsieur… je me rappelle… nos environs sont infestés de brigands. Tous mes archers les poursuivent depuis long-temps ; mais dès qu’ils rentreront. — Hé, Monsieur, ils sont ici depuis quatre jours. — Je vous dis, Marguerite, qu’ils ne sont pas rentrés. — Je vous assure, Monsieur, qu’ils le sont. Vous le savez bien, puisque vous m’ordonniez tout à l’heure de les appeler. — Marguerite, vous prenez parfois des licences, qui me déplaisent fort, je vous le signifie. Je suis votre maître, pour avoir toujours raison, entendez-vous ?


« Je vois, monsieur, lui dis-je, que vous êtes de ces gens qui promettent tout, et qui ne tiennent rien. Savez-vous que le chancelier de Birague est l’ami intime de madame la maréchale, et qu’il a des moyens sûrs de donner de la mémoire à un petit robin tel que vous ? — Monsieur. Je vous proteste… Je vous jure… »


Je le laissai finir sa phrase, et je descendis l’escalier, aussi promptement que je l’avais monté. Je courus chez le curé. Je fus reçu par une gouvernante, qui ne se servait pas de canne en béquille, et qui était loin d’avoir des cheveux gris. Elle me reçut d’un air très-affable, et me présenta à son maître. Je lui exposai le sujet de mon voyage, avec le moins de mots possible : je n’avais pas de temps à perdre.


M. le curé ne ressemblait en rien au président. Il avait la mémoire sûre, surtout quand il pouvait rendre un service à une dame aussi pieuse que madame la maréchale. Les mesures qu’il a adoptées n’ont jusqu’à présent produit aucun résultat

heureux ; mais cela peut venir, me dit-il, d’un ton mielleux, très-propre sans doute à persuader.


« Finissons, je vous en prie, monsieur le curé. Quelles sont ces mesures que vous avez prises, et dont vous attendez des effets satisfaisans ? — Monsieur, j’ai publié à mon prône dimanche dernier, la jeune dame à laquelle vous vous intéressez si fortement. — Vous l’avez publiée au prône ! c’est à peu près, comme si vous aviez fait battre le tambour. Croyez-vous qu’une femme, qui se cache, se trouve sur le pavé comme une vieille perruque, ou un mouchoir de poche ? vous n’êtes pas plus officieux que votre président. » Et je lui tournai le dos.


Je rencontrai André, à qui je racontai ce que je venais de faire. Il me rit au nez. « La plupart des hommes, me dit-il, flattent bassement les grands en leur présence. Ils les oublient dès qu’ils sont sûrs de n’en rien obtenir. Que voulez-vous que la maréchale puisse faire à Bergerac pour un président qui doit s’estimer heureux de garder sa place, et pour un curé qui publie des filles au prône ? moi, Monsieur, j’ai été au fait. Il n’y a à Saint-Junien que deux communautés de religieuses. L’une est habitée par des filles, qui se consacrent au service des malades, et dont le premier devoir est d’être utiles aux malheureux. La dévotion vient ensuite, et ce n’est pas dans de telles maisons que se retirent celles qui se dévouent à une vie ascétique. Je n’ai pas pris la peine d’entrer à l’hôpital.


« La seconde maison est celle des Ursulines, et je n’y ai pas mis le pied. — Comment donc avez-vous été au fait ? — Par mes reflexions, Monsieur, et je crois que vous les trouverez très-sensées. Une femme, qui prend la fuite, ne reste pas dans une petite ville, où elle sait qu’on la cherchera.

« Il est vraisemblable que madame de Mouchy aura marché pendant toute la nuit de son évasion, et qu’elle sera arrivée avec le jour à Limoges : cette ville est à peu de distance de celle- ci. Là, elle aura trouvé, pour se cacher, des ressources que ne lui oftrait pas Saint-Junien. D’ailleurs, elle n’avait pas d’argent ; elle n’aura pu aller plus loin.


« Nous avons fait hier une marche à crever nos trois bêtes. Elles ont besoin de repos. Notre hôte est obligeant et bon. Laissons-les-lui, et allons à pied à Limoges. — Voilà une excellente idée. — Ou je me trompe fort, ou cette ville sera le terme de notre voyage et de nos recherches. — Que mon patron t’entende, et nous exauce. Partons, André. »


Je n’avais pas dormi, et cependant je me sentais une vigueur extraordinaire. Les secousses de l’âme agissent directement sur le corps. La mienne me poussait à Limoges, et je brûlais le chemin. Quelquefois André me demandait grâce. Je ne l’écoutais pas, et il recommençait à trotter.


Je ne pensais qu’à Colombe ; je ne voyais, je ne rêvais qu’elle, et André fit de vains efforts pour engager une conversation propre à me distraire, et à ralentir ma marche.


Nous entrâmes à Limoges. Nous ne fûmes pas une heure à obtenir des renseignemens positifs. On ne parlait dans toute la ville que d’une jeune fille, jolie, pieuse, éloquente comme sainte Thérèse, dont la voix pure, douce, harmonieuse, donnait une idée des concerts des anges. « Et où est-elle ? — Chez les filles de Saint-Augustin. — Courons-y, André. — Vous y jouirez, Messieurs, d’un plaisir ineffable. Elle doit chanter à deux heures. Toute la ville y sera. »

Nous volons, nous arrivons. J’interroge la tourière ; je lui dépeins Colombe. C’est elle, c’est bien celle que je cherche avec tant d’ardeur et de persévérance. « Que je la voie, ma sœur, que je lui parle à l’instant même : il le faut absolument.

extrémité de la ville. Je criai, je m’emportai, je menaçai ; il fut sourd.


Cette scène extraordinaire assemblait, autour de nous, une foule, qui augmentait à chaque instant. « C’est un fils de famille, disait André, qui a perdu la raison, et que je conduisais à la maison des aliénés de Montmorillon. Il m’a échappé à Saint-Junien. — Non, je ne suis pas insensé. Je veux ma femme, qu’on retient, contre toutes les lois, dans le couvent des filles de saint Augustin. J’en briserai les grilles, et je l’enlèverai. — Vous voyez bien, Mes» sieurs, qu’il extravague. De grâce, prêtez-moi main forte ; je ne peux le retenir plus long-temps. »


Quatre hommes me saisirent et me mirent dans l’impossibilité de faire un mouvement. La colère m’égarait; ma bouche se couvrait d’écume ; des mots entrecoupés m’échappaient, et donnaient à la fable d’André une apparence de vérité. « Il est furieux, disaient les uns. Il faut s’assurer de lui, » disaient les autres. Fort heureusement, Messieurs, répondait André, ces crises violentes sont rares, et durent peu. Dans quelques heures il sera calmé, et il me suivra avec docilité. » On me porta à l’hôpital de Limoges.


« Quel dommage, dirent les bonnes sœurs ! Si jeune, avec une figure si intéressante, être frappé de cette cruelle maladie ! Quel malheur ! » Mes porteurs me déposèrent sur une table. Je m’élançai à terre ; je me précipitai vers la porte ; elle était fermée à clef. Je la frappai de mes pieds et de mes mains. On se saisit de moi encore. André dénoua, dans un tour de main, les cordons blancs qui tombaient devant les robes de cinq à six sœurs ; il prit, dans le premier lit, un matelas, le jeta sur la table,

et on m’y attacha de manière à ce que je ne pusse penser à m’échapper. André disparut.


Je sentis que je n’avais rien à attendre que de la persuasion. Je m’efforçai de rappeler, sur ma figure, le calme que rien ne pouvait ramener dans mon cœur. Je tâchai de ressembler à un homme qui sort d’un songe pénible. Je donnai à mes yeux et à ma voix l’expression de la douceur. Les bonnes filles ne perdaient rien de ce que je leur disais. Elles observaient avec satisfaction le changement qui s’opérait en moi. « Voilà la crise terminée, se dirent-elles. — Oui, mes sœurs, et elle ne se renouvellera pas de plusieurs semaines. Infortuné que je suis ! il faut que je perde ma liberté, et que, pendant de longs jours lucides, je sente l’excès de mon malheur ! » Les femmes sont nées pour aimer ; elles s’attendrissent aisément. Des larmes roulèrent dans les yeux des bonnes sœurs. Je me plaignis de la douleur que leurs cordons me causaient aux poignets et aux jambes : en effet, les ligatures étaient serrées de manière à me faire souffrir. Elles parlèrent de me délier.


« Ayez pitié de moi, leur dis-je. — Mais serez-vous tranquille ? — Je vous le promets. — Resterez-vous avec nous, jusqu’à ce que votre gardien vienne vous reprendre ? — Ah, c’est mon meilleur, ou plutôt c’est mon unique ami ! — Pauvre jeune homme ! » Les cordons furent détachés, et rendus à leur première destination.


Je me promenai dans une vaste salle, avec une tranquillité qui eût trompé des femmes plus clairvoyantes que mes bonnes sœurs. Cependant une d’elles me précédait, une autre me suivait ; une troisième marchait à ma droite ; une quatrième à ma gauche. Pauvres filles, que pouvaient-elles contre moi ? Je leur souriais, et cela paraissait leur faire plaisir. Je leur contais

que j’étais le petit-fils du fameux Antoine de Mouchy. « Ah, me dirent-elles, le descendant de ce grand homme est incapable de manquer à sa parole. »


Bientôt elles me serrèrent de moins près. L’une d’elles se détacha, et fut me chercher de quoi déjeuner. La digne fille m’apporta ce qu’il y avait de mieux dans la maison. Je n’avais rien pris encore, et je sentis, à l’aspect des alimens, que l’amour peut n’être que le second de nos besoins.


Les bonnes sœurs me choisissaient les morceaux les plus délicats. Elles me versaient un vin pur et bienfaisant. Elles prenaient un plaisir extrême à me voir fêter l’offrande de la charité chrétienne.


À mesure que je réparais mes forces, épuisées par une mauvaise nuit, et les scènes violentes de la matinée, l’image de Colombe se présentait à moi, avec un empire toujours croissant. Je me levai ; je recommençai mes promenades par la salle, et j’examinai les localités. J’étais au premier étage, et les croisées donnaient sur une cour, au bout de laquelle était la grande porte d’entrée. Elle était ouverte, comme celles de tous les hôpitaux. Je trouvai, sous ma main, la vie de sainte Cécile ; je la pris, et je feignis de lire.


Ma conduite avait dissipé les soupçons. Les sœurs reprenaient leurs fonctions, et ne me donnaient plus qu’une attention légère. La salle avait deux portes, à chacune desquelles l’une d’elles s’était assise, et travaillait de l’aiguille. Je m’élance, j’ouvre la croisée, et je saute dans la cour, au risque de me tuer. Je me relève, un peu étourdi de ma chute, et des cris partent de la salle que je viens de quitter. Un vieux portier se présente, et croit me

barrer le chemin. Je suis forcé de renverser le bon homme et de lui passer sur le corps.


Je cours, je vole à l’église des Augustines. Elle chante. Je reconnais sa voix, et je ne suis pas encore dans le temple saint. J’écarte, à droite et à gauche, tout ce qui s’oppose à mon passage ; je fends la presse. Me voilà contre cette grille, qui est, pour moi, une barrière insurmontable. Mes mains ne peuvent l’ébranler. Je vois ma Colombe, je la vois, je la regarde. Il me semble que la guimpe et le voile l’embellissent encore.

« Colombe, Colombe, m’écrié-je ! » Elle lève les yeux sur moi ; elle me reconnaît ; elle s’évanouit. Les chants cessent ; le grand rideau se tire ; tout disparait avec elle ; je suis dans un désert.


La foule crie au scandale, à l’impiété, au sacrilège. Des forcenés se jettent sur moi, et vont me mettre en pièces.

« Arrêtez, s’écrient deux ou trois individus. Ce jeune homme est l’insensé que nous avons porté, ce matin, à l’hôpital. » On me chasse du lieu saint ; on me pousse dans la rue ; je tombe dans les bras d’André.


« J’aimerais autant, me dit-il, avoir affaire au diable qu’à vous. Il faut que je vous aime bien pour continuer à vous servir ! Ne rougissez-vous pas de vous porter à de tels excès ? C’est avec du sang-froid, de la réflexion, qu’on parvient quelquefois à arranger une affaire délicate, et vous ne faites que des extravagances. Vous vous conduisez comme si vous vouliez perdre Colombe sans retour. — André, que faut-il faire ? — M’écouter, et vous laisser conduire.


« Pendant que je vous croyais en sureté à l’hôpital, je n’ai cessé d’agir. Je suis parvenu à voir la supérieure des Augustines. Voici, en peu de mots, ce qui s’est passé dans le

couvent, depuis dix à douze jours… Que diable regardez-vous toujours de ce côté ? Vos traits se décomposent, votre poitrine se gonfle, vos poings se serrent. Prétendez-vous escalader le couvent ? Rien n’est désespéré encore ; mais je vous déclare qu’à la première imprudence que vous vous permettrez, je vous abandonne sans retour.


« André, mon cher André, rien n’est désespéré, dis-tu ! Je me livre entièrement à toi. Mais parle ; tire-moi de l’état affreux où tu me vois. » Nous sommes ici en spectacle, et, en dépit de ce que je pourrais dire, ces gens-là vous remettraient, peut-être, dans la maison d’où vous vous êtes échappé. Marchez en homme raisonnable, et suivez-moi. »


On nous regardait aller, et on paraissait, à la fois, étonné et satisfait de ma docilité. André me conduisit en un endroit écarté des remparts. Il me força à m’asseoir sur l’herbe. Cette position ne convient pas à un homme passionné ; mais celui qu’on contraint à la prendre se calme insensiblement.


André s’assit près de moi. Il appuya fortement ses mains sur mes cuisses, et il commença son récit.

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Colombine (croquis anonyme du XIXe siècle)


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La Colombine de la Commedia dell’arte


CHAPITRE XIII

Suite de la rencontre de Colombe


Colombe arriva ici à la pointe du jour qui suivit son évasion de Saint-Junien. Elle se présenta à la porte du couvent des Augustines, et demanda à parler à la supérieure. Elle lui déclara qu’elle était veuve d’un époux quelle adorait ; que Dieu seul pouvait le remplacer dans son cœur ; qu’elle voulait se consacrer à lui ; mais qu’elle ne pouvait donner de dot. Elle ajouta qu’elle entendait très-bien tous les ouvrages de femmes, et qu’elle chantait passablement. La supérieure la fit entrer dans l’intérieur du couvent, et mit aussitôt ses talens à l’épreuve.


« Au fait, André, au fait par grâce. — Hé, j’y arrive, Monsieur. »


La bonne dame fut enchantée de sa voix, et lui proposa de prendre l’habit de novice. C’était l’objet de ses vœux les plus chers. On monta, on apprit des morceaux d’ensemble, où on lui ménagea des solos brillans. On les essaya devant une nombreuse assemblée, et l’effet en fut étonnant.

La supérieure lui représenta que, pendant un noviciat de six mois, ses dispositions pourraient changer ; qu’une néophyte, qu’on reçoit sans dot, ne peut manger gratuitement le pain de saint Augustin, et aller ensuite en demander ailleurs. Elle lui proposa de prononcer ses vœux. Colombe regarda cette proposition comme une faveur insigne. On demanda des dispenses à l’évêque, qui les accorda, et le serment de renoncer au monde fut reçu, avant-hier, par ce prélat.


« André, mon cher André, ses vœux sont nuls, puisque je vis, et qu’elle s’était donné à moi au pied des autels. — C’est une observation que j’ai fait faire à la supérieure. — Hé, qu’a-t-elle répondu ? — Que cette affaire n’était pas de son ressort, et qu’elle regardait uniquement monseigneur. » — Courons à l’évêché. — Un moment donc, Monsieur. J’ai été lui demander une audience, et elle m’est accordée pour quatre heures. — Quelle heure est-il ? — Je ne le sais pas précisément. — Tu ne le sais pas, et tu es d’une tranquillité qui me tue ! Si le moment passe, quand le retrouverons-nous ? — Comment, nous ?— Oui, oui, je t’accompagnerai. Il est tout simple qu’un mari qui réclame sa femme, porte la parole. — Et pour peu que vous éprouviez quelque difficulté, votre tête se montera ; vous ferez de nouvelles extravagances, et vous détruirez tout l’effet de mes soins. Quatre heures sonnèrent à l’horloge de la cathédrale.


Je fis un effort violent ; je me dégageai des mains d’André ; je pris ma course ; il courut sur mes pas. « Au nom de Dieu, arrêtez-vous. — Je veux entrer à l’évéché avec toi. — Hé bien, j’y consens. Mais tâchez de vous posséder. — Tu vois que je me possède. » Je sentais, en effet, la nécessité de paraître maître de moi.

Monseigneur nous attendait, assis dans son grand fauteuil. Il nous donna sa bénédiction. Ah ! pensais-je, c’est un saint homme ; il me rendra ma femme. Cette idée me calma autant qu’il le fallait pour que je parusse tranquille. Le prélat nous demanda ce que nous voulions.


André lui expliqua notre affaire clairement, et en peu de mots. Il dit que l’amour malheureux avait altéré mes facultés intellectuelles, et que le seul moyen de les rétablir était de me remettre dans les bras de mon épouse. Il craignait, avec raison, quelque trait d’exaspération de ma part, et la démence fait tout excuser.


Je pris la parole à mon tour. Je représentai humblement à monseigneur que Colombe n’avait fait qu’un noviciat de huit jours, et que les lois du royaume en fixent la durée à six mois.

« Vous devez savoir, me répondit le révérendissime, que le saint Père est au-dessus des rois, et par conséquent, des ordonnances qui émanent d’eux. Or, je représente Sa Sainteté dans mon diocèse, et j’ai pu donner, à la supérieure des Augustines, la dispense qu’elle m’a demandée. Je n’avais pas à répondre à un argument de cette force-là. Mais je crus avoir trouvé le moyen de le tourner en ma faveur.


« Sans doute, notre saint Père a le droit de lier et de délier, et monseigneur, qui le représente, peut révoquer les vœux qu’il a reçus. —Je m’en garderai bien. Rendre au monde une jeune religieuse, dont la figure et le chant angéliques font tous les jours des conversions ! Réfléchissez, jeune homme, et vous sentirez que cela n’est pas possible. Ici, mon sang commença à s’allumer de nouveau.

« La sœur Sainte-Colombe, poursuivit le prélat, a suivi l’exemple d’Héloïse. Prenez Abailard pour modèle ; choisissez un couvent d’hommes, et je vous accorderai les dispenses qui ont facilité l’entrée en religion de celle que vous réclamez. » La proposition de l’évêque me parut être une plaisanterie du plus mauvais goût. Je n’avais rien de commun avec Abailard, et j’espérais bien ne lui ressembler jamais. Je me contins encore, et j’essayai la force d’un raisonnement qui me paraissait sans réplique.


« Un engagement antérieur, sacré, irrévocable, dis-je au révérendissime, rompt nécessairement tout acte postérieur, qui est en opposition avec le premier. Colombe est mon épouse. Je tirai, de mon escarcelle, mon acte de mariage.


« Un mariage fait à Benon, dit-il avec dédain, à deux lieues de la Rochelle, centre des plus abominables erreurs ! Ne sentez- vous pas, jeune homme, que le prêtre qui a cru vous bénir, respirait les miasmes de l’hérésie, en était infecté, les rendait par tous ses pores ? d’ailleurs, je ne connais pas de mariage, sans publication de bans à l’Eglise. »


J’étais déjà furieux. L’évêque allait déchirer mon acte. Je m’élançai sur lui. André me fit faire une volte, et m’envoya à l’extrémité de la salle. Mon acte était en morceaux.


Je m’emportai, je menaçai, je jurai, je crois, pour la première fois de ma vie. Que mon patron me le pardonne. André me tenait ; lévêque sonnait à rompre tous les cordons ; sept à huit jeunes clercs accoururent, et s’emparèrent de moi.


« Comment, dit l’évéque à André, avez-vous osé m’amener ce furieux ? — Monseigneur, j’ai fait de vains efforts pour

l’arrêter. — Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? — Ce jeune homme est le petit-fils du grand Antoine de Mouchy. — En vérité ? — Oui, monseigneur. L’amour malheureux a altéré sa raison, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, et je le conduisais à l’hospice de Montmorillon. Nous sommes arrivés hier à Saint-Junien. Il était tranquille, et je lui faisais prendre l’air aux environs de la ville. Tout à coup, une crise violente se déclare ; il fuit à travers les champs ; je ne veux pas le perdre de vue ; il m’est par conséquent impossible de retourner prendre sa voiture et ses mules. Je suis contraint de le suivre, et il ne s’arrête qu’à Limoges. Votre grandeur sait le reste. — Je vous donnerai une voiture, et des hommes sûrs, qui vous conduiront jusqu’à Saint-Junien ; mais je vous déclare que si vous reparaissez à Limoges, je vous fais jeter dans les prisons de l’officialité. »


Un quart d’heure après, des archers parurent, et me mirent les fers aux pieds et aux mains. André soutenait son rôle, en leur aidant avec un zèle apparent. Il me fallut subir cette humiliation. Bientôt on me porta dans une charrette couverte, et nous prîmes la route de Saint-Junien. Un accablement profond succéda aux transports violens, qui m’avaient agité, pendant presque toute cette funeste journée. Il n’est pas dans les forces humaines de les supporter plus long-temps. Il faut qu’ils cessent, ou que le malheureux, qui en est attaqué, perde la vie. Je devais vivre encore.


Nous arrivâmes à Saint-Junien, et André fit arrêter la charrette à la porte de la ville. « Je réponds de lui maintenant, dit-il à mes gardes. » Il leur donna quelques écus ; ils m’ôtèrent mes fers, et reprirent le chemin de Limoges. André me prit sous les bras : je

ne pouvais me soutenir. Nous entrâmes chez notre hôte. Il était nuit.


Mon excellent, mon fidèle André, mon unique ami, me fit coucher. Il m’apporta un potage succulent. Bientôt j’oubliai mes maux dans les bras du sommeil. André approcha un fauteuil de mon lit, et me veilla jusqu’au jour.


Mon réveil me rendit au souvenir de mes peines ; mais j’étais d’une faiblesse extrême, et je ne pouvais faire un mouvement. André, tranquille, parce qu’il était maître de moi, essaya de ramener l’espérance dans mon cœur.


Il me parla d’abord du danger imminent, où je m’étais exposé à Limoges. Troubler l’office divin ; essayer d’arracher la grille du chœur d’un couvent de filles ; saisir un évêque au corps, dans son propre palais, étaient des crimes, contre lesquels, disait-il, les lois divines et humaines se seraient infailliblement soulevées, s’il n’eût eu l’heureuse idée de me faire passer pour fou. Je sentis que son intelligence et son affection m’avaient seules soustrait à une mort infamante.


« Colombe, Colombe, dis-je d’une voix presqu’éteinte, est restée à Limoges ! elle m’a reconnu ; elle s’est évanouie ; peut- être à présent a-t-elle cessé de vivre. — Monsieur, une femme aimante soupire, pleure, et ne meurt pas. — Hé, pourquoi vivre l’un et l’autre, si nous sommes séparés sans retour !


« — Sans retour ? Pourquoi cela, Monsieur ? La paix se fera à Bergerac, parce que la cour a besoin des princes calvinistes. Ce qui leur paraissait devoir la rendre solide, il y a quelques jours, est précisément ce qui en abrégera la durée. Le duc de Guise est intéressé à fomenter des troubles, à la faveur desquels il espère

percer jusqu’au trône. Il est vraisemblable qu’il aura enjoint au comte de Montpensier d’accorder aux réformés des conditions telles, qu’il puisse, à son gré, soulever les catholiques contr’eux. — Hé, que m’importe la paix ou la guerre ! — Vous ne le voyez pas ? Vous avez conservé votre brevet de capitaine. Vous demandez, vous obtenez une compagnie. Vous entrez dans le Limousin ; vous vous joignez aux ligueurs que vous rencontrez sur votre route. Vous leur soufflez l’ardeur du pillage, ce qui est très-facile ; vous en savez quelque chose. Vous leur vantez les richesses que renferme Limoges ; vous déterminez le général à y entrer en ami, ou en ennemi. Pendant qu’on pille la ville, vous forcez le couvent des Augustines avec votre compagnie…. — Je délivre, j’enlève ma Colombe. — C’est bien cela. — Mais voudra-t-elle me suivre ? — Oui, parce que son cœur est à vous. — Mais mon acte de mariage est déchiré. — Elle sait qu’il a existé. — L’évêque, la supérieure lui auront représenté que son premier engagement était nul, parce qu’il n’a pas été précédé des formalités voulues par l’Eglise. — Vous lui demanderez pourquoi un évêque instruit déchire un acte qu’il croit être sans valeur. — Effectivement, André,… je conçois… Oui tout cela peut se réaliser. — Et se réalisera.


Il ne faut qu’un rien pour briser un cœur sensible ; un rien y rétablit l’espoir et la paix. Je recommençai à vivre dans l’avenir.


Un sentiment, long-temps concentré, se ranime facilement, et il y a de l’adresse à l’opposer à celui qui paraît être le grand dominateur. Il faut, nécessairement, que le premier modère le second.


« Monsieur, me dit André, vous avez fait part à votre mère de la mort de son époux. Mais depuis cette époque, vous êtes-vous

occupé un moment de celle à qui vous devez la vie ; qui vous a élevé avec la plus vive tendresse, qui vous a inspiré ces sentimens de piété, qui peuvent adoucir vos chagrins, et vous faire attendre une meilleure vie, s’ils doivent durer autant que vous ? Un amour forcené vous a fait oublier la nature, et ces sentimens doux, qui ne causent jamais d’inquiétude, et qui jamais ne laissent de regrets. Peut-être votre tendre mère, infirme, malade, prête à expirer, vous appelle en ce moment. Peut-être-vous croit-elle mort dans les sentimens qu’elle vous a inspirés, et vous prie-t-elle de la recommander aux puissances célestes… Vous vous attendrissez, Monsieur ; vos yeux se remplissent de larmes… Il est vrai que je viens de prêcher comme un missionnaire, et, en vérité, je ne m’en croyais pas capable.


« — André, mon cher André, un homme tel que toi n’est pas fait pour me servir. Sois mon ami, et le confident désintéressé de mes peines et de mes plaisirs. Mettons en commun ma petite fortune, et ce que j’ai à réclamer de la succession de mon père… — Ainsi, Monsieur, nous partirons pour Étampes, quand vos forces seront rétablies. — Jevoudrais, André, qu’elles le fussent déjà. Que de torts j’ai à réparer ! — Une mère est toujours disposée à les oublier. — Je tomberai aux pieds de la mienne. — Elle vous pressera sur son sein. — Je mouillerai ses joues de mes larmes. — Elle y mêlera les siennes. — Je lui prodiguerai mes soins. — Avec quelle satisfaction elle les recevra ! — Nous achèterons ensuite ce petit bien, unique objet de mon ambition. — Et nous y philosopherons, jusqu’à ce que la guerre civile se rallume de nouveau.


« André, je me sens en état de partir. — Monsieur, je vous demande deux jours. — Je veux partir, te dis-je. — Monsieur,

on ne dit pas je veux à son ami. — Tu as raison, André. Allons, je t’accorde deux jours.

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Château de Montargis


CHAPITRE XIV.

Départ pour Étampes.

André fait une rencontre imprévue.


Nous apprîmes à Argenton que la paix était signée à Bergerac, et ratifiée à Poitiers, par le roi. Les huguenots de Châteauroux nous firent connaître les conditions du traité. Il confirmait les avantages qu’ils avaient obtenus par la paix de Sens. Il leur assurait la possession de toutes leurs places de sûreté : c’était laisser exister un état indépendant dans l’État. Les chambres des parlemens devaient être composées, indistinctement, de catholiques et de réformés : c’était un moyen certain d’irriter les catholiques de toutes les classes. Un article important de ce traité portait la suppression des processions instituées pour célébrer l’assassinat du prince de Condé à Jarnac, et le massacre de la Saint-Barthelemy.


Une Religion simple ne suffit pas au peuple, disait André. Il faut des cérémonies qui parlent aux yeux. Les moines souffleront le fanatisme, et la cour sera obligée de purger les parlemens, et de rétablir les processions. Si elle résiste, la ligue reprendra les armes ; si elle cède, les protestans recommen-

ceront la guerre ; ainsi, de quelque manière que tournent les choses, une rupture prochaine est inévitable.


André avait soin de varier la conversation. La variété éloigne l’ennui, et souvent les réflexions tristes. Il savait être intéressant, quelque sujet qu’il traitât. Le hasard m’avait présenté un valet ; ma bonne fortune m’avait donné un ami.


Nous avancions vers Étampes, parlant de tout, et n’approfondissant rien. Certains cabaretiers commençaient à établir des lits à l’usage des voyageurs. On ne trouvait encore chez eux que du pain et du vin ; mais les marchés se rouvraient à la faveur de la paix. Chacun allait y acheter ce qui lui convenait, et revenait faire cuire ses provisions au cabaret. Cela était, ordinairement, assez mal apprêté ; mais au moins, on était sûr de ne pas mourir de faim, et de ne pas coucher dans les champs.


Nous venions d’entrer à Montargis : André alla faire son tour de marché, et revint bientôt avec des légumes et une oie grasse.

« Allons, allons. Monsieur, de la gaieté, voilà de quoi faire bonne chère, si j’ai autant de talent en cuisine aujourd’hui, que j’en ai marqué peu jusqu’à présent. Je vais vous faire un potage, dans lequel la cuiller tiendra debout. Je ferai rôtir notre oie. Nous en mangerons une moitié à notre dîner, je mettrai l’autre dans notre voiture, et demain nous la croquerons, en cheminant et en jasant. »


Il trouve un chauderon sous sa main, et de l’eau au puits ; voilà de quoi faire la soupe. Une poignée de sel et un peu de la graisse de notre oie la rendront excellente. Il métamorphose un bâton en broche, et notre cuisine est montée.

En allant, en venant, en faisant ses dispositions, il me contait des historiettes, plus ou moins plaisantes. L’hôte, l’hôtesse, leurs enfans écoutaient, la bouche et les yeux ouverts, autant que la nature les leur avait fendus. « Ah ! monsieur André, s’écria enfin maître Jacques, vous êtes fin cuisinier, et grand conteur. Si vous vouliez passer du service de M. le capitaine au mien, vous feriez la fortune du Sabot royal, et je vous donnerais moitié dans les bénéfices. André lui répondit par un apologue, fort bien trouvé, qui prouvait que celui qui s’associe à plus fin que lui est un sol.


Maître Jacques répliqua par une profonde révérence, et les contes recommencèrent. « Parbleu, Messieurs, nous dit-il, pendant que nous dînions, vous devriez aller à la comédie. — On joue la comédie à Montargis ! — Certainement, Monsieur.

— Où cela ? — En plein vent. Il y a là un gilles, qui est bête à faire plaisir ; un scaramouche qui est un fin matois, et une colombine ! ah quelle colombine ! elle est blanche comme du lait, grosse comme une tour, et elle danse la sabotière avec la légèreté d’un oiseau. Elle a tout plein de mots, à double entente, qui nous font rire, mais rire !... Allez la voir, Messieurs. Vous en serez si contens que vous ne pourrez vous dispenser d’acheter une fiole de son baume.


« — Hé bien, Monsieur, avez-vous un peu dîné ? — Très- bien, mon ami André. — C’est un grand cuisinier qu’un bon appétit, car, en vérité, je vous ai fait faire maigre chère ? Voulez-vous, à présent, que nous allions voir danser la sabotière à Colombine ? — Je le veux bien, mon ami André. »


Sur la grande place de Montargis était élevé un théâtre, qu’on apercevait à soixante pas de distance. Huit futailles vides soutenaient les deux plus grandes tables du cabaret voisin. Des

cordes, tendues sur des pièces de bois fixées en terre, soutenaient des décorations que le soleil, le vent et la pluie avaient rendues à peu près méconnaissables. André, grand connaisseur, prétendit qu’elles avaient représenté une forêt. Il me jura qu’il distinguait parfaitement la queue d’un tigre, dont le corps avait disparu. « Ainsi, Monsieur, me dit-il, la scène est à la fois en Afrique, et sur la place de Montargis. L’avant-scène était garnie de petites bouteilles, très-artistemenl rangées dans des hottes. Un caustique de la ville, il y en a partout, disait à la race moutonnière qui l’entourait, que les médecins permettaient le débit des drogues malfaisantes, pour multiplier les maladies, et avoir ensuite l’honneur et le bénéfice de les guérir. Mais les guériront-ils, lui demanda André. — Ma foi, Monsieur, d’un empirique breveté à un empirique qui ne l’est pas, la différence est de bien peu de chose, et quand un malade meurt dans les règles, on l’enterre également, et il n’en est plus question. Ses héritiers rient ou pleurent, et ne réclament jamais. »


Le spectacle commença. Scaramouche vint faire un discours qui n’avait pas le sens commun. Gille vint dire des balourdises. Colombine accourut, et lui appliqua cinq à six soufflets, avec une grâce toute particulière. Elle prit ensuite la parole, et parla… Elle parla de manière à persuader tous les habitans de Montargis de se purger, le soir même, avec son baume.


André murmura d’abord, entre ses dents. « Monsieur, me dit- il bientôt, je ne suis pas à mon aise ici ; allons nous-en. — Et la sabotière, mon ami ? — Oh, ma foi, Monsieur, voyez la danser, si cela vous convient. Moi, je retourne chez maître Jacques.


Déjà Scaramouche avait crié trois fois, silence, d’une voix de stentor ; déjà Colombin s’était arrêtée au milieu de sa péroraison. André s’éloignait, ainsi qu’il me l’avait dit.

Tout à coup, Colombine s’élance ; elle renverse, en sautant, la table qui soutient sa fortune ; pas une fiole n’est entière. Le précieux médicament sillonne les figures de ceux que l’amour des arts a poussés jusqu’au bord du théâtre ; ils font une grimace à faire reculer le duc de Guise. Gille et Scaramouche s’arrachent les cheveux. Colombine fend la presse, et saisit André par son manteau. « Je te le laisse, madame Putiphar, lui dit-il ; fais-en un haut- de-chausses à ton Scaramouche, et il court comme s’il avait cinquante huguenots derrière lui. Je commençais à prévoir une reconnaissance théâtrale, et je courus à mon tour, pour ne pas manquer le dénouement.


André était l’entré chez maître Jacques, et Colombine le suivait de près. Il traverse la maison ; entre à l’écurie ; se tapit sous nos mulets, et attend, pelotonné dans lalitière, ce qu’il plaira au destin d’ordonner de lui. Colombine ne le quitte pas ; c’est la Vénus moderne acharnée sur sa proie.


« Mon cher André, mon cher petit mari, peux-tu méconnaître, repousser ta Villelmine ! — Ma Villelmine ! elle est belle à présent. — Belle ou non, je suis ta femme. — Et celle de qui, depuis la journée de la Saint-Barthélémy ? — Ah, mon ami, c’est une terrible chose que l’indigence ! — Et tu disais tout à l’heure que tu ne vends des drogues que par amour de l’humanité. — Ce sont des contes, qui ont la propriété de faire des dupes. »


Ils s’étaient relevés, et ils continuèrent leur conversation conjugale dans une position un peu plus commode.


« Te voilà mis comme un prince, donc tu es riche. Souffriras- tu que ta femme soit comédienne de plein vent ?— Qu’elle soit ce qu’elle pourra. — Cette Villelmine, qui a partagé ta couche !


Quelques apostrophes, plus ou moins énergiques, se firent entendre, pendant qu’André, pressé de quitter cette ville de malheur, mettait nos mules à la voiture. « Ah ! tu veux l’éloigner de moi, m’abandonner, quand il ne me reste pas une goutte de mon baume ! coquin, scélérat, monstre ! je vais t’arracher les yeux. » D’un tour de main, André l’envoie au fond de l’écurie. « Frapper une femme, et la sienne encore ! Au secours, au voleur, à l’assassin ! »


Les spectateurs étaient déjà nombreux. Les cris de Villelmine attirèrent la foule. Cette scène me déplaisait fort. Cependant je restai impassible, persuadé que les querelles de ménage ne regardent pas le public. Les deux archers, spécialement chargés de protéger le spectacle, intervinrent dans cette affaire. Elle commençait à s’embrouiller, et je ne jugeai pas à propos de la compliquer davantage, en coupant la figure à ces deux drôles- là.


Ils notifièrent à André qu’il fallait qu’il les accompagnât chez

M. le bailli, qui, seul, pouvait prononcer dans, une cause aussi délicate. Je conseillai à André de ne pas se révolter contre les suppôts de la justice. « Ah, parbleu, me dit-il, c’est bien assez pour moi d’avoir affaire à ma femme ! »


Au milieu de notre marche, deux avocats et deux procureurs se rangèrent près des époux. Ils déclarèrent qu’ils entendaient occuper, une couple pour la plaignante, une couple pour le mari. Il est à remarquer qu’aucun des quatre ne connaissait

l’état de la cause. Mais les gens de loi, comme les corbeaux, cherchaient partout alors une curée.


Monsieur le bailli reçut, avec beaucoup de dignité, les partis et leurs défenseurs. Les procureurs s’assirent, tirèrent leurs écritoires de poche, et barbouillèrent chacun quatre lignes en façon de requête, qu’ils présentèrent humblement au magistrat. Les avocats toussaient, crachaient, s’essuyaient la bouche, se préparaient à parler, et ils ne savaient encore de quoi il était question.


Monsieur le bailli fit aux parties les questions, et les interpellations d’usage, et procureurs et avocats surent que Colombine était la femme légitime d’André ; qu’elle voulait ravoir son mari, et que son mari ne voulait pas la reprendre.

« Mais, lui dit le bailli, vous lui avez promis protection. — Oui ; mais elle s’est fait protéger par d’autres. D’ailleurs, elle m’a promis fidélité — Et elle n’y a jamais manqué, s’écria son avocat. — Qu’en savez-vous, Monsieur le braillard ? — Voyez cet air de candeur, ces yeux baissés, cette modeste rougeur. S’il est vrai que la figure soit le miroir de l’âme, quelle âme est plus pure que celle de Colombine ?


L’avocat d’André allait répondre. « Je ne vous ai pas requis, lui dit mon philosophe, ni le procureur, si empressé d’écrire. Je déclare à M. le bailli que j’entends plaider ma cause moi-même, et personne ne peut m’en contester le droit. Il a raison, dit le juge. Aussitôt le procureur d’André remet son écritoire dans sa poche, son avocat retrousse sa robe, et tous deux se retirent, après avoir fait au magistrat une profonde révérence.


« S’il est vrai, dit André, que le visage soit le miroir de l’âme, contemplez, Monsieur le bailli, ce sourcil qui monte, cet autre

qui descend ; ce teint enflammé, cet œil furibond, ce nez barbouillé de tabac, et jugez quelle âme doit loger sous cette enveloppe-là.


« Monsieur le bailli, reprit l’avocat de Colombine, je conviens que j’ai un peu exagéré les charmes de ma cliente ; mais il est indifférent au fond de l’affaire qu’elle prenne du tabac, et que ses sourcils ne soient pas sur la même ligne. Je concluerai même des petits désagrémens, qu’un mari cruel lui reproche, qu’ils sont les garans de sa fidélité. Or, si elle a tenu ses engagemens, rien ne peut dispenser ma partie adverse de tenir les siens, et je demande qu’ils soient remis dans les bras l’un de l’autre.


« — Avocat opiniâtre et entêté, je soutiens que Colombine a rompu, pulvérisé, anéanti tous les nœuds qui l’attachaient à moi. — La preuve de cela ?— Hé, parbleu, en peut-on donner de pareille chose ? Elle n’a pas toujours été mal bâtie et laide. Qu’aurait-elle fait, depuis vingt ans qu’elle court le monde ? »


« Des enfans, dit maître Jacques. » Il s’intéressait à nous, et pendant qu’on criaillait en présence de monsieur le bailli, il avait été prendre des informations. Colombine vivait tout-à-fait conjugalement avec Scaramouche, et deux enfans se roulaient dans la grange qui leur tenait lieu d’hôtellerie.


« Voilà des preuves, avocat. Qu’avez-vous à leur opposer ? Exigerez-vous que je reprenne Colombine, et que je me charge des fils de monsieur Scaramouche ? Ménélas mit Troie en cendres, pour reconquérir son épouse infidèle ; je brûlerais Montargis pour me défaire de la mienne. »

« Avocat, dit le bailli, votre cause n’est pas soutenable. Je mets les parties hors de cour, avec défense à olombine de troubler à l’avenir le repos du sieur André. — Et mes dépens, Monsieur le bailli ? — Votre partie les paiera. — Ah, Monsieur le juge, vous me condamnez aux dépens ? cela est très-facile ; mais me faire payer, tudieu, je vous en défie, car je n’ai pas un sou. »


André m’avait souvent donné de bons conseils ; je devins l’homme raisonnable à mon tour. Je le tirai à part. « Villelmine est dégradée, lui dis-je ; mais elle a fait ton bonheur pendant quelque temps ; tu ne dois pas l’oublier. — Si ce coquin de mendiant n’avait pas enlevé ma valise, je la donnerais toute entière à Villelmine, pour n’entendre plus parler d’elle. Si je n’avais vidé ma bourse, ma dernière ressource, dans le tablier de ma belle-mère… — En voici une pleine ; conduis-toi en homme de bien. »


André s’exécuta de fort bonne grâce. Le juge lui en témoigna sa satisfaction, et il fit apposer la croix de Villelmine au bas d’un acte, par lequel elle renonçait, et pour cause, à tous ses droits sur son mari. L’avocat cria ; je lui donnai deux écus à partager entre lui et le procureur. Il nous salua d’un air tout-à- fait gracieux, et disparut. Colombine retourna à ses petits Scaramouches ; nous allâmes remercier et payer maître Jacques. Dix-minutes après, nous étions sur la route de Nemours. Il faisait nuit ; mais André avait cru ne pouvoir sortir trop tôt de Montargis. Son imagination avait été fortement frappée, et il croyait, à chaque instant, voir Colombine sauter dans notre voiture, et s’asseoir à côté de lui.


Les événemens de la soirée fournirent un ample sujet à la conversation. On aurait pu écrire un volume de ce que nous

dîmes sur l’indissolubilité du mariage. André trouvait ce lien en opposition directe avec la nature. Moi, je soutenais qu’il fait le bonheur d’époux bien assortis. « Vous avez vos raisons pour voir comme cela, monsieur ; moi, j’en ai de bonnes pour voir autrement. — André, nous sommes tous organisés de même, et ce qui convient à l’organisation de l’un doit convenir à celle de l’autre. — Etablir un principe général sur nos dispositions morales est une absurdité. Nous avons tous deux bras et deux jambes, et nous ne pouvons nous en servir de même. Il y a des hommes de six pieds, et d’autres qui n’en ont que quatre ; des sots et des gens d’esprit. Je conviendrai, si vous le voulez, que leur organisation est la même ; mais j’ajouterai que les résultats diffèrent essentiellement. Ainsi je déteste le mariage, et vous en êtes idolâtre. Peut-être, cependant, l’opposition de nos idées à cet égard est-elle simplement l’effet des circonstances différentes, dans lesquelles nous sommes placés, vous et moi. J’épouse Villelmine, jeune, jolie, fraîche comme un bouton de rose. Je trouve d’abord ma position délicieuse. Un an, deux ans s’écoulent, sans nuages, sans contradictions, et le bijou le plus brillant, qu’on porte sans cesse au doigt, n’est plus remarqué que par ceux qui ne le voient qu’en passant. La nuit de la Saint- Barthélémy arrive ; je perds mon bijou, et je m’en console aisément, en pensant que j’ai conservé la vie. Je retrouve Villelmine, des années après, laide, mal bâtie, dansant la sabotière, et vendant du baume. Qui diable, à ma place, bénirait le mariage ?


« Vous vous unissez à Colombe, et on vous l’enlève au sortir de l’église. Vous féraillez pour la reconquérir, et un ravisseur de filles vous perce le flanc. Le prince de Condé et le maréchal de Biron se battent, et vous perdez encore votre épouse, qui ne l’est que de nom. Vous la retrouvez à Lusignan ; mais votre

blessure vous borne à la contemplation. Vous devenez enfin son mari, et huit jours après madame de Montbason vous sépare d’elle. Tout homme est plus ou moins opiniâtre. Ces obstacles multipliés eussent suffi pour vous donner de l’amour, si déjà vous n’en eussiez eu assez pour en mourir, et je crois, Monsieur, que la constance est fille de la contrariété. L’avantage essentiel que vous avez sur moi, c’est que Colombe est dans un couvent, et qu’elle y restera jusqu’à ce que vous puissiez l’en tirer. Nous verrons ensuite ce que deviendra votre amour.


Je me récriai beaucoup sur l’incertitude que marquait André de mes sentimens futurs. Je jurai que qui aime Colombe doit l’aimer toute sa vie ; que notre amour était devenu partie intégrante de .notre être ; que non-seulement il ne pouvait s’éteindre, mais qu’il ne devait pas même subir la plus légère altération.


« Et quand il s’éteindrait, Monsieur, qu’y aurait-il que de très- ordinaire ? — C’est impossible, André. — Que d’amans ont tenu le même langage, se sont fait les mêmes sermens, et ont fini par ne pouvoir plus se supporter ? —André, vous calomniez mon cœur et celui de Colombe. — Croyez-vous, Monsieur, que la nature en ait fait deux exprès pour vous ? d’ailleurs, l’indifférence absolue n’est-elle pas préférable, cent fois, à cette frénésie, à cette rage, qui vous tourmente souvent, et qui a failli dix fois à vous coûter la vie ? — Ne pas aimer est-ce vivre ? — Ma foi, Monsieur, je me porte à merveille, je ne suis pas amoureux, et j’espère bien ne plus le devenir. — Qui n’aime rien est un être dégradé, un simple végétal. — Monsieur, il vaut mieux, je crois, être un mirthe ou un oranger qu’un tigre. — André, la guerre civile recommencera-t-elle bientôt ?

Cet homme, que j’avais mis au rang des végétaux, n’avait pas de rancune, et raisonnait conséquemment. II me représenta qu’il fallait, avant que de penser à délivrer Colombe, que j’allasse m’acquitter, envers ma mère, de ce que me prescrivait mon devoir ; que je reçusse, de ses mains, ce qui m’appartenait dans la succession de mon père ; que j’achetasse ensuite une terre et une maison, « car enfin, me disait-il, il sera très-beau sans doute de délivrer votre épouse ; mais il faut la loger, quelque part. Ces préliminaires remplis, nous soufflerons le feu de la guerre, si de petits particuliers, comme vous et moi, peuvent porter la main sur le manche du soufflet.


Nous entrâmes à Nemours avec les premiers rayons du soleil levant, et André me fit observer qu’il était temps de renoncer à la métaphysique de l’amour, pour nous occuper de choses plus substantielles. Nous n’avions pas soupé la veille, et il était temps de déjeuner.


Nous trouvâmes à nous loger un peu moins mal qu’à Montargis : tout s’agrandit à mesure qu’on approche de la capitale. Nous trouvâmes chez maître Martin six chaises de paille, six cuillers, six fourchettes de fer, six assiettes, un lit assez large pour quatre, et qui était garni de ses draps. A la vérité, ils servaient pendant huit jours à tous les voyageurs qui s’arrêtaient chez maître Martin, parce qu’il n’en avait encore que deux paires ; mais il nous dit que nous étions les maîtres de ne pas nous déshabiller.


Maître Martin avait conçu l’heureuse idée de pourvoir aux besoins des passans. Une éclanche de veau rôtie décorait son buffet, et deux lapins en civet bouillotaient sur un fourneau. Comme les aisances de la vie s’étendent avec les inventions nouvelles ! oh, si ce coquin d’Omar n’eût pas brûlé la

bibliothèque d’Alexandrie, que de choses perdues nous aurions sous la main ! « Peut-être les grandes routes de l’empire de Babylone étaient praticables l’hiver comme l’été. — Il est constant au moins que les voies romaines l’étaient. Peut-être les voyageurs Babyloniens trouvaient à leur disposition des voitures commodes et douces, et des relais de distance en distance, qui leur faisaient parcourir l’espace avec rapidité. — Il est certain, André, que ces moyens de transport étaient inconnus à Rome. — Peut-être y avait-il dans l’Assyrie des cabarets élégans, abondamment fournis de toutes choses, où, moyennant une faible rétribution, un satrape était aussi bien que dans son palais. — L’histoire romaine ne parle pas de semblables établissemens ; donc ils étaient inconnus à Rome.


« À quoi rêves-tu donc, André ? — Je pense, Monsieur, que sans nous en douter, nous venons de découvrir une nouvelle branche d’industrie et d’utilité publique, qui, peut-être, était consignée dans quelque manuscrit de la bibliothèque d’Alexandrie. — Mon cher ami, il est donné à l’esprit humain de parcourir un cercle assez étendu, et cependant borné. Quand l’homme a fait le tour du cercle, il s’arrête, et si les révolutions publiques et physiques anéantissent les connaissances acquises, il recommence à parcourir son cercle. Ainsi que de prétendues découvertes, faites dans les temps modernes, n’étaient que des choses usées par les anciens !— Vous avez raison, Monsieur ; mais ceux qui les ont retrouvées n’ont pas moins de mérite que les premiers inventeurs, et nous pouvons nous mettre au nombre des êtres privilégiés modernes. — Comment cela, André ? — Ne venons-nous pas de trouver qu’on peut faire des routes, praticables l’hiver comme l’été ? — Ne venons-nous pas d’inventer des voitures publiques, dont la marche serait accélérée par des relais ? — Et des cabarets somptueux, où les

voyageurs seraient hébergés… — Un moment, Monsieur : oute découverte nouvelle doit être décorée d’un nom nouveau et sonore. » Hébergé, hébergé.... héberger veut dire recevoir chez soi, loger. Nos établissemens nouveaux s’appelleront auberges.

appartient à César. —Vous César ! — Tout est relatif. — Je vous entends. Vous êtes l’aigle, et moi le passereau. — Hé, hé… — Comment, hé hé ? vous êtes un insolent. » Je me lève, furieux. Je renverse la table. Trois des six assiettes de Martin, et une dame-jeanne sont brisées ; le reste de notre civet et du vin couvrent le pavé ; un chien de basse-cour se lance entre les jambes d’André, et le fait asseoir sur les débris de notre déjeuner.


« Ma foi, dit-il, me voilà revenu de Babylone, et dans une posture propre à dissiper les fumées de l’amour-propre. » Je me mis à rire ; le bon André rit aussi. Il quitta son haut de chausses ; Martin se chargea de le remettre en état de servir. Nous allâmes nous coucher, et à notre réveil il ne fut plus question de mouchettes, ni d’andréades. C’est ainsi qu’une idée heureuse disparaît devant un incident qui fixe l’attention sur un objet nouveau, pour ne se reproduire, quelquefois, que des siècles après. André m’avait contredit, je l’avais brusqué ; nous avions eu des torts tous les deux, et nous ne cherchâmes qu’à nous les faire oublier réciproquement… Rien ne nous obligeait à voyager la nuit. J’étais bien aise, d’ailleurs, d’entrer à Étampes en plein jour : j’allais y paraître dans un équipage propre à exciter l’envie. « Toujours le péché d’orgueil, me dit André. — J’en conviens, mon ami. Mon patron me l’a souvent pardonné ; il me le pardonnera encore cette fois-ci. — C’est ainsi, Monsieur, qu’on se tire d’affaire avec des capitulations de conscience. Je remarque que les gens les plus pieux ont souvent recours à ce moyen-là. Il favorise des passions, que la dévotion n’éteint jamais entièrement. »


Nous avions résolu de ne partir que le lendemain, et il fallait user le reste de la journée. Nous nous promenâmes par les rues

de Nemours. On trouve partout de ces figures heureuses, qui plaisent, qui attirent, on ne sait pourquoi. Il est constant que tous les hommes influent, les uns sur les autres, en bien ou en mal. Deux particuliers, qu’on n’a jamais vus, jouent à la prune ou au trictrac. On désire que l’un gagne ; on souhaite, par conséquent, que l’autre perde. Pourquoi cela ? « Monsieur, dit André, cela n’est peut-être pas impossible à expliquer. J’ai lu, autrefois, un vieux livre, composé par un vieux docteur écossais, sur la médecine d’attouchement. Il prétend qu’il s’échappe de nous des molécules, qui repoussent ou attirent ; qu’un médecin, dont les émanations sont en rapport avec celles d’un malade, peut le guérir en le touchant, et mon docteur cite des faits. — Mon cher André, ceci est trop fort. — Monsieur, c’est un système comme un autre. Il y a, dans tous, à prendre et à laisser. »


Quoi qu’il en soit, nous rencontrâmes, sur une petite promenade de Nemours, un homme dont les molécules’ étaient en harmonie parfaite avec les nôtres, car nous ne balançâmes pas à l’aborder. Notre qualité d’étrangers fut notre prétexte et notre excuse.


La conversation s’engagea. Nous n’avions pas entendu parler des affaires publiques, depuis que nous étions sortis d’Argenton, et quoiqu’on n’ait rien de commun directement avec les rois, on aime à savoir ce qu’ils font. Leurs moindres actions influent toujours sur notre sort, à nous pauvres petits. Notre inconnu nous remit au courant, avec une complaisance, dont nous lui sûmes le meilleur gré.


Pendant qu’on signait la paix, Lesdiguières battait les catholiques dans le Dauphiné ; un de ses lieutenans prenait Montpellier ; le duc d’Anjou, frère du roi, enlevait aux

huguenots La Charité et Issoire. La paix était dans toutes les bouches, et personne ne remettait l’épée dans le fourreau.


Le roi se crut dégagé du joug des Guise, parce qu’il s’était rapproché du roi de Navarre et du prince de Condé. Il était retombé dans cet état d’apathie, qui l’avait plusieurs fois exposé à des dangers réels. Il ne connaissait, pour en sortir quelquefois, d’autre moyen que de varier ses plaisirs. Il en avait de toute espèce.


La misère était extrême. Il prodiguait à Joyeuse et à d’Epernon le faible produit des impôts. Il pensait à les marier aux sœurs de la reine de France, Louise de Vaudémont. Ils n’avaient pas plus besoin de femmes que lui.


Un jour il donnait un bal. Le lendemain, il se promenait .par les rues de Paris, à la tête d’une mascarade de pénitens, nud jusqu’à la ceinture, et il se fustigeait, avec eux, en chantant des psaumes. Il croyait persuader ainsi les ligueurs de la pureté de son catholicisme. Un autre jour, il instituait l’ordre du Saint- Esprit. Il inséra, dans les statuts, que tous les chevaliers professeraient la religion romaine. Il espérait que les seigneurs protestans feraient abjuration pour obtenir la décoration nouvelle. Aucun d’eux ne se prononce encore, et cependant l’ordre de Saint-Michel est tombé dans un tel discrédit, qu’on ne l’appelle plus que le collier à toutes bêtes.


Deux de ses mignons, Quélus et Mangiron se sont fait tuer en duel, et il leur fait ériger des statues, dans l’église paroissiale de Saint-Paul. Il les pleure, tous les jours, jusques dans les bras de Joyeuse et de d’Epernon, et, en même temps, il établit des comédiens italiens à l’hôtel de Bourgogne.

Telle est la faiblesse de son autorité, que le parlement de Paris a osé rendre un arrêt qui expulse ces histrions de la capitale. Il les y maintient par la force.


Le duc de Guise approuve des contrastes et des fautes, qui achèvent de couvrir Henri du mépris général. La ligue est à ses ordres, et il n’a qu’un mot à dire pour renverser le roi du trône. Le moment n’est pas venu.


Catherine deMédicis gémit en secret, et entretient une correspondance active avec les princes protestans. Elle affecte, en public, une gaîté, qui a fui loin d’elle, depuis long-temps, ce Tel est, Messieurs, l’état actuel de la France. »


« Vous conviendrez, au moins, Monsieur, dis-je au narrateur, que le roi est un excellent catholique, et que cette qualité-là balance bien des défauts. C’est une réflexion que j’ai déjà eu l’occasion de faire. — Monsieur, un roi qui n’a que cette qualité-là, est peu de chose en temps de paix, et n’est rien dans des momens de troubles. Vous ne tarderez pas à être convaincu de ce que j’avance. Monsieur Duport continuait à blâmer la conduite du roi, et il s’exprimait avec amertume ; je le défendais avec chaleur. Un prince, qui institue, tous les jours, des ordres religieux, et devant qui j’ai eu l’honneur de jouer du serpent, à la procession des bilboquets ! M. Duport s’échauffait ; je m’échauffais davantage. « Prenez garde, Monsieur, me dit André. Vous avez derrière vous, la table, le civet et les assiettes du matin. » Je me mis à rire, André rit, et comme le rire se communique, M. Duport rit aussi. Cependant un homme raisonnable veut savoir de quoi il rit. Il fallut lui conter l’histoire entière des Andréades et des Mouchettes. Les éclats de rire redoublèrent, et M. Duport finit par nous inviter à souper.

On aime à parler de sa ville natale, et il n’y a pas bien loin de Nemours à Étampes. M. Duport pouvait savoir quelque chose de ce qui s’y passait. Je lui fis plusieurs questions, en sablant un vin, qui valait mieux que celui de maître Martin. J’appris que, peu de temps avant la signature de paix, les ligueurs étaient entrés à Étampes, et avaient massacré tous les huguenots. « Que le ciel les récompense, m’écriai-je ! Ma mère, catholique ardente, aura trouvé sûreté et protection. Monsieur, me répondit-il sèchement, il est vraisemblable que la guerre civile se rallumera bientôt, et si les réformés entrent à Etampe, que deviendra votre mère ? » Cette observation me fit frissonner.


« Quelles que soient, poursuivit M. Duport, nos opinions religieuses, n’oublions jamais que Dieu ne veut pas de sacrifices de sang; que nous pouvons lui plaire par celui de nos passions haineuses, et qu’une charité, bien entendue, peut seule établir en France une paix sincère et durable. »


Je remarquais qu’André était sérieux quand je parlais, et qu’il souriait, quand notre hôte reprenait la parole. Depuis long- temps, je le trouvais entaché d’une sorte d’hérésie ; mais il était si bon, si intelligent, si instruit, qu’il fallait bien lui passer quelque chose. Au reste, je vis clairement qu’ils étaient deux contre moi, et que j’aurais du désavantage, si je soutenais la discussion. Il commençait à être tard ; je voulais partir le lendemain de grand matin ; je remerciai cordialement M. Duport de ses bontés, et je gagnai, avec André, l’auberge de maître Martin.


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Étampes à la fin du XVIe siècle (gravure de Chastillon)


CHAPITRE XV

Entrée de notre héros à Étampes.


Il parut ce jour, où la piété filiale devait honorer une mère estimable, et lui faire oublier ses chagrins et ses privations. Quelques heures encore, et j’allais être dans ses bras. Mon cœur, plein des plus doux sentimens, oubliait les passions tumultueuses ; l’image de Colombe même ne pouvait rien sur lui en ce moment.


Déjà je distinguais les clochers d’Étampes ; déjà mon imagination créait les scènes de bonheur qui allaient s’ouvrir, pour ma mère et pour moi ; je jouissais de sa surprise et de son attendrissement ; le son de sa voix frappait mon oreille ; ses bras me pressaient sur son sein, elle bénissait son fils, respectueux et sensible. André ménageait ma délicieuse rêverie ; il gardait un profond silence.


J’aperçus, sur le bord du chemin, cette jeune fille, si naïve et si bonne, qui m’avait offert du lait et des fruits, lorsque je m’évadai du couvent des Franciscains d’Étampes. Elle filait au

fuseau, avec le calme de l’innocence. Je priai mon patron de veiller sur elle.


Je reconnus, en entrant dans la ville, toutes les rues, toutes les maisons, et je les revis avec un plaisir inexprimable. J’en nommais les habitans à André, comme s’il eût dû les connaître. Là, demeurait un camarade d’école ; ici, un ami de mon père ; plus loin, un marguillier. Je m’inclinai profondément, en passant devant le couvent des Franciscains.


Nous arrêtâmes devant la maison de ma mère. Je m’élançai de ma voiture, et je frappai à la porte. Déjà mes bras s’ouvraient pour recevoir mon excellente Madeleine… Un inconnu me demande ce que je veux. « Où est ma mère ? — De qui me parlez-vous ? — De dame Madeleine de Mouchy, » et je l’appelais en parcourant la maison. « Un moment, Monsieur, vous êtes chez moi. — Ma mère a vendu sa maison ! Où s’est-

elle retirée ? — Dans le couvent des filles du sacré-Cœur de Jésus18. — André, courons à son couvent. — Vous ne la verrez pas. — Pourquoi cela ? — Elle a prononcé ses vœux, et la règle de son ordre lui interdit toute communication extérieure. — Je ne verrai pas ma mère ! Ainsi donc, les couvens m’auront enlevé tout ce que j’ai de cher au monde !


« Qu’a-t-elle fait de son bien ? demanda André. — Oh, que de questions ! Adressez-vous aux Franciscains ; ils vous donneront, s’ils le veulent, tous les éclaircissemens que vous désirez, » et le bourru ferma la porte sur nous.


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18 Anachronisme notable, car la dévotion au Sacré-Cœur ne s’est développée en France qu’à partir de la fin du XVIIe siècle (B.G.).

« André, je verrai ma mère. Si on me refuse cette satisfaction, je mets le feu au couvent, j’enlève Madeleine à travers les flammes, et… — Enlever sa mère ! Voilà, je crois, ce qui ne s’est jamais vu. — Eh bien, ce sera la première fois. — Ta, ta, ta, ta, ne connaîtrez-vous jamais que les movens violens ? — Ce sont les plus prompts. — J’en conviens ; mais si vous refusez de revenir à des sentimens raisonnables, je ne vous quitterai pas d’un instant, et je marcherai à côté de vous, une pompe sous le bras. » Je ris ; c’est ce que voulait André : on ne brûle pas une maison en riant.


« André, il faut cependant prendre un parti. — Sans doute, Monsieur ; mais il faut agir avec réflexion. Occupons-nous d’abord de nous loger, nous et nos équipages. Cette opération préliminaire vous refroidira la tête, et nous verrons après ce qu’il faudra faire. »


Loger au cabaret, après avoir eu une maison à moi ! Cela était dur ; mais il fallut me résigner. Nous cherchâmes, et, en allant et venant, je rencontrai un ancien camarade, parvenu au poste éminent de bedeau. Il me reconnut, et, une heure après, on disait, par toute la ville, qu’Antoine la Mouche y était revenu avec une jolie figure, des vêtemens somptueux, un équipage brillant, et cent mille livres. On avait oublié mes anciennes espiègleries ; on m’arrêtait, on me félicitait, et, comme un homme qui a cent mille livres est un personnage important, on me marqua de la considération. Personne ne m’offrit de logement, sans doute parce qu’un gros capitaliste doit épuiser, en peu de temps, une maison bourgeoise ; mais on nous indiqua le meilleur cabaret d’Étampes.


Ces conversations, courtes, mais répétées, m’avaient calmé, ainsi que l’avait prévu André. Je ne pensais plus à enlever ma

mère, et il me proposa d’aller rendre visite au prieur des Franciscains.


Le frère portier appela le père Boniface ; le père Boniface me regarda avec une sorte d’embarras, et il alla avertir le prieur. Il n’était plus, ce temps, où on ne m’adressait pas un mot qui ne fût dicté par la bienveillance ; où on m’attirait, par des caresses, sous le scapulaire de-saintFrancois. Deux figures, froides et sévères, attendaient que je m’expliquasse.


Je demandai ce qui avait déterminé ma mère à prendre le voile : le père Boniface le savait au moins aussi bien qu’elle. Il me répondit que la grâce l’avait appelée à cet état de perfection. André demanda ce qu’était devenu son bien. On lui répondit qu’elle en avait disposé. « En faveur de qui ? — Elle l’a employé en œuvres pies. — Ah! j’entends. »


J’exprimai le plus vif désir de la voir. On me répondit que la règle ne lui permettait pas de me recevoir. « Sortons d’ici, Monsieur, me dit André. »


« Il me paraît évident, continua-t-il, quand nous fûmes dans la rue, que ces gens-là sont parvenus à dépouiller votre mère, et qu’ils l’ont mise dans un couvent pour s’en débarrasser. — Ah, qu’ils gardent son bien, et qu’ils prient pour elle et pour moi. — Ils prieront si cela leur plaît ; mais ils vous restitueront jusqu’au dernier sac. — Que je voie ma mère. — Vous la verrez. — À ce prix, je renonce à tout. — Moi, je ne renonce à rien. Que les membres catholiques du parlement de Paris favorisent le cagotisme, l’idiotisme, ils font les affaires du duc de Guise ; mais ils comptent parmi eux une moitié de protestans, intéressés à donner une haute idée de leur équité, et ceux-là se soulèveront contre des moines spoliateurs. — Moi, j’attaquerais ces saints

religieux, au milieu desquels j’ai passé ma première jeunesse !

— Monsieur, la robe ne fait pas l’homme, et celle de saint François couvre ici des fripons. — Mais, André !... — Mais, Monsieur, il vous faut une petite terre pour nourrir Colombe ; un superflu de produits pour lui procurer les agrémens de la vie ; une maison agréable pour la loger, et on n’a pas tout cela avec dix mille livres. Allons trouver le procureur du roi d’Étampes. — Allons chez le procureur du roi. — S’il fait son devoir, cette affaire pourra se déterminer sans éclat. Si c’est un sot, je pars pour Paris ; je m’adresse au chancelier de Birague, et il nous fait raison de toute cette canaille-là. »


À l’époque de la signature de la paix, la cour s’était occupée de garantir les réformés des persécutions sourdes et ouvertes des catholiques. La composition mixte des parlemens assurait le repos des sectaires des deux cultes, et le chancelier avait favorisé ces vues pacifiques, en expulsant des tribunaux et des bailliages les forcenés et les hypocrites.


Le procureur du roi d’Étampes était catholique ; mais il voyait, dans chaque Français, un homme qni avait droit à la protection de la justice, quelles que fussent ses opinions religieuses. Il était magistrat intègre, et ne voulait être que cela.


André porta la parole, et fut écoulé avec attention, « Je vais, me dit le procureur du roi, chez les filles du Sacré-Cœur, et je parlerai à votre mère. Revenez dans une heure. »


Cette heure nous parut longue : elle devait décider de choses d’une grande importance pour moi, et celui qui attend, compte les minutes. M. Vernier rentra enfin, et nous invita à l’écouter.

Il s’était fait présenter les statuts et les réglemens de la maison. « Les statuts, émanés du pape, sont sévères ; mais aucune main laïque n’a le droit d’y porter atteinte. Ils ordonnent une clôture absolue, et ne privent pas ces religieuses de la satisfaction de communiquer avec les personnes de l’extérieur. Ce couvent est dirigé par les pères Franciscains, et ils y ont établi, depuis trois mois, une réforme, qui peut être prescrite par des motifs purement temporels. Je présume qu’ils veulent prévenir toute explication entre votre mère et vous. Ils ont fait approuver ces nouveaux réglemens par l’évêque diocésain ; cependant ils sont loin d’avoir force de loi. D’ailleurs, ils n’interdisent aux religieuses que les visites des étrangers, et un fils ne peut être étranger à sa mère. Un reste de pudeur n’a pas permis de vous exclure nominativement du parloir. On eût blessé toutes les convenances, on eût irrité ces bonnes filles, si on eût parlé d’enfans qu’elles n’ont pas, et qu’elles ne doivent pas avoir. Une veuve, sous la guimpe, est une chose extraordinaire, et on a cru vous éloigner de la grille, en vous comprenant dans une interdiction, qu’on a voulu rendre générale. Je crois, au contraire, qu’il doit y avoir exception en votre faveur. Au reste, je prévois l’existence d’une trame, sourde et coupable, contre votre sensibilité et votre fortune. J’en démêlerai les fils.


« J’ai parlé de vous à votre mère. Elle vous croyait mort, et elle a versé des larmes d’attendrissement, en apprenant que vous êtes à Étampes. Je lui ai demandé si elle serait bien aise de vous voir. Elle est tombée à 33 genoux devant la grille, et elle a baisé ma main, que j’avançais pour la relever. Que Dieu me pardonne, a-t-elle dit, de tenir encore à la terre ; mais je crois que je mourrais de joie, si je revoyais mon Antoine. »

M. Vernier envoya chercher le greffier du bailliage, deux témoins, quatre archers, et nous prîmes tous ensemble le chemin du couvent.


L’acte d’autorité qu’avait fait le procureur du roi, s’était borné à demander la communication des statuts et des réglemens, et il avait suffi pour répandre l’alarme dans le couvent. La supérieure parut seule, du côté intérieur de la grille, quand nous demandâmes à voir la sœur Madeleine. Le père Boniface entra dans le parloir, au moment où le procureur du roi ordonna que ma mère fût introduite. Le révérend père représenta, d’un ton humble, au magistrat, que la pureté de la sœur Madeleine serait ternie, si elle partageait l’air que respire son fils. « Qui peut vous faire juger que ce jeune homme soit un être corrompu ? — Monsieur le procureur du roi, il, a été quatre ans novice chez nous, sans être jugé digne de prononcer ses vœux. Il a fui, en coupable, de notre maison ; il est allé à la Rochelle, au centre de l’hérésie, se réunir à un père huguenot et athée… — Prenez garde, mon père : ce que vous dites implique contradiction. Un huguenot est un chrétien, et un chrétien n’est pas athée. Continuez. » — Depuis ce temps, nous n’avons plus entendu parler de lui, ni de son père. Nous les avons crus morts, l’un et l’autre, livrés aux plus abominables principes, et nous avons maudit leur mémoire. — Vous êtes prêtres pour prier et non pour maudire. Mais sur quelles présomptions avez-vous cru que Jacques et Antoine de Mouchy n’existaient plus ? — Sur une lettre écrite à la sœur Madeleine, par le maréchal de Biron. » Le greffier inscrivait, sur son procès-verbal, les questions et les réponses.

« — Où est cette lettre, qui constate le décès du père et du fils ? — Je ne sais si on pourra la retrouver. Mais en voici une qui prouve l’athéisme de Jacques. — Voyons cette lettre.


« Jacques y exprimait le désir d’embrasser encore sa femme et son fils, avant que de s’endormir pour toujours. — Pour toujours, signifie positivement, Monsieur le procureur du roi, que l’homme meurt tout entier. — Ces mots peuvent s’appliquer aussi au sommeil des justes, qui s’endorment pour toujours, relativement à la terre. Mais comment se fait-il que vous ayez conservé une lettre insignifiante, et que celle, qui peut tenir lieu d’un acte de décès, ne se retrouve pas ? » André demanda la parole.


« On peut prouver, dit-il, que M. de Mouchy n’a quitté le maréchal de Biron, qu’au moment de l’ouverture des négociations pour la paix, et jamais ce général n’a écrit à la sœur Madeleine. Mon ami était son secrétaire intime ; il rédigeait toutes ses écritures, et le père Boniface ne prétendra pas nous faire croire qu’il ait annoncé sa propre mort à sa mère. Il lui a donné avis de celle de son père. Cette lettre prouve l’existence du fils, et voilà pourquoi elle ne se trouve pas. Le maréchal est à Biron ; il y a loin d’ici ; mais je ne demande que quinze jours pour apporter, à monsieur le procureur du roi, des preuves incontestables des faits que je viens d’avancer.


« Voici les conséquences que j’en tire. Les franciscains ont pu croire ce jeune homme au nombre des victimes de nos guerres civiles, et ils ont voulu hériter du père et du fils. Madeleine ne sait pas lire. On lui a présenté et lu un papier écrit dans des vues perfides. Monsieur le procureur du roi suivra ce premier fil. Il le conduira à la connaissance des détails.

« — Caporal, portez à vingt de vos camarades, l’ordre de garder les issues du couvent des franciscains, et de ne pas permettre qu’on en sorte la moindre chose. Mme la supérieure, choisissez de faire conduire la sœur Madeleine dans ce parloir- ci, ou de m’admettre dans le vôtre. Je veux parler à cette religieuse, sans témoins. Voilà la seconde fois que je vous donne l’ordre de la faire paraître ; ce sera la dernière. Si vous n’obéissez à laminute, j’userai des moyens que la loi met à ma disposition, pour protéger ceux qui invoquent mon ministère. Vous savez que les portes tombent devant moi. » La supérieure pâlissait, rougissait, et paraissait ne savoir à quoi se déterminer. Le procureur du roi lui lança un regard foudroyant. Elle sortit.


Le père Boniface était assis dans un coin, et paraissait accablé. Le procureur du roi le fit conduire dans une pièce voisine, et le mit sous la garde de ses archers.


La sœur Madeleine parut enfin, pâle, défaite, et dans un état de stupeur remarquable. La vue de son fils ramena la vie dans sou cœur et dans ses yeux. Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre ; nous nous y tînmes long-temps pressés ; de douces larmes coulaient de nos yeux ; des mots entrecoupés s’échappaient à peine de nos poitrines oppressées. Cette scène touchante dura long-temps.


« Cette entrevue me coûtera cher, dit enfin ma mère. Mais j’aurai joui d’un instant de bonheur, avant que de descendre vivante dans la tombe. » Le procureur du roi l’interrogea.


On lui avait défendu de rien révéler, sous les peines les plus graves, et celles qu’on inflige dans les couvens sont cruelles.

« Mais mon fils vit, dit-elle, on l’a dépouillé, et j’étais mère avant que d’être religieuse. J’abandonne de tout mon cœur à

l’Eglise, ce qui m’appartenait ; mais je supplie M. le procurateur du roi, de faire rendre à Antoine ce qu’a laissé son père. Je remplis un devoir sacré, et je me résigne à la mort.


« Vous ne mourrez pas, Madame, s’écria le procureur du roi. Je vous prends sous ma protection, et elle ne sera pas impuissante. Je vous ferai même transférer dans un autre couvent, si les circonstances l’exigent. Parlez librement et avec calme. »


Ma mère raconta que le père Boniface lui avait lu une lettre, qui lui annonçait la mort de son fils ; qu’il lui avait représenté qu’elle ne tenait plus au monde par aucun lien ; que les biens terrestres n’étaient que des moyens de perdition. Il lui conseilla de s’en défaire en faveur des franciscains, qui en feraient un digne usage, et de ne s’occuper désormais que de son salut. Il la pria, il la pressa d’entrer en religion.


L’espoir que la nouvelle de la mort de son fils pouvait n’être pas fondée, la fit résister pendant quelque temps. On lui montra l’abîme infernal, ouvert sous ses pas, et prêt à l’engloutir. Elle vendit sa maison, et enjoignit le produit aux sommes qu’elle avait déjà. Elle en remit la totalité au père Boniface, et elle entra chez les filles du Sacré-Cœur dé Jésus.


« Combien, Madame, avez-vous livré à ce moine ? — Environ trente mille livres. — Greffier, dites, qu’on fasse rentrer Boniface.


« Mon père, vous êtes coupable de fraude et de faux, et vous savez que les faussaires sont pendus. — Pendu ! un religieux, un prêtre ! — J’avoue qu’il sera difficile de vous conduire au gibet ; il ne le sera pas autant de vous faire restituer ce que vous

avez extorqué. Qu’avez-vous fait des trente mille livres que sœur Madeleine vous a remises ? — Nous avons payé à son couvent trois mille livres pour sa dot ; le surplus a été employé en œuvres pies. — Cela ne se peut pas. On ne distribue pas vingt-sept mille livres en aumônes, dans une petite ville comme Étampes, sans que le public en ait connaissance, sans que la mendicité y soit éteinte, et on y rencontre des mendians à chaque pas.


« Votre couvent est cerné. Épargnez-moi la peine d’y faire une perquisition. Apportez-moi les vingt- sept mille livres, dont vous êtes nantis. — Monsieur le procureur du roi, s’écria André, je vais conduire notre voiture à la porte des franciscains, et je recevrai en masse ce qu’on y a porté en détail.


« Mais, Monsieur, dit le père Boniface, vous savez que nous faisons vœu de pauvreté. — Si je ne trouve rien chez vous, votre justification sera éclatante. Mais je crains bien qu’il y ait d’autres sommes, destinées à des œuvres pies. Allons, décidez- vous. — Mais au moins, Monsieur, me donnez-vous votre parole que cette affaire n’aura aucune suite ? — Je vous le promets ; mais je prendrai mes sûretés. »


Pendant cette instruction, j’étais à côté de ma mère ; je tenais ses mains, je les pressais, je les baisais ; elle me prodiguait les plus tendres caresses. Nous vîmes cependant sortir André et le père Boniface.


Une heure après, vingt-sept sacs de mille livres étaient déposés sur le plancher du parloir. « Monsieur, me dit le procureur du roi, votre mère est morte au monde ; cet argent vous appartient. Faites-en ce que vous voudrez. Caporal, allez

relever l’escouade que vous avez mise en surveillance autour du couvent des franciscains.


« Père Boniface, je ne cherche pas de coupables. Je ne veux pas savoir, si vous avez encore de l’argent mal acquis. Je vous conseille de répandre dans le public que vous aviez chez vous un dépôt, qui devait être transféré, en plein jour, au couvent du Sacré-Cœur, et que vous avez requis main-forte, pour contenir les gens qu’on rencontre partout, et dont l’industrie est au bout de leurs doigts. Si on vous fait des questions, vous ne serez pas embarrassé d’y répondre : vous avez l’imagination active et féconde.


« Je garde mon procès-verbal. Je ne le communiquerai à personne ; mais il servira de base à une action criminelle, si je ne suis pas satisfait de votre conduite. Qu’on fasse venir la supérieure de cette maison.


…. « Madame, je vous laisse les trois mille livres de dot que vous a payées la sœur Madeleine, quoique cette somme excède de beaucoup ce qu’on exige ordinairement des novices ; mais j’entends, je veux qu’elle soit traitée doucement, et même avec quelques égards. Yous lui permettrez de recevoir son fils, quand il se présentera. Je viendrai la voir tous les jours, et à la première plainte fondée qu’elle m’adressera, je la ferai transférer dans un couvent de Paris, et vous rendrez sa dot.


« Vive le procureur du roi d’Étampes, s’écria André ! Pourquoi ne lui ressemblent-ils pas tous ?? Monsieur, lui dit sèchement ce magistrat, la justice était de votre côté, et elle a dû prononcer en votre faveur ; mais je vous engage à user de vos avantages avec une extrême réserve. Les moines et les

religieuses ne sont pas dans la religion ; mais ils y touchent de très près. Ne l’oubliez pas. Retirons-nous.


J’aidai à André à transporter nos sacs dans notre voiture, et nous fûmes les déposer dans une chambre de notre cabaret, à côté des dix mille livres que nous avions apportées à Étampes. J’en mis la clef dans ma poche, après avoir fermé les volets des fenêtres. Je commençais déjà à sentir les embarras et les inquiétudes que donnent les richesses.


« Hé bien, Monsieur, n’avais-je pas raison de vous dire que, d’une manière ou d’une autre, nous aurions raison de ces fripons-là ? — André, le couvent des franciscains a presque été mon berceau, et je porte à ces bons pères un vif intérêt. — Oh, ces bons pères, ces bons pères ! apprenez donc, Monsieur, à estimer les hommes ce qu’ils valent. — Je ne me consolerais pas de les voir diffamés. — Il faut, pour qu’ils le soient, qu’ils se diffament eux-mêmes, et ils sont trop adroits pour n’être pas discrets. — Mais le procès-verbal... — M. Vernier est incapable d’en abuser ; mais il est là ; vos bons pères le savent ; il les contiendra, et ils se tairont. Allons remercier le procureur du roi. »


Nos remercîmens furent aussi vifs que le service qu’il nous avait rendu était important. « Messieurs, nous dit-il, remercier un magistrat qui n’a fait que son devoir, c’est l’offenser, quand il est honnête homme. Vous ne me devez rien. Je vous salue. »


Nous parlions, en nous retirant, des rares qualités de M. Vernier. Nous en parlions en retournant à notre cabaret. Nous en parlions, en nous assurant que les fermetures de la chambre, qui l’enfermait notre trésor, étaient intactes. Nous voulions faire un tour de ville, et nous revenions, sans y penser, vers la maison

où était notre précieux dépôt. « André, je ne pourrai plus dormir. — Ni moi non plus. Monsieur. Je sens que je perds ma gaieté et ma philosophie. Sénèque a dit, avec beaucoup de raison, que la richesse est le poison de l’âme.


« —André, demandons à souper. — Il n’est pas l’heure, Monsieur. — Nous l’attendrons auprès de nos sacs. » — Monsieur, il faut placer promptement cet argent-là, ou il nous fera perdre la tête. »


On nous servit un souper très-passable, et nous ne pûmes manger ni l’un ni l’autre. « André, va chez le notaire du lieu, et demande-lui s’il y a ici quelque chose à vendre. — Vous resterez donc auprès de votre argent ? — Oui, et j’ai l’épée au côté. »


Assis sur une pile de mes sacs, je récapitulai les événemens de la journée, et de celles qui l’avaient précédée. Je ne trouvai, dans toute ma conduite, que l’amour pour Colombe et l’affection pour ma mère. Pas un retour vers mon patron ; pas une oraison jaculatoire adressée à ce grand saint, et il était évident qu’il m’avait conduit, par la main, à la fortune. Je le priai avec ferveur, et je le suppliai de me rendre le repos. Le repos ne vint pas. Ah, pensai-je, mon patron ne veut pas tout m’accorder. Il faut que je me souvienne que je ne suis qu’un homme, et un pécheur.


Il était nuit depuis quelque temps ; je ne voulus pas demander de lumière. On eût pu l’apercevoir à travers les fentes des volets, et on n’eût pas manqué de chercher à pénétrer les motifs qui me faisaient avoir de la chandelle à une heure indue, à neuf heures du soir. D’ailleurs, elle eût pu diriger les entreprises de notre hôte ; il est facile de brûler la cervelle à un homme, dans

une chambre éclairée, et Leclerc sait que j’ai de l’argent, beaucoup d’argent : il nous l’a vu transporter… J’entends du bruit en bas… Il redouble… Je place mes sacs contre la porte ; je me couche dessus ; il faut qu’on me passe sur le corps pour me voler. J’ai mon épée nue à la main.


Le bruit cesse ; mes alarmes se dissipent ; mais André ne revient pas. Où est-il ? que fait-il ?... Tout a un terme. Mon agitation cessa ; mes paupières s’appesantirent ; je m’endormis enfin. Mon sommeil fut troublé par des songes effrayans. Je m’éveillai en sursaut, en criant au voleur.


Bientôt on frappa à ma porte. Je me levai précipitamment, la pointe de mon épée tournée vers les assaillans. « Qui est là ? — C’est moi, Monsieur, c’est votre hôte, c’est Leclerc. J’ai entendu, chez vous, un vacarme infernal ; j’ai cru qu’on y était entré par une fenêtre, et je venais vous défendre. Me tend-il un piège ? Veut-il m’amener à lui ouvrir ma porte ? « Je rêvais, mon ami, et je n’ai besoin de rien. — De rien ? Vous n’avez pas soupé, et vous passez, sur le carreau, une nuit froide, tandis que vous pouviez disposer d’un lit passable : Je remercie saint Nicolas de n’être pas riche. » Il se retira.


L’absence d’André me paraissait.inexplicable. Les notaires ne passent pas d’actes au milieu de la nuit. Lui serait-il arrivé quelque malheur ? Oh, il est, après Colombe et ma mère, ce que j’ai de plus cher au monde.


Je me sentais moulu, brisé, et cette nuit me paraissait interminable. Je crus apercevoir enfin, à travers quelques fentes, les faibles rayons, du jour renaissant. J’entrouvris un de mes volets : le soleil commençait à dorer le haut des cheminées. De quel poids insupportable je me sentis soulagé ! La lumière

dissipa mes terreurs ; mais elle ne me rendit pas ma sécurité ordinaire.


Je me sentis prêt à tomber de besoin. Je .fermai soigneusement ma porte, et je descendis. Leclerc dormait d’un sommeil paisible : il n’avait pas de trésor à garder.


Je l’éveillai, et je lui demandai à manger. II s’empressa de me servir ce qu’il avait de mieux. Il me regardait d’um air de compassion, qui me fit sentir le ridicule de ma conduite. Je me promis de bannir, sans retour, des terreurs avilissantes. Le jour d’ailleurs, me rassurait. Je lui demandai s’il pouvait me donner quelque nouvelle d’André. Il était venu, à huit heures du soir, prendre mon cheval, et il n’avait pas reparu. Où pouvait-il être allé ?


Je sortis, et je me tournai souvent vers le modeste cabaret de Leclerc. Je jurai enfin à mon patron de n’être plus un riche malheureux. Je revenais toujours à lui, après une crise violente, et je m’en trouvais bien.


J’entrai dans l’église des filles du Sacré-Cœur. Elles chantaient les matines. Je m’unis à elles d’intention, et quand l’office fut terminé, je demandai à voir ma mère. Elle vint à la grille, sans avoir éprouvé d’opposition. Après les premiers épanchemens, nous nous racontâmes ce qui nous était arrivé depuis notre séparation : tout est intéressant, entre une mère et son fils. La mienne était heureuse, quoiqu’elle ne possédât plus rien au monde. J’étais, moi, le jouet des passions.


Je la quittai, et je retournai chez Leclerc. Il était dix heures, et André ne paraissait pas. Mon inquiétude augmentait de moment en moment. Je sortais, je parcourais les rues, les avenues de la

ville, je rentrais, je me désolais. Je parlais à Leclerc. Il ne pouvait me rien dire de satisfaisant. Il cherchait à me consoler. Il parut enfin cet André, alors l’unique objet de mes alarmes. Il descendit de cheval, et m’embrassa, en me saluant du titre de seigneur châtelain. « Hé, d’où viens-tu, malheureux, que j’ai cru perdu ? — Ma foi, Monsieur, j’ai vu que je ne .mangerais et que je ne dormirais pas plus que vous, et j’ai voulu utiliser le temps. »


Le notaire d’Étampes n’avait rien à vendre, et l’avait adressé à celui d’Arpajon19. Il était parti, et était arrivé trop tard pour voir le notaire. Mais il avait passé une bonne nuit : les exhalaisons pestilentielles de nos sacs ne lui offusquaient plus le cerveau.


À la pointe du jour, il avait fait lever le garde-notes, et comme il n’entend rien aux affaires, il s’en était rapporté uniquement à lui. Cent acres d’excellente terre, nommés le fief de la tour, parce que dans le milieu s’élève une grosse tour carrée, bâtie du temps des croisades ; une rivière d’eau limpide qui entoure la forteresse ; des bois, des prés, des terres labourables composent l’ensemble de cette propriété. Elle rapporte net deux mille livres par an, et le notaire en a voulu trente mille. « J’en aurais donné, Monsieur, jusqu’à votre dernier écu, pour que nous n’ayons plus ces vilains sacs sous les yeux. Le notaire m’a fait signer un acte provisoire, et je lui ai promis que dans la journée l’affaire serait terminée. — Mais, André, as-tu vu ta tour carrée, tes bois, les prés, tes terres labourables ? — Non, Monsieur. Tous les notaires sont des gens pleins d’instruction, de probité, d’honneur et de délicatesse. Cela pourra changer ; mais en attendant, on peut traiter de confiance avec eux.


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19 Au XVIe siècle Arpajon s’appelait en réalité Châtres (B.G.)

« Je vais mettre les mules à la voiture ; nous y jetterons vos sacs, et nous irons nous en débarrasser. Ce qui nous restera ne nous empêchera pas de dormir. »


J’allai prendre congé de ma mère, pendant qu’André faisait ses dispositions. Nous montâmes en voiture, et nous prîmes gaiement le chemin d’Arpajon.


« Mais, André, que ferons-nous de ta grosse tour carrée ? — Votre habitation. — Je ne logerai pas Colombe dans une grosse tour carrée. — Pourquoi cela, Monsieur ? Elle y sera en sûreté contre les amis et les ennemis, quand la guerre civile se rallumera : lorsqu’on a une très-jolie femme, il faut tout prévoir.

— Par saint Antoine, tu as raison. — On ne pourra pénétrer jusqu’à elle qu’à coups de canon, et on ne s’amusera pas à canonner une tour isolée, dont les murs ont, peut-être, quatre pieds d’épaisseur. — Ce serait faire le mal, uniquement pour le mal. — Et ces voleurs qu’on nomme des conquérans ne le font jamais sans motif. — Tu as raison, tu as raison, tu as toujours raison. —N’est-il pas vrai, Monsieur ? »


C’est une singulière chose que le sentiment de la propriété. Peut-être n’est-il qu’une espèce d’avarice, qu’on n’a pas assez observée. J’avais tremblé de perdre mon argent ; l’idée de me trouver propriétaire m’enivrait. Ces deux sensations étaient exagérées, sans doute, mais l’une et l’autre tenaient exclusivement à l’amour de moi.


« André, mon grade de capitaine m’ennoblit. La possession d’un fief, jointe à ce titre, ne me rend-elle pas gentilhomme ? — Ma foi, Monsieur, je n’en sais rien ; mais je crois qu’au moins vous pouvez vous, appeler Monsieur de la Tour. — Hé, ce nom- là résonne agréablement à mon oreille.

« Nous entrons dans mon château fort par un pont-levis — Qui peut-être n’a pas été levé depuis un siècle. — Au rez-de- chaussée, nous trouvons l’ancienne salle des gardes des chevaliers de la Tour. — Nous la coupons en deux parties. D’un côté sera la cuisine, pièce essentielle, Monsieur. — De l’autre la salle à manger. Au premier, nous pratiquons un logement gai et commode. —Au second, logeront votre serviteur, votre jardinier, et votre fille de basse-cour. — De la plate-forme, je jouis d’une vue superbe, nonchalamment accoudé sur l’ouverture d’un de mes créneaux.


Je fais entrer ma petite rivière dans mon jardin. — Un étang reçoit ses eaux. — J’y mets du poisson. — Je me charge de cela, Monsieur. J’aime beaucoup le poisson. — Et puis c’est une ressource à la campagne. Je fais percer des allées dans mon bois. — J’y construis des bancs de gazon, de distance en distance. — C’est là que je vais chercher, avec Colombe, la fraîcheur et l’amour. »


Nous entrâmes à Arpajon, en faisant des châteaux en Espagne. Nous descendîmes chez le notaire ; nous lui délivrâmes nos fonds ; il rédigea le contrat ; le propriétaire fut mandé ; il signa, et me voilà Monsieur de la Tour.


« André, allons prendre possession de mon manoir. — Ne perdons pas un instant, Monsieur. — Mon fermier s’empressera de nous servir à dîner. — Oh, peu de chose, une soupe au lait, des œufs frais, un dindonneau20, une salade, et quelques fruits.

— Il nous couvre à chacun un bon lit, à la ferme ou à la tour : nous en avons grand besoin. — A notre réveil, je fais venir des


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20 Petit anachronisme, si l’on songe que les poules dindes n’ont été acclimatées en Europe que progressivement après la découverte des Amériques (B.G.).

journaliers... — N’es-tu pas un peu ingénieur, André ? — Je suis astronome, Monsieur. — Quand on peut, comme toi, dessiner le plan de la lune, on n’est pas embarrassé de faire aligner quelques allées. — Oh, rien ne m’embarrasse, Monsieur. — Tu dirigeras les travaux.


Bientôt nous distinguâmes, de loin, cette tour qui flattait si agréablement mon ambition, et nous lui trouvâmes un aspect imposant. A mesure que nous approchâmes, elle nous parut un peu dégradée, et nous cherchâmes en vam ces créneaux, signes de ma puissance.


Nous arrivâmes enfin, et un rustre, en sabots, nous demanda ce que nous voulions : c’était mon fermier. André lui présenta notre contrat d’acquisition : il ne savait pas lire. Il lui en donna communication, et ce manant se mit à courir, comme si nous étions des épouvantails. Il revint bientôt avec une vieille canardière et deux pistolets rouillés. Il tira ses trois coups en l’air ; il s’approcha ensuite, son bonnet de laine à la main ; il m’adressa un compliment assez mal tourné ; il s’embrouilla deux ou trois fois ; mais je vis avec plaisir que cet homme se mettait à sa place.


Nous nous avançâmes vers la tour. Une planche vermoulue avait remplacé le pont-levis ; la salle des gardes était transformée en poulailler ; le premier étage tenait lieu de grange, et le second était devenu un colombier. Le terrain, à cent pas à la ronde, était chargé des débris d’un ancien château, et de décombres, qui s’échappaient successivement du haut de la tour. Je me promis bien de la faire rétablir : elle était la preuve et la garantie de ma noblesse. Je ne pouvais trancher du grand seigneur sur ma plate-forme ; je me décidai à m’humaniser, et nous entrâmes à la ferme. Ma fermière était

crottée des pieds à la naissance des reins ; quatre enfans barbotaient dans la boue, avec quelques canards. « André, il me semble que ton notaire, si plein d’honneur et de délicatesse, a diablement fardé sa marchandise. — Monsieur, il n’a rien avancé que de vrai. Voilà la tour, les bois, les prairies, la rivière, et de plus une ferme, dont il n’a pas parlé. Voilà le bail qui soumet votre fermier à vous payer deux mille livres par an. Que voulez-vous de plus ? — Une habitation agréable. — Vous l’aurez. On fait tout avec de l’argent, et sur les dix mille livres que vous a données le maréchal, nous n’avons dépensé que vingt écus en frais de route. »


Je priai ma fermière de nous apprêter à dîner. Elle avait porté, le matin, toutes ses provisions au marché de Corbeil. Il ne lui restait que de vieilles poules, de vieux canards, de vieux pigeons, et des œufs, qui attendaient l’hiver sur la paille. « Ma foi, me dit André, il vaut mieux manger des œufs qui sentent la paille, que de ne pas manger du tout. La mère, faites nous une omelette. —Monsieur, il ne me reste pas de beurre. — Faites-la à l’huile. — Je n’ai que celle de not’lampe. — Pouah ! pouah ! il y a de l’eau dans la rivière ; mettez-en sur le feu, et faites- nous des œufs durs. Voyons votre pain. Ah, qu’il est noir ! qu’il est sec ! — Je dois cuire demain. — Cela nous avancera beaucoup. »


Je proposai à André d’aller visiter ce bois, où je devais fixer l’amour et le bonheur. Il était tellement obstrué de ronces et de broussailles, qu’un hérisson n’eût pu y pénétrer. « Quelle chute, lui dis-je ! toutes mes illusions sont détruites. — Elles renaîtront, Monsieur. »


En mangeant nos œufs durs, en trempant notre pain noir dans de la piquette, nous parlâmes du coucher. Thomas n’avait qu’un

mauvais lit, de six pieds en carré, qu’il partageait avec Catherine, et leurs quatre marmots. « Ah, mon ami André, quel réveil succède au rêve charmant que nous faisions il y a trois heures ! — Hé, monsieur, vous commencez toujours par vous affliger. Je vais vous coucher en grand seigneur. Montons à ce premier étage, qu’habitaient les anciens chevaliers de la Tour : on doit y respirer encore un air de noblesse. Je délie cinq à six bottes de paille ; je vous fais un oreiller de la sacoche qui renferme le reste de votre argent ; nous nous couchons ; nous dormons profondément, et demain nous verrons.


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Tour carré de Brunehaut à Morigny (détruite peu avant 1819)

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Henri Ier de Lorraine, duc de Guise


CHAPITRE XVI

M. de la Tour fait un voyage à Paris.


Il y avait, dans la salle des gardes, un grand nombre de poules, et cinq à six coqs, au moins. Ils se mirent à chanter long-temps avant le jour ; mais nous dormions depuis sept heures du soir.

« Vous voyez, Monsieur, me dit André, que vous retrouvez les avantages, dont jouissaient vos illustres prédécesseurs. Ces gardes-ci n’avertissent pas de l’approche de l’ennemi ; mais ils annoncent le retour du soleil, c’est quelque chose.


« — Voyons, mon ami André, ce que nous ferons aujourd’hui.


« Péricard, vous noterez l’évêque de Limoges pour un archevêché. — Comment, Monseigneur, celui qui m’a ôté ma femme ! — Il vous la rendra. »

Je sentis que ce prélat maintenait ses diocésains dans la fervente piété, qui seule fait des élus, et que ses talens le rendaient digne d’une scène plus vaste.


« J’ai à me plaindre de monsieur de Biron. Personne ne l’a contraint à m’écrire une lettre de soumission et de dévouement, et il a pris parti pour le roi ; mais j’ai conservé sa lettre. »


M’y voilà, pensai-je. Le maréchal est un brave officier, et un grand général. Le duc de Guise inspirera, contre lui, de la défiance au roi, et l’empêchera de l’employer, en lui envoyant cette lettre, quand il en sera temps.


Le duc m’adressa plusieurs questions sur les forces de la ligue, dans les provinces que j’avais parcourues, et sur les desseins qu’on pouvait attribuer aux huguenots. Je dois, me dis- je, l’accueil, que me fait ce prince, au désir d’acquérir des lumières propres à diriger sa conduite ; mais que m’importent ses vues particulières, s’il me rend ma Colombe, l’objet de mes vœux les plus chers ?


La conversation devint générale, et on cessa de s’occuper de moi. J’aurais ramené de suite le duc à sa promesse, si je n’avais espéré découvrir encore quelque chose, En effet, je crus entrevoir qu’on tramait quelque coup décisif. Peut-être pensait- on à enfermer le roi dans un cloître. Il me parut constant que le duc, malgré sa prudence et sa pénétration, était entraîné par les chefs de son parti ; qu’on lui faisait prendre, chaque jour, des mesures, qui ne s’accordaient pas avec son plan général, et que de là, naissaient ces hésitations apparentes, que lui reprochaient ses principaux officiers.

Je profitai d’un moment de silence pour prononcer le nom de Colombe. « Il a raison, s’écria le duc. Péricard, vous irez demain de bonne heure chez le légat, et vous lui raconterez ce qui s’est passé au couvent des filles de Saint-Augustin de Limoges. Vous lui ferez sentir que celui qui représente ici le pape dans les affaires temporelles, peut être aussi son représentant dans les choses spirituelles. Vous le prierez de vous expédier, sans délai, une bulle qui annulle les vœux de Colombe. J’étais assis dans un coin du cabinet. D’un saut, je tombai aux pieds du duc de Guise, et je les pressai dans mes bras.


« Péricard, si le légat résiste, vous lui représenterez, qu’en sa qualité de cardinal, il est fort au-dessus d’un évêque. Que, d’ailleurs, celui de Limoges ne fera entendre aucune plainte, parce qu’il saura que je le présenterai pour le premier archevêché vacant. Vous ferez cette lettre, Péricard, et la Tour la lui remettra. Enfin, si le légat ne se rend point à ces raisons- là, vous lui direz que je le veux.


« La Tour, vous viendrez demain à midi, prendre vos dépêches. Vous observerez, soigneusement, sur la route, tout ce qui aura rapport aux affaires politiques, et vous m’en rendrez compte. Allez. »


L’austère piété du roi m’avait fait fermer les yeux sur ses mignons, son bilboquet et ses petits chiens. Je m’étais attaché à lui irrévocablement : je le croyais du moins. Mais comment résister à un prince qui m’appelle son cher ami, et qui me rend Colombe, Colombe que je ne cessais d’adorer, sans espoir de la revoir jamais, Colombe qui va répandre sur ma vie des torrens de félicité ? je devins guisard, et je sentis que je l’étais sans retour.

« On me la rend, on me la rend, criai-je à madame Mortier, en lui prenant la tête à deux mains, et en l’embrassant de toutes mes forces. — Qui donc, Monsieur ? — Hé, ma Colombe. — Qu’est-ce que cette Colombe ? Je lui racontai ce qui venait de se passer chez le duc de Guise.


De ce moment, j’oubliai André, ma vieille tour et ma noblesse. J’étais tout à l’amour, et à l’avenir qu’il me promettait. Madame Mortier me servit un joli dîner. A peine, le regardai-je.


Un jeune homme, dans ma position, tient difficilement en place. Je me levai, je sortis, et je marchai au hasard par la ville.


Je commençais, à me fatiguer, lorsque je vis un certain nombre de personnes rassemblées devant, une maison, assez vaste. C’était l’hôtel de, Bourgogne. Il était deux heures, et la comédie italienne allait commencer. Je pensai qu’il valait autant me reposer là qu’ailleurs. On me dit à la porte que tout était plein, excepté le parterre. Je donnai mes quatre sous, et j’entrai.


Je ne concevais, pas comment les places les moins chères étaient les moins garnies. Je sus bientôt à quoi m’en tenir. Arlequin, Pantalon, le Docteur et Argentine m’ennuyèrent complètement : je n’entendais rien à leur baragouin. Je compris que le peuple veut avoir du plaisir pour son argent.


Je portai les yeux dans les régions élevées de la salle. Je remarquai, sur la plupart des physionomies, un air d’incertitude qui me fit juger que ces gens-là n’entendaient pas l’italien ; je surpris même quelques bâillemens. Que viennent-ils faire là… ? ah, je vois ce que c’est. Ce théâtre est soutenu par la cour, et il est du bon ton de venir s’y ennuyer.

J’étais las en y entrant, et j’y étais debout. La fatigue et le dégoût m’en chassèrent.


Il fallait cependant employer à quelque chose le reste de ma soirée. Je me fis conduire au collège de Boncours, où on jouait la Cléopâtre captive, de Jodelle. Je craignais de n’y pas trouver de place ; il y avait à peine cent personnes, et je fus commodément assis. Jodelle est, sans contredit, le premier poète tragique français, et je marquai à un monsieur, près de qui j’étais, mon étonnement de ce que ses chefs-d’œuvre ne fussent pas plus suivis. « Tout le monde, me dit-il, sait les belles choses par cœur, et on finit par se lasser de tout. Le Français, d’ailleurs, aime la nouveauté, et il court voir des niaiseries, que condamne le bon goût. Ceux que vous voyez ici sont tous passionnés pour la belle et bonne littérature. Là, vis-à-vis de vous, est le vieux et célèbre Rémi Belleau. Il a écrit des pastorales, dignes des églogues de Virgile. Sa traduction d’Anacréon est aussi estimée que l’original. Il est membre de la pléiade française, espèce d’académie, composée de sept poètes, fondée par Ronsard, sur le modèle de celle qu’institua Charlemagne. Il assiste à toutes les représentations des sublimes tragédies de Jodelle, pour qui il conserve la plus grande vénération.


On venait de finir Joseph vendu par ses frères, lorsque je me plaçai. Il était, par conséquent, inutile que je demandasse à mon voisin ce qu’il en pensait. Mais j’avoue que je ressemblais un peu à ces gens qui admirent sur parole, et qui sont certains de n’être jamais contredits, puisqu’ils partagent l’exaltation générale. Je n’avais que des idées très-confuses de Jodelle ; je fis tomber la conversation sur cet admirable poète, avec assez d’adresse pour ne pas compromettre mon amour-propre.

J’appris qu’Etienne Jodelle, sieur de Limodin, naquit à Paris en 1532. Il fut le premier poète français qui nous donna une tragédie. Sa Cléopâtre captive eut un succès prodigieux, et lui valut l’honneur d’être reçu membre de la pléïade française. Sa Didon et sa comédie d’Eugène parurent ensuite, et réussirent également. Safacilité était telle, qu’aucune de ses pièces de théâtre ne lui coûta plus de dix matinées de travail.


Il écrivit des sonnets, des chansons, des odes, des élégies. Il fit des vers latins, que les docteurs de l’université admiraient encore, à l’époque où je fus voir sa Cléopâtre.


Il jouit, pendant sa vie, d’une reputation colossale, et la postérité a confirmée jugement de ses contemporains. Henri II l’estimait beaucoup, et paraissait disposé à lui faire du bien. Mais il est rare qu’un homme de génie s’abaisse jusqu’à faire sa cour aux grands. Jodelle vécut dans les plaisirs, et mourut pauvre, en 1573. Il était âgé de quarante et un ans.


Le moment désiré arriva enfin ; la pièce commença. J’étais tout yeux et tout oreilles. Quand ceux qui étaient chargés des rôlets déclamaient un vers marquant, mon voisin me donnait un coup de genou, pour m’en faire remarquer la beauté. Cette précaution était fort inutile : je reconnus que j’avais, connue lui, de l’âme et de l’imagination.


Je sentis, avec une satisfaction inexprimable, que Jodelle s’était formé à la lecture des anciens : chacun de ses actes se termine par un chœur. Je suis musicien, et je les trouvai assez mal chantés, quoiqu’ils charmassent mon voisin. Mais les chanteurs se donnaient la peine de prononcer très-distinctement, et je ne perdais pas un mot : c’est tout ce que je désirais.

J’éprouvais souvent un enthousiasme que je ne pouvais maîtriser, et qui m’eût fait paraître ridicule, s’il n’eût été partagé par tous ceux qui jouissaient de ce chef-d’œuvre. Au cinquième acte, lorsque l’actrice qui représentait Cléopâtre prononça les vers suivans, des transports, des cris, des trëpignemens me firent croire que la salle allait s’abîmer. Je les ai retenus ces vers : malheur à quiconque les a entendus une fois, et a pu les oublier !


Icy sont deux amans, qui heureux en leur vie D’heur, d’honneur, de liesse ont leur âme assouvie, Mais enfin tel malheur on les vit encourir,

Que le bonheur des deux fut bientôt de mourir.


Quelle idée sublime de faire faire à l’héroïne son épitaphe sur la scène ! Sophocle et Euripide n’ont rien imaginé qu’on puisse comparer à ce trait de génie, et les successeurs de Jodelle n’approcheront jamais de lui.


Cléopâtre continue :


Reçoy, reçoy moi donc, avant que César parte,

Que plustôst mon esprit, que mon bonheur s’écarte, Car entre tout le mal, peine, douleur, encombre, Soupirs, regrets, soucis, que j’ai soufferts sans nombre, J’estime le plus grief, ce bien petit de temps

Que de toi, ô Antoine, éloigner je me sens.


À la fin de la pièce, l’actrice fut écrasée d’applaudissemens. Elle en marqua sa reconnaissance au public, en lui débitant d’elle-même, et sans y être invitée, le fameux monologue de Didon, autre chef-d’œuvre de Jodelle, qu’on redemande toujours à grands cris, quand on joue cette tragédie.

Dieux ! qu’ai-je soupçonné ! dieux, grands dieux, qu’ai-je Mais qu’ai-je de mes yeux moi-même — apperceu? [sceu ? Veut donc ce desloyal avec ses mains traistesses,

Mon honneur, mes bienfaits, son honneur, ses promesses Donner pour proie aux vents ? je sens, je sens glacer Mon sang, mon cœur, ma voix, ma force et mon penser Las, amour, que deviens-je, et quelle aspre furie

Se vient planter au but de ma trompeuse vie ? Trompeuse, qui flattait mon aveugle raison Pour enfin l’estouffer d’un étrange poison !

Est-ce ainsi que le ciel nos fortunes balence ?

Est-ce ainsi qu’un bienfait le bienfait récompense ? Est-ce ainsi que la foi tient l’amour arresté ?

Plus de grâce a l’amour, moins il a de seur’té. Ô trop fresle espérance ! ô cruelle journée !

Ô trop légère Élise ! ô trop parjure Énée !


Je sortis du théâtre, pénétré d’impressions si vives, si entraînantes, que je ne les oublierai de ma vie.


Je soupai de grand appétit, et en soupant. je récitai les vers admirables de Jodelle. Je cherchai à prendre les inflexions de vois de l’actrice, qui avait entraîné tous les spectateurs. Madame Mortier était arrêtée devant moi, et m’écoutait avec ravissement. Tel est l’empire du vrai beau ; il séduit, il subjugue jusqu’à ceux qui paraissent le moins faits pour le sentir. Oui, Jodelle est le plus grand poète qui ait paru, et qui paraîtra jamais.


Je me couchai, en répétant ces vers sublimes. Je m’endormis, en pensant à Colombe, à Cléopâtre, et à Didon.

En m’éveillant, je me trouvai assez tranquille pour récapituler les événemens de la veille. Grand saint Antoine, pardonnez-moi de ne vous avoir pas donné un moment dans la journée. Je suis tombé, comme un païen, aux pieds du duc de Guise ; c’est devant votre image que je devais me prosterner ; c’est à vous seul que je dois tout ce qui m’est arrivé d’heureux ; c’est vous qui avez inspiré au duc de Guise l’idée de faire relever Colombe de ses vœux. Soyez béni à jamais.


On sent bien que je fus de la plus grande exactitude au rendez- vous que m’avait donné le duc de Guise. M. Péricard me fit lire l’ordre qui rendait Colombe à la liberté. La lettre de monseigneur à l’évêque de Limoges était déjà cachetée. Je pris les deux pièces, et je m’écriai, en sortant, que le duc de Guise était le plus grand homme qui eût jamais paru en France, et qu’il était digne de là couronne. Péricard sourit.


Je courus à la rue Saint-Antoine ; je sautai sur mon cheval, et j’arrivai à Arpajon d’un temps de galop. Je ne trouvai chez nous que la jolie cuisinière. André était à la tour, avec maître Dubois, et une douzaine d’ouvriers. Je poussai jusques-là.


« Mon ami, lui criai-je de loin, il n’est plus question d’assiéger Limoges, de forcer le couvent des filles de Saint- Augustin, et d’enlever Colombe. J’ai dans mon escarcelle la bulle du légat, qui la relève de ses vœux. — Monsieur, nous avons déjà trouvé, entre les ruines de la plate-forme de la tour et la voûte qui termine le second étage…. — II s’agit bien de cela.

— Du fer et un commencement de conduits en plomb… — Colombe ! Colombe ! — Qui me donnent l’espérance que votre fief ne vous coûtera pas cher. »

Je sautai à terre, et j’embrassai André avec une ardeur, une force !... Il ne cessait de me parler fer et plomb ; je ne me lassais pas de répéter le doux nom de Colombe. « Hé, que diable, Monsieur, il me semble que vous pouvez bien donner un quart-d’heure à vos affaires. — Je n’en ai qu’une ; je n’en peux plus avoir qu’une. — Toujours dans les extrêmes ! Cette tête-là ne mûrira donc jamais ! » Je consentis à l’écouter, pour qu’il m’écoutât à son tour.


Il avait fait des spéculations à perte de vue. Il comptait les quintaux de fer et de plomb, les toises de magnifiques pierres qu’on tirerait de la tour. Il calculait l’argent que tout cela produirait. Il voyait clairement que non-seulement les bâtimens qu’on allait élever ne coûteraient rien, mais, qu’il entrerait dans ma caisse douze ou quinze mille livres. Je bâillais de temps en temps, et alors André fronçait le sourcil.


« Ne te fâche pas, mon ami. Tu sais qu’il y a trois sortes de bâillemens, et il y a long-temps que j’ai déjeuné. — Retournez à Arpajon. Claire est toujours en mesure, et elle ne vous laissera manquer de rien. — Tu ne viens pas avec moi. — Oh, moi, j’ai tant de choses à faire ! Je compte, et je fais ranger tous les matériaux qu’on descend de là haut. Le seul moyen de n’être pas trompé par ses ouvriers, c’est de les suivre soi-même. Maître Dubois m’a répondu de ceux-ci, et ils voient que j’inscris jusqu’à un clou ; mais cela ne me dispense pas de les surveiller. Ils se reposeront de deux à trois heures ; alors j’irai vous retrouver.


Claire est non-seulement une jolie fille, c’est une petite personne d’un ordre et d’une propreté, qu’on rencontre rarement dans une domestique. Notre maison, bornée et fort simple, avait l’air de quelque chose. Elle me servit un petit

dîner, qui me confirma dans la haute opinion que j’avais de ses talens en cuisine.


Elle allait, venait, et était à tout. Elle semblait deviner ce qu’il me fallait. Je ne disais pas un mot, et j’étais servi à la minute. Claire, en revanche, parlait beaucoup. On devine aisément de quel objet j’étais occupé. Le caquet de Claire ne pouvait me donner de distractions, et l’accueil distingué que j’avais reçu du duc de Guise avait reproduit toutes mes idées de grandeur. Cependant je pensai qu’un gentilhomme ne déroge pas en causant avec une femme, quelle qu’elle soit, surtout lorsqu’elle est jolie : un roi de France a bien daigné danser avec la belle- mère d’André. Je voulus sauver à Claire le désagrément de parler seule. D’ailleurs, il n’a été donné qu’à Jodelle de faire d’cxcellens monologues.


Je commençai, selon l’usage, par lui parler de la pluie et du beau temps. Elle valait à elle seule, tous les astrologues de Catherine de Médicis. Elle raisonnait sur l’influence de la lune, comme si elle y fut née. Hé, mais, pensais-je, André lui ferait-il faire un cours d’astronomie ?


Elle me raconta assez longuement, qu’elle était née à Paris, il y avait vingt ans, d’une marchande de poisson et d’un porte- faix ; que son père battait sa mère, et que peu d’années après sa naissance, sa manie de battre s’étendit jusqu’à elle ; qu’ayant jugé un jour que M. son père avait porté la correction trop loin, elle avait quitté le toit paternel ; qu’elle avait trouvé ouverte la cuisine de Bussy-Leclerc, alors maître en fait d’armes, aujourd’hui procureur au parlement ; qu’attirée par l’odeur agaçante d’un rôti, elle était allée s’asseoir auprès du foyer, et que la cuisinière l’avait chargée du soin de tourner la broche ; que Bussy-Leclerc l’avait trouvée gentille, et l’avait reçue au

nombre des commensaux de sa maison ; qu’elle avait grandi sous les yeux de Jacqueline, qui lui apprit tous les secrets de la cuisine ; que le vieux Bussy-Leclerc, qui avait des conférences continuelles avec le vieil Espagnol Sanchez, cabaretier d’une haute distinction, s’était grisé avec lui, il y avait trois jours, et s’avisa de dire, pour la première fois à Claire, qu’elle était charmante ; qu’il se donna avec elle certaines licences, que Jacqueline prit en mauvaise part ; qu’elle l’avait mise à la porte par les oreilles, lui avait jeté son paquet par la fenêtre, et lui avait crié que si elle la rencontrait dans Paris, elle lui casserait un bras ; qu’enfin elle avait marché au hasard, et s’était trouvée à Arpajon, où M. André l’avait prise à son service. Pendant qu’elle racontait, je tournais et retournais, dans mes mains, la lettre du duc de Guise à l’évêque de Limoges… Au révérendissime de Mellac, évêque de Limoges. J’avais remarqué que le duc ne faisait rien, sans motifs personnels, et la réflexion me fit trouver, alors, un peu extraordinaires, les marques de bienveillance qu’il m’avait accordées. Je sentis, malgré l’opinion que j’avais dé mon mérite, qu’elles avaient pu être l’effet de vues particulières. Qu’attendait-il de moi ? Qu’écrivait-il au révérendissime ?


Les doigts me démangeaient d’une étrange manière. J’examinais cette lettre dans tous les sens ; elle était si bien fermée qu’il était impossible de distinguer un mot de l’intérieur. Un énorme cachet, en cire, portait les armes de la maison de Lorraine, et je n’étais pas assez audacieux pour le rompre. Comment, d’ailleurs, remettre cette lettre à M. de Mellac, avec un sceau, dont l’altération attesterait mon infidélité.

Non, non, me dis-je, je ne trahirai pas la confiance d’un prince, qui m’a appelé son cher ami, et sa lettre arrivera intacte à Limoges.


Cependant mes yeux étaient constamment fixés sur ce cachet. Son épaisseur me donna une idée assez lumineuse… Cette lettre, pensais-je, ne parle que de moi, ne peut parler que de moi, et il est bien naturel, qu’avant de la présenter, j’en connaisse le contenu. Je fis chauffer légèrement la lame d’un couteau, et j’allais l’appliquer à la partie inférieure du sceau… Ma main tremblait. J’étais agité par la curiosité, et la crainte de faire une mauvaise action… La curiosité l’emporta.


J’enlevai le cachet avec une adresse digne de ces gens qu’on emploie à ouvrir des lettres interceptées, qu’on lit, qu’ils referment, qu’on fait parvenir ensuite à leur destination, ou qu’on supprime selon les circonstances.


Celle du duc de Guise est déployée ; elle est là, devant moi. Je la parcours d’abord rapidement ; je la lis ensuite avec réflexion ; j’en pèse tous les mots.


« Mon cher Mellac, vous avez rendu des services essentiels à la ligue, et je n’ai pas encore trouvé l’occasion de vous en récompenser. Je crois que je ne l’attendrai pas long-temps.


« L’archevêque de Lyon, d’Espignac, est un misérable, perdu de débauches de toute espèce. La publicité de son libertinage, sa gourmandise, nuiraient essentiellement à nos affaires, si le peuple pouvait voir autre chose en lui qu’un prêtre. Il tombe à genoux, pour recevoir la bénédiction d’un drôle, qui sort du lit de sa sœur ou de sa belle-sœur, et qui souvent est gorgé de vin. Ses excès le conduisent rapidement au tombeau.

« Personnen’est plus digne que vous, mon cher Mellac, d’occuper le siège de Lyon. Vous avez toutes les apparences d’une austère piété, le genre d’éloquence propre à faire des fanatiques, et si vous aimez le plaisir, vous vous renfermez dans le cercle que vous tracent votre état et les bienséances. Vous pouvez compter sur moi.


« Je vous renvoie un jeune homme que voas avez cru fou, et qui ne l’est que d’amour et de dévotion. C’est un de ces êtres, aveugles et de bonne foi, qui sont propres à souffler, dans les basses classes, les fureurs de la ligue, quand ils sont bien dirigés. Vous sauvez qu’il n’est pas de levier qu’on doive dédaigner. J’emploierai celui-ci à Paris.


« II fautd’abord le guérir d’un amour qui lui tourne la tête. Rendez-lui sa Colombe : vous y êtes autorisé par le légat. Dans peu de temps, la Mouche, la Moucherie, la Tour ne verra plus qu’une femme fort ordinaire dans la sienne, et il sera tout à nous.


« Adieu, Mellac, je vous embrasse. »


J’étais furieux, quand André rentra. « Poussanville avait bien raison, m’écriai-je ! la Religion et le peuple ne sont que des instrumens pour les princes. — Tenez-vous à l’écart, et vous ne serez l’instrument de personne. — André, si je n’étais idolâtre de Colombe, je me ferais hermite. — Nous serions deux, car il faut avoir quelqu’un qui nous écoute et nous réponde. — Nous nous retirerions dans un bois, ou sur la cîme d’une roche escarpée. — Et nous y passerions le reste de notre vie à dire le chapelet… — Et à prier mon patron pour la conversion du genre humain. — Cependant, Monsieur, nous pourrions trouver ce genre de vie là un peu uniforme, et l’uniformité

fatigue. Croyez-moi, faisons-nous hermites à la tour, et que votre Colombe anime notre hermitage. — Oh, ce que nous venons de dire ne se réalisera pas. — Je l’espère, Monsieur.


« — Et ce duc de Guise, avec quel mépris il me traite ! — Ses expressions sont offensantes ; mais c’est un très-grand seigneur.


« — Je prouverai au duc de Guise que je ne suis pas un lévrier aveugle. Je n’aurai plus rien de commun avec lui. — Et vous aurez raison. — Un homme qui ose calomnier mon cœur ; qui présume que, dans quelque temps, Colombe ne sera plus pour moi qu’une femme fort ordinaire ! Quelle indignité ! — Monsieur, plus d’une jolie femme a promptement cessé de l’être aux yeux de son mari. — Monsieur André, ces femmes-là n’étaient pas des Colombe.


« Pour rompre toute relation avec le duc de Guise, je vais lui renvoyer mon brevet de capitaine. — Gardez vous-en bien. Il ne vous gêne pas dans votre escarcelle, et vous serez peut-être trop heureux de l’y retrouver plus tard : qui diable peut lire dans l’avenir ? Et puis, si le duc de Guise, piqué de votre démarche, expédiait à M. de Mellac, un courrier qui arrivât avant vous, et que le prélat fît continuer votre Colombe à chanter comme un petit ange, chez les filles de Saint-Augustin ; hem ! — Tu me fais frémir !


« — Commencez par remettre le sceau du duc de Guise où il était. — Tu as raison. — Hé bien, que faites-vous donc ? vous allez le noircir au feu de la cuisine ? — Tu as raison, toujours

raison. — Ma petite Claire, une tasse, de l’eau-de-vie dedans, et un papier allumé. »


Le cachet fut replacé plus promptement, plus facilement qu’il n’avait été enlevé, et nous recommençâmes à faire les gens à projets. André était tout entier à ses bâtimens, et moi à Limoges. Je lui notifiai que nous partirions le lendemain matin, et que nous irions à marches forcées. « Monsieur, vous partirez seul. — Pourquoi cela, Monsieur ? — D’après la tournure que prennent les choses, vous n’aurez pas d’extravagances à faire, et je ne vous serais bon à rien. — Et ta conversation, toujours si attachante, et quelquefois si instructive ? — Ma conversation ne vaut pas quatre ou cinq mille livres, qu’on vous volera, si je m’absente, et que je vous conserverai pendant que vous ferez l’amour. »


Je me décidai à partir seul, avec ma voiture et mes deux mules. Ce moyen n’était pas très-expéditif ; mais je voulais que Colombe voyageât commodément. Je m’endormis, en prononçant son nom ; André en calculant ce que valaient les pierres, le fer et le plomb, qu’on avait déjà extraits de la vieille tour.


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Moulin étampois (gravure de Sarazin)


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Étampes à la fin du XVIe siècle


CHAPITRE XVII

Second voyage à Limoges.


Je montai dans ma voiture, à la pointe du jour. J’avais de l’or, pour les frais de la route, et pour habiller Colombe en femme de condition ; mon épée et deux pistolets pour ma défense, et l’image de la bien-aimée pour charmer la longueur du voyage.


Je m’arrêtai à Étampes, pour voir encore ma mère. Elle ne m’attendait pas, et je lui procurai une nouvelle jouissance. J’avais les plus grandes obligations à M. Vernier, et je savais ce qui se tramait contre lui.


Je lui rendis une visite, et je lui répétai exactement ce que j’avais entendu dire au duc de Guise. « Je n’ai aucun moyen de résistance, me dit-il, et le chancelier ne voudra pas désobliger les princes Lorrains, en soutenant le procureur du roi d’un petit bailliage. Je serai sacrifié.


« Je serai remplacé par quelque fanatique qui appuiera la persécution que les Franciscains renouvellent contre votre mère.

Vous avez voulu me rendre un bon office ; je vous marquerai ma reconnaissance en faisant transférer la sœur Madeleine dans le couvent des filles du Sacré-Cœur de Paris. Cet acte d’autorité accélérera ma chute. Mais puisqu’elle est inévitable, il importe peu qu’elle arrive plus tôt ou plus tard. »


Nous nous quittâmes, comme devaient le faire des hommes qui s’estiment et qui s’aiment. Je me félicitai de n’avroir pas perdu un mot de ce qu’avait dit le duc, et je me promis bien de ne jamais laisser échapper l’occasion devoir et d’écouter.


Je suivais la route qui m’avait conduit de Saint-Junien à Paris. Je retrouvai, dans chaque ville, le cabaretier qui m’avait reçu ; j’étais partout libre comme chez moi, et je m’arrêtais peu aux privations que m’imposait la nécessité.


Pendant que je marchais, je répétais quelques-uns des cantiques de Colombe : je les savais tous par cœur. Je cherchais à prendre son ton, à imiter les inflexions de sa voix, et je croyais l’entendre chanter. Je pensais, avec transport, au moment de notre réunion, et j’étais heureux.


Un autre jour, je m’occupais d’exercices de piété. Je composais, pour mon patron, des oraisons jaculatoires ; je lui demandais la conservation de Colombe, et l’extermination des huguenots. Je formais des vœux ardens pour que les princes et le haut clergé revinssent aux véritables sentimens de piété, qu’ils jouaient avec impudeur, et qui devaient animer tous les Français.


Les journées ne se succédaient pas au gré de mon impatience. Cependant j’avançais vers cette ville, qui renfermait l’objet du

plus tendre amour. J’entrai à Argenton. Le surlendemain je devais être à Limoges.


En longeant les rues d’Argenton, je remarquai un grand nombre de ligueurs armés, disséminés dans les différens quartiers de la ville. Que faisaientils là ? Argenton n’est pas une place forte ; ils ne devaient donc qu’y passer. Où allaient-ils, lorsque rien ne paraissait encore devoir troubler la paix, dans ces cantons ?


Je mis ma voiture et mes mules dans le cabaret où j’avais logé, en allant de Saint-Junien à Étampes, et je parcourus la ville. Les ligueurs étaient dans l’abondance ; ainsi ils n’étaient redoutables pour personne. Le soldat qui vit bien est toujours gai, et il est facile de faire jaser des gens de bonne humeur.


Ils étaient trois mille. Ils venaient du camp qu’avait occupé le maréchal de Biron, près de Poitiers, et ils ne savaient où on les conduisait. Je continuai ma promenade, et je vis, sur une espèce de place, un officier supérieur qui paraissait donner des ordres. C’était bien le moment d’écouter, et je m’approchai.


Me trompé-je ?... est-ce bien lui ?... mais non… hé, oui, oui… par mon patron, c’est lui-même. Je m’élançai, et je tombai dans les bras de Poussanville.


On juge aisément du plaisir que nous eûmes à nous revoir. Notre reconnaissance fut digne du pinceau de Jodelle ; mais son génie était enfermé dans la tombe. Poussanville me conduisit à son logement. On sait que jamais il ne manquait de rien : nous soupâmes tête-à-tête, et nous soupâmes bien. Nous nous racontâmes ce qui nous était arrivé, depuis notre séparation, en sablant d’excellent vin vieux de la Loire.

Quand j’eus terminé mon récit, il me félicita sur l’état actuel de ma fortune ; mais il ajouta que je ne serais jamais un personnage marquant, parce que l’ambition n’est qu’une passion d’accès, quand elle est surbordonnée à l’amour. Il chercha à me prouver, par des exemples, qu’elle doit être dominante, exclusive, et que l’amour doit être simplement le délassement des grands travaux, qui conduisent à la célébrité. Je consentis, très-volontiers, à n’être que l’amant de Colombe, et le sort des héros qu’il me cita, me parut fort au-dessous du mien.


Il me raconta ensuite comment de Poitiers, il était venu à Argenton. Il recevait souvent des ordres du duc de Guise, qui tous tendaient à bien connaître les forces de la ligue, dans les provinces de l’Ouest, et à en rendre un compte exact à ses émissaires. Il lui était expressément enjoint de sonder partout la disposition des esprits, relativement à Henri III, et de s’efforcer de le faire haïr, autant qu’il était méprisé. Ainsi Poussanville semblait tourner sur lui-même, et marcher au hasard. Il avait cependant un but déterminé.


La plupart des émissaires du duc étaient des hommes obscurs, de qui Poussanville ne pouvait rien apprendre sur la véritable position des affaires. Il était cependant dans son intérêt personnel d’en être instruit. Le capitaine Saint-Paul, un des officiers favoris du duc, fit un voyage à Bellac, pour ses affaires particulières, et il lui fut expressément recommandé de voir Poussanville en passant.


Saint-Paul était assez borné ; mais il était vain, très-vain, presqu’autant que son maître. Il suffit à mon ami, pour le faire parler, de paraître douter qu’il fût, en effet, dans les bonnes grâces de M. de Guise. Saint-Paul, piqué, prouva la réalité de sa

faveur, en racontant ce qu’il savait, et peut-être ce qu’il ne savait pas.


La Belgique et la Hollande étaient insurgées contre le roi d’Espagne. La noblesse belge se donna au duc d’Anjou, frère du roi, et le duc de Guise consentit à ce qu’il se rendît à Bruxelles à la tête de douze mille protestans : c’était affaiblir le parti calviniste en France. Il avait subjugué son souverain, au point de le contraindre à exiger, des huguenots, la restitution des places fortes qu’il leur avait abandonnées par le traité de Bergerac : c’était leur déclarer indirectement la guerre. Mais la paix ne convenait ni à Grégoire XIII, ni à Philippe II, ni surtout au duc de Guise. Poussés tous trois par des intérêts différens, ils sentaient également que leurs projets ne pouvaient réussir qu’à l’aide de troubles, sans cesse renaissans.


La reine Louise de Vaudemont priait beaucoup, et ne se mêlait de rien ; le roi dansait, ou se donnait la discipline ; Catherine de Médicis connaissait seule la véritable situation des affaires, et voyait la couronne chanceler sur la tête de son fils.


Elle fit dire au roi de Navarre qu’il se gardât bien de rendre ses places de garantie, et que son parti n’avait de salut à attendre que de la force des armes.


Pendant que je causais avec Poussanville, un courrier lui apporta l’ordre de se rendre, à marches forcées, à Cahors, et de s’enfermer dans cette place, avec ses troupes. Le brave Vérins y commandait ; mais il manquait de forces.


L’actif et intrépide Poussanville me donna une dernière leçon, sur la manière dont je devais me conduire avec ceux dont la piété n’était qu’extérieure, et notamment avec l’évêque de

Limoges. Ses observations étaient dictées par l’égoïsme, règle unique de sa conduite ; mais je sentis qu’il fallait reconquérir Colombe, et je lui promis sincèrement de suivre ses conseils. Il m’embrassa, m’offrit son lit, et il sortit pour faire ses dispositions de départ.


Il était quatre heures du matin, quand il rentra. Il se jeta tout habillé, à côté de moi, dormit une heure, et alla faire battre la générale. Je me levai ; je fis mettre mes mules à ma voiture, et nous sortîmes en même temps d’Argenton, lui pour acquérir de la gloire, moi pour voler où m’appelait l’amour.


Je traversai Saint-Junien, et je ne trouvai pas à propos de m’y arrêter. J’étais entré à pied à Limoges, il y avait quelque temps, et j’en étais sorti en charrette. Je voulus y reparaître dans un équipage convenable. Une voiture aux armes du maréchal de Biron, deux mules et un cheval en avant, formant la flèche, placée sur une arbalète ! quel effet j’allais produire sur les habitans de Limoges ! la vanité imposa, pour un moment, silence à l’amour. Bientôt je chantai un des cantiques de ma précieuse Colombe, et je m’identifiai avec elle.


J’entrai à Limoges en chantant, et quelques personnes s’arrêtèrent. « Bon, disait l’un, c’est ce fou qui voulait nous enlever la sœur Sainte-Colombe. Il se sera échappé de Montmorillon, disait un autre. — Il aura trouvé cet équipage suu quelque chemin, ajoutait un troisième ; il sera sauté dedans, et le voilà. »


Ces propos me blessaient vivement, et ils augmentaient à chaque instant le nombre des spectateurs. Ils me barraient le chemin. Dans un mouvement de colère, je fouettai mes bêtes de trait à grands coups, au risque d’écraser ceux qui étaient devant

elles. On se rangea précipitamment, et j’arrivai au galop à la grille du palais épiscopal. Je sautai dans la cour, et dans moins d’une minute elle fut pleine de monde. Je me fis faire place l’épée d’une main, et de l’autre, je tenais en l’air le paquet du duc de Guise. Chacun se hâta de se coller contre les murs.


J’appelai le portier, et plus je criais, plus il s’enfonçait dans sa loge. Il est fou, il est fou, criait-on de toutes parts. M. de Mellac parut à une croisée, et demanda la cause de ce tumulte. Il me reconnut, et ordonna qu’on se saisît de ma personne. Mon épée écarta les plus audacieux. Je montrai au révérendissime le paquet que je tenais à la main, et je lui dis que je lui étais envoyé par le duc de Guise. Il sourit de pitié, et leva les épaules. Il allait refermer sa croisée.


« Prenez garde, Monseigneur, à ce que vous allez faire. Ce paquet est de la plus haute importance. M. Péricard l’a écrit en ma présence, dans le cabinet du duc de Guise. » II est fou, il est fou, cria-t-on encore, dans tous les recoins de la cour. Une escouade d’archers y entra, et je respirai : j’étais certain que ceux-là ne me craindraient pas, et que par conséquent ils m’écouteraient. Je remis l’épée dans le fourreau, et je m’avançai vers le chef de la troupe. Je m’expliquai avec lui, et il fit aussitôt porter mes dépêches à monseigneur.


« Vous ne voyez donc pas, commandant, qu’il n’y a rien dans ce paquet… — Que les chansons qu’il nous a fait entendre en entrant dans la ville. — Désarmez-le, Monsieur le comman- dant. » Je fis un saut en arrière, et je portai la main sur la garde de mon épée. « Point de violence, dis-je, et je ne m’en permettrai aucune. Monsieur l’officier, ordonnez qu’on garde mon équipage, jusqu’à ce que je puisse le mettre en sûreté. — En sûreté ! c’est lui qu’on y mettra. — Il est fou, il est fou. —

Désarmez-le donc, Monsieur le commandant. — Mes amis, il sera toujours temps d’employer la force. Attendons ce que monseigneur décidera. »


Ces clameurs m’avaient monté la tête. « Apprenez, canaille que vous êtes, qu’on ne désarme pas un capitaine d’infanterie, seigneur du château de la Tour. — Il est fou, il est fou. »


Deux clercs descendirent l’escalier qui conduisait à l’appartement de monseigneur. Ils s’approchèrent de moi avec des marques de déférence, qui frappèrent les spectateurs d’étonnement. L’un d’eux s’adressa aux Limousins rassemblés.

« Omnis homo mendax, leur dit-il, ce qui signifie que tout homme est menteur, et vous avez menti en proclamant fou ce saint jeune homme ; mais vous avez menti involontairement, et errare humanum est, ce qui veut dire qu’il est del’essence de l’homme de se tromper. Ce pieux catholique a couru les rues de Limoges à plusieurs reprises ; mais les pères du désert ne couraient-ils pas, çà et là, en chantant des hymnes, et en se roulant sur les ronces ?


« Ah, c’est un père du désert, dit un savant de la troupe ! Nous ne savions pas cela. Retirons-nous. » Et tous les Limousins défilèrent devant moi, en baisant le bas de mon manteau, et en répétant : omnis homo mendax; errare humanum est.


Je fus conduit, en cérémonie, au cabinet du révérendissime. Il me reçut dans son fauteuil à oreillettes, et il me fit signe de prendre un pliant.


« Vous voulez donc absolument vous marier, mon cher frère ?

— Je l’étais, Monseigneur. — Ne parlons plus de cela. Le mariage n’est pas un état pur ; mais on peut le sanctifier par de

bonnes œuvres. Saint Paul l’a prouvé, et il vous laisse un grand exemple à suivre. Le suivrez-vous ? — Oui, Monseigneur. — Voilà qui est bien, mon enfant.


« Le souverain pontife m’ordonne, par l’organe de son légat, de relever sœur Colombe de ses vœux, et monseigneur le duc de Guise me prie de vous unir à elle. Consentez-vous à la prendre pour épouse ? — Mais, Monseigneur, elle l’est déjà. — Ne parlons plus de cela, vous dis-je. Le mariage contracté à Benon ne l’a pas été selon les canons de l’Eglise. Il faut le renouveler ici. — Oh, de toute mon âme, Monseigneur. »


Je suis catholique zélé, ardent même ; mais l’hypocrisie m’a toujours révolté, et mon sang bouillait dans mes veines. Je me contins cependant.


« Parlons à présent, d’autre chose. — Ne parlons que de cela, Monseigneur. — Je vois bien qu’il faut terminer cette affaire-ci, pour vous rendre capable de quelque attention.


« Je vais faire sonner à volée toutes les cloches de la ville. Les bedeaux la parcourront, en annonçant aux fidèles la grande cérémonie, qui aura lieu ce soir au couvent des filles de Saint- Augustin. Vous vous y rendrez. — Je n’y manquerai pas, Monseigneur. — Demain, dimanche, je ferai publier un ban, je donnerai dispense des deux autres, et lundi Colombe et vous serez unis en légitimes nœuds. — Lundi ! — mais c’est bien tard, Monseigneur ! — N’oubliez pas, jeune homme, que la sensualité est indigne du mariage, et que l’objet de ce sacrement est seulement de donner des âmes à Dieu. »


Et le duc de Guise lui écrivait : Si vous aimez le plaisir, vous vous renfermez dans le cercle que vous tracent votre état, et les

bienséances. Quel empire il fallait que j’eusse acquis sur moi, pour ne pas éclater ! Colombe ne m’était pas encore rendue.


M. de Mellac me congédia, en me donnant rendez-vous, pour quatre heures du soir, aux filles de Saint-Augustin, et en me répétant qu’il allait donner ses ordres.


J’avais mon or dans mon escarcelle ; mais cela ne suffisait pas. Je voulais savoir ce qu’était devenu mon équipage. Le chercher, c’était m’occuper de Colombe.


Je parcourus les principales rues de Limoges. Le bas peuple se rangeait devant moi ; répétait : c’est un père du désert, et me saluait avec respect.


J’appris enfin qu’un cabaretier avait retiré ma voiture et mon attelage. J’y courus, et je vis qu’ils étaient aussi bien que je pouvais le désirer. Je voulus convenir de prix avec Ambroise. Il me répondit que l’équipage d’un père du désert porterait bonheur à sa maison, et que décidément il ne recevrait rien.


Bientôt le son des cloches me fit connaître que l’évêque commençait à exécuter ses promesses ; mais il n’était encore que deux heures, et je bouillais d’impatience.


Il me sembla qu’attendre dans l’église du couvent, c’était, en quelque sorte, abréger le temps. Tout devait m’y parler de Colombe, jusqu’au rideau qui défendait, aux regards profanes, de pénétrer à travers la grande grille, qui leur dérobait les vierges du Seigneur. C’est là qu’elle est, me disais-je ; c’est de là qu’elle paraîtra bientôt à mes yeux, avides de la revoir. J’étais seul dans l’église, et je la parcourais dans tous les sens.

Mon attention se fixa sur un tableau qui représentait sainte Cécile, et qui d’abord me parut assez mauvais. Bientôt je crus reconnaître dans les traits de la sainte ceux de ma Colombe, et l’ouvrage me parut médiocre. Je continuai à l’examiner… Oh, c’est elle… c’est bien elle, pensai-je, je ne peux plus m’y méprendre. Voilà ce jeu de physionomie enchanteur, auquel je ne conçois pas que personne puisse résister ; voilà ses doigts effilés, qui s’étendent voluptueusement sur ce psaltérion. Dans la moyenne région de l’air paraissent des anges, qui vont placer une couronne sur sa tête. Oh, cette couronne est de myrte ; ces anges sont des amours. Ce tableau est digne de Léonard de Vinci !


Je tombai à genoux, et je suppliai mon patron de me pardonner les idées mondaines auxquelles je venais de m’abandonner dans une église. J’étais devant le portrait de sainte Cécile, et je la priais, plus vivement encore, d’intercéder pour moi. Est-ce bien elle que j’invoquais ?


Le bruit des cloches se fit entendre de nouveau, et l’église s’emplit à l’instant. Le bedeau me conduisit près de la grille, et m’indiqua un prie-dieu, couvert en damas cramoisi, qu’il avait placé pour moi. Je m’agenouillai une seconde fois.


L’orgue annonça que l’auguste cérémonie allait commencer. Le cœur me battait avec une .extrême violence. Il était partagé entre d’amour divin, et celui que m’inspirait Colombe. Je m’efforçai de les concilier : cela était difficile. Je me recueillis cependant, et, pour un moment, j’appartins tout entier à mon patron.

Le grand rideau se tira enfin. Oh, toutes mes idées pieuses s’évanouirent. Je cherchai, je trouvai Colombe, et je tombai dans un ravissement, qui tenait de l’extase.


Elle était placée entre deux religieuses, et la supérieure était debout, derrière elle. Elle avait les mains étendues sur la tête de celle qui allait lui échapper ; elle la bénissait. Toutes quatre étaient tournées vers l’intérieur de l’église. Colombe m’aperçut, et me sourit.


Oh, quel sourire ! Son effet est impossible à peindre. Vous seul le concevez, vous qui, après des obstacles, qui paraissaient insurmontables, avez été unis à l’objet de l’amour le plus tendre, ou qui en avez été séparés, après huit jours d’une félicité, qui ne faisait que naître.


L’évêque parut, dans ses habits pontificaux, et entouré de son clergé. Il déclara, à haute voix, que la pleine puissance de notre saint père le pape remettait Colombe dans le monde, et qu’elle’ y était appelée pour la plus grande sanctification de son âme.


Un grand-vicaire lut la bulle du légat, et tous les assistans répondirent amen.


M. l’évêque nous adressa ensuite un discours, plein d’onction, sur les devoirs du mariage. Il peignit le ciel ou l’enfer ouvert pour les époux qui les pratiquent ou s’en écartent.


Je me rappelai le passage de la lettre du duc de Guise… Oh, pensai-je, combien la Religion est étrangère aux faiblesses de ses ministres ! Colombe n’en peut faire la distinction : elle est plus heureuse que moi. Imitons sa ferveur, et revenons à la foi implicite.

Les deux religieuses la dépouillèrent, en cérémonie, des signes qui constataient son sacrifice, et sa captivité volontaire. Ses longs cheveux blonds tombèrent, par boucles, sur des épaules d’albâtre ; la rougeur du plaisir, et peut-être de la pudeur couvrirent ses joues du plus vif incarnat.


On la revêtit de la robe qu’elle portait, quand elle se présenta aux filles de Saint-Augustin. C’était la seule qu’elle eût, en fuyant Madame la maréchale. Cette robe était dans un triste état, et Colombe n’en était que plus belle : elle devait tout à la nature et à la jeunesse. La laideur seule a cherché à détourner d’elle une attention défavorable, en la fixant sur des habits somptueux.


Cependant je voulais que l’épouse d’un homme comme moi parût avec un état digne d’elle, et je me promis d’employer à cela la journée du lendemain.


L’évêque ordonna à Colombe de passer du côté de la grille où j’étais, et au directeur du couvent de nous fiancer. Nos mains se touchèrent… Colombe laissa tomber sa tête charmante sur ma poitrine. J’y sentais un volcan qui me dévorait… On fut obligé de nous soutenir.


On reconduisit Colombe dans l’intérieur du couvent, et Monseigneur prononça qu’elle n’en sortirait que pour se présenter à l’autel.


Je me retirai, satisfait, heureux, autant qu’on peut l’être, quand on attend.


Amhroise était un gros réjoui, catholique zélé, prêt à tout faire pour la Religion, et faisant tout gaiement. Il convint que

Colombe ne pouvait se marier sans avoir une robe belle et neuve. Mais il était six heures du soir, et le lendemain ôtait dimanche. « Diable, diable, disait-il, en se grattant l’oreille, il n’y a pas une minute à perdre. »


Nous courons chez une, deux, trois couturières.-Elles commencent par me faire observer le peu de temps qu’elles ont à elles ; je leur fais voir de l’or. Une d’elles se détache pour aller prendre la mesure de Colombe ; la seconde court pour trouver des aides ; la troisième nous conduit chez un marchand d’étoffes. Nous levons ce qu’il y a de plus riche et de plus élégant.


Une heure après, six ouvrières étaient établies chez Ambroise. Je fis apporter ce qu’il avait de légumes cuits : c’était samedi. Il les servit dans un coin de la chambre que nous avions érigée en laboratoire. Huit heures sonnèrent : nous n’en avions plus que quatre nous.


Cependant il fallait souper. Nous perdîmes encore quinze minutes : je les comptais.


J’encourageais, je pressais mes ouvrières. Malgré mes soins, leurs paupières s’appesantirent : c’était l’heure où les honnêtes gens se couchent partout. Il fallait les tenir éveillées, et je leur fis apporter du vin chaud. Il produisit d’abord l’effet que j’en attendais, et l’ouvrage allait avec une rapidité qui m’enchantait. Bientôt les têtes s’échauffèrent ; elles s’embrouillèrent ensuite, et la robe de Colombe tomba des mains des couturières sur leurs genoux. Je redoutai l’accident ordinaire en pareille circonstance ; j’enlevai la robe, et je la mis en sûreté : il était temps. Ambroise riait ; moi je me désolais.

Les fumées du vin se dissipèrent peu à peu, et à dix heures ces dames reprirent leur aiguille. Mais elles s’en servirent avec une nonchalance, une lenteur désespérante. Minuit sonna. Il est dimanche, s’écria l’une d’elles, et toutes jetèrent leur ouvrage, avec effroi. J’enrageais ; mais je ne pouvais blâmer leur respect pour les lois de l’Église.


« Colombe se mariera donc sans avoir une robe neuve, dis-je en soupirant. Pourquoi cela, me répondit Ambroise ? minuit sonnele dimanche comme le samedi, et nous les remettrons à la besogne. Vous ne vous marierez pas avant dix heures, et en dix heures, six femmes font bien des choses. Allons nous coucher, Monsieur. » C’est ce que je pouvais faire de mieux.


Ma pauvre tête était surchargée d’idées, souvent contradictoires, et le sommeil fuyait loin de moi. Je m’endormis enfin, et il était grand jour quand je m’éveillai.


Je m’habillai précipitamment. « Où allez-vous, Monsieur, me demanda Ambroise ? — Passer la journée dans l’église des filles de Saint-Augustin. — Monsieur, les pères du désert vivaient de racines ; mais ils mangeaient. Je ne souffrirai pas que vous sortiez sans avoir déjeuné. » II fallut me soumettre : c’est souvent le seul moyen de se débarrasser d’un importun. Je courus au couvent, et je me mis en prières devant le portrait de sainte Cécile. La messe sonna, deux grandes heures après, et à l’élévation le grand rideau s’ouvrit. Je volai à la grille ; mes yeux et ceux de Colombe se rencontrèrent. Nous oubliâmes la sainteté du lieu, et celle des grands mystères qu’on y célébrait. Quand le rideau fut tiré, j’allai demander pardon à sainte Cécile de mes coupables distractions.

Une idée lumineuse, excellente, admirable me frappa. Colombe, me dis-je, ne doit sortir du couvent que pour se présenter à l’autel ; c’est fort bien ; mais on ne m’empêchera pas de voir ma fiancée et de lui parler.


Je ne savais plus marcher au pas Je courus à la porte d’entrée du couvent, je sonnai, et je demandai Colombe. La tourière me répondit que cela ne se pouvait pas. « Et la raison, ma sœur ? — Tout a été prévu, Monsieur, et on a pensé que si vous vous trouviez ensemble au parloir, on ne pourrait plus vous en arracher. » Il fallut me soumettre encore.


Je rentrai à l’église. Le bedeau vient me dire qu’il allait la fermer, jusqu’à l’heure des vêpres. Que de formalités, de lenteurs ! Il y avait de quoi devenir véritablement fou.


Je retournai chez Ambroise. Ses contes me rendirent un peu de tranquillité. « Savez-vous bien, Monsieur, me dit-il, que vous avez beaucoup perdu, auprès de moi, de la réputation de sainteté qu’on vous a faite par la ville. Ce père du désert n’est réellement qu’un beau jeune homme, amoureux jusqu’à la frénésie. — Ambroise, je confesse mon indignité ; mais je n’ai cherché à tromper personne. »


La curiosité est une passion dans les petites villes. On voulait voir de près ce jeune homme pour qui on déliait les religieuses de leurs vœux, et qui passait pour un saint. Des personnages notables de Limoges vinrent me rendre visite, et je leur parlai de Colombe. Quelques-uns m’engagèrent à dîner, et le nom de Colombe était la seule réponse qu’ils tiraient de moi. Ils me quittèrent, en regardant Ambroise, et en lui souriant d’un air très-significatif.

Ils répandirent, par la ville, que le prétendu saint n’était qu’un homme fort ordinaire ; le peuple se souleva contre eux. L’évêque et son clerc avaient parlé, c’était assez pour lui. Les gens raisonnables m’avaient bien jugé, sans doute ; mais ils apprirent qu’il faut toujours paraître respecter les préjugés populaires. Nous entendîmes, Ambroise et moi, un grand bruit dans la rue. C’étaient les vitres des incrédules qu’on cassait ; c’étaient les archers qui cherchaient à rétablir l’ordre.


Dès que je parus dans la rue, le commandant vint à moi. et me dit que je pouvais seul ramener le calme dans les esprits. Des hommes du peuple me prirent dans leurs bras et me promenèrent comme une relique : j’étais destiné à jouer tous les rôles à Limoges, et j’avoue que je ne fus pas fâché d’y faire briller mon éloquence.


Du haut de l’espèce de pavois, sur lequel on m’avait élevé, je haranguai le peuple, avide de m’entendre, et je lui dis ce que je pensais sincèrement. Je déclarai que je n’étais qu’un misérable pécheur ; mais que j’étais plein de religion et de foi, et que j’allais en donner la preuve. J’ajoutai que nos livres saints nous ordonnent d’aimer notre prochain, catholique, bien entendu, et de le plaindre quand il s’égare ; que les lois divines et humaines nous défendent de nous faire justice nous-mêmes, et que les excès, quels qu’en, soient les motifs, sont toujours répréhensibles. Enfin je louai le zèle que ce bon peuple venait de marquer pour la Religion ; mais je le priai de réserver son courage pour combattre, et exterminer les huguenots.


Des acclamations universelles s’élevèrent. On me rapporta en triomphe à mon cabaret, en criant : Mort aux huguenots, gloire au père du désert !

Étrange peuple, qui voulait, deux mois auparavant, que je fusse fou, et qui voulait aujourd’hui que je fusse un saint ! Il m’avait négligé, depuis que j’étais sorti de l’évêché, et il avait suffi de quelques mots pour ranimer son fol enthousiasme !


Deux cent cinquante d’entre eux coururent à la mmiicipahté, et s’inscrivirent sur les rôles des ligueurs. D’autres mirent en œuvre tous les vitriers de la ville, et firent réparer le dégât qu’ils avaient fait. Quel instrument que le peuple, dans les mains de ceux qui savent s’en servir ! Que la cour et les Guise le connaissent bien !


La maison d’Ambroise ne désemplissait pas. Le vin y coulait à flots. Les clameurs, les vociférations se succédaient sans relâche. On aiguisait des épées rouillées, de vieilles pertuisanes sur les tables du cabaret. On jurait, par ces mauvaises armes, de traiter les huguenots comme les Amalécites l’avaient été par les Hébreux.


M. de Mellac m’envoya dire de me rendre au palais épiscopal. Il me félicita sur ce que je venais de faire, sur les succès brillans que j’avais obtenus. Il m’assura que personne ne pouvait résister à la force des argumens religieux que j’avais développés à la multitude, à l’éloquence entraînante avec laquelle je les avais présentés. « Vous avez, ajouta-t-il, conquis deux cent cinquante hommes de plus à la vraie Religion. Le duc de Guise vous a bien jugé.


« Parlez-moi maintenant des observations que vous avez faites, des renseignemens que vous avez recueillis sur la route de Paris à Limoges. — Monseigneur, les vêpres sonnent chez les filles de Saint-Augustin, et je m’éloignai à grands pas. « Oh, quel homme, disait-il en me regardant aller ! mardi il parlera. »

J’entrai le premier à l’église, et j’en sortis le dernier. Le grand rideau ne s’ouvrit pas. Je m’en consolai aux pieds de sainte Cécile.


Je rentrai chez Ambroise. Les Hébreux étaient dans un état d’ivresse complet. L’intérieur de la maison offrait un tableau repoussant ; mais le cabaretier avait vendu deux bariques de vin.


Je me fis servir à souper dans ma chambre. Je courus ensuite la ville pour rassembler mes couturières. Elles dansaient, clandestinement, dans un faubourg, en l’honneur de sainte Madeleine, qu’on fêtait ce jour-là. Je crus remarquer qu’elles avaient quelque rapport avec la sainte… avant sa conversion.


Elles répondirent à mes instances qu’il n’était que six heures, et qu’elles ne pouvaient commencer à reprendre l’aiguille qu’à minuit. Je répliquai qu’il n’y a pas plus de mal à coudre qu’à danser. Une d’elles, la plus savante, sans doute, me dit que son curé défendait la danse ; mais que les commandemens de l’Église n’en parlent pas ; qu’au contraire, ils interdisent rigoureusement le travail les dimanches et les fêtes. Je n’avais rien à répliquer à cela.


J’avais encore six mortelles heures à attendre. Que faire pendant ce temps-là ? Depuis long-temps ma tête était dans un état de contraction, qui augmentait, à mesure que le moment du bonheur approchait. Elle était pesante, embarrassée ; je sentais un certain engourdissement dans tous mes membres. Je ne suis pas de fer, me dis-je, et je me marie demain. Allons nous reposer.

J’allai, en effet, me jeter sur mon lit, et je m’y endormis si profondément qu’Àmbroise fut obligé de m’éveiller à minuit. Mes ouvrières avaient été de la plus grande exactitude au rendez-vous ; mais elles me parurent harassées, et je prévis encore quelque nouveau contre-temps.


Je chargeai Ambroise de se procurer quelque chose de léger, de la pâtisserie, ou autre chose semblable. J’interdis rigoureusement le vin ; mais je permis le miel délayé dans de l’eau.


Elles reprirent leur ouvrage. J’avais dormi six heures ; j’étais frais et dispos. Je ne les perdais pas de vue un moment ; je les encourageais, par des promesses, et des paroles de bienveillance. La nature fut plus forte que la cupidité. Je ne cessais d’aller de l’une à l’autre. J’éveillais celles qui sommeillaient, je jurai, par mon patron, que Colombe aurait une robe neuve pour se marier ; il était six heures, et il me paraissait difficile que celle-ci fût prête pour dix.


Je trépignais, en pensant à la foule qui se presserait à notre mariage, et combien il serait humiliant, pour Colombe, et pour moi, qu’elle parût à l’autel dans un équipage digne tout au plus d’une servante. Je jurai même ; mais j’en demandai aussitôt pardon à saint Antoine.


« Monsieur, me dit celle qui m’avait porté la parole au bal, vous n’avez qu’un moyen de nous éveiller complètement. — Eh, quel est-il ? Parlez, parlez. — Permettez-nous de danser une ronde. — Comment une ronde ! y pensez-vous ? N’avez-vous pas perdu assez de temps ?—Monsieur, reprit la plus jeune, toute espèce de plaisir produit la lassitude, et il n’y a qu’un moyen de la dissiper : c’est, comme disent les bonnes gens, de

reprendre du poil de la bête. — Dansez donc votre ronde, et dépêchez-vous. » Je leur en aurais joué une, si j’avais eu là mon serpent.


Elles s’éveillèrent en effet, et si complètement que l’ouvrage marcha pendant une heure avec une rapidité surprenante. Elles se jetèrent, aussi vivement, sur les rafraîchissemens, que je leur avais fait servir. « Allons, me dis-je, encore une demi-heure de perdue ! »


Bientôt une contestation s’engagea entre elles, et détruisit toutes mes espérances. L’une dit à celle qui avait coupé la robe, qu’elle s’était trompée, et qu’il manquait une pointe, je ne sais où. Celle-ci répondit que la pointe y était. « Elle n’y est pas. — Elle y est. —Je vais vous faire voir que non. —Vous ne toucherez pas à cela. » Elles tenaient la robe, chacune de leur côté ; elles tiraient avec force; il en resta moitié dans les mains de Perette, et moitié dans celles de Margot.


Je ne me possédai plus. Je pris la cruche à l’eau miellée, et je la leur vidai sur la tête ; un balai se trouva sous ma main, et je les jetai dans l’escalier, les unes sur les autres.


« Que diable avez-vous fait là, me dit Ambroise ? Le mal pouvait se réparer… — Se réparer, et il est huit heures ! — Vous l’avez rendu irréparable. » En effet, la malheureuse robe était tachée, et poissée partout.


Que faire à présent, que vais-je devenir ? — C’est ce qu’il fallait vous demander, avant que de mettre la main sur cette diable de cruche. — Colombe se mariera sans robe ; mais elle se mariera, dussé-je l’épouser en chemise. — En chemise, en chemise ! Les jeunes gens sont bien extraordinaires ! Ils

désespèrent sans raison, et… — Comment sans raison ! et quel remède trouvez-vous à cela ? — Moi, Monsieur, je n’en vois point ; mais ce n’est pas à moi à en trouver un : ce n’est pas moi qui me marie… Ah, ah, quel trait de lumière ! Ah, Monsieur, Monsieur ! — Parlez donc, au nom de Dieu. — Je connais une jeune fille, chargée de décorer l’image de la Vierge… — Hé bien ? —Hé bien, vous ne saisissez pas mon idée ! Nous prenons chez les marchands de soieries une pièce d’étoffe ; chez la mercière un millier d’épingles ; chez la galantière des fleurs pour garnir le chignon....y êtes-vous à présent ? — Ambroise, vous devez voir que je ne suis pas disposé à plaisanter. — Marion drape madame Colombe à la turque… — M’y voilà, m’y voilà, à la grecque, à la romaine. Le costume sera noble, imposant et nouveau. Courons, mon cher Ambroise, courons. »


À neuf heures Marion était dans le couvent, avec tout ce qu’il lui fallait pour parer l’idole du jour. C’était un peu tard ; mais on attache bien des épingles en une heure.


Ah, mon Dieu, j’ai oublié une chose de grande importance. Le contrat de mariage n’est pas fait : on ne saurait penser à tou.

« Ambroise, allez me chercheur un notaire ; il écrira pendant que je m’habillerai. »


Le contrat ne se composa que d’une seule clause : tout à Colombe après moi ; tout à moi après Colombe. Ambroise me servait de valet de chambre ; le notaire et lui finirent en même temps.


Toutes les cloches sonnèrent à volée. L’heure fortunée était venue. Je pris le notaire sous le bras, et je le fis trotter, peut-être pour la première fois de sa vie. Il fallait que le contrat fût signé

avant la célébration du mariage. On nous fit entrer dans la sacristie. Colombe y était déjà, belle comme Aspasie, et modeste comme l’innocence. Nous signâmes.


On vint nous avertir que monseigneur allait se rendre à l’autel. J’y présentai ma Colombe. Dès que nous parûmes, un murmure général d’approbation se fit entendre, et en effet, on ne voyait pas souvent un couple aussi remarquable. Les femmes examinaient le costume de Colombe, et le trouvaient aussi élégant qu’extraordinaire. Au reste, disaient-elles, tout devait être nouveau à un mariage comme celui-ci.


Monseigneur commença par nous adresser une exhortion pathétique, sur la sainteté et les devoirs du mariage. Je reconnus le lendemain qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. Il nous fit jurer une haine irréconciliable aux huguenots : la conservation de ses revenus tenait à leur affaiblissement. Cette haine était sincère dans le cœur de Colombe et le mien ; nous jurâmes avec une véhémence, qui tira des larmes des yeux de l’auditoire. Enfin, monseigneur prononça les paroles sacramentelles.


Nous repassâmes à la sacristie. Le révérendissime nous y suivit. Il embrassa la mariée, ce qui ne me plut pas trop, et il m’invita à dîner pour le lendemain.


Ma prédication de la veille, et le rôle que monseigneur avait joué dans cette affaire, avaient attiré sur nous la considération générale. On nous entoura, on nous déclara qu’on ne souffrirait pas que la charmante mariée logeât au cabaret. Quelle transition, nous disait-on ; pour une très-jeune femme, que de passer d’une maison sainte dans un réceptacle d’ivrognes !

Je sentais la justesse de celte observation. Je sentais aussi que je ne pourrais causer librement avec Colombe que le soir… Toujours des difficultés, des obstacles : l’homme est-il né pour être soumis aux circonstances ? Ne lui est il pas permis de vivre pour lui ? Il me fut impossible de résister à des instances, qui se répétaient sans relâche. Un marguillier de la cathédrale demanda la préférence, en raison de ses rapports directs avec le prélat qui nous avait mariés. Je la lui accordai, parce qu’il était garçon, qu’il avait soixante ans, et que vraisemblablement, il ne serait pas importun. On nous conduisit en triomphe jusqu’à sa porte.

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Jeune femme française vers 1600 (recueil de Gaignières)


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CHAPITRE XVIII

Un évêque ligueur démasqué.


M. Dupont fesait très-bien les honneurs de chez lui. Il nous mena d’abord à un logement écarté : je trouvai cela très-bien. Il nous invita ensuite à venir partager son dîner : il me semblait que cela ne pressait point. Il fallut encore nous soumettre.


Quel dîner ! Le ciel prodigue ses biens, à ceux qui se donnent à lui, même indirectement. J’étais placé, comme de raison, à côté de Colombe, et la nappe était longue… Avec quelle tendresse, quel feu nous nous regardions ! Je n’y pus tenir plus long-temps. Je l’embrassai… comme on embrasse une femme que l’on adore, qu’on a perdue, et qu’on vient de retrouver. J’en demandai ensuite la permission à monsieur le marguillier.


Je regardais Colombe, et ses draperies. J’étais effrayé du nombre des épingles qui les attachaient. Oh, pensais-je, il y en aura pour une heure… Nous dînions à travers tout cela. La satisfaction du cœur donne de l’appétit. A la fin du repas, je déclarai à M. Dupont que je ne m’étais pas couché la nuit

précédente ; Colombe ajouta qu’elle n’avait pas dormi, et nous lui demandâmes la permission de nous aller reposer. Il sourit ; c’était répondre. Nous nous levâmes.


La tourière des Augustines entra. Elle apportait le paquet de Colombe ; il était bien léger ; mais ce qu’il contenait était d’une nécessité indispensable. Je le pris sous mon bras.


Mes couturières parurent ensuite. Elles venaient demander leur argent. Elles ne l’avaient pas gagné. Je les payai, pour m’en débarrasser, et je présentai la main à Colombe. Tout à coup les deitx battans des portes s’ouvrirent avec fracas. Les nobles de la ville, et leurs femmes venaient nous féliciter. Au diable les félicitations et les féliciteurs, grommelai-je entre mes dents,

« Mon cher Antoine, me dit tout bas Colombe, il faut être poli. » Cette voix allait toujours à mon cœur. Je restai.


Après les premiers complimens, les dames s’approchèrent de Colombe, et son costume devint l’objet de la plus stricte attention. Elles en louaient la légèreté et la grâce ; elles finirent par demander le nom de l’ouvrière qui drappait avec cette perfection. Je nommai Marion, d’un ton brusque, que je m’efforçais en vain d’adoucir.


« Mesdames, dit la baronne de Polainville, nous recevons les modes de Paris, quand elles y sont à peu près usées. Ayons la noble ambition de donner le ton à la capitale. Habillons-nous toutes à la Colombe. A la Colombe, à la Colombe, s’écrièrent- elles, toutes à la fois. Elles sortirent aussi précipitamment qu’elles étaient entrées. Il ne me fut pas difficile de pénétrer le but essentiel de leur visite. Cependant je ne pus m’empêcher de leur savoir bon gré de prendre Colombe pour modèle.

Les maris étaient restés. Que veulent-ils encore ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à dire.


L’un d’eux s’avança d’un air doucereux, en faisant trois ou quatre révérences. « Je ne crois pas, dit-il à Colombe, que M. de la Tour fasse un long séjour dans cette ville. N’aurons-nous pas, Madame, l’extrême satisfaction d’entendre, pour la dernière fois, cette voix angélique, qui nous a fait, si souvent, tressaillir de volupté ? — Hé, Messieurs, vous avez assez entendu Colombe au chœur, et il ne s’agit plus de chansons. » Elle me tira à part. « On nous comble d’amitiés, me dit-elle, et un peu de complaisance coûte si peu ! » Elle n’attendit pas ma réponse, et elle commença à chanter.


Elle chanta, elle enchanta. C’étaient un ravissement, des cris, des applaudissemens, qu’on n’avait pu se permettre dans l’église, et qui éclataient avec une telle force, que cent personnes se rassemblèrent devant les croisées. J’enrageais, oh, j’enrageais ! Vingt fois je fus tenté de prendre ma Colombe par la main, et de souhaiter le bonsoir à la compagnie. Je n’étais pas à la fin de mes tourmens.


Une table de cinquante couverts fut dressée. Monsieur Dupont nous avait permis de nous aller reposer après le dîner ; mais il n’entendait pas perdre les apprêts d’un magnifique souper. Colombe lisait dans mes yeux. « Mon bon ami, me dit-elle à l’oreille, veux-tu que je marque un empressement, qui donnerait de moi la plus mauvaise opinion ? Possède-toi, mon cher Antoine. Si nous n’avions pu nous marier que demain… — Oh, je ne sais rien supposer. — Je t’en prie, je t’en conjure. » Je m’efforçai de sourire, et je crois que je fis la grimace.

Les dames rentrèrent, en folâtrant, en sautillant, elles étaient au comble de la joie. Une mode créée à Limoges ! La boutique du marchand de soieries était vide ; Marion était devenue un personnage de la plus haute importance. Elle avait rassemblé sous ses ordres, toutes les couturières de la ville. Le surlendemain, les premières draperies à la Colombe devaient paraître dans les rues de Limoges.


« Je vous engage, Mesdames, à recommander à Marion de ne donner, à ses ouvrières, ni vin chaud, ni eau miellée. » On me demanda, avec empressement; ce que cela signifiait. Je racontai les accidens de la nuit précédente, et je les racontai assez gaiement. On voit que je me résignais. Il le fallait bien : Colombe le voulait ainsi. Un regard, lancé à la dérobée, me témoigna sa satisfaction et son amour.


On rit, on rit beaucoup. Je finis par faire comme les autres : j’ai déjà remarqué que la gaieté se communique. On ne laissa échapper, ni l’occasion de nous adresser quelque chose de flatteur, ni celle de dire un bon mot ; on trouve, par fois, en province quelques gens d’esprit.


« Ah, mon Dieu, mon Dieu ! neuf heures sonnent à la cathédrale, dit la baronne. Ah, Mesdames, quel libertinage ! M. Dupont, veuillez faire appeler nos gens. »


Aussitôt vingt cuisinières se rangèrent en file dans l’allée de la maison. Chacune d’elles portait à la main une lanterne, dont jaillissait la lumière à travers un carreau de corne, à demi-grillé. On nous adressa un bonsoir plein d’affection, à travers laquelle perçait un sourire sardonique, et on disparut.

M. Dupont s’occupa à faire ranger sa salle-basse, et nous fûmes seuls enfin. Je saisis un flambeau ; nous montâmes l’escalier en quatre sauts, et nous nous enfermâmes à double tour dans notre chambre, bien résolus à n’ouvrir à personne, fût- ce même à mon patron.


Je commençai à détacher cette multitude d’épingles. La précipitation, l’impatience ont leurs inconvéniens : je ne cessais de me piquer les doigts, et j’allais toujours. Colombe m’arrêta.

« Mon cher ami, me dit-elle, nous avons tenu une conduite bien répréhensible. Pendant les huit jours que nous avons passés ensemble, nous n’avons pas élevé une seule fois nos pensées vers le Ciel. C’est à cet oubli coupable que nous devons les disgrâces, que nous n’avons cessé d’éprouver. Depuis que le saint évêque de Limoges nous a unis, nous nous sommes exclusivement livrés à l’amour, et ton patron t’en punit : tu as tous les doigts en sang. Tombons à genoux, mon ami, et louons le Seigneur. »


Il ne fallait qu’un mot pour me rappeler à la piété, solide et fervente, que j’avais sucée avec le lait de ma mère.


Nous chantâmes, à haute voix, un Te Deum, un Te Deum tout entier. Bravo, bravo, nous cria M. Dupont, par le trou de la serrure, quand nous cessâmes de chanter.


Je reconnus bientôt combien était sage le conseil que m’avait donné Colombe : mon patron m’inspira qu’il est désagréable d’avoir les mains enveloppées de linges une première nuit de mariage, et je déshabillai ma Colombe avec circonspection.


Il m’inspira encore que la chasteté veut qu’on tire un voile épais sur des délices... Je n’en parlerai pas.

Le matin, nous nous trouvâmes assez calmes pour nous raconter ce qui nous était arrivé depuis notre séparation. Je ne répéterai pas ce que j’ai déjà écrit.


Colombe m’apprit qu’elle avait failli mourir de douleur, quand on m’arracha de la grille, à mon premier voyage de Limoges ; qu’elle avait demandé son époux à grands cris ; qu’elle avait protesté contre des vœux qui étaient rompus, puisque je vivais encore ; enfin qu’on n’avait pu modérer ses transports, qu’en parlant à sa conscience.


La supérieure lui représenta que son mariage de Benon était nul, et qu’ainsi elle avait pu contracter un engagement indissoluble avec le Ciel ; qu’elle avait passé huit jours avec moi dans un état de concubinage, et qu’elle devait expier cet énorme péché, en sanctifiant le reste de sa vie. Toujours digne de son nom, Colombe s’était soumise.


Nous retombâmes dans un nouvel embarras. Nous avions vingt aunes d’une riche étoffe ; mais je ne possédais pas les talens de Marion. Il fallait se lever, cependant, pour éviter le scandale et les caquets. Colombe fut trop heureuse de retrouver cette petite robe de voyage, que j’avais jugée indigne d’elle.


Je descendis. M. Dupont voulut m’adresser les quolibets d’usage : j’étais déjà dans la rue, j’entrai partout, et partout je demandai des couturières ; elles étaient rassemblées chez la baronne de Polainville. Là, sous les ordres de Marion, elles faisaient des robes à la Colombe, pour les dames les plus distinguées de la ville. On se tire de tout avec de l’imagination et de l’argent. Je retournai chez Ambroise ; je fis mettre mes mules à ma voiture, et je les poussai ventre à terre jusqu’à Saint-Junien. J’y fis une levée de couturières, et je les ramenai

du même train à Limoges. Je les établis chez Ambroise, pour ne pas abuser de la complaisance de M. Dupont. Les mesures prises, elles me déclarèrent qu’elles n’avaient jamais drapé de statues, et qu’il fallait que madame se contentât d’être habillée comme les femmes de la cour. Nous bornâmes là notre ambition.


Je n’avais rien pris de la journée, et je devais à plusieurs causes un appétit dévorant. M. Dupont s’empressa de le satisfaire. II était dix heures, et je devais dîner chez monseigneur à midi. Le besoin du moment l’emporta sur cette considération. Je passai avec Colombe les momens dont je pouvais disposer, et je me présentai à l’évêché, plus disposé à causer qu’à me mettre à table. Je ne pouvais me dispenser de m’y asseoir, et je satisfis à tout ce qu’exigeaient de moi les bienséances. Je feignis de manger. J’écoutais, et j’observais tout.


Au nombre des convives étaient M. Dumoutier, receveur des revenus de l’évêché, et sa femme, jeune, brune, vive et agaçante. Monseigneur s’était placé entre elle el moi, et au bout d’un quart-d’heure j’étais au courant.


Certain auteur a écrit : Quand une intrigue commence à se lier, l’amant se trahit par des empressemens indiscrets ; la dame, encore maîtresse d’elle-même, affete une réserve qu’elle croit propre à éloigner le soupçon. Quand elle s’est rendue, la crainte de perdre son amant la porte sans cesse à de petites démarches inconsidérées, qui ne frappent pas ceux qui ne sont pas intéressés à bien voir, mais qui n’échappent jamais à l’observateur. L’amant, qui n’a plus rien à espérer, el à qui la vanité persuade qu’on ne peut lui être infidèle, devient impénétrable à son tour.

D’après cette donnée générale, je jugeai que le révérendissime et madame Dumoutier étaient au mieux. Cependant, je confesse, avec humilité, que je ne dus pas cette découverte uniquement à ma pénétration. Cette phrase de la lettre du duc de Guise : si vous aimez le plaisir, etc., en fut la cause première.


Quand on quitta la table, monseigneur me fit entrer dans son cabinet. Il m’y répéta les questions qu’il m’avait faites la veille de mon mariage, et auxquelles j’avais répondu en courant aux vêpres, chez les Augustines.


Je lui racontai tout ce que Poussanville m’avait appris, à Argenton, des affaires politiques, et je m’en attribuai tout l’honneur : ce mensonge-là était innocent, et peu d’hommes se fussent autrement conduits, en pareille circonstance. Monseigneur me marqua une vive satisfaction, et il s’écria pour la seconde fois, que le duc de Guise m’avait bien jugé.


Nous en étions là, quand on annonça à monseigneur un courrier qui lui était expédié de Paris. Il envoya prendre ses dépêches, et les lut avec la plus grande attention. « La Tour, tout ce que vous m’avez dit est de la plus exacte vérité. En voici les conséquences :


« Châtillon, fils de Coligny, est campé dans les Cévennes, d’où aucune puissance ne peut le chasser ; Lesdiguières et ses huguenots se sont rendus maîtres des Alpes, depuis Briançon jusqu’à Grenoble ; Condé a surpris La Fère en Picardie ; le roi de Navarre a enlevé Cahors, après s’être battu, en désespéré, pendant trois jours, dans les rues de cette ville. Nous y avons perdu nos plus braves soldats, entr’autres le général Poussanville… Que vois-je ? des larmes ! Apprenez, Monsieur,

qu’un capitaine ne doit pas pleurer un général mort, et qu’il doit se livrer à la noble ambition de marcher sur ses traces.


« Vous voyez que la cause de Dieu est en danger, » l’hypocrite ! « et que vos services sont plus nécessaires que jamais. Voici ce que me mande le duc de Guise.


« Un nouveau parti se forme ici dans l’ombre et le silence. Il n’est pas dans mes intérêts, puisque ses chefs ne s’adressent pas à moi. Je veux les connaître. Il me faut, pour cela, un homme qui puisse s’introduire dans de bonnes maisons, el qui ne soit pas d’un rang assez élevé pour paraître suspect au peuple, quand il se mêlera avec lui. La Tour tient au genre mixte qui convient à mes vues, et je lui crois de l’adresse. Faites-le partir à l’instant, et qu’il se rende à Paris, à marches forcées. »


« Vous voyez, Monsieur, quelle est la confiance qu’a en vous le duc de Guise. Je doute fort que vous puissiez la justifier ; mais vous devez tout tenter pour y parvenir. — Et pourquoi, Monseigneur, ne la justifierai-je pas ? — Je vous crois plus emporté qu’adroit. — Je suis l’un et l’autre, selon les circonstances. —Vous avez de la vanité, jeune homme. — Monseigneur, chacun a la sienne. — Découvrir des chefs de parti, intéressés à se cacher, puisqu’ils ne se mettent pas en évidence, est une tâche qui me paraît au-dessus de vos forces.


« —Au reste, vous ne pourriez donner aucune preuve de ce que vous avanceriez, et vous avez passé pour être fou à Limoges. — Et ce papier, qu’on a cru dan s la main de celui à qui il était destiné, que j’ai vu tomber, et que j’ai ramassé en me levant de table ? — Vous me faites frémir. Rendez-le-moi. — C’est alors que vous auriez raison de me croire un maladroit. Engagez la dame à ne plus écrire : elle a tant d’occasions d’exprimer, verbalement, ses petits mouvemens de jalousie ! — Rendez-moi ce papier, je vous en prie, je vous en conjure. — Je vous promets, par saint Antoine, de n’en faire aucun usage, si vous ne m’y forcez, et je vous crois trop prudent pour vous permettre un éclat. Cependant, je garderai le papier ; il me répondra de vous. »


Qu’un fourbe est bas, quand il est démasqué ! Mellac s’épuisa en protestations affectueuses, en promesses, eu supplications à l’égard du dangereux billet. Il était presque à mes pieds. Je le

quittai, bien vengé du mal qu’il m’avait fait à mon premier voyage à Limoges.


Je ne fus pas plutôt dans la me, que je me rappelai ces paroles admirables : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Pourquoi les réflexions sages et utiles ue se présentent-elles que lorsque nous avons satisfait nos passions ? Pourquoi, me dis-je, ne donne-t- on pas des évêchés à ce curé de Benon, si simple dans ses mœurs et dans sa conduite ; à celui de Saurigny, dont le zèle charitable s’étend sur tout ce qui l’entoure ? c’est que l’intrigue fait tout, et qu’elle repousse ceux qui n’ont en leur faveur que des vertus obscures. Ce sont cependant celles que prescrit l’Evangile.


On pense bien que je ne résistai pas long-temps au désir de lire ce terrible billet. Je vis, avec une grande satisfaction, quej’en avais deviné le contenu en masse. Encore un mouvement d’orgueil ! oh, l’homme, toujours l’homme ! Madame Dumoutier se plaignait, longuement et amèrement, de trois visites rendues dans le courant de la semaine dernière, à une dame qu’elle ne nommait pas, mais qu’elle désignait de manière à ce que je crusse reconnaître la baronne de Polainville. Elle finissait en disant que les momens où on pouvait se rencontrer étaient rares, et trop précieux, pour les passer en explications. Elle n’avait pas signé ; mais j’étais certain qu’elle n’avait pas pris de secrétaire, et quelle arme pour moi, que cette écriture, si des circonstances imprévues me contraignaient à m’en servir !


Je me sentais humilié d’être au service de ces fripons-là, car enfin le duc de Guise ne valait pas mieux que son évêque. Mais Je leur devais Colombe, et un bienfait ne peut cesser d’en être

un, quel que soit le caractère de ceux à qui on le doit. D’ailleurs, pensais-je, il se forme à Paris une faction dont les chefs ne sont pas du parti des Guise ; ils sont nécessairement de celui du roi. Les découvrir, c’est me conduire en homme, reconnaissant à l’égard du duc ; les encourager, me joindre à eux, c’est remplir les devoirs d’un sujet fidèle. J’irai à Paris.


Quelle machine inexplicable que l’homme ! j’étais royaliste par inclination, et par principes religieux ; l’amour m’avait tourné tout entier du côté du duc de Guise. La lecture de la lettre dont il m’avait chargé pour Mellac, m’avait plus qu’indisposé contre lui, et je revenais à mes premiers sentimens pour le roi ! Je ne pouvais m’empêcher de me comparer à une girouette, que je voyais tourner, à tout vent, sur le faîte d’une maison qui était devant moi.


J’entrai chez Ambroise. Mes couturières travaillaient avec activité, et elles avaient de l’intelligence : elles variaient les ornemens de chaque robe. Elles n’avaient que ce moyen-là pour qu’on reconnût qu’il en existait plusieurs. Je rentrai tard chez

M. Dupont. Colombe et le bonheur m’y attendaient.


Je n’avais rien à faire de toute la journée suivante ; je la consacrai à l’amour. Le surlendemain devait faire époque dans les fastes de Limoges. La baronne de Polainville avait arrangé, pour elle, et les dames de sa connaissance, une marche triomphale, par les rues et les promenades de la ville. Les vêtemens à la Colombe allaient éblouir les Limousins stupéfaits.


Il était onze heures, et rien ne paraissait encore. Les amateurs prévenus garnissaient, depuis huit heures du matin, les magnifiques allées de la promenade publique. La patience a ses

bornes, et déjà des murmures, très-peu galans se faisaient entendre.


Hélas, bien des hommes n’ont fait qu’un chef-d’œuvre en leur vie, et le reste de leurs œuvres s’est perdu dans l’obscurité des siècles. Ainsi, Marion avait eu, en drapant Colombe, des inspirations sublimes, qui ne devaient plus se reproduire. Bientôt un bruit se répandit dans la ville, et la suite le confirma. Ces dames avaient trouvé qu’elles ressemblaient à des fagots, et elles n’avaient pu se regarder sans rire. Elles résolurent de garder les arrêts pendant deux jours, pour échapper aux quolibets ; la pauvre Marion fut complètement disgraciée, et alla cacher sa honte, on ne sut où, semblable à ces auteurs tombés, qui, dit-on, se dérobent à tous les regards.


La garde-robe de Colombe était terminée. Rien ne nous retenait plus à Limoges. Je payai mes ouvrières ; Ambroise, qui avait cessé de voir en moi un père du désert, reçut sans difficulté la gratification que je lui offris, et que je lui devais à tant de titres. Nous montâmes en voiture, comblés des bontés de

M. Dupont, et lui des témoignages de la plus sincère reconnaissance.


Nous n’avions encore parlé que de notre amour, et de ce qui y tenait directement. Que de choses nous avions à nous dire ! J’adressai les regrets les plus vifs à la mémoire de Poussanville ; Colombe, qui l’avait connu, le pleura avec moi. Il vivrait encore, disions-nous, si l’égoïsme ne l’eût pas détaché de M. de Biron, son bienfaiteur : il n’est pas de faute qui ne porte sa peine. Je pensai ensuite à ce bon et fidèle André, que j’avais oublié depuis trop longtemps. Je le dépeignis à Colombe, sans flatter son portrait, et cependant je fis naître, dans le meilleur des cœurs, le désir de connaître son histoire.

Nous entrions à Saint-Junien, et je m’étais déjà apperçu qu’il est fort désagréable de conduire une voiture, quand on est assis à côté de la plus jolie et de la plus aimée des femmes. Je ne voulus pas abuser de la générosité du bon bourgeois, qui nous avait reçus, André et moi, à mon premier voyage de Limoges. D’ailleurs, je ne comptais pas m’arrêter à Saint-Junien : c’eût été perdre une grande partie de la journée. Je me bornai à prier le brave homme de nous en trouver un, qui voulût nous conduire jusqu’à Arpajon.


Les questions commencèrent, dès qu’il apperçut Colombe dans le fond de la voiture. « Est-ce là cette dame, dont la perte vous a si vivement affligé ? est-ce celle que vous avez tant cherchée, pour qui vous avez bravé tant de fatigues, et même de dangers ! » Colombe lui répondit en me donnant un baiser d’amour et de reconnaissance. « Oh ! Monsieur, qu’elle mérite bien tout ce que vous avez fait pour elle ! »


Un bon paysan monta sur une de nos mules, et nous partîmes. Je racontai à Colombe l’histoire d’André. Elle est longue ; de temps en temps, je m’arrêtais, et… « Mon cher Antoine, la décence est une qualité nécessaire a une jeune femme ; quelle opinion veux-tu donner de moi à cet homme ? » J’allais tirer les rideaux du devant de la voiture… « Laissez cela, Monsieur, j’aime le grand air. » Il fallut que je cédasse ; mais je me promis bien de me débarrasser promptement d’un témoin incommode. Je reprendrai les rênes. Un peu plus de peine ; mais aussi plus de bonheur.


J’appris à Colombe qu’elle était l’épouse d’un capitaine ; qu’elle avait un joli fief auprès d’Arpajon, et qu’ainsi elle était femme de condition. « Ah ! me dit-elle, soyons toujours toi Antoine, et moi Colombe. »

Le jour baissait ; il fallut arrêter à un mauvais cabaret de village. « Tu seras mal, dis-je à Colombe, et j’en suis affligé. — Ne serai-je pas partout, avec toi, sur un lit de roses ? »


Le lendemain matin je congédiai notre cocher, et je repris les rênes. Combien elle me donna lieu de m’en féliciter !


Ou jouit de la rosée bienfaisante, qui anime, qui vivifie tout ; on ne se demande pas d’où elle vient. J’avais une femme charmante, et je ne la connaissais pas encore. Tout à l’amour, à ses plaisirs, à ses traverses, je n’avais vu, je n’avais pu voir que Colombe.


Elle avait déclaré au curé de Benon qu’elle était orpheline ; mais qu’avaient été ses parens ? voilà ce que je désirais savoir. et ce que je craignais de lui demander : il est cruel de faire rougir ce qu’on aime. Cependant… « Qu’as-tu, mon Antoine ? tu me parais rêveur ? » Je ne pouvais mentir à Colombe, et je lui fis part des idées qui m’occupaient. Elle sourit, « Mon histoire n’est pas longue. Je suis née au bourg de Biron, sous les murs du château. Ton père était chirurgien ; le mien était médecin. Je ne me souviens pas de l’avoir vu, et je n’avais que trois ans, quand je perdis ma mère. Je n’avais rien au monde ; madame la maréchale eut pitié de moi. Elle m’éleva, et je n’avais jamais eu à me plaindre d’elle, quand elle nous chassa à la Rochelle. » Tu sais le reste, mon Antoine.


« — N’oublie pas, mon ange, que tu es madame de la Tour.

— Ah ! laisse-moi continuer à t’appeler Antoine! c’est sous ce nom-là que j’ai eu le bonheur de te connaître. »


Elle avait raison : partout nous trouvions un lit de roses, une chaumière et du pain, voilà tout ce qu’il nous fallait.

Nous apprîmes à Vierzon que la guerre se faisait avec activité. Le maréchal de Biron était entré en Guienne, avec une armée que le roi avait levée, on ne savait trop par quels moyens. Il avait arrêté, dans ses succès, l’émissaire du Démon, ce dangereux roi de Navarre. Le maréchal de Matignon venait de reprendre la Fère sur les huguenots, qui avaient défendu cette ville avec une opiniâtreté infernale. Nous priâmes mon patron de faire triompher partout les catholiques.


La guerre pouvait s’allumer sur tous les points de la France, et nous nous félicitâmes d’approcher de Paris. Cette ville n’avait été encore le théâtre d’aucun trouble sérieux. Le duc de Guise, que je n’estimais pas, que je n’aimais pas, y était le maître, et donnerait à Colombe un asile sûr, si les circonstances l’exigeaient : il avait besoin de moi. Cette réflexion me fit abandonner le parti du roi, et je me dévouai, de nouveau, au duc de Guise.


On pense bien que je ne passai pas à Étampes, sans m’occuper de ma mère. Le procureur du roi Vernier n’y était plus. Il m’avait trompé en me disant que ma bonne Madeleine était transférée à Paris. Quel avait pu être son motif ? Il était remplacé par un homme, qui ne connaissait que le pape, le clergé et les moines, sentimens très-louables, sans doute, mais qui pouvaient influer cruellement sur le sort de ma mère. J’appris que ce magistrat ne se permettait de rigueurs salutaires que lorsqu’elles étaient indispensables. Il distinguait, il recommandait aux puissances ces prédicateurs zélés, qui soufflaient dans tous les cœurs la haine contre les huguenots. Mais les franciscains m’avaient rendu mon bien ; il n’était pas possible de revenir là-dessus. Pourquoi tourmenter celle qui, dans cette affaire, n’avait été qu’un instrument à peu près

passif ? on lui rendait la vie assez douce, et on me permit de la voir sans aucune difficulté.


Je lui présentai Colombe. Elle frémit, en voyant, avec son fils, une femme de dix-huit ans, jolie comme tous les chérubins ensemble, et dont les yeux exprimaient la plus vive tendresse. Elle sourit, quand elle sut que Colombe était la fille d’un médecin, et que nous étions unis par le nœud le plus légitime et le plus respectable. « Je n’avais qu’un enfant, nous dit-elle ; maintenant j’en ai deux. J’aimerai ma fille avec la plus vive tendresse, et celle que j’ai vouée à mon Antoine n’en sera pas affaiblie. Le cœur d’une mère ressemble à une bougie, qui répand sa lumière sur ce qui l’entoure, sans rien perdre de son intensité. »


Elle nous félicita sur l’état actuel de notre fortune. Elle nous conseilla de la sanctifier, en la partageant avec les pauvres. Elle nous fit une exhortation touchante sur les devoirs du mariage, et sur le genre d’éducation qu’il conviendrait de donner à nos enfans. « Qu’elle soit toute catholique, nous dit-elle ; on est assez savant quand on combat l’hérésie, et qu’on contribue à l’extirper. » Cette visite se termina par des caresses aussi tendres, que nous le permit la grille qui nous séparait.


Nous approchions du terme de notre voyage, et Colombe allait jouir de toutes les commodités de la vie. Déjà je distinguais le clocher d’Arpajon, et je piquai mes mules. Claire était sur le seuil de notre porte, et elle poussa un cri de joie, en me reconnaissant. Elle fit à Colombe une révérence qui n’était pas sans quelque grâce ; elle lui présenta une main, probablement un peu dure… Ma charmante petite femme était déjà dans la maison. Je sautai à terre, et j’admirai de nouveau l’ordre et la propreté qui régnaient partout.

« Te voilà chez toi, mon ange, dis-je à Colombe en l’embrassant. Tu ne craindras plus les fatigues d’un long voyage, et les dangers auxquels on y est sans cesse exposé.


« Claire, où est mon ami André ? » Claire n’était plus là. Je mis la tête à une croisée, et je la vis trottant du côté de la tour. Bientôt, je reconnus André, qui la laissait loin derrière lui. quoique ce ne fut pas l’heure où les ouvriers ont l’habitude de se livrer au repos.


Je revis ce bon André avec un extrême plaisir, et je le pressai longtemps dans mes bras. Il salua Colombe avec des marques de déférence, qu’elle méritait sans doute, et qui nous flattèrent tous deux. Je lus dans ses yeux que mon ami serait le sien.


Pendant que Claire s’occupait des besoins des voyageurs, André me gronda, mais très-sérieusement. D’après son calcul je devais être de retour depuis quatre jours, et, d’heure en heure, ses inquiétudes augmentaient. Claire était en vedette sur la porte, autant que le lui permettaient les soins du ménage, et devait l’aller avertir, quand nous paraîtrions. On a vu avec quel zèle elle avait rempli sa mission.


Colombe prit la parole, et raconta ce qui nous était arrivé, avec cette naïveté, cette candeur inséparables de sa manière d’être et de sentir. Ce genre était nouveau pour André, et il en sentait tout le charme. Claire, assise dans un coin de la salle, ne perdait pas un mot. Je vis plusieurs fois ses mains s’approcher ; elle avait envie d’applaudir. Le respect la retint. « Ah, mon Dieu, s’écria-t-elle lorsque Colombe eut cessé de parler, mon rôti brûle, » et elle disparut.

C’était une oie, la quatrième qu’elle avait mise à la broche, depuis le jour où André nous avait attendus. Mon fermier Thomas avait eu le double plaisir d’en recevoir le prix, et de manger les trois premières, avec sa femme et ses marmots. Celle-ci parut sur la table, accompagnée d’un pâté, dont l’intérieur venait aussi de mon fief, et que séparait une soupe, digne d’être présentée à des connaisseurs.


Thomas avait été conduire notre voiture et nos mules à son écurie. Il entra, avec Catherine. Tous deux avaient pris leurs habits du dimanche ; ils avaient chacun un bouquet gros comme un balai, et ils l’offrirent à madame de la Tour, en lui adressant un compliment, auquel elle ne comprit rien, ni eux non plus.


« Mon excellent ami, me dit Colombe, ce jour est un jour de fête. Elle serait incomplète, si ces braves gens ne la partageaient pas. J’étais fier, mais toujours empressé de complaire à Colombe. Je pris Catherine et Claire par la main, et je me plaçai entre elles deux.


Dubois, mon maître maçon, survint. Il voulait aussi me féliciter sur le succès de mon voyage. Colombe fit, pour lui et André, ce que je venais de faire pour Catherine et Claire. La joie brillait dans tous les yeux. Oh ! pensai-je, qu’il est facile aux grands de se faire aimer ! Ils n’ont qu’à le vouloir. Pourquoi ne le veulent-ils pas ?


Je n’avais pas encore fait de dîner aussi gai, et je remarquai que nos inférieurs ne cherchent à s’élever que lorsque nous avons la ridicule prétention de vouloir les abaisser. Chacun se tint à sa place, et je n’entendis pas un mot que la plus rigoureuse décence ne pût avouer.

André n’oubliait rien. Claire nous servit l’eau-de-vie brûlée : c’est le dessert des grands seigneurs. La gaîté augmenta, et Dubois nous chanta, sans en être prié, des couplets que depuis vingt ans il faisait entendre à toutes les noces où il était invité. André termina la fête par un épithalame, plein de verve et de goût.


Il voulait m’entretenir de ses travaux, Je le priai de remettre les affaires sérieuses au lendemain.


Qu’on est bien chez soi, indépendant, aimant, aimé ! Quelle fatalité porte les hommes à aller chercher au loin le bonheur qui est là, auprès d’eux ? Je n’entrevoyais, dans l’avenir, que des jours heureux ; ils m’appartenaient, et une inquiétude vague me poussait à Paris, chez le duc de Guise, dont je n’avais pas besoin. Colombe sommeillait encore ; je la regardai, et tout disparut devant elle.


Claire vint frapper doucement à la porte de notre chambre. André nous attendait en bas avec la voiture. Il voulait conduire madame à son domaine, et me rendre compte, en chemin, de ce qu’il avait fait. On sait comment on éveille une femme qu’on adore. Je descendis, pendant que Colombe s’habillait.


André me mit au courant des moindres circonstances. Il attachait beaucoup d’importance à ce qu’il avait fait, et il avait raison. En s’occupant uniquement de mes intérêts, il avait développé une rare intelligence, et mon approbation devait être le prix de ses travaux. Je l’écoutai avec la plus grande attention : il m’était beaucoup plus facile d’être attentif le matin que le soir. Je lui donnai les éloges qu’il attendait, et dont il était digne.

Nous montâmes en voiture. André nous conta qu’il avait vendu pour trois mille livres de fer et de plomb : on aurait pu avoir l’idée de les convertir en mousquets et en balles au nom du roi, ou en celui du duc de Guise. De grands noms imposent toujours au vulgaire, et couvrent souvent la rapine et le meurtre. André philosophait en dirigeant nos ouvriers. .


Nous arrivâmes à la tour. Je fixai Colombe, et je surpris sur ses lèvres un sourire de satisfaction. Elle voyait, sur une hauteur, une jolie et spacieuse maison, qui s’élevait comme par enchantement ; la ferme, solidement rebâtie, à une distance convenable ; un étang creusé au milieu d’un jardin qui déjà était tracé ; des allées, sinueuses et larges, ouvertes dans le bois ; le ruisseau qui sortait de l’étang pour aller se perdre dans un bosquet, qui promettait d’être délicieux, au retour du printemps. Le bras de Colombe était passé sous le mien ; je tenais sa main, je la caressais ; nos yeux se rencontraient à chaque objet nouveau qui se présentait à nous. J’interrogeais les siens ; ils répondaient amour et reconnaissance. « Ah, lui dis-je, tu ne me dois rien, faire ton bonheur, c’est assurer le mien. »


Maîtres, amis, ouvriers s’éloignèrent à l’heure du déjeûner. Le nôtre nous attendait à la maison. Là, je parlai de la nécessité de me rendre à Paris, et Colombe pleura ; de ma ferme volonté de ne me mêler de rien quand j’aurais terminé l’affaire qui m’y appelait, et Colombe sourit.


Après le déjeuner, j’accompagnai André à la tour. Il voyait tout de sang-froid, et j’étais bien aise de le consulter sur la démarche que j’allais faire. « Je suis bien loin, me dit-il, de partager l’admiration aveugle de certaines gens pour ce duc de Guise. On le croit un grand homme ; ses continuelles irrésolutions prouvent qu’il manque d’énergie, en beaucoup de

circonstances, et cette qualité est la première que doit posséder un usurpateur. ».


« Il affecte de contredire le roi et de le braver publiquement. Cette conduite peut satisfaire sa vanité, et ne le conduit à rien : elle le perdrait au contraire, si Henri III n’était le plus nul des hommes. Il est difficile de prévoir le dénouement d’un drame qui dure depuis si long-temps ; mais quel qu’il soit, il doit être très-dangereux, pour un particulier, de se faire un ennemi du duc de Guise. Je vous conseille de suivre votre projet. »


Nous parlâmes ensuite de cette faction nouvelle qui se formait dans Paris. André convint avec moi qu’elle devait être opposée au duc de Guise, puisque ce prince n’en connaissait pas les chefs. Il nous parut plus que douteux que ce parti fût dans les intérêts du roi. Il faut de l’or pour remuer le peuple, ou lui inspirer cet enthousiasme, qui le soumet aveuglément à ceux qui le dirigent. Or, le roi n’a pas d’argent, et il est méprisé. Quelle influence peut-il exercer par sa naissance, ou ses qualités personnelles ? Quel est-il en fin ? Le rebut de tous les partis. Qui donc possède des trésors dans Paris, et veut les sacrifier à son ambition ? Toute la question était là ; mais nous ne pûmes la résoudre.


Le duc de Guise devait m’attendre depuis plusieurs jours, et on ne l’indisposait pas impunément. Colombe me comblait de caresses, quand je parlais de monter à cheval, et je m’oubliais auprès d’elle. André entreprit de lui persuader que la continuité de notre bonheur tenait à l’exécution des ordres que j’avais reçus à Limoges. Ses raisonnemens étaient forts et serrés ; mais l’amour ne sait bien entendre que ce qui le flatte. Colombe résista, pleura, pria, supplia. Pouvais-je lui résister ?

Le reste de la journée s’écoula dans des scènes d’enchan- tement : on aime plus fortement encore, quand on se quitte pour la première fois.


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Président du Parlement de Paris (recueil de Gaignières)


CHAPITRE XIX

Faction des Seize. Second voyage à Paris.


Je dormis peu, et à la pointe du jour, je sortis du lit conjugal. Je m’habillai dans le plus grand silence, et à chaque instant mes yeux caressaient le doux objet, que le sommeil semblait embellir encore. Je brûlais de lui donner le baiser d’adieu : je l’aurais éveillée, et je ne serais pas parti. Je m’arrachai de cette chambre, temple de l’amour heureux, où Colombe allait se trouver seule.


La porte de la rue était fermée, et j’entrai dans le cabinet de Claire, pour y prendre la clef. Elle n’était pas chez elle. André m’avait fait observer qu’une jolie figure récrée toujours la vue, ne coûte pas plus qu’une autre, et qu’il n’avait pas de Colombe. Il ne me fut pas difficile de deviner où je trouverais Claire ; mais il est des choses qu’il faut avoir l’air de ne pas voir, lorsqu’elles ne nuisent à personne. La charité, d’ailleurs, nous ordonne d’éviter le scandale, et de laisser porter à chacun le poids de ses péchés. Eussè-je pensé ainsi, si le pécheur eût été tout autre qu’André ? J’en doute un peu.

Comment faire ?... Hé, sortir par une fenêtre du rez-de- chaussée… Mais sera-t-il présumable que j’aie pris ce parti, avant que d’avoir voulu me procurer la clef de la porte? J’appelai André, de la salle à manger, au risque d’éveiller Colombe. Le pis-aller était de passer encore cette journée auprès d’elle, et je m’y serais facilement résigné. On dort peu pendant la nuit qui précède une séparation, et l’heure du repos avait sonné pour ma Colombe. Elle n’entendit rien.


André ne se fit pas long-temps attendre. Il descendit à demi habillé. Je lui dis que je n’avais pas voulu partir sans lui dire adieu, et je le priai de m’ouvrir la porte. Il alla prendre la clef, chez lui, chez elle, n’importe, et je fus à la tour faire seller mon cheval.


Je m’arrêtai devant notre maison d’Arpajon. Rien n’était ouvert encore. Je fus tenté, vingt fois, de descendre, et de frapper à la porte. J’eus le bon esprit de sentir que plutôt je partirais, plutôt je serais de retour. J’envoyai à Colombe un dernier baiser, et je piquai mon cheval, en m’écriant, comme César lorsqu’il passa le Rubicon : Le sort en est jeté.


J’allai loger chez Mortier, rue Saint-Antoine. Je m’étais trouvé bien chez lui, et je contracte facilement des habitudes.


Je suis très-comniunicatif, et c’est souvent un défaut. Il me fut utile dans cette circonstance. En m’habillant, je parlais à Mortier du parti qui se formait dans Paris, Il ne savait rien ; mais il était partisan du duc de Guise, sans trop savoir pourquoi. Il n’avait que du bon sens, et quelquefois on fait plus avec cela qu’avec tout l’esprit des membres de la pléiade française.

« Je vais vous parler contre mes intéréts, me dit-il ; mais je m’estimerais heureux d’être indirectement utile au duc de Guise. Remontez à cheval, et allez descendre au coin de la rue de la Mortellerie, vis-à-vis Saint-Gervais. Vous y trouverez un très-bon cabaret, tenu par un nommé Sanchez, vieil Espagnol, qui s’est établi là depuis peu de temps. On assure que sa maison est ouverte toute la nuit, et qu’il s’y tient des assemblées secrètes et nombreuses. Or, les créatures du duc de Guise se montrent à visage découvert, et celles du roi ne sont pas encore réduites à se cacher. On soupçonne à Philippe II des vues directes sur la couronne de France. Il est possible que son ambassadeur trame quelque chose dans Paris, et que Sanchez soit un de ses agens subalternes.


André, avec toute sa finesse, et moi avec ma pénétration, nous n’eussions pas été frappés en un mois de ce trait de lumière. Je payai Mortier généreusement ; je cherchai, et je trouvai l’enseigne du grand Saint-Laurent.


Sanchez me regarda, quelque temps, avec de grands yeux, qu’ombrageaient de longs sourcils blancs. Il me demanda enfin ce que je voulais. Je lui répondis que j’arrivais de province, et je lui demandai, à mon tour, si on avait des nouvelles de Madrid. Il me regarda plus attentivement encore. Il réfléchit, et me dit qu’il n’avait de correspondant, en Espagne, qu’un parent, qui demeurait à Séville. Je le priai de me loger ; il me répondit qu’il vendait du vin, de l’eau-de-vie, et qu’il ne logeait personne. Je retournai chez Mortier, persuadé que la maison de Sanchez était le théâtre d’une intrigue espagnole.


Je n’étais pas disposé du tout à partager, avec Mortier, les avantages de cette découverte, et c’est à lui seul que je la devais ! mais si une éternité de gloire et de félicité doit être

l’unique objet de tous nos vœux, il ne nous est pas expressément défendu de cueillir quelques fleurs, pendant notre passage dans cette vallée de misère.


Je ne dis à Mortier que des choses tout-à-fait insignifiantes, et je me rendis chez le duc de Guise. II avait ordonné qu’on m’introduisît dès que je paraîtrais.


Il me reçut avec hauteur, et de l’air le plus mécontent : je m’y attendais. Il me demanda, d’un ton sévère, ce que j’avais fait depuis que j’avais quitté M. de Mellac. Je lui répondis que j’étais à Paris depuis quatre jours, et que je n’avais pas voulu me présenter, sans avoir quelque chose de satisfaisant à lui annoncer. Je priais, mentalement, mon patron de me pardonner un mensonge, que ma position avait rendu indispensable.


Il ne faut rien faire à demi avec les grands : on perd leur confiance en hésitant, sur quelque sujet que ce soit ; on la fixe avec de l’audace. Je ne balançai pas à assurer le duc, que le roi d’Espagne intriguait à Paris ; que Mendoza, son ambassadeur, était son agent principal, et le vieux Sanchez un intermédiaire entre l’ambassadeur et les factieux de classes inférieures. Je ne m’exposais pas en nommant Mendoza : il fallait bien qu’il jouât le premier rôle dans cette affaire.


À mesure que je parlais, la figure du duc reprenait l’expression de la bienveillance, qui lui faisait tant de créatures, et qu’il croyait propre à m’encourager. Il avait écrit à Mellac que je serais l’instrument aveugle de ses volontés, et il n’avait plus une pensée qui m’échappât : je le tenais.


Je conclus, de plusieurs phrases assez obscures, qu’il avait chargé quelques seigneurs d’épier les démarches de Mendoza,

et qu’ils n’avaient rien découvert. Cela était tout simple : l’ambassadeur voulait paraître oisif; il donnait des dîners et des bals pendant le jour ; ces Messieurs ne pouvaient passer la nuit dans son palais, et leur rang ne leur permettait pas de surveiller les portes extérieures.


Le duc termina un discours qu’il crut très-flatteur pour moi, en me marquant sa satisfaction, et en me recommandant de ne pas perdre de vue le cabaret de Sanchez.


J’avais assez fait pour que le duc crût à mon activité, et je pouvais lui dire, plus tard, que je n’avais rien découvert. Cet aveu eût tout terminé entre nous. Il eût promptement oublié un jeune homme, qui ne lui était plus utile, et je n’attendais, je ne voulais rien de lui.


Je repassai devant la maisou de Sanchez, et je n’y vis personne. Je n’étais pas disposé à perdre, sur le pavé de Paris, des nuits que je pouvais rendre délicieuses. Cependant j’étais Français. Il était certain que le roi n’aurait pas d’enfans, et Henri de Navarre, son héritier présomptif, était en horreur à tous les bons catholiques. Le duc de Guise était naturalisé Français, et, toutes réflexions faites, je crus ma conscience engagée à lui donner les moyens de déjouer les projets d’un monarque étranger. Philippe II, ou sa fille Eugénie s’assoierait sur le trône de France ! Cette pensée me faisait frissonner ; mais Colombe était à Arpajon. Je remontai à cheval, et j’y retournai au galop.


Après les premiers épanchemens, je communiquai à André mes dernières réflexions sur le danger où était la France de subir le joug de l’Espagne. « Hé, Monsieur, me dit-il, que vous importe tout cela ? De quelque manière que les choses tournent,

nous aurons toujours un berger, et ce berger-là aura des chiens pour nous pincer les gras de jambes. Laissez gronder le tonnerre ; faites l’amour, et vivez heureux. — Il a raison, s’écria Colombe ! Par saint Antoine, je le crois, lui répondis-je, et je ne pensai plus qu’à vivre, en homme opulent, auprès de ma charmante petite femme.


Le troisième jour, un homme se présenta chez nous. Il était porteur d’un billet qui ne contenait que ces mots : Que faites- vous à Arpajon ? — Tremblez. Le porteur disparut.


André avait lu, avec moi, les dépêches dont le duc de Guise m’avait chargé pour Limoges. Nous reconnûmes son écriture. Comment, nous demandâmes-nous, a-t-il su que je vivais à Arpajon, étranger aux orages politiques ? Ah, il m’a chargé d’épier les habitués du cabaret de Sanchez, et un être obscur l’a été de suivre mes moindres démarches. Qui sait si un troisième n’a pas reçu l’ordre de s’assurer de la fidélité du second ?


« Monsieur, me dit André, ce billet change tout-à-fait votre position. Il ne suffit plus de renoncer aux faveurs du duc de Guise ; il faut éviter la persécution. Un torrent renverse tout ce qui lui résiste ; il arrose l’ormeau qui ombrage sa source. Retournez à Paris. — Mais, André, les factieux ne se rassemblent chez Sanchez que la nuit, et qu’elles seront longues et froides celles que je passerai à Paris ! » Colombe me serra dans ses bras, et couvrit mes joues de ses larmes.


« Madame, lui dit André, faire quelques concessions, est souvent l’unique moyen de ne pas tout perdre. — Mon Antoine, Mortier peut-il nous donner une chambre ? — Voici la clef de la mienne. — Je la partagerai avec toi. — Tu y seras gênée, tu y manqueras de bien des choses. — N’ai-je pas tout, quand je suis

près de toi ? — Madame a raison, reprit André. L’amour trouve partout des autels. Partez ensemble ; Claire et moi nous veillerons à vos intérêts. » Le coquin !


Mortier devina d’abord que la dame qui m’accompagnait, était cette Colombe dont je parlais seul, quand je ne trouvais personne qui voulût m’écouter. Je l’avais dépeinte à Mortier comme la plus belle des femmes, et il n’était pas possible qu’il se méprît.


Il joignit un cabinet à ma chambre ; il s’engagea à nous traiter comme des princes, et il attacha une de ses filles à Colombe.


Tout allait bien jusque-là ; mais je ne devais sortir que la nuit, et je n’étais ni infatigable, ni patient. Ma bien-aimée répondit à cette observation qu’elle se coucherait le matin. Elle se prêta à tout, avec une résignation et une douceur angéliques.


Le duc de Guise ne voulait pas attendre, et je résolus de commencer mes courses le soir même. Colombe voulut que je me reposasse avant que d’entrer en campagne. J’étais toujours prêt à me rendre à cette invitation-là, depuis que je l’avais retrouvée, parce que tout nous était commun, fatigue, repos et plaisirs.


Ma mission était périlleuse. Sanchez m’avait vu et parlé, quelques jours auparavant. S’il s’apercevait que j’observasse sa maison, il pouvait me faire faire un mauvais parti. Je priai Mortier de me prêter un costume, qui pût me rendre méconnaissable. Je sortis à dix heures du soir, et j’entrai avec assurance au cabaret du grand Saint-Laurent. J’y demandai du vin.

On me servit dans une première pièce, où étaient quelques hommes qui me parurent être là, uniquement pour le plaisir de boire. Leur conversation était gaie, et roulait sur des objets indifférens. Mais, dans le fond, était une pièce, éclairée seulement par la faible lueur d’une lampe, et dont la porte s’ouvrait rarement. J’y remarquai cependant quelques personnages, qui paraissaient occupés d’affaires très-sérieuses. Il me parut que les bouteilles qu’ils avaient devant eux, ne leur avaient été apportées que pour leur servir de maintien.


« Vous ne buvez pas, me dit Sanchez. Mon vin est pourtant bon. Vous avez les yeux partout, et je n’aime pas cela. Qu’êtes- vous venu faire ici ? — Boire au roi d’Espagne et à l’infante, si quelqu’un veut trinquer avec moi. — Je suis votre homme, » Il continua à me faire subir, le verre à lamain, un interrogatoire, qui finit par m’embarrasser beaucoup. Il me demanda les motifs de l’intérêt que je portais au roi d’Espagne, et pourquoi j’avais préféré sa maison à une autre. Il fallait lui faire une histoire, et je n’y étais pas préparé. J’hésitai, je balbutiai. Il frappa dans ses mains.


Trois des buveurs, qui étaient à côté de nous, se levèrent, en faisant des gestes, qui m’annoncèrent clairement leur dessein. J’étais sans armes; mais fort heureusement, je ne perdis pas la tête. Aussi prompt que mes assaillans, je leur jetai aux jambes quelques tables qui étaient autour de moi ; je pris Sanchez par sa fraise, je le lançai sur ses sbires, et je sautai dans la rue.


Cette scène pouvait faire changer le lieu des réunions, et porter les factieux à prendre des mesures propres à déjouer les ruses des plus fins. Il fallait rétablir la confiance. Je courus chez Mortier, et je lui fis sa leçon. Il enviait la prospérité de Sanchez, et il suivit exactement mes instructions.

J’étais son porteur de marée, à qui un coup de pied de mulet, sur le crâne, avait dérangé le cerveau : j’étais destiné à passer pour fou, dans toutes les crises violentes auxquelles je m’exposais. Je conviens que le mérite de l’invention appartenait tout entier à André. Ma manie était d’entrer dans tous les cabarets, d’y demander du vin, et de ne pas le payer. Il est constant que Sanchez n’avait pas reçu la valeur de celui qu’il m’avait servi. Mortier, pour se débarrasser de moi, m’avait fait enfermer.


Je m’étais évadé vers le soir, et il m’avait cherché dans tous les cabarets du quartier.


Sanchez déclara qu’il m’avait vu ; qu’il paraissait que Mortier me considérait encore comme étant à son service, et que les maîtres, répondant civilement pour leurs domestiques, il voudrait bien payer le vin répandu, les bouteilles et les tables cassées. Mortier répondit que cela était trop juste ; il remit à Sanchez ce qu’il lui demanda, et il sortit en disant que s’il trouvait son homme, il le ferait serrer de si près qu’il ne lui échapperait plus.


La porte se ferma sur lui. Il s’en rapprocha quelques minutes après, et il écouta par le trou de la serrure. On remettait tout en ordre ; il entendit le son de quelques sacs qu’on changeait de place, et qui prouvaient que l’indémnité que lui avait demandée Sanchez n’était que de pure forme. Enfin personne ne sortit avant quatre heures du matin. On n’avait donc conçu aucun soupçon.


J’avais commencé cette entreprise, pour ni’acquitter envers le duc de Guise, à qui je devais Colombe, J’avais failli à me faire assommer, et ce prince n’aurait eu aucun reproche à me faire, si

je n’avais pas poussé les choses plus loin. Mais mon amour- propre était blessé : j’avais été contraint de fuir devant Sanchez, et quelques drôles que j’eusse fait pâlir, si j’avais eu mon épée. D’ailleurs, je ne pouvais oublier la lettre écrite par le duc de Guise à l’évêque de Limoges. J’étais, selon lui, un être aveugle ; mais il n’est pas de levier ou’on doive dédaigner. Je voulus lui faire connaître la force de ce levier-là.


Je recommandai à Mortier de ne rien dire à Colombe de la scène qui s’était passée chez Sanchez : elle m’eût aussitôt ramené à Arpajon. Je ne pouvais plus me présenter dans cette maison-là. Il était clair que je devais changer ma marche, et il fallait imaginer un nouveau plan.


Je dis à ma séduisante compagne que courir la nuit, et dormir le jour, était un genre de vie infiniment désagréable. Elle sourit, et m’embrassa. J’ajoutai que nous pouvions nous coucher de très-bonne heure, et que je me lèverais avant le jour, si elle approuvait ce nouveau plan. Elle s’en était formé un : c’était de souscrire à tout ce qui me conviendrait.


Je résolus de me rendre tous les jours, à trois heures du matin, dans la rue de la Mortellerie, l’épée au côté, et mes pistolets dans ma poche ; de suivre, les uns après les autres, tous les personnages marquans qui sortiraient de cette maison, de bien remarquer leur domicile, et d’aller, dans la journée, prendre, sur leur nom et leurs qualités, des renseignemens dans leur quartier. L’exécution de ces mesures devait prendre du temps, puisque je ne pouvais, chaque matin suivre qu’un seul membre du comité espagnol. Mais j’étais décidé, et je m’armai de patience.


Il m’en fallut, en effet. Quelquefois je perdais de vue, au détour d’une rue, celui que j’observais depuis long-temps. Un

autre jour, des charrettes qui commençaient à circuler dans Paris, m’en dérobaient un autre. J’enrageais ; mais enfin je recueillis le prix de ma persévérance.


Après quinze jours de courses, plus ou moins infructueuses, je connus La Roche Blond, bourgeois de Paris ; Jean Prévôt, curé de Saint-Séverin ; Jean Boucher, curé de Saint-Benoit ; Guillaume Rose, évêque de Senlis, et Mathieu De l’Aunay, chanoine de Soissons. Tous les soirs, ils s’assemblaient chez Sanchez, travestis, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. Sans doute, ils y rédigeaient le plan de la conspiration, et peut- être, les statuts, dont ils voulaient faire jurer l’observation à ceux qu’ils affilieraient à leur coupable société.


Mortier avait entendu résonner des sacs d’argent, qu’on avait paru changer de place. C’était une suite du désordre que j’avais causé dans le cabaret, car pendant mes quinze jours d’observation, je n’entendis rien de semblable. Mais le rapport de Mortier avait étendu mes idées ; rien ne m’échappait, et j’avais remarqué que les conjurés portaient, en se retirant, quelque chose de volumineux sous leur manteau. Il est vraisemblable que c’étaient les doublons du roi d’Espagne, que Mendoza faisait tenir à Sanchez, et qu’il destinait à acheter des partisans à son maître.


Je me présentai devant le duc de Guise, avec mes conjectures, et ce que je savais de positif. « Vous vous êtes très-mal conduit pendant quelques jours, me dit-il ; mais vous avez réparé vos torts. Je vous prouverai ma satisfaction, en vous accordant toute ma bienveillance. » Je m’inclinai profondément devant monseigneur, et j’eus l’imprudence de lui dire que le plus faible levier soulève quelquefois de pesans fardeaux.

Il réfléchit un moment : « Cette comparaison-là n’est pas neuve, me dit-il ; il me semble que je la connais. Au reste, vous l’avez heureusement appliquée. Vous avez fait tout ce que j’attendais de vous, et tout ce que vous pouviez faire. Le reste me regarde. Vous pouvez retourner à Arpajon. »


Je ne restai pas une heure dans Paris. Colombe, rayonnante de joie, sauta avec moi dans notre voiture, et nous rentrâmes dans nos modestes foyers, séjour de la paix, de la modération et du bonheur.


LA SUITE DANS UN PROCHAIN NUMÉRO DU BHASE.

Gustave Vapereau

Notice sur Pigault-Lebrun 21


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21 Gustave Vapereau, « Pigault-Lebrun », in ID., Dictionnaire universel des littératures, Paris, Hachette, 1876, p. 1599.

PIGAULT-LEBRUN (Charles-Antoine-Guillaume PICAULT DE L’ÉPINOY, dit), romancier français, né le 8 avril 1753 à Calais, mort le 24 juillet 1835. D’une famille que la tradition faisait remonter à Eustache de Saint-Pierre, et fils d’un magistrat d’une grande sévérité, il fit ses études chez les oratoriens de Boulogne et fut envoyé dans une maison de commerce à Londres ; mais ayant séduit la fille de son patron, et celle-ci ayant péri dans le naufrage du navire sur lequel les deux amants avaient pris la fuite, il n’osa pas retourner en Angleterre et revint à Calais, où son père, au moyen d’une lettre de cachet, le fit mettre en prison. Après deux ans de captivité, il entra dans la gendarmerie d’élite de la petite maison du roi, et devint par sa franchise, sa gaieté, son amour des plaisirs, le boute-en-train du régiment. La gendarmerie d’élite ayant été supprimée, il reparut à Calais, lia une nouvelle intrigue amoureuse et fut de nouveau emprisonné par lettre de cachet, à la demande de son père. Cette seconde captivité dura deux ans, au bout desquels il s’évada et se fit comédien en province. Acteur pitoyable, il parvint cependant à décourager les sifflets du public par son esprit et sa bonne humeur. Ayant séduit à Paris la fille d’un ouvrier, il l’emmena en Hollande, l’épousa et vécut à Bruxelles et à Liége, continuant à jouer la comédie, donnant des leçons de français et faisant représenter quelques pièces de sa composition, entre autres, Il faut croire à sa femme, comédie en un acte, en vers (1786). Cependant son père, à la nouvelle de son mariage, l’avait fait porter sur les registres de l’état civil de Calais comme n’existant plus. Il présenta une requête au parlement de Paris, qui par arrêt confirma sa mort. II modifia alors son nom, et Pigault de l’Épinoy devint Pigault- Lebrun. La prise de la Bastille le sauva d’une autre lettre de cachet. Plein d’indignation, il composa sur ses dernières aventures une comédie en cinq actes, en prose, intitulée Charles

et Caroline, qu’il porta au Théâtre-Français en 1790. Malgré les déclamations, malgré la faiblesse du plan et des caractères, de vifs applaudissements accueillirent cette pièce où l’on sentait l’accent de la vérité. L’auteur fut admis au Théâtre-Français en même temps comme acteur, régisseur et metteur en scène ; mais bientôt il s’engagea dans les dragons, devint sous-lieutenant et se battit à Valmy. Après une mission à Saumur, en 1793, comme chef de remonte, il quitta le service mililaire. L’année suivante, il publia l’un de ses romans qui eurent le plus de vogue, l’Enfant du carnaval, et regagna par le succès l’affection de son père, qui même dans son testament l’avantagea comme ainé ; mais Pigault-Lebrun ne voulut rien avoir au delà de ce qui lui revenait par un partage égal entre ses frères et sœurs. En 1806, il eut une place dans l’administration des douanes et ne la quitta qu’en 1824. On lit, dans la première édition de la Biographie universelle, qu’il accompagna le roi Jérôme en Westphalie et qu’il joua un rôle important et peu honorable à la cour de Cassel. On y donne même, à ce sujet, des détails très- circonstanciés mais, dans la nouvelle édition de ce recueil, on a reconnu la fausseté complète de ce récit.


La qualité dominante de Pigault-Lebrun est la verve, une verve qui tenait au fond de sa nature et n’était pas de jeunesse, puisqu’il avait près de quarante ans lorsqu’il écrivit son premier roman. Il la pousse jusqu’aux folies de la gaieté et ne cherche pas à la garantir des indécences alors à la mode. Le lecteur, d’abord rebuté par des aventures multipliées qui vont jusqu’à l’extravagance et à la grossièreté, est entrainé par le mouvement, la fécondité de l’imagination et l’intarissable gaieté auxquels viennent se joindre quelquefois des observations fines et des lueurs de sensibilité. Le style, qui laisse à désirer au point de vue de la correction, a l’entrain et la

vivacité propres au genre de l’auteur. Les romans de Pigault- Lebrun sont l’Enfant du carnaval (1792) ; les Barons de Felsheim (1798) Angélique et Jeanneton, Mon oncle Thomas, les Cent-vingt jours, la Folie espagnole, tous les quatre en 1799 ; M. de Kinglin, Théodore, Métusko, tous les trois en 1800 ; M. Botte (1802) ; Jérôme (1804) ; la Famille Luceval (1806) ; l’Homme à projets (1807) ; une Macédoine (1811) ; Tableaux de société (1813) ; Adélaïde de Méran (1815) ; le Garçon sans souci ; avec R. Perrin (1816); M. de Roberval et l’Officieux (1818) ; l’Homme à projets et Nous le sommes tous (1819) ; l’Observateur (1820) ; le Beau-père et le gendre, avec son gendre Augier (1820) ; la Sainte-Ligue (1829). Les plus renommés de ces romans sont, avec les deux premiers de cette liste, la Folie espagnole et M. Botte. Pigault-Lebrun donna au théâtre plusieurs pièces, dont le succès fut presque égal à celui de ses romans : le Pessimiste, comédie en un acte, en vers (1789) ; l’Amour et la Raison, comédie en un acte, en prose (1791) ; les Dragons et les Bénédictines, vaudeville (1794) ; les Dragons en cantonnement, vaudeville (1794) ; les Rivaux d’eux-mêmes, comédie en un acte, en prose (1798), souvent reprise au Théâtre-Français, etc. Ses romans et son théâtre, ainsi que ses Mélanges littéraires et critiques (1816, 2 vol. in 8), ont été réunis sous le titre d’Œuvres complètes (Paris, 1822-1824. 20 vol. in-8). On a encore de lui le Citateur (1803, 2 vol. in-12), recueil de citations contre la religion chrétienne, empruntées en grande partie à Voltaire et mêlées de plaisanteries de la façon de l’auteur ; ce livre, saisi et condamné sous la Restauration, a été plusieurs fois réimprimé après 1830 ; Histoire de France abrégée, à l’usage des gens du monde (1823-28, 8 vol. in-8), ouvrage fort médiocre, qui va seulement jusqu’à la mort de Henri IV ; Contes à mon petit-fils (1831, 2 vol. in-12). Son frère, PIGAULT-MAUBAILLARCK, mort vers 1830, a publié

deux romans dans le genre d’Anne Radcliffe : la Famille Vicland (Paris, 1809, 4 vol. in-12) ; Isaure d’Aubigné (1812, 4 vol. in-12), etc. M. Émile Augier est, par sa mère, le petit-fils de Pigault-Lebrun.


Cf. Rabbe, etc. : Biographie univ. des contemporains ; Encyclopédie des gens du monde ; Querard : la France littéraire.


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TABLE DES MATIÈRES


Préface

(de l’éditeur, 2014)

3-5

Avis

(de l’auteur, 1829)

9

CHAP. Ier.

Mon héros entre en scène.

10-25

CHAP. II.

Antoine la Mouche continue son



voyage.

26-39

CHAP. III.

Entrée d’Antoine la Mouche à la



Rochelle.

40-67

CHAP. IV.

Antoine la Mouche et Colombe sortent



de la Rochelle.

68-87

CHAP. V.

Désespoir et consolation de M. de la



Moucherie.

88-113

CHAP. VI.

M. de la Moucherie est ambassadeur

114-137

CHAP. VII.

M. de la Moucherie est introduit à la



cour.

138-161

CHAP. VIII.

Le capitaine de la Moucherie éprouve



un grand malheur.

162-183

CHAP. IX.

Histoire d’André.

184-215

CHAP. X.

La Moucherie est admis dans l’intimité



des plénipotentiaires du roi.

216-239

CHAP. XI.

Catastrophes sur catastrophes.

240-261

CHAP. XII.

Antoine de Mouchy retrouve Colombe



et se désespère.

262-277

CHAP. XIII.

Suite de la rencontre de Colombe.

278-287

CHAP, XIV.

Départ pour Étampes. André fait une



rencontre imprévue.

288-307

CHAP. XV.

Arrivée de notre héros à Étampes

308-331

CHAP. XVI.

M. de la Tour fait un voyage.

332-357

CHAP. XVII

Second voyage à Limoges.

358-383

CHAP. XVIII.

Un évêque ligueur démasqué.

384-407

CHAP. XIX.

Faction des Seize. Second Voyage à



Paris.

408-420

Annexe

Gustave Vapereau : « Pigault-Lebrun ».

421-425



ISSN 2272-0685

Publication du Corpus Étampois

Directeur de publication : Bernard Gineste 12 rue des Glycines, 91150 Étampes redaction@corpusetampois.com


BHASE n°9 (septembre 2014)


Préface

(de l’éditeur, 2014)

3-5

Avis

(de l’auteur, 1829)

9

CHAP. Ier.

Mon héros entre en scène.

10-25

CHAP. II.

Antoine la Mouche continue son voyage.

26-39

CHAP. III.

Entrée d’Antoine la Mouche à la



Rochelle.

40-67

CHAP. IV.

Antoine la Mouche et Colombe sortent de



la Rochelle.

68-87

CHAP. V.

Désespoir et consolation de M. de la



Moucherie.

88-113

CHAP. VI.

M. de la Moucherie est ambassadeur

114-137

CHAP. VII.

M. de la Moucherie est introduit à la cour.

138-161

CHAP. VIII.

Le capitaine de la Moucherie éprouve un



grand malheur.

162-183

CHAP. IX.

Histoire d’André.

184-215

CHAP. X.

La Moucherie est admis dans l’intimité



des plénipotentiaires du roi.

216-239

CHAP. XI.

Catastrophes sur catastrophes.

240-261

CHAP. XII.

Antoine de Mouchy retrouve Colombe et



se désespère.

262-277

CHAP. XIII.

Suite de la rencontre de Colombe.

278-287

CHAP, XIV.

Départ pour Étampes. André fait une



rencontre imprévue.

288-307

CHAP. XV.

Arrivée de notre héros à Étampes

308-331

CHAP. XVI.

M. de la Tour fait un voyage.

332-357

CHAP. XVII

Second voyage à Limoges.

358-383

CHAP. XVIII.

Un évêque ligueur démasqué.

384-407

CHAP. XIX.

Faction des Seize. Second Voyage à



Paris.

408-420

Annexe

Gustave Vapereau : « Pigault-Lebrun ».

421-425